A titre gracieux – Lise Belperron

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Correcteur·ices, éditeur·ices, traducteur·ices, auteur·ices… dans le milieu de l’édition, le travail précaire, mal voire pas rémunéré, semble être aussi structurant qu’invisibilisé. Le prestige associé aux activités intellectuelles a bon dos ! Une ancienne du sérail mène l’enquête, gagnée par le doute : qu’est-ce qui définit un « vrai» travail ? Avant de déplacer la question : et si on imaginait plutôt une intermittence du livre ?

« Les productions de l’esprit
rendent déjà si peu !
Si elles rendent encore moins,
qui est-ce qui voudra penser ? »
Diderot[1]

Il y a quelques années, un cousin à moi, de passage à Paris, est venu récupérer un manteau oublié dans la maison d’édition où je travaillais à l’époque, au cœur du traditionnel « quartier des éditeurs » de Saint-Michel. « Alors, m’a-t-il dit, c’est là que vous lisez à longueur de journée ? » Là-dessus, il a enfoncé le clou : « Mais qui vous paye ? »

L’édition est un paradoxe : industrie culturelle tendance best-seller, ou petit artisanat qui survit dans les marges, multinationale aux dents longues ou patiente fée de poésie… Qu’on s’y rémunère en reconnaissance éternelle ou en pourcentages cash, l’amour de la littérature et la valeur inestimable de la pensée ne sont-elles pas censées consoler de toute inquiétude matérielle ? N’y est-on pas presque tenu·e de travailler gratuitement ?

On s’est donc demandé, avec la quarantaine de travailleur·ses de l’édition que j’ai interrogé·es par questionnaire et parfois au téléphone, quel était le poids du travail gratuit dans l’édition, ce qui le justifiait et s’il fallait le remettre en question — autant d’interrogations qui me taraudaient aussi personnellement (neuf ans d’édition salariée, un an de précariat volontaire). Parmi les personnes que j’ai interrogées, j’ai volontairement mêlé travail sur le texte et travail créatif (éditeur·ices, traducteur·ices, correcteur·ices, auteur·ices) mais aussi des statuts différents (indépendant·es plus ou moins isolé·es, salarié·es, créateur·ices d’entreprises, d’associations), et des structures très hétéroclites où les rapports de pouvoir ne s’exercent évidemment pas de la même façon. Pour chacun de ces corps de métier, le travail gratuit est problématique et révélateur, les logiques à l’œuvre sont souvent les mêmes, et les effets de contagion assez fréquents. Qui « travaille » ? Qui est payé ?

S’il ne s’agit pas ici de condamner toute forme de gratuité comme atteinte au droit du travail, car nous sommes tou·tes en quête de territoires qui échappent à la marchandisation du monde, il me semble légitime, et même important, dans ce cas précis, de poser la question du partage de la valeur et de la juste répartition des bénéfices. C’est aussi un moyen, peut-être, de retrouver le sens de ce qu’on pourrait entendre comme le « vrai » travail gratuit : celui qu’on fournit pour un·e ami·e, une communauté, pour changer les choses. Mais en toute connaissance de cause.

Une si belle servitude !

Par définition, le travail gratuit est invisible. S’il est gratuit, c’est d’abord parce qu’il n’est pas reconnu comme travail, parce qu’il fait l’objet d’un « déni », d’une « non-reconnaissance » structurelle[2]. Il ne se réduit donc pas au bénévolat ou à l’esclavage mais recouvre à la fois les tâches non rémunérées en tant que telles, celles qui sont sous-payées, et celles qui ne tiennent pas compte du « coût » social du travail (des charges). Dans l’édition, comme dans la culture en général, il est particulièrement structurant : c’est même sur lui qu’est fondé le travail (salarié) des entreprises du secteur (qui donc écrit les livres ?), on va le voir à travers ce petit panorama.

Même parmi les salarié·es, le travail gratuit n’est pas rare (accompagnement sur des salons, rencontres en librairie, lectures nocturnes…). Rappelons aussi qu’aujourd’hui, pour intégrer une formation professionnalisante (master 2) d’édition, il faut avoir fait trois stages dans le monde du livre, que le master exige un stage de fin d’études, et que les travailleur·ses du livre intègrent donc le marché du travail avec plus d’un an de travail gratuit, dans le meilleur des cas, quand ce n’est pas deux ou trois[3].

