Autodéfense et sécurité – Elsa Dorlin

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Safe!

Dès la fin des années soixante aux États-Unis, dans un contexte où la mobilisation des minorités raciales et sexuelles est à son acmé, les Black Panthers font « école ». En juin 1969, les révoltes de Stonewall marquent un tournant quant à la libération homosexuelle et trans, en écho aux mouvements de libération des femmes, antiracistes et anti-impérialistes. Pour l’ensemble de ces mouvements, c’est l’État et sa police qui assassinent. Dès 1965, à San Francisco, les militants LGBTQ organisent la résistance contre les persécutions policières des minorités sexuelles. Au début des années soixante-dix, le Gay Liberation Front (GLF)[1] participe à de nombreuses actions avec ou en soutien du Black Panthers Party : l’articulation des luttes anticapitaliste, antiraciste et antipatriarcale est alors l’un des piliers de l’analyse politique de nombre de mouvements coalisés. « Nos oppresseurs les plus immédiats sont les flics (…). Chaque vie homosexuelle vit dans la peur des flics, sauf quand nous commençons à contre-attaquer[2] » Des mouvements comme le Third World Gay Revolution (TWGR), the Combahee River Collective, par exemple, maintiendront cette ligne, même à contre-courant. Au début de l’année 1979, alors qu’une dizaine de femmes noires ont été assassinées en quelques mois, le Combahee River Collective[3] publie une brochure 6, 7, 8… Eleven Black Women. Why Did They Die?[4]. Refusant la rhétorique d’un recours à plus de protection policière ou patriarcale, le collectif retraduit la question de la sécurité en « autoprotection », appréhendant le sexisme et le racisme non pas comme deux rapports de domination additionnés (comme si l’un et l’autre s’ajoutaient, constituaient une « double » discrimination), mais comme un seul et même dispositif d’exposition maximale au risque de mort. Cette brochure est un véritable manifeste d’autodéfense qui explicite les ressources, les techniques, corporelles, personnelles, urbaines et politiques, qui permettent d’apprendre à se protéger soi-même.

En décembre 1969, une scission a lieu au sein du Gay Liberation Front. La Gay Activits Alliance (GAA) est alors créée avec la volonté de concentrer davantage l’action militante sur les luttes homosexuelles et non sur l’articulation avec les autres mouvements de libération et les agendas politiques des minorités opprimées. Dans ce qui fait figure de texte fondateur du mouvement homosexuel de cette période, A Gay Manifesto (écrit par Carl Wittman, signé et publié par The Red Butterfly en 1970 à San Francisco, une branche du mouvement GLF), l’auteur critique l’idée selon laquelle la libération noire ou la lutte contre l’impérialisme seraient prioritaires par rapport à la libération gaie. Évoquant les violences physiques dont les minorités sexuelles sont la cible, il cite les agressions perpétrées par les « punks », avant celles de la police. Appelant à la coalition des luttes, l’auteur considère néanmoins que les solidarités avec les mouvements africains-américains et chicanos sont empêchées par le « supermasculinisme » et le « machisme » des hommes de couleur qui en font des agresseurs ordinaires et ce, alors même qu’il considère que tous les hommes sont socialement construits par le machisme[5]. Dans ce texte, tout en mobilisant une analyse marxiste de l’oppression (il reconnaît que ce sont les mêmes, « en haut », qui nous oppriment tous), l’auteur précise en se référant à Herbert Marcuse que le collectif ne s’autodéfinit pas comme marxiste mais comme « radical », toute perspective marxiste socialiste de la libération devant intégrer en son cœur la libération homosexuelle.

En 1973, à San Francisco, la GAA constitue un groupe d’autodéfense : une patrouille d’activistes armé.e.s, la Purple Panther Division, rapidement rebaptisée Lavender Panthers. Sous l’égide de leur leader – le controversé Raymond Broshears –, la conférence de presse qui annonce la création de ce groupe de « justiciers » (vigilants), gays et trans, le 7 juillet, reprend plus que clairement l’iconographie du BPPSS (logo panthère – mais de couleur violette), port ostensible d’armes à feu (pistolets et fusils). Toutefois, l’objectif affiché diffère de celui du BPPSS. Il n’est plus question de lutter contre la brutalité criminelle des forces de police, mais d’intervenir rapidement dans l’espace public en cas d’agression d’homosexuel.le.s par d’autres minorités « hors norme ». Dénonçant la lenteur des interventions de la police, les agents profitant des faits de violence pour maltraiter les victimes, les patrouilles entendent pourtant se défendre contre les « punks », les dealers et les gangs (explicitement noirs, chicanos ou sino-américains). Le maître mot du groupe est de « nettoyer » le quartier des homophobes. Comme le précise Christina B. Hanhardt dans son étude de référence, Broshears devient rapidement une figure centrale de la libération gaie au début des années soixante-dix, avant de disparaître de la scène militante, mais il a donné aux Lavender Panthers un profil idéologique inédit, mélange de « libertarisme, anarchisme, New Age et idéologie religieuse charismatique, et radicalisme sexuel[6] ».

La rhétorique du « nettoyage » avait déjà été mobilisée en 1966 par un groupe militant de San Francisco, Vanguard (Avant-garde) : ce collectif avait lancé une action clean sweep action (action balayage), dont la charge critique était évidente. Contre les autorités administratives et policières, mais aussi les intérêts économiques des promoteurs qui voulaient nettoyer la ville des « marginaux », il s’agissait de défendre le ghetto et de retourner le contenu infamant de l’insulte. L’action consistait alors à défiler dans Market Street en balayant devant soi et en scandant : « All trash is before the broom[7] » (Toutes les ordures sont avant le balai). Pour les Lavender Panthers, « nettoyer » doit s’entendre en un sens qui n’a plus rien à voir avec les Vanguard et l’antiparastase qu’induit la scénographie de leur action. « Nettoyer » désormais signifie sécuriser les rues de la violence et assurer la protection des « habitants », dressant par là même une frontière entre ceux qui sont considérés comme « nos » voisins et les autres indésirables. Sept ans plus tard donc, même si des programmes concertés sont mis en place avec les services sociaux et la mairie en faveur de l’aide au logement, le « nettoyage », dont les Lavender Panthers sont le fer de lance, sert directement les intérêts des promoteurs et des bailleurs privés qui soutiennent une communauté gaie « policée », condition idéale pour investir et spéculer dans des quartiers historiques. Sécuriser les rues, les perrons et les cages d’immeubles ; sécuriser les commerces (notamment en éradiquant la prostitution, la pornographie, la drogue), les transports… devient la réponse à la revendication d’un droit de vivre en sécurité. Be safe ! est le maître mot de la spéculation immobilière qui fait du racisme et de la lutte contre la violence homophobe son cheval de Troie[8]. De ce point de vue, San Francisco et New York, et plus particulièrement les quartiers de Castro et East Village, vont devenir des lieux d’expérimentation dans lesquels ce slogan et la politique d’autodéfense qu’il adresse seront en tension permanente et feront imploser nombre de collectifs.

