Jusqu’au bout de l’humain – Brad Tabas

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Résumé

Cet article présente une critique des revendications éthiques qui sous-tendent ce qu’il appelle le nouveau futurisme. L’auteur suggère (sans établir ni nier la possibilité de tels cas) que tout argument légitime en faveur de l’expansion de l’habitat humain au-delà de la planète devrait rester humain, c’est-à-dire qu’il devrait montrer la valeur éthique de l’expansion au-delà de la Terre en termes de qualité de vie qu’elle pourrait offrir à un nombre fini d’êtres qui vivent eux-mêmes le type de vie limitée et écologiquement vulnérable que nous vivons aujourd’hui sur la planète Terre.

*

L’idée d’étendre l’habitat humain hors de la Terre a toujours été un peu folle, à peine moins que la croyance en la prévisibilité du futur, ce qui explique peut-être pourquoi le futur (du moins au cours du siècle dernier) a si souvent fait l’objet de projections dans l’espace.

Mais cette folie de l’expansionnisme spatial, ainsi que l’ardent désir, tellement fou lui aussi, d’aller dans l’espace, ont récemment atteint un paroxysme. Selon le philosophe William MacAskill (l’un des principaux partisans cette idéologie que je qualifierai de « néo-futuriste »)[1], nous sommes à un tournant, un moment où nous avons « une extraordinaire opportunité de changer les choses » (MacAskill 2022 : 41) ; un moment, autrement dit, où nous avons pour extraordinaire impératif moral d’étendre notre présence dans le système solaire[2]. Leurs motivations sont multiples. Le choc de l’anthropocène (Bonneuil & Fressoz 2013), et avec lui les angoisses concernant l’habitabilité de la vie sur Terre sont déterminants. Tout comme les récentes et rapides avancées dans les domaines de l’intelligence artificielle et de la fuséologie, ainsi que la dépendance politique, économique, et même écologique croissante de notre culture vis-à-vis des satellites (Dawes 2018 ; Bratton 2019 [2015] ; Edwards 2010 ; Gabrys 2016 ; Parks 2005). S’ajoute à cela le boom du new space et du commerce spatial privé (Pasco 2017 ; Saint-Martin 2019), ou space 2.0 (Pyle 2019). Mais la folie du néo-futurisme s’applique aussi à ses idées. Car en plus d’envoyer davantage de technologie dans l’espace, on commence à mieux comprendre les limites du corps humain et les changements radicaux qu’il nous faudrait probablement subir pour devenir des extraterrestres. En outre, et c’est peut-être le plus fou, une grande partie des arguments néo-futuristes implique l’abandon de ce que l’on appellerait de manière normative la rationalité éthique.

L’argument moral en faveur
de l’expansionnisme spatial

Le plaidoyer néo-futuriste en faveur de l’expansionnisme spatial, ce que MacAskill nomme « l’argument moral en faveur de la colonisation spatiale » se présente ainsi. Il se fonde sur un raisonnement utilitariste visant la maximisation de la quantité et de la durée de la vie, envisagée comme un bien primaire, avec l’idée qu’elles seraient bien supérieures si nous étions capables d’étendre notre présence hors de la Terre. MacAskill écrit ainsi :

« Si la civilisation terrestre peut encore durer des centaines de millions d’années, les étoiles brilleront encore durant des milliers de milliards d’années, et une civilisation dispersée dans de nombreux systèmes solaires pourrait avoir une longévité au moins aussi grande. La civilisation pourrait s’étendre à la fois dans l’espace et dans le temps. Notre soleil n’est qu’une des centaines de milliards d’étoiles de la Voie lactée ; la Voie lactée n’est qu’une des vingt milliards de galaxies présentes dans l’univers affectable.

Le futur de la civilisation pourrait être littéralement astronomique, et si nous voulons d’une société prospère et florissante, alors il est primordial de le faire advenir »

MacAskill 2022

Tom Chivers (2022) estime que cette civilisation future pourrait comprendre jusqu’à 1058 d’êtres humains. Cela ne s’accorde pas forcément avec les faits, mais ce n’est pas (pour le moment) le sujet[3]. Ce qui importe est la manière dont l’expansion spatiale affecte les calculs utilitaires en gonflant le volume hypothétique des existants et des années d’existence futurs. Chivers expose clairement son argument, sans avoir l’air de saisir la perversité de la chose. Il explique ainsi qu’à la lumière du bonheur et de la durée de bonheur qui pourraient être accumulés en permettant à cette gigantesque civilisation d’exister, « tout le bien que font actuellement les organismes de charité à travers le monde ne serait qu’une goutte d’eau dans l’océan, lui-même simple goutte dans un océan bien plus grand, en comparaison du bien qui pourrait être accompli en réduisant légèrement les chances que l’humanité disparaisse avant d’avoir pu s’envoler vers les étoiles » (ibid. : 36).

