J’espère qu’on choisira l’amour – Kai Cheng

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Le texte original sur Medium

« Tu as le droit de raconter ton histoire […] Tu n’as pas le droit de traumatiser des personnes abusives, de les attaquer publiquement, ni de saboter la santé de quiconque. Les comportements abusifs sont aussi des réactions de survie, des comportements appris enracinés dans la douleur. Si tu es la personne abusée, guérir cette douleur n’est pas de ta responsabilité mais exacerber cette souffrance n’est pas ton juste droit. »

Emergent Strategy, adrienne maree brown

Je ne crois pas vraiment en la justice. Et j’entends aussi par-là les notions de responsabilité, de justice restauratrice, de justice transformatrice et la plupart des concepts qui ont pris d’assaut la « culture » de la justice sociale. Par contre je crois fermement en l’intégrité, en l’honnêteté et en l’honneur d’une personne (alors qu’on entend souvent le mot « intégrité » dans les cercles engagés pour la justice sociale, l’honnêteté et l’honneur comme je les conçois me viennent de ma famille chinoise et de mon éducation. au passage, la notion d’« honneur » n’est jamais invoquée dans les mouvements pour la justice sociale, et je ressens clairement son absence d’influence sur les attitudes des militant.e.s).

À une époque, je croyais beaucoup plus en la notion de justice. J’avais avalé la soupe qu’on m’avait servie, même si je n’ai jamais été au clair sur ce que signifiait exactement la justice. Ironiquement, je pense que beaucoup de personnes impliquées dans le « militantisme » pour la justice sociale – j’utilise des gros guillemets parce que le militantisme veut dire des choses très différentes pour différentes personnes – n’ont pas une définition très claire de ce qu’est la justice. Bien sûr, il y a un sous-groupe de personnes qui ont beaucoup réfléchi à la notion de justice mais, à mon sens, il y a d’énormes désaccords entre elleux et beaucoup de confusion. Et ça se comprend. La justice reste un concept philosophique assez prétentieux.

Au cours de mon adolescence et au début de mon âge adulte, j’ai donné beaucoup de moi-même à l’idée de justice : temps, énergie, dignité, santé. J’ai fait d’énormes sacrifices personnels pour essayer de vivre à la hauteur des idéaux de justice qu’on défend à gauche, en particulier celui de responsabilité – qui, dans les cercles que je fréquentais, consistait principalement à utiliser le bon langage politique (qui change tout le temps) et à faire systématiquement toutes les bonnes actions et pratiques politiques, et aussi à admettre sans équivoque qu’on est coupable et qu’on a été « problématique » lorsque quelqu’un t’interpelle pour une infraction. Il y a, certes, de bonnes leçons à prendre dans cette idéologie : elle enseigne l’humilité et elle enseigne à écouter les voix de ceux et celles qui souffrent, ce qui, à mon avis, est toujours une bonne idée.

Malheureusement, la mise en œuvre de la « justice » dans la gauche radicale s’est aussi manifestée dans ma vie comme un déni total de mes limites personnelles (déjà que je ne suis pas très douée pour poser mes limites). Pendant un temps, on m’a beaucoup valorisée dans ma communauté en tant que « bonne » défenseure de la justice sociale, parce que j’étais très forte pour utiliser le bon langage et pour agir comme il fallait. Et j’avais tendance à m’excuser sans retenue et de manière parfaite quand je faisais des « gaffes ». Je vois maintenant que c’est un talent qui me vient du trauma : la capacité à checker précisément, sans arrêt, les personnes autour de moi pour sentir ce qui va leur plaire et jouer ce rôle, peu importe le coût pour ma santé à long terme. Cette capacité est une extraordinaire stratégie de survie à court terme, comme la plupart des stratégies issues du trauma : elles servent à négocier l’imprévisibilité et la cruauté de la punition – et malheureusement, la plupart des cercles engagés dans la justice sociale sont profondément imprégnés d’un schéma punitif.

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«La punition n’est pas ce qui arrive aux personnes mauvaises. C’est ce qui arrive aux personnes qui ne peuvent l’empêcher d’arriver. Elle est marquée par la souffrance, pas par la recherche d’équité. »

“Hot Allostatic Load”, Porpentine Charity Heartscape

Je ne crois pas en la justice parce que je n’en ai jamais bénéficié. Je ne suis vraiment pas certaine que ce serait bien pour moi si j’y avais eu accès. Je me suis tellement donnée pour essayer de créer de la justice pour les autres, que ça m’a traumatisée et rendue profondément handicapée. Je dis ça au sens littéral, pas de manière métaphorique ou pour être mélodramatique : je suis maintenant malade. Et je ne peux plus faire les choses que j’étais capable de faire avant sans avoir des douleurs physiques et psycholo,giques aiguës.