Les Lavender Panthers disparaissent en 1974. Deux ans après, une autre patrouille d’autodéfense est constituée par une nouvelle organisation, la Bay Aerea Gay Liberation (BAGL), créée en 1975. Au sein de cette dernière, une partie des militant.e.s considèrent le droit à l’autodéfense comme la modalité première de la résistance à la violence. À la suite du meurtre d’un homosexuel à Tuscon par des étudiants qui n’écoperont que d’une peine de probation, les militant.e.s se rassemblent dans la Richard Heakin Memorial Butterfly Brigade, appelée rapidement Butterfly Brigade. Essentiellement composé d’hommes blancs – seule une lesbienne de couleur, Ali Marrero, y participe –, le groupe patrouille dans les rues du quartier avec des sifflets, des carnets, des stylos et des talkies-walkies et répertorie toutes les agressions homophobes (insultes proférées dans la rue ou depuis les fenêtres ouvertes d’une voiture, harcèlements, agressions), notamment en notant les plaques d’immatriculation. Les sifflets sont utilisés comme un système qui permet de faire peur, de faire fuir, de faire honte aux agresseurs et de se protéger d’une éventuelle altercation physique, mais aussi comme un signe de reconnaissance au sein de la communauté, voire comme le symbole d’une solidarité et d’un engagement à « prendre soin des un.e.s et des autres », comme l’exprime l’un de ses membres, Hank Wilson[9]. Ce dernier est très clair sur les liens avec la police : la stratégie a consisté à continuer de demander aux forces de l’ordre d’agir contre les agressions homophobes pour mieux visibiliser la non-reconnaissance et la non-prise en compte de ces violences par les institutions[10], mais le but premier de la Butterfly Brigade était avant tout de construire une politique alternative en matière de sécurité. « Nous ne voulions pas donner à la communauté l’illusion que quelqu’un prenait soin de nous. Nous voulions que chacun.e d’entre nous au sein de la communauté ait l’impression de patrouiller, tout le temps, et de s’occuper des autres[11]. » Ainsi, la Butterfly Brigade refuse d’avoir un uniforme qui différencie ses membres et qui en ferait un groupe aux allures « paramilitaires » dédié à la sécurité de tous. L’idée est de développer une politique de solidarité : la sécurité de chacun.e ne pouvant être garantie que parce que tout le monde se sent concerné.e lorsqu’une personne est victime de violence et que tout le monde s’engage à réagir en cas d’agression. Tout le monde doit devenir expert en autodéfense. Toutefois, cette interpellation de chacun.e – mais finalement essentiellement des hommes – en « patrouilleur » contribue à institutionnaliser un code vestimentaire safe. Il définit de qui chacun doit se soucier ou se méfier et envers qui chacun doit se solidariser, produisant une norme de la masculinité gaie blanche : corps athlétique, cheveux courts et moustache, jeans, tee-shirt et veste en cuir, sifflet deviennent l’uniforme de la communauté gaie de Castro[12]. L’effet stigmatisant est immédiat et transforme en potentiels homophobes tous les autres hommes, lesquels font figure d’« étrangers » au quartier.

La question de l’autodéfense communautaire se sédimente ainsi en bonne intelligence avec les premières politiques sécuritaires (politique de la « vitre cassée », « voisins vigilants »)[13], dans lesquelles la notion de « sécurité » a été promue comme un critère et un marqueur pertinents de la « qualité de vie ». Les vies homosexuelles « bonnes », « dignes d’être vécues »[14], vont alors être redéfinies dans et par une « régulation de l’obscénité » qui s’apparente purement et simplement à la répression d’une « sexualité unsafe », des pratiques « à risque », lesquelles désignent en creux les corps dignes d’être défendus et ceux qui sont indignes de l’être (qui prennent la responsabilité de se mettre en insécurité ou d’être sources d’insécurité). Si certaines pratiques homophobes sont alors réprimées, cette répression passe toujours et en même temps par la criminalisation d’autres formes d’homosexualité et de transidentité jugées génératrices d’insécurité (morale, physique, sexuelle, civile, sociale, sanitaire) – nuisances sonores, insalubrité, pratiques sexuelles dites « à risque », prostitution, pornographie, drogue, délinquance, errance… De la même façon, une définition raciste de l’hétérosexualité « intolérante » (homophobe, transphobe) se constitue comme une menace à la « qualité de vie » de certains quartiers et donc de certaines vies homosexuelles jugées « bonnes » et safe[15]. L’effet immédiat d’un tel dispositif qui relève d’un essentialisme émotionnel du « risque » est de rendre invisibles mais aussi illégitimes et inintelligibles les queers of color (Africains-Américains, Natifs, Hispaniques), renforçant le préjugé selon lequel tou.te.s les homosexuel.le.s seraient blanc.he.s, et tou.te.s les homophobes noir.e.s. Ce processus se matérialise par la surveillance policière, la répression de la délinquance « sexuelle » (jugée obscène) et « raciale » (jugée violente), la suppression des politiques sociales et le déplacement géographique des « anormaux » et des minorités raciales appartenant à la classe laborieuse paupérisée vers d’autres zones de la ville. Ciblées et brutalisées par un État pénal raciste, les minorités raciales sont principalement représentées sous les traits de leurs fils[16] abattus ou emprisonnés pour défendre une classe moyenne blanche solvable, safe, seule à même d’habiter les logements « réhabilités », de vivre dans « ses » quartiers pour lesquels elle revendique la protection continue de la police.