Quant au bénévolat, il n’existe bien sûr aucune statistique, mais disons que les salons du livre reposent à 80 % sur l’activité bénévole, à la fois pour accompagner les auteur·ices, parfois les traduire, les interroger… mais il est aussi généralisé dans toutes les structures d’édition naissantes, et dans les petites maisons en général.

Les traducteur·ices, le plus souvent, lisent les nouveautés, apportent les textes, rédigent des quatrièmes de couverture. Et parfois, surtout en début de carrière, traduisent gratuitement, trop heureux·ses de mettre un pied dans l’entrebâillement de la porte ! C’est ainsi qu’Amandine, traductrice de l’espagnol, s’est retrouvée à traduire un poète argentin, lui trouver un éditeur, établir son contrat, choisir sa couverture, en « oubliant » de parler du coût de la traduction…

Laura, traductrice : [Dans mon premier] contrat il était spécifié que la traduction était faite gracieusement ; et ils ne m’ont même pas versé l’argent de la Sofia[4] par la suite.

Les auteur·ices commencent par écrire dans le secret de leur chambre. Leurs droits sont indexés sur les ventes, et on connaît même des maisons tellement prestigieuses qu’elles peuvent se permettre de ne pas verser d’avance à leurs primo-romancier·es. Dans certains cas (la poésie), on ne prévoit même pas de verser des droits d’auteur (ce qui est illégal), sauf quand le Centre national du livre (CNL) tape du poing sur la table.

Estime-toi heureux·se !

On n’a guère de mal à comprendre, dès lors, que la plupart de mes interlocuteur·ices sont déjà ravi·es d’être payé·es, et ne cherchent pas en plus à négocier leurs conditions de rémunération.

Mathieu, traducteur, éditeur, maquettiste : Je suis déjà trop heureux de toucher de l’argent pour ces activités. Et je sais surtout que l’armée de réserve attend, tapie dans l’ombre, prête à jaillir !

Myriam, traductrice et éditrice freelance : Jusqu’à récemment, je trouvais tellement « fou » que les gens me prennent pour un travail, que j’étais capable de l’accepter sans être passée par la case « discussion » quant aux conditions de travail et de rémunération.

D’une manière générale, la rémunération admise ou couramment pratiquée est sans commune mesure avec les compétences nécessaires et les études suivies (pour 80 % de mes enquêté·es, une formation spécifique à bac + 5), et ne couvre en aucun cas l’étendue du travail fourni. C’est une évidence dans la traduction (multiples allers-retours, relectures, documentation), dans la création (mais là encore c’est admis), mais aussi dans la correction, et même dans l’édition salariée.

Parfois, elle s’entend clairement comme une compensation symbolique (une aumône ?). Les tarifs pratiqués sont de l’ordre de l’argent de poche. La fiche de lecture, par exemple, grassement payée 40, 60 euros (deux fois moins chère qu’en Espagne), pour une bonne journée de travail si on est très rapide, la modération de table ronde, autour de 150 euros, pour trois auteur·ices, au moins autant de livres… des activités périphériques, certes, qui offrent surtout un peu d’adrénaline et de prestige.
Autre caractéristique, elle n’évolue pas vraiment avec le temps. Impossible de faire carrière (c’est-à-dire augmenter ses émoluments, se garantir un revenu) dans la traduction, la correction, l’édition freelance. Pour les auteur·ices, au moindre signe de relâchement des ventes, en cas de changement de style ou d’univers, les avances retombent comme des soufflés.

Ainsi donc, en dépit de la professionnalisation croissante de tous ces métiers, ils font encore l’objet de rémunérations insuffisantes et aléatoires, peut-être héritées des périodes où les traducteur·ices, par exemple, étaient plutôt des rentier·es (mais que font les rentier·es d’aujourd’hui ? on n’en voit guère se consacrer à la traduction littéraire !), ou de l’idée selon laquelle tous ces gens ont « un métier à côté » (c’est souvent vrai).