Il m’est arrivé plusieurs fois, chez les militant·e·s pour la justice sociale, d’être maltraitée par des femmes blanches en situation de pouvoir sur moi et qu’elles profitent de moi. Elles l’ont fait en public, alors que nous étions entourées de soi-disant militant·e·s. Des témoins m’ont parfois exprimé de la sympathie en privé, mais illes ne m’ont jamais protégée ou ni n’ont repoussé ces personnes. Bien sûr, je suis en colère face à ça, mais je pose pas de jugement. J’ai plusieurs fois fait exactement la même chose moi-même : j’ai été témoin de situations d’exploitation ou de violence et j’ai essayé d’être soutenante sans me positionner clairement. C’est la peur : peur de la punition, peur de perdre ses relations et son statut social.

J’ai vu beaucoup de meufs blanches demander à ce que justice soit rendue dans des situations de conflits personnels, de violence et d’abus. J’ai vu d’autres personnes faire ce genre de demandes aussi, mais ce sont les meufs blanches qui ont tendance à attirer le plus l’attention, parce que les meufs blanches sont considérées comme intrinsèquement innocentes. L’“innocence” idéologique dont je parle ici ne se réfère pas seulement à la définition littérale : “ne pas être coupable de comportements répréhensibles”, elle inclut aussi une connotation de “pureté” ou de “vertu”. C’est ainsi qu’être accusé·e d’avoir fait du mal à une meuf blanche c’est être accusé·e d’un acte blasphématoire et profondément malfaisant. Ceci est, bien entendu, un héritage historique de l’instrumentalisation de la féminité blanche pour justifier la violence exercée contre les personnes racisées.

Curieusement, j’ai aussi vu beaucoup de personnes qui ne sont pas des meufs blanches essayer de prétendre au même type d’ “innocence” dans leurs propres demandes de justice – ce qui implique en premier lieu que la personne “innocente” soit vue comme n’ayant aucune responsabilité dans la situation et en deuxième lieu que la personne “coupable” soit mise à disposition pour être puni·e. Ensuite, la logique suit son cours : si quelqu’un·e a fait quelque chose de mal, alors c’est acceptable d’être agressif·ve ou même violent·e à son encontre.

On aime la punition chez les militant·e·s de la justice sociale (beaucoup de gens, dans beaucoup de sociétés et de sous-cultures, aiment la punition). Bien sûr qu’on aime ça. On se sent bien quand quelqu’un·e qui nous a fait du mal subit les conséquences douloureuses de ses actions et on ressent ça par procuration quand on voit quelqu’un·e qui a fait du mal à autrui être puni·e. Je ne pense pas que ce soit mal en soi. J’ai plein de fantasmes de vengeance et je les trouve vraiment très réconfortants à certains moments. Le problème, c’est la mise en œuvre de la punition et de la vengeance (et non, je ne vois pas de distinction significative entre la punition et la vengeance, même si, bien sûr, le débat est ouvert) : on le sait, la douleur et la violence tendent à se reproduire, comme un virus. La punition ne met pas un terme à la violence, au contraire elle la nourrit.

Nous aimons penser que nos punitions sont humaines, c’est-à-dire que nous aimons les considérer comme pas-vraiment-des-punitions. La punition fait du bien sur le moment, mais elle nous fait aussi culpabiliser. Les courants de gauche en particulier n’aiment pas se voir comme responsables de cycles de violence car nous affirmons détester la violence. On remarque cependant que le complexe industriel carcéral et la justice pénale eux aussi affirment la vertu morale de leur usage de la punition.

À gauche, on affirme préférer les concepts d’ “auto-critique” et de “responsabilité” à la punition franche, ce qui veut généralement dire que la personne considérée comme coupable de violence doit immédiatement (immédiatement!) se dénoncer, souvent publiquement, et ensuite peut-être s’investir dans ce qui pourrait s’apparenter à un travail de réparation. Cette démarche, en soi, pourrait conduire à des transformations positives, mais elle requiert beaucoup de ressources pour être menée à bien. Personne ne peut nous forcer à entrer dans un processus d’évolution personnelle et spirituelle immédiat – nous devons y arriver de notre plein gré, sinon nous finirons au mieux déçu.e.s et au pire traumatisé.e.s à nouveau. Cela prend du temps, des ressources, et de la compassion de part et d’autre. Cela requiert des compromis et ce n’est pas gratifiant immédiatement (ni même sur le moyen terme, pour être honnête).