Dans un contexte comparable, sur la côte Est des États-Unis, à New York, un groupe d’autodéfense se crée la même année que la Butterfly Brigade, la Society to Make America Safe for Homosexuals (SMASH), qui accentue encore la collusion entre la notion d’autodéfense et le processus de gentrification sexuelle et raciale. SMASH développe toute une sémiologie de la masculinité gaie puissante, vengeresse et à même de se défendre, construite en référence à une norme repoussoir de la masculinité racialisée, juvénile, délinquante et homophobe. De nombreux collectifs, contemporains de ceux que nous avons cités, se sont en revanche mobilisés et organisés pour contester une telle logique et incarner une approche alternative de la question de la « sûreté » (safety). Ces groupes ont tous été confrontés à la permanence de la brutalité policière – laquelle n’a jamais cessé de cibler la « plèbe » africaine-américaine, socialiste et/ou queer. Ainsi, en août 1970, dans la perspective de la préparation de la conférence « Revolutionary People’s Constitutional Convention », organisée par les Black Panthers, et qui se tiendra en septembre de la même année à Philadelphie, Huey Newton publie ce texte majeur : The Women’s Liberation and Gay Liberation Movements, qui appelle à une large coalition entre les mouvements[17]. Newton évoque le fait que l’homosexualité suscite, provoque, de l’insécurité chez les militants, les hommes hétérosexuels africains-américains. Il parle de et à ces hommes et écrit au « nous » : « Comme nous le savons très bien, quelques fois notre premier instinct est de vouloir casser la gueule à un homosexuel, et de vouloir fermer sa gueule à une femme[18]. » La dialectique de la sécurité/insécurité thématisée par Newton dénonce en creux la rhétorique de la domination qui constitue l’allié.e objectif.ve en menace subjective (« nous avons peur de pouvoir être homosexuel […] ; nous avons peur qu’elle puisse nous castrer »). Interpellés par l’idéologie impérialiste blanche comme figure de la violence sexiste et homophobe, les hommes racisés ont définitivement donné corps à l’insécurité. Saisir cette logique sécuritaire dans son intégralité suppose donc de comprendre sa réplication au sein même des groupes militants qui ont été imprégnés par son agenda comme par son lexique, et pour lesquels des corps autres mettent en « insécurité » : les femmes (hétérosexuelles et lesbiennes, blanches et noires), les gays… ont été constitués comme des figures de l’insécurité pour les hommes africains-américains, pour mieux les contraindre à advenir comme sujets dans et par l’adhésion à une norme de masculinité dominante. Être reconnu comme homme, c’est être reconnu comme Blanc, mais aussi comme hétérosexuel petit-bourgeois. Pour Newton : « Nous devons acquérir la sécurité en nous-mêmes et ainsi avoir du respect et des sentiments pour toutes les personnes opprimées. »

Autodéfense et politique de la rage

Constituer la « sécurité » comme norme de vie n’est possible qu’à la condition de produire des insécurités contre lesquelles l’État apparaît (et se présente) comme le seul recoursDans les années soixante-dix, les groupes de lesbiennes noires, Women of Color, Third World, ne cessent de dénoncer cette logique qui a des effets sur l’agenda du féminisme. La violence policière dont elles (et aussi leurs enfants[19]) sont parmi les cibles privilégiées, va de pair avec la construction raciste des femmes noires réputées à ce point capables de se défendre qu’elles n’auraient pas à être défendues, pire, qu’il est nécessaire de se défendre d’elles – et à plus forte raison lorsqu’elles sont en groupe. L’équipe de softball Gente, auto-organisée en groupe d’autodéfense féministe de lesbiennes noires fondé à Oakland, souligne en 1974 combien les lesbiennes de couleur paraissent « invisibles si elles sont seules, violentes si elles sont en groupe[20] ». En mars 1984, le journal ONYX, premier périodique états-unien lesbien africain-américain, sort un numéro dont le dessin de couverture représente un groupe de femmes noires se défendant de la violence d’un policier blanc à cheval qui vient de frapper l’une d’entre elles, étendue sur le sol[21].

La promotion d’un pacte de sécurité et son incorporation dans certains agendas militants[22] ont donc eu pour ultime conséquence, non seulement de blanchir la violence d’État, mais aussi de prédéterminer des modes de contestation et de coalition, de créer un certain type de militance, une forme d’autodéfense protectionniste, délétère parce que articulée à une cartographie émotionnelle piégée. « Se défendre » a ainsi consisté à répondre à l’injonction de « se mettre en sécurité », à s’engager dans des actions de protection en fonction de la manière dont des quartiers, des rues, des identités, des individus ou des groupes affectaient des collectifs ou des causes ; ou en fonction de ce qui leur faisait violence (un individu « menaçant », « déviant », « étranger »). Les politiques sécuritaires ont ainsi été coproduites dans et par un « système de marques affectives » : une territorialité sentimentale qui non seulement quadrille des espaces, stigmatise des corps et naturalise le rapport agression/victimation, sécurité/insécurité, Nous/Eux, peur/confiance, mais, plus encore, opère une mutation des subjectivations politiques en sentimentalisme de la menace et du risque. C’est le tournant émotionnel des luttes qui se (re)joue ici. Et le dénominateur commun sur lequel des coalitions sont possibles devient à ce point indéfendable qu’il finit effectivement par relayer les stratégies de division opérées par les dispositifs de pouvoir.