Car le problème sous-jacent, c’est qu’on ne parle pas ici de salarié·es. Les rémunérations ne sont pas des salaires mais des chiffres d’affaires dont il faut retrancher des charges (environ 30 % pour l’auto-entreprise, 50 % si l’on veut devenir membre d’une coopérative ou faire du portage salarial — et donc avoir un statut de salarié·e). Qui n’incluent pas une vraie couverture sociale (retraite anecdotique, assurance maladie limitée, pas de droits au chômage). Ni la formation, ni le matériel, ni la location de bureau, ni forfait téléphonique ou Internet. C’est ce qui justifie en principe les tarifs bien plus élevés des indépendant·es. Mais dans l’édition, pas moyen ! La plupart des enquêté·es, même après vingt ans d’expérience, peuvent tout juste me dire : «  Je m’en sors. » L’enquête ne nous dit pas s’ils et elles ont réussi à devenir propriétaires… ou, pour les femmes, comment elles survivent à la maternité.

Trouve-toi un vrai boulot

Betty, correctrice : « Tout travail mérite salaire », ça ne veut plus rien dire.

On sait bien que le travail ne se limite pas à l’emploi et au salariat. À l’origine, et selon mon dictionnaire préféré[5], le travail n’est pas défini par la rémunération, le patron, ou le rendement économique. « Activité humaine exigeant un effort soutenu, qui vise à la modification des éléments naturels, à la création et/ou à la production de nouvelles choses, de nouvelles idées. » La rémunération n’est que l’une des occurrences du travail et non sa définition propre, ce n’est pas ce qui « fait » travail : « en échange d’un bien, d’un service ou plus généralement en échange d’argent, dans le but de subvenir à ses besoins ».

Pourtant, par un double mouvement pervers ces dernières années, on a de plus en plus tendance à confondre travail et travail rémunéré, voire travail et salariat (« le salariat est l’institution qui transforme l’activité en travail »[6]).

Pour beaucoup de mes enquêté·es, d’ailleurs, c’est la rémunération qui fait le partage entre travail et… le reste : à la question de savoir pourquoi iels considèrent leur activité comme un travail, iels répondent « parce que j’ai un chiffre d’affaires », « parce que je suis salarié·e », « parce que c’est ce qui me permet d’avoir de l’argent », « parce que je gagne ma vie avec, même aléatoirement ».

Mais parallèlement, les travailleur·ses sont progressivement poussé·es hors du salariat et forcé·es à expérimenter de nouvelles formes de « travail », notamment depuis la création du statut d’auto-entrepreneur en 2008. Ces logiques d’externalisation, qui isolent les travailleur·ses et les transforment en variables d’ajustement, finissent par invisibiliser le travail.

Le cas des correcteur·ices est particulièrement symptomatique. Salarié·es des maisons d’édition jusqu’aux années 2000, parfois payé·es en droits d’auteur (ce qui était illégal), on les a poussé·es à devenir auto-entrepreneur·ses à de rares exceptions près, sans augmentation de la rémunération horaire (13 euros brut), soit une baisse, à vue de nez, de 50 % !

Betty, correctrice : Chez un éditeur pour lequel je travaillais énormément, un jour, le gérant a estimé que j’étais trop chère, parce qu’il avait trouvé des gens qui facturaient à 10 euros de l’heure. Déjà c’est en dessous du tarif syndical, et après abattement des cotisations, ça fait du 5 euros de l’heure !

À la sueur de ton front

Par ailleurs, le travail, c’est ce qui est dur, ou tout au moins rébarbatif ; ce qui se fait sous les ordres d’un contremaître aigri, avec une autonomie presque égale à zéro. Comme par magie, tout ce qui relève d’une initiative personnelle, ou d’un épanouissement intellectuel, perd sa qualité de travail. Dans son livre Bullshit jobs, l’anthropologue David Graeber décrit de manière troublante ce glissement contemporain. D’abord, on estime que « toute activité à laquelle on est susceptible d’avoir envie de consacrer son temps libre ne mérite aucune récompense matérielle, y compris pécuniaire »[7], et puis, petit à petit, on finit par admettre que, dans ce cas, la rémunération doit être inversement proportionnelle à la valeur sociale d’un travail[8], comme si le fait de produire une valeur extérieure était contraire à la définition du travail — qui doit être une « valeur en soi »[9]. En échange d’un « métier passion », donc, il faut accepter de bosser sept jours sur sept pour rien, c’est le « prix à payer », comme on dit !