Statistiquement, l’argument utilitaire fait largement peser la balance en faveur du voyage vers l’espace. Mais là où ce raisonnement purement quantitatif devient fou, c’est lorsqu’appliqué à des échelles temporelles et spatiales astronomiques, il est croisé avec la question de la qualité de la vie. Avec des chiffres aussi astronomiques, l’argument continuerait de tenir même si tous ces futurs individus devaient mener la pire existence imaginable, et même si le fait de permettre leur existence devait nous conduire nous-mêmes, ainsi que nos descendants immédiats, à endurer la pire existence possible. C’est ce que le philosophe Derek Parfit, qui a consacré ses derniers travaux à passer au crible la théorie utilitariste de l’utilité totale, a appelé la « conclusion répugnante » (1984). Mais les néo-futuristes ont adopté cette logique répugnante. En fait MacAskill, qui était lui-même un étudiant de Parfit, insiste que nous ayons des raisons de croire que la conclusion répugnante « n’est pas aussi répugnante qu’elle en a l’air au premier abord » (2022 : 240).

Alors comment les néo-futuristes parviennent-ils à rendre un tel raisonnement convaincant ? Pour une grande part, cela nécessite d’installer en nous le sentiment que le présent est déjà effroyable et que si l’on ne fait rien, l’avenir statistiquement le plus probable sera non seulement pire, mais littéralement non-existant. Par exemple, Elon Musk (entrepreneur spatial, ami de MacAskill, et homme le plus riche de la planète) fait ce pronostic :

« Je pense qu’il y a fondamentalement deux voies possibles. L’histoire va bifurquer dans deux directions différentes. La première possibilité, c’est de rester sur Terre pour toujours, et alors il y aura à un moment donné un événement, une extinction. Je ne peux pas faire de prophétie précise, mais à un moment donné, d’après ce que nous dit l’histoire, il y aura un événement apocalyptique. L’alternative, c’est de devenir une civilisation spatiale et une espèce multiplanétaire, et j’espère que vous conviendrez que c’est la meilleure voie à suivre »

Musk 2017.

Cet argument est valide d’un point de vue statistique. Comme l’explique le théoricien du risque existentiel Toby Ord, de l’université d’Oxford : « S’il y avait un nombre croissant de lieux nécessitant d’être tous détruits pour que l’humanité disparaisse, et si la probabilité que chacun d’entre eux subisse une catastrophe était indépendante du sort des autres, alors l’humanité aurait de grandes chances de survivre indéfiniment » (2020 : 194). Autrement dit, la diversification de nos lieux d’habitation améliorerait nos chances de survie face aux risques existentiels (changement climatique, guerre nucléaire, intelligence artificielle désalignée, pandémie, etc.) en décorrélant ces risques de celui de notre extinction collective. L’expansionnisme accroît la quantité hypothétique d’existences futures, ce qui affecte significativement les calculs utilitaires concernant le futur. Mais ce qui fait défaut, c’est une comparaison de la manière dont ces vies futures seront vécues.

Il y a aussi une version spatiale de cet argument. Depuis au moins les années 1960, l’humanité vit dans ce qu’Alexander Geppert (2018) nomme « l’âge des limites ». Comme Vaclav Smil (2020) l’a clairement montré, la planète impose des limites strictes à la croissance future – même si elle est « dématérialisée ». Or depuis au moins la publication du livre de Gerard O’Neill, The High Frontier (1977, trad. fr. Les Villes de l’espace, 1978), les astrofuturistes ne cessent de dire qu’il existe une abondance de possibilités et de ressources en-dehors de notre planète. Jeff Bezos, par exemple, entrepreneur spatial et deuxième homme le plus riche du monde, fait ce pronostic :

« Un problème très fondamental sur le long terme, c’est que nous allons être à court d’énergie sur Terre. C’est arithmétique. Ça va arriver… Nous ne voulons pas arrêter d’utiliser de l’énergie. Mais nos niveaux de consommation ne sont pas tenables… Bonne nouvelle : si nous nous déplaçons dans le système solaire, nous aurons, pour tous nos besoins pratiques, des ressources illimitées… Nous pourrions avoir un billion d’humains dans le système solaire, ce qui signifierait un millier de Mozarts et un millier d’Einsteins. Ce serait une civilisation incroyable »

Bezos, 2020.