Il faut aussi prendre la mesure de ce que ces stratégies ont fait aux collectifs eux-mêmes, aux vies militantes, aux corps militants ; les impasses dans lesquelles ces derniers se sont épuisés, voire autodétruits. L’injonction à être safe, en sécurité « entre soi », « chez soi », équivaut à une politique de contrôle des mouvements de contestation qui s’avère des plus efficaces pour les cantonner. Acculer à des stratégies séparatistes plus ou moins réfléchies où les militant.e.s se protègent en délimitant des espaces « sécurisés », répondant de façon mimétique à un « pacte de sécurité », le relayant, le généralisant. Dans ces espaces prétendument safe, où l’on se retranche entre pair.e.s, ces dernier.e.s seraient, par définition, sans danger. L’entre-soi safe est alors défini par opposition à une extériorité insecure, suscitant la peur ou la haine ; ce qui rend proprement impensable ou inacceptable de considérer que les rapports de pouvoir, la conflictualité, les antagonismes subsistent inévitablement à l’intérieur et s’exercent sans discontinuité. En restant dans un tel cadre d’intelligibilité imposé, la seule « défense » face à l’insécurité tapie dans l’intimité même des collectifs, pour ceux d’entre eux qui refusent légitimement de s’en remettre à la police ou à la justice d’État, est de cloisonner, quadriller, sécuriser encore un peu plus les lieux communautaires – isolant telle personne pour que sa seule présence ne fasse pas violence à telle autre ; excluant, excommuniant, tel.l.e pair.e, parce qu’elle/il a failli, trahi, en exerçant son pouvoir dans l’entre-soi. Des institutions judiciaires DIY se constituent alors comme des simulacres monstrueux : s’il s’agit de ne pas s’en remettre à la police et à la justice dominantes, on en autorise de fait des émanations qui colonisent les collectifs. Cette gestion au quotidien des violences intermilitantes, ne pouvant être vécues que sur le mode d’offenses et de blessures subjectives[23], est chronophage, anthropophage pour les collectifs. Elle entame l’imaginaire qui rend possible la création d’autres modalités de travail de la violence. Elle est aussi émotionnellement et politiquement épuisante, elle désoriente les processus de conscientisation politique, elle abîme les engagements.

La poétesse June Jordan exprime de façon magistrale cette double conscience de la défense de soi. Victime de deux viols, elle raconte comment le viol imprime en soi la conviction ultime de son impuissance absolue et comment la conscience politique peut constituer un « pivot » – ou pas – de restauration de la puissance d’agir. La première fois, écrit June Jordan, c’est un homme blanc qui a commis le viol : alors qu’il la violente depuis plus de 45 minutes, il la traîne dans la douche et la force à se baisser pour ramasser une savonnette (l’homme lui a ordonné « Pick it up ! » [Ramasse-la !] pour la sodomiser de force). June Jordan se surprend elle-même à retrouver sa voix : « You pick it up ! »[24]En une fraction de seconde, la peur s’était évanouie – plutôt mourir que d’obéir à cet homme blanc. La race est venue réanimer son corps paralysé. Ce n’est pas le sexisme, mais le racisme qui a ici fonctionné comme un pivot, élevant sa puissance d’agir au niveau « do or die[25] », et c’est en référence à l’existence d’une communauté en lutte que la rage de June Jordan s’est exprimée en autodéfense. Elle parvient alors à le frapper à la tête et à s’enfuir. La race a activé sa « rage autoprotectrice[26] » : un homme blanc viole une femme noire. À ce moment précis, cet homme incarne cette masculinité blanche prédatrice et assassine – ennemi historique des femmes africaines-américaines. Dans le second viol, il s’agit d’un homme noir, militant à la NAACP. Un soir, alors qu’elle est avec d’autres amis, il les invite à venir finir la soirée chez lui pour boire un dernier verre. Les autres amis ne viendront jamais. Elle se retrouve seule avec cet homme. Quand il commet le viol, June Jordan est en état de choc, elle est tétanisée. Quelque chose d’impensable se produit qui entrave sa puissance d’agir : il était noir, elle était noire. Elle ne se sentait pas menacée. « La question de la race était cruciale, excepté que, cette fois, la race m’a paralysée jusqu’au point ultime de mon propre effacement. Choquée qu’un “Frère” puisse me violer, moi, sa “Sœur”, j’ai perdu toute réactivité, toute détermination à résister et je n’ai jamais su “puiser dans la colère que nécessite la résistance contre les démons de la domination”[27]. » La race a ici comme neutralisé sa rage : la stupéfaction devant l’injustice insupportable de devoir être sur ses gardes, de devoir se défendre, y compris vis-à-vis de ses compagnons de lutte, les méfaits de la violence mais aussi la culpabilité indignée d’avoir abaissé ses défenses et d’avoir été violentée dans un lieu, et par une personne, a priori sûrs, dignes de confiance. Le viol dura toute la nuit. Lorsqu’à l’aube cet homme laisse partir June Jordan, elle tient à peine sur ses jambes et son corps n’est plus que douleur ; il va aussi devenir la chose la plus sale, la plus souillée qui soit pour elle. Cette expérience du dégoût de soi l’a rendue presque folle. Pour June Jordan, ces épisodes d’une violence crasse témoignent aussi des failles d’un féminisme qui n’a pas construit pour toutes une communauté dans laquelle puiser une « rage autoprotectrice[28] ». Le problème n’est donc pas le fait qu’au sein d’une telle communauté des rapports de pouvoir perdurent, des victimes fassent violence à d’autres victimes ; le problème est que cette communauté qui se déclare unie sur la base d’un même rapport de domination – d’un même « ennemi principal » – n’ait pas été en mesure de déclarer la guerre à cet ennemi, n’ait pas été capable de se coaliser pour devenir une communauté dans laquelle on se sent, non pas en sécurité, mais en référence pour élever sa puissance, sans risque d’alimenter le racisme. Si les mouvements choisissent des dynamiques « nationalistes », « séparatistes » ou « essentialistes », ils doivent être cohérents : la question n’est pas d’être en sécurité dans un entre-soi fantasmatique, mais de construire et de créer des territoires depuis lesquels politiser, capitaliser, de la rage pour déclarer et mener la lutte : « Montrez-moi votre pouvoir et je ressentirai de la fierté[29]. » June Jordan en appelle à créer d’autres formes de communauté, coalisées non pas sur le fondement d’un sujet rassuré, mais sur un engagement enragé au combat.

Safe est un pharmakon, un remède, une injonction qui soulage : elle répond, face aux politiques de gestion discriminante, de production exponentielle de risques et d’insécurités sociales qui exposent graduellement à des vies « invivables », à la nécessité vitale de circuler dans l’espace public ou privé (sans être violenté.e, harcelé.e, abattu.e), d’assurer collectivement des conditions matérielles d’existence, de vivre sous un toit, de créer d’autres formes de vie, d’échanges, de contre-cultures, de pratiques de soi, elle répond à la nécessité de s’entraider, d’aimer… ; mais, c’est aussi une injonction qui empoisonne, qui contraint des vies militantes à la retraite, qui les pousse à quadriller leurs propres camps de retranchement, à purger leurs rangs. Plus on se protège contre l’insécurité, plus on épuise le pouvoir de ce que signifie une « communauté », solidaire, coalisée, de laquelle puiser la puissance et la rage ; plus on réalise une forme de biopolitique à l’échelle des luttes, un biomilitantisme.