Maud, éditrice : Il y a quelque chose qui n’est pas clair dans mon rapport à l’argent : cette espèce de culpabilité à toucher de l’argent quand on fait quelque chose qu’on aime. On a quand même l’idée du travail tripalium[10].

En outre, pour ne rien arranger, le travail dont on parle se fait le plus souvent à domicile. Et par un curieux effet de contagion, tout travail effectué dans l’espace domestique est susceptible d’être assimilé aux tâches domestiques — et immédiatement diminué en tant que travail. Et la personne qui travaille à distance fait souvent l’expérience douloureuse d’avoir à défendre la valeur et le temps de son travail, alors que de l’extérieur, puisqu’elle est libre et chez elle, elle ne semble pas travailler[11]!

Le cas de la création

Individuelle, libre, infinie, la création est un cas limite du travail, surtout pour l’écriture où les besoins matériels sont minimaux (il faut tout de même un peu de temps !) — d’ailleurs, c’est souvent ambigu y compris pour les principaux·ales intéressé·es.

Lucie, poète : C’est d’abord une nécessité et un acte de création, ensuite bien sûr un travail (sans fin).

C’est la raison pour laquelle on rémunère l’auteur·ice, un peu fictivement, par une avance sur droits d’auteur, c’est-à-dire par le versement anticipé des droits de diffusion de sa propriété intellectuelle : ce qu’on rémunère n’est pas le travail mais la reproduction d’une « œuvre de l’esprit ».

Elsa, poète : Je ne suis pas capable de dire si écrire est un travail, j’ai tendance à ne le considérer que si je suis publiée… et encore.

Mais dans de nombreux cas, cette exclusion de la création hors du champ du travail s’étend à toutes les activités de l’auteur·ice autour de son écriture — en tout cas c’était la règle jusqu’à ce que le CNL en 2015 impose la rémunération des auteur·ices dans tous les salons et festivals qu’il soutient[12], sous l’impulsion notamment de la Charte des auteurs, et à la suite de polémiques parfois violentes (on se souvient du combat durement gagné de #PayeTonAuteur contre le Salon du Livre de Paris en 2018 — à l’origine, aucun·e auteur·ice n’était rémunéré·e sur le salon).

De toute façon, on n’a pas d’argent

« Parlons donc capital, parlons argent !»
Balzac[13]

Tout ceci nous ferait presque oublier que l’édition produit des marchandises et génère des profits. Première industrie culturelle en valeur ajoutée si l’on tient compte des effets d’entraînement de la filière — environ 4,5 milliards d’euros par an, elle fait vivre plus de 100 000 salarié·es, dont 15 000 environ dans les maisons d’édition, et 10 000 libraires, auxquels il faut ajouter environ 80 000 auteur·ices de textes, 6 200 traducteur·ices, et 7 400 illustrateur·ices[14]. Premier employeur culturel (livre et presse confondu·es) devant l’audiovisuel, malgré une baisse de 25 % des effectifs depuis 2009, l’édition a publié en 2019 un total de plus de 68 000 titres (soit près de 190 par jour !) dont 20 à 40 % sont rentables — à titre de comparaison, en 2000, on comptait à peine 40 000 nouveautés et nouvelles éditions.

C’est un secteur fragilisé qui connaît une baisse continue de ses revenus — baisse du nombre d’exemplaires vendus, division par deux du tirage moyen sur moins de vingt ans (2008 : 9 340 exemplaires, 2019 : 4 732), érosion du nombre de salarié·es, baisse du nombre de structures éditoriales (plus de destructions que de créations) — mais qui garde une position tout à fait dominante dans le paysage culturel.