Dans la justice communautaire, la prise de responsabilité est imposée par l’humiliation publique et l’exclusion, qui, souvent, n’a pas de date de fin et continue à impacter la réputation et le statut social de la personne même longtemps après que l’acte de responsabilisation/réparation soit accompli. Nous ne disposons pas de mesures collectives d’évaluation de l’efficacité des processus de responsabilisation et du degré d’imposition nécessaire, en fait certaines personnes dans les communautés pratiquant la justice sociale ont l’air de préférer un bombardement interminable de dénonciations sur internet plutôt que la résolution de conflits. La dignité humaine de la personne qui a fait quelque chose de “problématique” passe au second plan dans le meilleur des cas et, dans le pire des cas, est complètement piétinée.

On a toustes déjà vu des accusations se multiplier sur les réseaux sociaux – vu des personnes attaquées verbalement sans relâche pour avoir pris position de manière “problématique” malgré leurs bonnes intentions, ou même pour avoir exprimé des divergences d’opinion légitimes. Le mouvement vise l’uniformité parce l’uniformité et la pureté nous donnent un sentiment de sécurité. Ça aussi, c’est le langage du trauma. J’ai également vu des personnes persécutées, leur vie privée exposée, sur internet et dans la vie réelle. J’ai été stalkée par une personne que je n’avais pas jamais rencontrée et à qui je n’avais même jamais parlé, parce que cette personne considérait comme une violence le fait que je ne réponde pas à son invitation facebook. J’ai vu mes ami·e·s propager des rumeurs sur d’autres personnes dans nos communautés, défendre l’exclusion et l’ostracisation sur la base de désaccords idéologiques. à de rares occasions, j’ai même vu des militant·e·s appeler à la violence physique contre des personnes violentes dans nos communautés.

De manière générale, nous avons une tendance à l’escalade plutôt qu’à la désescalade. Dans notre désir (légitime) de s’assurer que le mal ne soit ni minimisé ni ignoré, on utilise des mots incendiaires, des conceptions binaires du bien et du mal et des récits hyper simplifiés qui, le plus souvent, accentuent les tensions et décuplent la rage et la honte. On ne pose pas les questions qui sont centrales à la justice transformative : pourquoi du mal a-t-il été fait ? Qui est responsable, au-delà de l’individu qui en est à l’origine, autrement dit : de quelle manière la communauté est-elle impliquée? Comment, à l’avenir, ce préjudice pourrait-il être évité ?

Il faut distinguer punition, justice et guérison. La punition est un processus gratifiant consistant à exécuter une vengeance qui perpétue elle aussi des cycles de violence. La justice est un processus lent consistant à nommer et à transformer la violence en évolution personnelle et en réparation, c’est aussi un processus frustrant, fugace – et rarement satisfaisant. La guérison est le processus de rétablissement de celleux qui ont été blessé·e·s ; et, bien que la justice puisse contribuer à ce processus, la guérison, dans mon expérience, est un parcours individuel qui est presque entièrement séparé de celleux qui m’ont fait du mal. Aucune excuse ni aucune somme d’argent ni aucune punition ne peuvent me rendre la personne que j’étais, le corps et l’esprit que j’avais, avant de subir la violence. Moi seule peux le faire.

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« Les personnes qui commettent la violence n’en sont pas les auteur·e·s; elles ne sont que ses instruments. Elles ne sont responsables que de la violence qu’elles infligent aux autres. Nous sommes tou·te·s responsables de la violence de notre culture. »

Michael White

Je n’ai pas tellement foi en la justice, mais je n’ai pas d’autre choix que d’y croire. La seule alternative serait le nihilisme – l’absence totale de foi en l’humanité – je m’y refuse. Je pense que nous devons refuser le nihilisme parce que c’est la direction du fascisme. Je pense que nous devons refuser le désespoir et choisir la guérison, aussi lente et imparfaite soit-elle. J’essaie de faire le choix de ma propre guérison. J’essaie de faire le choix de ma propre vie, douloureuse et blessée comme elle est. Comme le suggère adrienne maree brown, j’essaie de faire le choix de l’évolution personnelle et de la transformation constante, comme une fleur qui s’épanouit dans un environnement empoisonné par les radiations nucléaires.