Coloniser l’espace ne nous libérerait pas seulement de notre crainte actuelle des catastrophes, dont le déplacement des limites de la planète nous rapproche dangereusement ; cela pourrait aussi engendrer une explosion démographique et ouvrir un nouveau paradigme où l’épuisement des ressources ne serait plus à l’ordre du jour. Une fois de plus, la question de la qualité de la vie ne se pose pas, il s’agit d’une simple logique du plus = plus.

Mais qu’est-ce qui, réellement, deviendrait abondant ? Pour que la conclusion répugnante n’apparaisse pas comme telle, encore faudrait-il que le futur dans l’espace soit à la hauteur des attentes. Les récits de science-fiction – y compris les dystopies – cherchent généralement à nous faire croire qu’un avenir loin de la planète serait merveilleux. Les « milliardaires de l’espace », ou rocket billionaires, comme les appelle Tim Fernholz (2018) disent que le futur qu’ils sont en train de construire est « fantastique » et « incroyable ». Mais n’est-ce qu’une publicité mensongère, ou une manière cynique de monétiser le capital culturel qu’ils ont amassé en agissant selon les doctrines des moralistes néo-futuristes ?

Anticipations répugnantes

Regardons-y d’un peu plus près en essayant de différencier la SF de la science fantasy. Il faut bien l’admettre, l’histoire de l’exploration spatiale s’est accompagnée d’une révision à la baisse de la qualité de vie des êtres humains normaux dans l’espace. Au début de l’ère spatiale, un mythe tenace circulait, relayé par la NASA et Roscosmos, selon lequel les plus parfaits spécimens humains étaient de tels supermen qu’ils pourraient conquérir l’espace (Maher 2017 : 144). Soixante-dix ans plus tard, plus personne ne semble croire que l’aptitude physiologique seule suffise. L’étude récente des jumeaux identiques Mark et Scott Kelly en a apporté une démonstration édifiante. Une équipe de scientifiques a analysé les répercussions corporelles du séjour d’un an que Scott a effectué à bord de l’ISS pour estimer les effets physiologiques probables d’un voyage de long terme dans l’espace. Scott n’est pas mort, mais le verdict de Christopher Mason, lui-même néo-futuriste et membre de l’équipe de médecins de la NASA chargés de l’examiner, est frappant. Selon Mason, si l’on veut seulement survivre à un voyage sur Mars, il faudrait transformer nos corps, à l’image des « fusées et vaisseaux » que nous construisons, c’est-à-dire en installant « des protections internes, à l’intérieur même du corps des astronautes ». Les néo-futuristes ne voient rien de mal à cela : abandonner nos corps est « le devoir naturel de l’humanité, nécessaire à la survie de la vie » (Mason 2021 : 12). Mais il faut être honnête. Si cela est vrai, alors les 1058 de vies futures, que l’on peut à présent qualifier de vies amputées, n’ont soudain plus tout à fait la même valeur. J’admets que cet argument a ses limites : peut-être que nous développerons des technologies plus performantes, qui nous permettront d’aller dans l’espace en conservant nos corps. Mais je ne crois pas avoir besoin ici de montrer quel serait l’état de nos corps futurs. Ce que je souhaite montrer, c’est que les versions du futur auxquelles les néo-futuristes pensent que nous devrions œuvrer ne peuvent apparaître désirables qu’à des gens qui confondent l’éthique et la misanthropie.