Par ailleurs, et là encore, contrairement aux idées reçues, l’édition est la moins subventionnée de toutes les industries culturelles (43,6 millions d’euros en 2012, soit 10 fois moins que le cinéma, et 1 % de la valeur ajoutée contre 13 % pour le cinéma et la totalité pour la télévision)[15].

La partie faible…

Derrière les ors des salons littéraires, n’aurait-on pas affaire, tout simplement, à un bon vieux rapport de force ? On comprend très bien la nécessité de donner en partie gratuitement sa force de travail, fût-elle purement intellectuelle, pour servir une entreprise sans but lucratif ou enrichir la spiritualité humaine, mais quid du grand capital ?

Dans le cadre des relations contractuelles, la marge de négociation est minimale, ou nulle. Comment établir un juste rapport de force quand on est seul·e face à une entreprise ? Auteur·ices, traducteur·ices, correcteur·ices sont en définitive des petites mains ponctuelles dans une production éditoriale pléthorique — ce n’est pas franchement une position favorable.

Amandine, traductrice : Tout ça se négocie au cas par cas entre une entreprise très installée et une personne, donc forcément dans une relation très asymétrique[16].

Pourtant, au-delà de la question des avances, de nombreuses clauses pourraient être discutées : nombre d’exemplaires gratuits, étendue de la cession, transparence des relevés de droits d’auteur…

Ce qui n’arrange rien, c’est qu’on a affaire à un travail féminisé à 80 % ; d’où, peut-être, la difficulté à obtenir une juste rémunération en général, mais aussi la difficulté à obtenir une rémunération tout court — ce qui est un dû, qui va de soi pour un homme, est toujours un peu, en sous-main, une faveur, quelque chose d’accessoire, de facultatif pour une femme. Et on sait bien que s’il faut négocier, c’est encore pire[17]. De la même façon qu’on considère qu’un travail à côté peut compenser une faible rémunération, l’ombre du « mari qui gagne bien » pèse encore de ce point de vue-là (rappelons que l’écart de salaire atteint 42 % en France au sein d’un couple, contre 9 % en général[18]). C’est peut-être ce qui explique que « l’écart médian de revenu entre les femmes et les hommes est de - 28 % pour les affiliés de l’Agessa »[19]. Par ailleurs, les auteurs reçoivent des subventions plus conséquentes que leurs consœurs (19 % de plus !). C’est le signe qu’il existe un écart de rémunération à la base. Les seul·es à respecter une certaine parité, sans doute parce qu’ils et elles sont tout en bas de l’échelle, semblent être les libraires et les correcteur·ices. Quand on pense qu’un certain nombre de femmes choisissent cet office justement parce qu’elles l’estiment plus compatible avec les enfants, on se dit que c’est vraiment la double peine.

Ajoutons que les postes de direction sont toujours majoritairement occupés par des hommes (91 % des directions des 100 plus grandes entreprises culturelles, mais « seulement » 79 % pour le livre), ainsi que les postures d’autorité et de pouvoir — douze femmes ont obtenu le prix Goncourt depuis 1908. Une troublante étude, en 2018, concluait même que les livres de femmes, entre 2002 et 2012, étaient en moyenne 45 % moins chers que les livres d’hommes sur le marché américain[20] ! Comment, en outre, rassembler des travailleur·ses atomisé·es, qui travaillent depuis chez eux ou elles, des quatre coins du territoire, pour des employeur·ses innombrables et avec des statuts et des revenus disparates ? Comment faire front commun depuis l’isolement ? La plupart des associations existantes ont peu à voir avec des organisations représentatives ou des syndicats (puisque ce n’est pas du travail…). C’est une forte revendication des auteur·ices, notamment, qui n’élisent pas leurs représentant·es[21]. C’est en partie pour remédier à cette situation que la Ligue des Auteurs Professionnels a été fondée en 2018, regroupant organisations d’auteur·ices et illustrateur·ices et n’hésitant pas à croiser le fer[22].