J’essaie de laisser la sagesse émerger de mon corps traumatisé.

Alors s’il nous faut vraiment œuvrer à la justice, voici quelques propositions que je fais pour ce travail :

  • il nous faut créer des définitions flexibles, effectives et pragmatiques de la justice, de façon à comprendre ce que nous faisons exactement et quelles valeurs nous avons en commun. Il est possible que nous ayons besoin de différentes définitions de la justice pour différents contextes, mais je suis convaincue que la justice c’est « nommer la blessure et transformer les personnes ainsi que des conditions qui ont causé cette blessure. »
  • nous devons accepter l’idée que des survivant·e·s de violences peuvent aussi exercer de la violence. y avoir survécu n’est pas une médaille de pureté, et cela n’exonère pas non plus de toute responsabilité.
  • il faut nous engager profondément, avec ferveur, pour la dignité de la vie humaine. Il ne nous faut pas céder au besoin pressant d’exercer de la violence, même au nom de la justice.
  • il faut accepter que nous ne pouvons pas forcer les autres à changer de manière de penser ou à changer de croyances. Nous pouvons, en revanche, poser des limites aux comportements violents et faire en sorte qu’elles soient respectées.
  • pratiquer la mise en œuvre de la justice exige du savoir-faire et une expérience complexes et demande une grande intégrité. la facilitatrice – la personne qui met en œuvre un processus de justice – doit agir honnêtement, de façon transparente et en étant conscient·e du risque d’abuser du pouvoir qui vient avec ce rôle ; comme toute position de pouvoir, la mise en œuvre de la justice sociale risque d’attirer celleux qui s’intéressent davantage au pouvoir qu’au travail lui-même, ou peut mettre les facilitateurices face à la tentation de l’utiliser à mauvais escient. Il est nécessaire d’avoir des outils et des stratégies pour modérer le pouvoir des personnes qui sont chargées de mettre en œuvre la justice et pour prévenir un mauvais usage de cette position.
  • la justice peut parfois échouer à ce que certain·e·s, voire tou·te·s, soient satisfait·e·s. Il n’est pas nécessaire que nous nous aimions tou·te·s, que nous soyons tou·te·s ami·e·s ou que nous partagions notre espace personnel avec tout le monde. la justice doit viser à réduire le risque de violence future grâce à une désescalade pour garantir que chacun·e dispose des ressources de base nécessaires pour vivre, guérir, et profiter de la vie – oui ! nous avons le droit de profiter de nos vies.
  • chacun·e a le droit à du soutien au cours du processus de la justice. nombreux·ses sont les praticien·ne·s expérimenté·e·s en matière de justice sociale qui suggèrent la mise en place de « pods », c’est-à-dire de petits groupes communautaires pour créer des réseaux de soutiens souples.
  • la communauté doit reconnaître sa responsabilité dans la production, le cautionnement et la reproduction de la violence. Il n’est pas acceptable que, dans les espaces communautaires, pendant des années – des décennies – nous ayons vu des gens mal agir et se faire du mal les un·e·s aux autres en leur trouvant des excuses, pour, tout d’un coup, nous retourner et avoir l’air choqué·e·s lorsque quelqu’un·e nomme cette violence. Nous ne pouvons pas prétendre que nous n’avons pas contribué à couvrir, minimiser et même encourager la violence. Nous ne pouvons pas organiser des fêtes où tout le monde est super défoncé ou bourré et où on encourage la transgression physique, sexuelle et verbale des limites, puis agir comme si les « personnes autrices d’agression » étaient tou·te·s des monstres sociopathes qui auraient infiltré nos communautés parfaites.

Il faut nous aimer nous-mêmes. Nous devons encourager l’amour – de l’amour radical, de l’amour qui aille au fond des choses. De l’amour qui pose les questions difficiles, qui soit prêt à écouter l’histoire tout entière et à aimer quand même. De l’amour pour les survivant·e·s, de l’amour pour les personnes autrices d’agression, de l’amour pour les survivant·e·s qui ont agressé et de l’amour pour les personnes autrices d’agression qui ont survécu. De l’amour pour la communauté qui nous a tou·te·s abandonné·e·s. Nous vivons empoisonné·e·s. La planète se meurt. Nous pouvons choisir de nous détruire les un·e·s les autres ou nous pouvons choisir l’amour. Même en plein désespoir, nous avons toujours le choix.

J’espère que nous choisirons l’amour.