De la vengeance à l’empowerment

Un matin de l’hiver 2008, aux États-Unis, Suyin Looui est interpellée dans la rue alors qu’elle se rend à son travail : « Hot Ching Chong ! » (ce que l’on peut traduire par « T’es bonne, Chinetoque ! »). Excédée et révoltée, elle décide alors de créer un jeu vidéo Hey Baby ! dont les femmes sont les héroïnes. En entrant dans le programme, vous vous retrouvez dans les rues d’une ville qui ressemble à New York ou Montréal, armée d’un fusil. Vous êtes alors accostée par des inconnus : « Hey baby, nice legs ! », « Do you have time ? », « Wow, you’re so beautiful », « I like your bounce, baby », « I could blow your back out… »[30]À ce stade du jeu, vous avez le choix, soit vous répondez quelque peu inquiète et gênée « Thanks ! » et passez votre chemin (le harceleur fait alors mine de vous laisser tranquille et repart mais vous le rencontrerez de nouveau quelques secondes après) ; soit vous dégainez un fusil et tirez jusqu’à ce que mort s’ensuive. L’homme gît alors dans une mare de sang, avant d’être remplacé par une tombe portant comme épitaphe la dernière phrase qu’il vous a adressée. Vous ne gagnez rien (les harceleurs sont en nombre infini)[31], juste la possibilité de circuler dans la rue et de continuer à vous faire accoster ; ce qui donne au jeu une dimension kafkaïenne.

Rejoignant plusieurs autres projets féministes contemporains de lutte contre le harcèlement de rue[32], le jeu vidéo inventé par Suyin Looui, en nous confrontant individuellement au fantasme vengeur de sortir armée et à l’ambiguïté de la satisfaction sadique qu’il y a à dégommer du macho à tout va, met aussi face au vide contemporain d’expériences heureuses notre puissance d’agir face à la violence. Aussi, l’intense plaisir procuré par un jeu où nous sommes, je suis, l’héroïne « ordinaire » est aussi le fait d’une modification des coordonnées du possible ; ce plaisir met au défi d’élaborer à nouveaux frais ce qu’il est « possible de faire » face au sexisme – ceci aussi en raison même de l’ineffectivité des politiques publiques à l’éradiquer. Toutefois, c’est le principe du jeu : imaginer une réponse au sexisme ne semble ici pensable que dans une mise en scène en face-à-face où une femme seule est confrontée à son harceleur. De ce point de vue, Hey Baby ! va à l’encontre de l’imaginaire véhiculé par la très grande majorité des représentations de la « violence faite aux femmes »[33] qui appréhendent ces dernières comme un groupe plus ou moins indistinct de « victimes » sans défense. En revanche, le jeu symbolise, à l’extrême, l’idée selon laquelle l’expérience du sexisme est d’abord et avant tout une expérience quotidienne, vécue individuellement. En armant les femmes d’Uzi ou de Kalachnikov, comme s’il s’agissait d’une solution possible au harcèlement sexiste dans l’espace public, ce jeu donne une représentation saisissante de l’autodéfense perçue ici comme ce qui déborde très largement les définitions légales de la légitime défense fondées classiquement sur le principe philosophique de l’immédiateté et de la proportionnalité de la défense. Incontestablement, le dispositif met mal à l’aise : d’abord en raison du fait que la solution proposée est disproportionnée (un mot entraîne la mise à mort des hommes par arme à feu), mais peut être plus subtilement parce qu’il fait sourire et, plus encore, il nourrit une rage imaginée[34]. La mise en scène morbide se transforme alors en mise en scène fantasmagorique provoquant une réelle satisfaction chez quiconque partage cette expérience du sexisme ordinaire (ordinaire parce que quotidien, permanent et licite), qui n’a rien de ludique. Tout aussi effrayant que réjouissant, Hey Baby ! est ainsi l’occasion de faire un retour critique non seulement sur la représentation communément admise des violences faites aux femmes, mais aussi sur les enjeux relatifs à la « reconnaissance » de ces violences. Que se passerait-il si ces violences rendues invisibles étaient enfin reconnues pour ce qu’elles sont et instituent ? Un flux continu de sollicitations et d’interpellations, un espace-temps hostile, nécessitant à tout moment notre attention, comme un joueur pris dans l’excitation de sa partie. Si Hey Baby ! se démarque des discours et cultures féministes majoritaires relatifs à la violence sexiste, son actualité semble également en rupture avec une généalogie de l’autodéfense féministe et illustre un tournant néolibéral de l’imaginaire féministe. Si ce jeu assène sur plusieurs points des coups de boutoir critiques, son cadre demeure directement lié à une culture de l’autodéfense devenue l’enjeu d’une revendication contemporaine à un « contrat de sécurité ».

Inspiré d’un univers de références lié à des productions culturelles dites « populaires » parce que juvéniles et masculines (même si des adultes et/ou des femmes peuvent effectivement consommer ces productions), Hey Baby ! est un jeu dit FPS (first-person shooter). Il adopte un point de vue caractéristique des jeux vidéo « de guerre » où le joueur voit l’action à travers les yeux du protagoniste virtuel. La majorité des jeux FPS mettent en scène un imaginaire capitaliste et militariste ultra-violent, brouillant les frontières entre technosciences impériales et science-fiction[35] ; un imaginaire qui est aussi éminemment genré et racisé, comme en témoignent le public cible auquel est destiné ce type de produits culturels de masse, mais aussi les normes de genre, de sexualité, de couleur et de race qu’ils contribuent à réifier. Alors que les ennemis ont une identité bien déterminée (et il s’agit souvent de morts-vivants, de nazis, d’extraterrestres, de communistes, de mafieux, de Russes ou encore de terroristes afghans), le personnage principal – forme universelle sans contenu dans les FPS – adopte de fait un point de vue hégémonique, celui d’un homme disposant des ressources propres aux groupes dominants des pays les plus riches. Or, en appliquant ce dispositif des FPS à Hey Baby !, Suyin Looui nous permet de jouer à la première personne à une guérilla urbaine féministe. Elle invente un espace-temps virtuel dans lequel on prend plaisir à répondre à la violence par la violence. Pour autant, Hey Baby ! personnifie clairement le harceleur idéal-typique : ce ne sont ni des cols-blancs, ni des hommes aux cheveux blancs, ni des hommes blancs. L’autodéfense ici est mise en scène dans une forme de solipsisme virtuel mais réalise par la même occasion la noirceur des « violences faites aux femmes » – celle de la rue sombre prétendument « dangereuse » et celle de l’agresseur basané, inconnu ; deux présupposés aussi faux que problématiques donc : les violences sexistes seraient le fait de jeunes hommes appartenant aux classes populaires et racisées et elles auraient lieu dans l’espace public.