Mais sur ce sujet en particulier, toute remise en question de l’existant suscite aussitôt une levée de boucliers. Constatant ce « déséquilibre des relations avec les acteurs de l’aval », dans son rapport sur « L’auteur et l’acte de création », Bruno Racine a proposé « l’introduction dans le code de la propriété intellectuelle d’un contrat de commande rémunérant en droits d’auteur le temps de travail lié à l’activité créatrice »[23] (je passe sur l’ambiguïté de la formulation), mais également d’un taux minimal de droits d’auteur, dans le but de remédier à la paupérisation croissante des créateur·ices. Mesures plutôt froidement accueillies par les éditeur·ices, au premier rang desquel·les Antoine Gallimard, qui tempêta dans Le Monde : « […] la glaciation et le contrôle des naissances ! […] Nous ne nous résignerons jamais à une société faisant le choix délibéré, cynique ou décliniste, de publier moins pour lire moins. »[24]

Et voilà. On essaye de redéfinir le partage de la valeur, on se retrouve avec une menace d’extinction. Car on fait toujours appel à LA valeur, celle qui vaut plus que toutes les conventions collectives, que tous les comptages d’apothicaire.

Vous mangerez du prestige à tous les repas

Au fond c’est au nom de cette croyance qu’on s’engage en littérature. Sans prendre garde aux statuts, aux numéros de Siret, aux cotisations retraite. C’est aussi ce qui fait accepter des conditions de travail complexes, des délais serrés, des ouvrages trop gros. Mais cette croyance est-elle si forte qu’elle suffise à nourrir son homme ? sa femme ?

Pour certain·es, c’est vrai, il est insultant de qualifier l’écriture de travail. L’autrice Louise Chennevière, dans une tribune incendiaire[25], affirme ainsi qu’« écrire n’est pas un travail comme un autre », et que d’ailleurs, l’écrivain « ne veut pas que son écriture le fasse bouffer parce qu’il sait que pour cela, il lui faudrait renoncer, baisser la tête et son froc ». Il y aurait quelque chose d’immoral à revendiquer une rémunération, qui témoignerait d’une « servilité absolue aux tenants de l’ordre économique ». On peut comprendre le besoin radical de faire échapper la littérature au « règne absolu de la valeur ». On comprend moins s’il s’agit surtout de condamner les auteur·ices qui se battent pour obtenir un meilleur partage. Considérer qu’on s’asservit (« calculs, larbinages, et compromissions ») dès qu’on cherche à survivre d’une activité d’écriture, c’est reconduire l’arnaque au prestige qui prévaut dans la littérature : refuser de voir que la littérature est aussi un marché, et que même en retrait du monde, l’écrivain·e a faim plusieurs fois par jour. Tout le monde ne se sent pas, comme le propose Louise Chennevière, d’« extraire discrètement d’un supermarché de quoi bouffer ». N’est-ce pas aussi une manière de réserver le champ littéraire à celles et ceux qui en ont les moyens ? En France, le manque de représentation de certaines catégories de la population dans la littérature n’est-il pas aussi une conséquence de ce souverain mépris de l’argent[26] ? Je ne sais pas vous, mais moi, tout ce qui exclut, ignore, passe sous silence l’argent, j’ai toujours l’impression que c’est réservé aux riches, d’office. À celles et ceux qui peuvent se permettre sans mal d’être complètement désintéressé·es. Et que tout ce tabou sur la valeur est un outil d’oppression particulièrement pervers.

Quant à penser que la lutte pour les moyens minimaux de survie devrait être détachée de l’écriture, on peut l’entendre, mais dans ce cas il faut réfléchir à des solutions plus globales, dans lesquelles on n’aurait pas besoin de tirer un revenu du travail (renversement copernicien).

Une statue ou un statut ?

C’est en ce sens qu’il me semble intéressant de nous pencher sur une idée qui a été évoquée par bon nombre de mes interlocuteur·ices, et a été réclamée par un « collectif d’auteurs et d’artistes indépendants » dans Libération : celle d’une « intermittence de la culture »[27]. En effet, je crois qu’au-delà de la difficulté à vivre de petits bouts de rien incertains, ce qui préoccupe le plus dans le petit milieu du livre c’est l’absence totale de protection sociale. Elle a été particulièrement criante pendant le confinement : alors que la plupart des salarié·es étaient couvert·es par le chômage partiel, artistes inclus, les auteur·ices, dont toute la « saison » était annulée, étaient exclu·es des dispositifs.