Examinons un autre exemple. Beaucoup de néo-futuristes pensent qu’il faudrait non seulement nous débarrasser de nos corps, mais aussi de nos esprits. D’après Elon Musk[4], c’est « la lumière de la conscience » qui colonisera Mars. J’insisterais sur le fait qu’il s’agit bien de « lumière », et pas seulement de « conscience » dans la mesure où Musk, comme beaucoup de ses pairs, pense que le wetware[5] est un support trop limité pour accomplir les opérations d’ingénierie nécessaires pour quitter la Terre (d’où ses investissements dans Neuralink). Ray Kurzweil (2005 : 5737), directeur scientifique chez Google, énonce clairement ce point lorsqu’il dit que les technologies permettant d’une part l’augmentation cognitive et d’autre part l’expansionnisme cosmique deviendront opérationnelles à peu près au même moment, si bien que lorsque nos cerveaux, transposés dans du silicium ou une autre substance capables de servir de support à un ordinateur quantique, seront en mesure de traiter les données beaucoup plus rapidement, « à des vitesses de l’ordre du térahertz (des milliers de milliards d’opérations par seconde) contre les quelques gigahertz (des milliards d’opérations par seconde) des puces actuelles », alors « l’intelligence de notre civilisation » se propagera « dans le reste de l’univers » à une vitesse proche de celle de la lumière. Pour Kurzweil, notre glorieuse civilisation future consistera en une nuée « massivement disséminée » de nanorobots, de l’ordre du « micron » (2005 : 6824), à l’intérieur desquels des consciences seront téléchargées, et qui travailleront ensemble en réseaux pour exploiter leur environnement et en extraire les ressources. Troquer nos corps et nos esprits pour des bots maximiserait nos chances de survie. La petitesse et la multiplicité augmenteraient nos capacités de résilience, chacun ne nécessitant qu’un petit apport d’énergie pour survivre, et tous pouvant être suffisamment dispersés pour éliminer avec quasi-certitude tout risque qu’une catastrophe nous fasse disparaître.

Notre expérience subjective de nous-mêmes ne serait probablement pas celle de petits points flottant dans le vide, mais ressemblerait plutôt à l’expérience du Métavers telle que des auteurs cyberpunks comme Gibson et Stephenson l’ont dépeinte, mais avec plus de puissance informatique. Selon la manière dont nous aurons été programmés, nous pourrons ou non savoir la différence. Nous pourrons par exemple choisir de configurer notre moi futur pour vivre dans ce que le philosophe David Chalmers (2022) appelle la « Réalité + » : un monde virtuel hypothétique ayant atteint un tel niveau de détail granulaire qu’il deviendrait impossible de le distinguer de ce que l’on appelle aujourd’hui la réalité. Mais cela ne serait possible que dans le cas où cette Réalité + serait intégrale, ce qui nécessiterait d’effacer le passé et de programmer nos descendants de telle sorte qu’ils soient incapables de discerner leur véritable condition ou de la comparer à notre condition actuelle. Ceci étant dit, il n’est pas surprenant que nombre de néo-futuristes, comme le chercheur en informatique Rizwan Virk (2021 [2019]), du MIT, croient tout simplement que nous vivons déjà dans une simulation.

Les néo-futuristes ne sont pas totalement insensibles à l’idée que cela puisse être répugnant. Certains d’entre eux essaient de pointer le bon côté des choses. Nick Bostrom, par exemple, voit dans notre fin tels que nous sommes une très bonne chose. Il affirme que nos capacités cognitives futures, massivement augmentées, aiguiseront notre sens de « l’esthétique, de la narration, de l’humour, de l’érotisme, de la spiritualité », et amplifieront ce qu’il appelle le « bien-être subjectif », en intensifiant notamment « la joie, la sensation de confort, les plaisirs sensuels, l’amusement, l’intérêt positif et l’excitation » (Bostrom 2014 : 9 et 11). Eliezer Yudkowsky (2015 : 205) espère pouvoir profiter d’une meilleure assimilation des « leçons de la théorie des probabilités » et savourer le bonheur d’être un « parfait bayésien », capable de raisonner « face à l’incertitude » de manière presque idéale. On peut être tenté ici de commencer à considérer des scénarios tels que ceux explorés par Greg Egan dans Isolation (2000 [1992]), dans lesquels nos consciences elles-mêmes sont piratées de sorte qu’aucun sentiment d’insatisfaction ne soit plus perceptible. Mais cela reporterait de nouveau notre attention sur le terrain de la comparaison des alternatives contrefactuelles. Contentons-nous de suggérer que l’expérience même de ces diverses options est littéralement impensable.