Certes, quelles que soient nos histoires, nos identités, nos expériences, nos plastiques, nos capacités physiques, psychologiques ou nos capitaux, compétences et ressources sociaux, nous nous retrouvons à arpenter virtuellement le monde à travers le viseur d’une arme à feu, sorte de super-ego : « Je réplique, donc je suis. » Cette mise en scène rompt clairement avec les rares jeux autour de personnages féminins qui sont extrêmement scénarisés et obligent à s’identifier tant bien que mal à des personnages surdéterminés en matière de genre et de sexualité, de race et de classe ; ce sont des jeux à la troisième personne où il est difficile de se représenter sous les traits d’une héroïne incarnant les normes esthétiques dominantes (le meilleur exemple étant la désormais iconique Lara Croft)[36]. Si les FPS constituent un espace-temps d’homosociabilité principalement masculine, Hey Baby ! tente non pas tant de parodier mais de resignifier cet espace-temps de façon féminine et féministe. Un premier niveau de lecture consisterait à inscrire ce jeu dans l’imaginaire dominant de l’autodéfense armée, puisqu’il offre aux femmes le privilège quasi exclusivement masculin et ultra-controversé du maniement virtuel des armes. En ce sens, l’exposition virtuelle permanente à la violence extrême produit une forme de familiarité qui participe d’un certain apprentissage dégenré de la violence – la socialisation à la violence banalisée étant traditionnellement un des ressorts de la construction et de l’incorporation de l’identité et de l’identification sexuelle qui discriminent les hommes, et les Autres.

Mais Hey Baby ! peut également être lu comme une fable de l’empowerment qui tente de produire une subjectivité puissante contre des représentations victimisantes plus communément admises allant de pair avec des stratégies politiques de recours à la protection de l’État. La sécurité semble donc avoir été ici traduite en réinvestissant une tension irrésolue, problématisée au cœur de la philosophie politique et des pensées de la guerre : l’exclusion de l’autojustice et de la vengeance en dehors de la sphère du politique. Pris dans ce mouvement proprement négatif du cycle indéfini des représailles et du mal pour le mal, se faire justice soi-même est communément pensé comme la négation même d’un État de droit qui « punit sans haine ». Or, outre la problématique du contractualisme, ce qui se joue ici est aussi une économie des émotions politiques. Ce que le recours à la justice ne résout pas, c’est bien le « plaisir de la vengeance », le fait que seule l’autojustice laisse la colère, la rage, maintenir le sujet subissant l’injustice, le préjudice, le dommage, dans une position qui n’est pas complètement rabattable sur une position sans défense. Au-delà de la seule restauration d’une réciprocité négative – répondre à la violence par la violence –, la question de la colère comme désir de vengeance et du plaisir pris dans la vengeance est le fait d’un sujet qui, au contraire de la victime, n’est pas totalement annihilé par la blessure de l’outrage ou la brutalité de l’injustice et qui maintient intact l’espoir de restaurer ou de réparer une situation d’égalité.

Le rétablissement de cette subjectivité puissante passe ici par la médiation surprotectrice de l’arme, par le plaisir immédiat de transformer la colère en plaisir pris au jeu d’avoir enfin l’occasion de se venger, de ressentir une jubilation et un apaisement confiant face au flux continu de harceleurs, qui détonnent par rapport à une expérience quotidienne communément traduite dans le vocable de l’impuissance. Le dispositif à la première personne permet d’expérimenter le plaisir de s’en sortir. Toutefois, Hey Baby ! rompt précisément avec ce qui fait l’attrait même des FPS dans la mesure où le jeu est en soi basique, le scénario est à dessein d’une pauvreté affligeante, les tableaux reviennent en boucle, à l’infini. Il devient vite ennuyeux de massacrer si facilement ces sexistes « ordinaires ». Apparaissent alors la dimension répétitive de la violence sexiste et l’inutilité, le non-sens de la démesure de la réponse : à quoi sert l’Uzi si les harceleurs apparaissent à l’infini ? À quoi sert de les massacrer si je ne peux jamais être seule, tranquille ? Hey Baby ! offre ainsi un regard critique sur la violence sexiste : ce qui la rend insupportable n’est pas tant notre incapacité à faire quelque chose, à agir sur elle, que son inéluctabilité. La conclusion est ainsi aporétique : au plaisir de pouvoir se venger se substitue la conscience malheureuse que cela ne sert strictement à rien. Or, c’est précisément dans cette aporie que réside l’épuisement du politique – et non dans le fait premier d’une mise en scène de la solitude du FPS et de la disparition d’un collectif, puisqu’en matière de violence sexuelle le face-à-face doit être appréhendé comme une situation éminemment politique.

Pourtant, la limite ultime de cette expérimentation de la violence féministe imaginée de l’agency se trouve justement dans l’arme. Sous ses airs de fable de la vengeance jouissive, le jeu donne une illustration du principe phare du néolibéralisme soft : celui de l’autonomie, du développement des capacités et de la valorisation des ressources, de la restauration des choix… Ce qui se résume par la formule suivante : le pouvoir de. Autrement dit, face au harcèlement, tu as le pouvoir de te défendre ! Hey Baby ! est une représentation de l’empowerment[37] féministe qui met en scène un solipsisme virtuel jouissif, mais il se peut aussi que ce ne soient pas la colère et la rage qui constituent le moteur de l’action. Le fusil fait figure de personnage principal et c’est lui le véritable « héros » du jeu, bien plus que la vengeance. Seule l’arme a le « pouvoir de ». L’arme intervient dans ce jeu comme ce qui vient restaurer l’intégrité corporelle et sexuelle de la « victime ». C’est elle qui la défend ; comme si l’arme se substituait au mari, à l’État ou la loi qui échouent, ou se refusent, à la protéger. L’arme constitue une figure métonymique du « protecteur » et réifie l’hétéronomie des femmes face à ce qui apparaît comme un droit à la sécurité. Dans cette perspective, la critique porte essentiellement sur l’exclusion des femmes d’un « contrat de sécurité » défini comme l’enjeu et la condition de possibilité d’une pleine et entière citoyenneté[38]. Dans une certaine mesure, comme le mari ou la loi, l’arme apparaît comme un « objet », qui matérialise le tiers ou l’instance à qui l’on délègue sa défense et qui est doué de violence que le sujet n’est pas capable d’exprimer sans elle. La « toute-puissance » obtenue grâce à l’arme ne fait que redoubler la question de sa propre puissance d’agir. En ce sens, il s’agit d’un dispositif tout à fait classique de délégation du droit relatif à l’autodéfense et à la préservation de soi, tel que traditionnellement défini dans la philosophie politique classique ; ou, plus exactement, il s’agit d’un dispositif qui fait apparaître un contrat tacite qui scelle la soumission des femmes dans le fait même d’être contraintes à être défendues. Autrement dit, avec une arme, je suis défendue, sans arme, je suis sans défense.