L’intermittence est une façon détournée de rémunérer le travail, qui permet de déconnecter la quantité de travail ou le revenu perçu de la survie matérielle. En assurant, à partir d’un certain seuil de revenus, un statut minimal, l’accès au chômage, à la retraite, aux congés maladie et maternité, l’intermittence libère quelque peu l’artiste de la course aux contrats et résorbe en partie la précarité dans laquelle il ou elle est plongé·e. Elle est pour ainsi dire ce qui lui permet de travailler ! Et puis, c’est un statut qui donne une force collective et un pouvoir de négociation à 120 000 personnes[28].

En guise de conclusion

Frantz Olivié, éditeur chez Anacharsis :  C’est quoi le juste prix d’un livre ?  Ça coûte combien, L’Odyssée, en vrai ?

Toutes les grandes aventures collectives commencent sans argent. C’est le cas des éditeur·ices qui se lancent et qui doivent avancer tous les frais sans avoir de retour avant un ou deux ans. Souvent fragiles, ces structures, associatives pour la plupart, pourraient difficilement se passer du bénévolat. Chez Anacharsis, les deux fondateurs n’ont réussi à dégager de quoi payer un salaire qu’au bout de six ans d’activité, et encore aujourd’hui la boutique tourne avec deux SMIC et le travail bénévole d’un éditeur (représentant par ailleurs). La fondatrice des Lisières, Maud Leroy, parvient à rémunérer les auteur·ices et les traducteur·ices mais est la seule à travailler bénévolement (« j’ai des scrupules à utiliser des bénévoles»). Chez Ici-bas (ex-CMDE), Anna Touati trouve tout à fait problématique d’être, en tant que traductrice, une des rares personnes à pouvoir bénéficier d’une rémunération (« je me considère privilégiée »), et les « participant·es » (auteur·ice, traducteur·ice, illustrateur·ice) peuvent choisir de toucher leurs droits ou de les remettre en circulation dans le fonds associatif. Sur les premiers livres des éditions Attila, personne ou presque n’était rémunéré (« on invitait le graphiste au restaurant »). Le traducteur de Fuck America, d’Edgar Hilsenrath, a travaillé gratuitement : Benoît Virot l’avait rencontré par hasard en même temps que le livre.

Au fond, personne ne fait de l’édition pour gagner vraiment de l’argent. Et tout le monde est d’accord pour donner du temps de travail gratuit — par amitié, par enthousiasme, par militantisme. Participer à une aventure collective, fréquenter des auteur·ices, lire, écrire, autant de moments arrachés au temps marchand qu’on nous impose, autant de petites sphères de résistance au monde tel qu’il dé-va (comme dirait mon grand-père). On sait bien, de toute façon, que la valeur, l’intérêt, la difficulté d’un travail n’ont que peu de choses à voir avec la façon dont il est rémunéré, et qu’aujourd’hui le travail en général est sans doute l’activité humaine la moins rentable (il vaut mieux acheter des immeubles). Mais il reste tout de même assez difficile, à moins justement d’être déjà propriétaire, de s’extraire d’un système qui exige qu’on gagne sa vie, où l’on paye toujours les choses (l’encre et le papier) mais pas forcément les personnes (plus corruptibles !). Seule la juste reconnaissance du caractère structurant du travail gratuit et la possibilité d’en vivre malgré tout permettra de libérer du temps et des forces pour le proposer à qui il nous plaira. Ou pas.

 

*

Je remercie toutes celles et ceux qui ont eu la patience de répondre à mon questionnaire ou de s’entretenir avec moi au téléphone. Spéciale dédicace à tou·tes les trimardeur·ses de l’édition.

[1] Denis Diderot, Lettre historique et politique adressée à un magistrat sur le commerce de la librairie, 1767.

[2] Maud Simonet, « Le travail gratuit est l’un des visages du néolibéralisme », Alternatives économiques, 18 décembre 2018, disponible en ligne ici.