En pratique, la plupart des néo-futuristes parlent moins de leur vision positive du futur que des graves problèmes qui risquent de surgir si l’on ne fait pas les sacrifices nécessaires. Pour Nick Bostrom (2017 [2016]), si nous restons humains, nous deviendrons probablement les esclaves d’un inévitable monstre artificiel désaligné. Empruntant à l’économiste Robin Hanson (2016), l’alternative qu’il propose équivaudrait à dire « if you can’t beat ‘em, join “Em” », ou « si tu ne peux pas les battre, alors mieux vaut te joindre à eux » (les Ems, c’est-à-dire des « émulations », ou copies informatiques du cerveau humain). La transhumaniste Susan Schneider (2019 : 103) avance un argument similaire, mais en invoquant cette fois-ci non pas la menace d’une intelligence artificielle malveillante, mais d’une invasion extraterrestre. Comme elle l’explique dans une discussion sur les implications du paradoxe de Fermi (l’absence apparente de vie dans le cosmos, alors que par son immensité même, il serait plus probable d’y découvrir de la vie), il est non seulement très possible que des extraterrestres existent, mais aussi qu’ils possèdent déjà une super intelligence artificielle ; dès lors, la sentimentalité qui nous pousse à vouloir sauver nos esprits et nos corps terrestres condamnera nos descendants à devenir des esclaves, puisqu’ils seront des « poids plumes intellectuels » en comparaison de ces super intellects qui « coloniseront l’univers[6] ».

En résumé, pour que le futur imaginé et promu par les défenseurs de la conclusion déplorable apparaisse plus souhaitable que le nôtre, il faut penser que l’on vit déjà dans le pire des mondes possibles, que tromper tout le monde tout le temps est acceptable ; croire qu’une horrible catastrophe est imminente, ou encore trouver qu’il serait épistémologiquement réconfortant de savoir avec certitude que nous sommes bien des cerveaux dans des cuves (Putnam, 1981). J’ai du mal à croire que des gens (y compris les néo-futuristes) puissent réellement penser qu’un futur où nous serions comme des fantômes dans une nuée de nanorobots, que l’on en soit conscient ou non, puisse être désirable. Je doute fortement que cela aboutirait à une civilisation que nous serions fiers d’avoir créée, même si je suis prêt à entendre que certains puissent, dans leurs plus sombres humeurs existentielles, trouver qu’une telle civilisation aurait plus à offrir que la nôtre. Mais le point le plus important est celui-ci : il est moralement répugnant de plaider en faveur de la transformation active de notre monde en un autre qui, nous le pensons tous, serait pire pour tout le monde. Autrement dit, il me semble que nous devrions prendre le temps de nous demander comment et pourquoi un raisonnement moral apparemment solide nous conduit dans une direction aussi exécrable.

Le sentiment d’une fin

Voilà le nœud du problème. Il semblerait immoral d’affirmer que nous devrions agir de telle sorte que nos descendants en viennent à mourir parce que nous n’avons pas rationnellement œuvré à prolonger la vie de notre espèce. Et dans le même temps, il semble immoral de s’engager dans l’autre voie. Qui plus est, il importe de le souligner, la quête de la vie à tout prix vient apporter des justifications idéologiques à des aspects indésirables de notre présent. Par exemple, le néo-futurisme offre des arguments pour rendre acceptable l’écart de richesse entre Bezos, Musk et le reste de la planète, au motif que les investissements risqués des milliardaires seraient le « meilleur » moyen pour l’humanité de devenir interplanétaire[7]. En outre, le néo-futurisme impose et absolutise la logique de ce que Luciano Floridi (2014) a appelé l’« infosphère », en rejetant les voix qui s’élèvent contre l’invasion de la vie par le capitalisme de la surveillance, sous prétexte que depuis le début, tout ne serait qu’information (Zuboff 2020). Mais d’une certaine façon, tout ceci ne fait qu’expliquer davantage pourquoi, à ce moment-ci de l’histoire, les néo-futuristes peuvent trouver rationnel, c’est-à-dire moralement acceptable, d’appeler à œuvrer pour quelque chose de déplorable.