[1] GLF est créé quelques jours à peine après les événements de Stonewall à New York ; son nom a été choisi par analogie avec le National Liberation Front of South Vietnam.

[2] Christina B. HANHARDT, Safe Space. Gay Neighborhood History and the Politics of Violence, Duke University Press, 2013, p. 81.

[3] Voir le Manifeste du Combahee River Collective reproduit dans Elsa DORLIN (éd.), Black Feminism, Anthologie du féminisme africain américain 1975-2000, L’Harmattan, Paris, 2008

[4] De mai à avril 1979, six femmes noires ont été assassinées à Boston dans le même périmètre. En avril, une marche est organisée suite à laquelle le Combahee River Collective, dont l’une des cofondatrices est Barbara Smith, diffuse ce texte qui dénonce l’indifférence dans laquelle ces meurtres sont commis, la non-reconnaissance de leur caractère sexiste et raciste, mais aussi de la violence structurelle qui cible les femmes racisées, les rendant plus vulnérables. Ce texte est aussi un manifeste d’autodéfense féministe donnant les ressources nécessaires aux femmes pour se protéger alors même que les autorités leur conseillent de rester chez elles ou de sortir accompagnées par un homme. Durant le mois de mai, le nombre de victimes s’élève à douze.

[5] http://library.gayhomeland.org/0006/EN/A_Gay_Manifesto.htm. (Dernière consultation juillet 2017.)

[6] Christina B. HANHARDT, Safe Space. Gay Neighborhood History and the Politics of Violence, op. cit., p.96.

[7] Ibid, p.73-75.

[8] « Une fois établies dans les villes, les populations érotiques tendent à se rassembler et à occuper un territoire déterminé, visible […1. Les pionniers de la communauté homosexuelle occupaient des quartiers centraux, mais vétustes. Les homos, particulièrement les homos à bas salaires, se sont retrouvés en compétition avec d’autres groupes à faibles revenus pour ce qui est du maigre stock de logements peu onéreux. À San Francisco, la compétition pour les logements modestes a exarcerbé à la fois l’homophobie et le racisme […1. Les locataires homos pauvres sont visibles dans les quartiers populaires ; les multimillionnaires qui financent la flambée immobilière ne le sont pas. Le spectre de l’invasion homosexuelle est un bouc émissaire bien utile pour détourner l’attention des gens, afin qu’ils ne s’intéressent pas aux banques, aux commissions d’urbanisme, au personnel politique et aux grands investisseurs. À San Francisco, le bien-être de la communauté homo est, malgré elle, indissolublement lié aux intérêts bien compris de l’immobilier urbain », Gayle RUBIN, « Penser le sexe »,1984, trad. Flora Botler, in Gayle RUBIN & Judith BUTLER, Marché au sexe, EPEL, Paris, 2011, p. 109-110.

[9] Christina B. HANHARDT, Safe Space. Gay Neighborhood History and the Politics of Violence, op. cit., p.100

[10] Concrètement il était aussi demandé qu’il y ait plus de gays et de lesbiennes parmi les forces de police et que ces dernières soient « sensibilisées » aux violences homophobes. Ibid., p.104.

[11] Cité par Christina B. HANHARDT, Safe Space. Gay Neighborhood History and the Politics of Violence, op. cit., p.104

[12] Ibid. Voir aussi Manuel CASTELLS, The City and the Grassroots: a Cross-Cultural Theory of Urban Social Movements, Berkeley University Press of California, 1383, p. 97-172.

[13] Voir Loïc WACQUANT, Punir les pauvres. Le nouveau gouvernement de l’insécurité sociale, Agone, Marseille, 2004.

[14] Voir Judith BUTLER, Vie précaire, 2004, traduction Jérôme Rosanvallon et Jérôme Vidal, Amsterdam, Paris, 2005, et Ce qui fait une vie, Essai sur la violence, la guerre et le deuil, Paris, Zones éditions, 2010.

[15] Comme l’écrit Sara Ahmed : « Nous pouvons réfléchir l’ontologie de l’insécurité dans la constitution du politique : cela doit nécessairement présumer que des choses ne sont pas sûres, en tant que telles et en elles-mêmes, de sorte que cela permette de justifier l’impératif de rendre les choses sûres », The Cultural Politics of Emotion, Routledge, 2004, p. 76.

[16] En référence à la focalisation systématique sur les agressions homophobes perpétrées par de jeunes adolescents délinquants ou par des gangs.

[17] Ce sont principalement les groupes militants et les communautés mobilisées de lesbiennes africaines-américaines, natives et hispaniques qui ont œuvré à construire un mouvement radical contre la violence policière (et pénitentiaire) inhérente à un système capitaliste intrinsèquement raciste et hétérosexiste ; et, de ce fait, à éradiquer le vocabulaire de la « peur », y compris et surtout en critiquant et abandonnant les expressions « positives » en termes d’empowerment, telles que « ne plus avoir peur », « que la peur change de camp », « nous n’avons pas peur ». Voir Christina B. HANHARDT, Safe Space. Gay Neighborhood History and the Politics of Violence, op. cit., p. 132.

[18] Huey NEWTON, To Die for the People, City Lights Books, 2009, p. 153.