[3] Sur le site Profilculture, au 7 juillet 2020, on comptait 28 offres d’emploi pour 277 offres de stage, alternance ou service civique

[4] Organisme chargé de la gestion collective du droit de prêt en bibliothèque.

[5] atilf.atilf.fr

[6] « Travail gratuit ou exploitation ? Rencontre avec Maud Simonet », Ballast, février 2019.

[7] David Graeber, Bullshit Jobs, Les Liens qui libèrent, Paris, 2019, p. 326.

[8] Ibid., p, 297.

[9] Ibid., p. 328.

[10] Ce terme latin désignant un instrument de torture est considéré comme étant l’origine étymologique du mot « travail ».

[11] Voir à ce sujet l’excellent article de Frédérique Letourneux, « À distance : (dé)construire le “chez-soi de travail” », AOC, juin 2020.

[12] Dans le cadre du dispositif Vie littéraire, le CNL a annoncé en juillet 2015 qu’il rendait « obligatoire la rémunération des auteurs à partir de 2015 en accompagnant les organisateurs qui l’appliquent ».

[13] Honoré de Balzac, Lettre aux écrivains français […], Œuvres diverses, t. II, p. 1 239.

[14] Le secteur du livre : chiffres-clés 2018-2019, ministère de la Culture, avril 2020, en ligne : <culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Livre-et-lecture/Documentation/Publications/Chiffres-cles-du-secteur-du-livre>.

[15] Syndicat national de l’édition, « Les ressorts de l’économie de la création », rapport, 2017.

[16] Radio Évasion, « Les blues de la filière du livre », 7 mai 2020, disponible en ligne ici.

[17] Thierry Renaud, SNLE-CFDT : « Les sociologues constatent qu’à l’embauche les femmes ont plus de mal à négocier que les hommes […] comme un corollaire à l’éducation reçue dans l’enfance et à la place qui leur est (encore) attribuée par le modèle éducatif dominant. »

[18] Insee, « Écarts des revenus au sein des couples », 6 mars 2014.

[19] Bruno Racine, « L’auteur et l’acte de création », rapport, ministère de la Culture, janvier 2020, p. 25.

[20] Dana B. Weinberg et Adam Kapelner, « Comparing Gender Discrimination and Inequality in Indie and Traditional Publishing », Plos One, 9 avril 2018, en ligne : <doi.org/10.1371/journal.pone.0195298>.

[21] Joann Sfar dans « On n’arrête pas l’éco » sur France Inter, 25 avril 2020 : « On a le triste privilège d’être la seule profession qui n’élit pas ses représentants. »

[22] Voir la polémique avec la Société des gens de lettres, à qui Joann Sfar reprochait d’avoir gardé l’argent de l’aide aux auteur·ices et qui l’a attaqué en justice pour diffamation.

[23] Bruno Racine, « L’auteur et l’acte de création », rapport cité, recommandation no 10, p. 6.

[24] Tribune publiée dans Le Monde, 6 février 2020. L’affirmation selon laquelle moins de livres publiés = moins de lecture reste à démontrer ! Rappelons que 810 130 références sont disponibles actuellement.

[25] Louise Chennevière, « La littérature est morte, vive la littérature », Lundi matin, 25 mai 2020. Disponible en ligne : <lundi.am/La-litterature-est-morte-vive-la-litterature-3228>.

[26] Je ne veux pas ici tresser des couronnes au système anglo-saxon, mais force est de constater que la présence d’agent·es littéraires qui pèsent très fortement sur la rémunération des auteur·ices permet une plus grande représentation des outsiders.

[27] « Il est urgent d’accorder aux auteurs et aux artistes les mêmes droits qu’aux comédiens, musiciens, et intermittents du spectacle », Libération, 29 mai 2020.

[28] D’ailleurs, les intermittent·es elleux-mêmes ont déjà l’idée d’étendre leur statut aux 2,3 millions d’intermittent·es de l’emploi (intérimaires et saisonnier·es, par exemple) : « Manifeste pour une nouvelle réforme de l’assurance chômage », disponible en ligne <mncp.fr/manifeste-pour-une-nouvelle-reforme-de-lassurance-chomage/>.