[19] « Certaines de nos préoccupations nous sont communes à nous femmes, d’autres pas. Vous avez peur que vos enfants grandissent pour se rallier au patriarcat, et vous désavouent, nous avons peur qu’on arrache de force nos enfants d’une voiture et qu’on les tue à bout portant dans la rue, comme nous craignons que vous tourniez le dos aux raisons d’un tel meurtre », Audre LORDE, Sister Outsider, trad. Magali C. Calise, Éditions Mamamélis/Trois, Genève/Québec, 2003, p.131

[20] Interviewé dans The Tide en juillet 1974, cité par Christina B. HANHARDT, Safe Space. Gay Neighborhood History and the Politics of Violence, op. cit., p, 150.

[21] Ibid, p. 152.

[22] Voir Alyson M. COLE et Kyoo LEE, « Safe », Women Studies Quarterly, vol 39, n°1/2, 2011.

[23] Voir Wendy BROWN, States of Injury, Power and Freedom in Late Modernity, Princeton University Press, 1995, p. 52 et suivantes.

[24] June JORDAN, Some of Us Did Not Die. New and Selected Essays, Civitas Books, 2003, p. 78. June Jordan (1936-2002) est une poétesse, essayiste, caribéenne-américaine (ses parents sont des migrants jamaïcains) contemporaine ; militante, figure majeure du Black Power et du mouvement féministe et lesbien.

[25] Ibid, p. 79.

[26] Ibid.

[27] Ibid, p. 80.

[28] Ibid.

[29] Ibid, p. 100-101 : « Avons-nous, nous femmes des États-Unis, par exemple, déclaré la guerre à nos ennemis ? Sommes-nous prêtes à vivre et mourir pour notre autodétermination ? […]. Montrez-moi des patrouilles de justicières qui gardent les rues et les routes sûres de notre pays à notre passage à n’importe quelle heure et dans n’importe quelle tenue de notre choix… » June Jordan continue sa litanie : « Montrez-moi des femmes qui aiment d’autres femmes sans être persécutées et risquer la mort, montrez-moi des mobilisations, des partis, des luttes syndicales, politiques, de femmes qui se lèvent pour des politiques économiques, sociales de garde et d’éducation, de santé [elle cite le cancer du sein], l’éradication de la violence et du viol comme arme de guerre… Cela signifie que le féminisme doit faire un immense « coming out national » », p. 114.

[30] « Salut bébé, jolies jambes », « Est-ce que tu as un moment? », « whaaa, t’es trop belle ! ». N’oublions jamais que dans le « réel », les interpellations sont majoritairement proférées sous une forme négative : « T’es moche », « Mal baisée », « Gros cul », etc.

[31] Voir la recension du jeu dans le NYT : http://bitchmagazine.orgipost/genderlicious-what-do-you-think-of-ihey-babyi

[32] On peut citer d’autres initiatives : Holla Back New York, collectif LGBTIQ qui existe désormais dans plusieurs autres villes d’Amérique du Nord, propose de prendre en photo ou de filmer les harceleurs et de poster leurs images sur leur blog… le site est aussi une mine d’informations pratiques

et théoriques de lutte contre l’hétérosexisme. http//hollabacknyc.blogspot.com/ We can also refer to Sofie Peeters’ « Femme de la rue » documentary, https://www.youtube.corn/watch?v.iL0i1W9X6z4 (August 2012) about sexual harassment in Brussels or Shoshana Roberts documentary’s « 10 hours of Walking in NYC as a Woman » (October 2014). En Égypte, voir HarassMap collective, http://harassmap.org/en/ et la courte vidéo intitulée « Creepers on an Egyptian Bridge, » un documentaire de Tinne Van Loon et de Colette Ghunim (Septembre 2014). En janvier 2015, un petit film réalisé par Everlast (une marque d’équipement d’arts martiaux) montre des hommes qui se font piéger alors qu’ils sifflent leur propre mère. Le collectif féministe Las Morras à Mexico filme des scènes quotidiennes de harcèlement de rue et leur résistance face à ces interpellations permanentes. Les vidéos sont postées sur youtube et les réseaux sociaux, par exemple ici : https://www.youtube.com/watch?v=qIk5fWw0Xps.

[33] Dans le cas de la réflexion féministe contemporaine sur l’autodéfense, la majorité des approches féministes de la violence appréhendent l’usage de la violence comme politiquement aporétique. Il y a trois séries d’arguments principales : une première série d’arguments, dits « essentialistes » définit la non-violence comme consubstantielle de la féminité — mais cette position rejoint une approche qui s’appuie sur l’histoire commune des mouvements pacifistes et féministes. Une deuxième série d’arguments considère que l’usage de la violence relève du mimétisme et donc d’une forme de collaboration avec le patriarcat. Enfin, on peut identifier une troisième série, plus pragmatique, qui prévient du danger que représente le recours à la violence, considérant l’inexpérience et l’ignorance dans lesquelles les femmes sont tenues en la matière, et estime aussi que la violence entraînera des représailles à la violence décuplée. Les deux grandes traditions de pensée dans laquelle l’autodéfense féministe, et donc l’usage de la violence défensive, sont largement légitimés sont celles qui se réfèrent, d’une part, à la tradition contractualiste, d’autre part, à l’anarchisme.

[34] Jak HALBERSTAM, « Imagined Violence/Queer Violence : Representation, Rage and Resistance », Social Text, n° 37, 1993, p.187-201.

[35] Voir Donna HARAWAY, « Manifeste Cyborg : science, technologie et féminisme socialiste à la fin du xx° siècle. »,1984, in Nathalie MAGNAN, Delphine GARDEY et Laurence ALLARD, Manifeste Cyborg et autres essais, Exils, Paris, 2007.

[36] Voir Amenda DENIS PHILLIPS, « Gamer Trouble : The Dynamics of Difference in Video Games », Phd. Thesis, University of Califonia in Santa Barbara, 24314 ; Bernard PERRON et Mark J. P. WOLF (dir.), Video Game Reader 2, Routledge, 2009.

[37] Sur la notion d’empowerment voir Marie-Hélène BACQUÉ et Carole BLEWENER, L’Empowerment, une pratique émancipatrice, La Découverte, Paris, 2013.

[38] Voir Carole PATEMAN, Le Contrat sexuel, 1988, trad. Charlotte Nordmann, La Découverte, Paris, 2010.