Porter sur la chose un regard historique n’accomplira par de révolution morale susceptible de remettre notre rationalité d’aplomb. Je crois que lorsqu’elle touche à la conclusion regrettable, ou plutôt, aux sublimes attentes spatiales et temporelles ouvertes par la colonisation de l’espace, la théorisation morale rencontre une sorte de singularité : une zone paradoxale dans laquelle les outils heuristiques normalement fiables ne le sont plus. Plutôt que d’essayer de résoudre ce problème, essayons de le comprendre. Aristote, dans sa Politique, dit qu’il y a quelque chose de contre nature dans cette espèce de perspective infinie que génère l’accumulation chrématistique (l’accumulation de richesses monétaires), car il n’y a pas de limites à la quantité d’argent qu’un individu peut acquérir, l’or étant non périssable, tandis que la quantité de biens qu’il peut consommer est limitée. Si le terme de naturel est très controversé, une chose est clairement contre nature ou illimitée dans cet avenir qu’imaginent les néo-futuristes : le refus de la mort. Et si les arguments que j’ai passés en revue n’évoquent jamais spécifiquement l’augmentation de la longévité, la plupart des néo-futuristes souhaitent obtenir la vie éternelle, pour eux-mêmes comme pour l’espèce humaine dans son ensemble. Leurs visions maximalistes du futur idéal n’envisagent jamais la possibilité qu’il y ait une fin naturelle, autrement dit désirable, à la civilisation ; elles postulent nécessairement une vie perpétuelle. Bien sûr, il est difficile d’affirmer que mourir est en soi une bonne chose. Mais ça ne l’est pas autant de dire que nos ancêtres devaient mourir, et qu’il doit bien y avoir un moment où la Terre et tous les membres de son écosystème auront une fin. Cela dit, il est vrai que la mort a souvent été appréhendée comme la perspective à partir de laquelle mesurer la valeur de la vie, différencier qualitativement le simple fait d’avoir vécu de la question éthique d’avoir bien vécu. C’est sans doute aussi vrai à l’échelle d’une civilisation, et même d’un collectif planétaire vivant. Peut-être que ce qu’il semble bon d’acquérir indéfiniment n’est en fait bon à rien du tout, que ce soit d’un point de vue pratique ou éthique.

La réflexion éthique devrait peut-être ici inclure la mort. Peut-être que ce qui ne va pas chez nos nano-descendants, c’est qu’ils ne vivent jamais vraiment, en partie parce que leur civilisation n’a pas de véritable perspective de fin. Ils n’ont l’expérience que d’une illusion de vie, un simulacre de vie en masse et pour l’éternité. Peut-être que nous devrions œuvrer à des futurs dans lesquels on peut imaginer que nos descendants seraient préparés à mourir, et pas seulement eux, mais tous les autres êtres auxquels ils sont écologiquement liés. Cela semble paradoxal. Je ne dis pas que nous devrions nous-mêmes vivre en œuvrant à notre propre mort, ou dans l’acceptation de la mort de tous les terriens aujourd’hui. Je crois que ce que j’essaie de dire ressemble un peu à ce qu’exprime la poétesse Jorie Graham (2022) lorsqu’elle écrit : [TO] THE LAST [BE] HUMAN. Il s’agit d’être humain dans le fait de pouvoir imaginer nos descendants envisageant eux-mêmes leur propre fin comme bonne, comme humaine. Cela ne signifie pas agir pour faire advenir la fin de notre civilisation ; mais agir de manière à ce que, à l’heure où les terriens en viendraient à mourir, il serait possible de se dire que la planète n’aurait pas existé en vain, qu’elle n’aurait pas eu de vie sans avoir vraiment vécu. Concernant le caractère impensable de cette idée, que Graham exprime en mettant l’[être] entre crochets, je pense que nous sommes en quelque sorte déjà comme les nanorobots : je ne peux pas imaginer vouloir la fin de ma civilisation maintenant, parce que je veux croire que les futurs terriens seront capables de vivre sur la planète mieux que nous. Autrement dit, notre civilisation est à mon sens en train de nous pousser, à tort, à vouloir devenir des aliens, justement parce que ce que nous voulons, c’est gagner du temps, faire reculer la mort de nos enfants, en fantasmant un avenir où ils pourraient en fait vivre comme des humains.

Imaginer un futur humain est peut-être une injonction impossible. Les avides lecteurs d’Ursula Le Guin savent qu’au cœur de toute dystopie, se niche une utopie, et vice-versa. En d’autres termes, parmi tous les futurs que nous pouvons imaginer, aucun ne parviendra tout à fait à nous convaincre que c’est bien vers lui que notre rationalité, de manière non dialectique, devrait pencher. Mais ces espoirs déçus me préoccupent moins que l’idée, à laquelle je refuse de souscrire, selon laquelle la conclusion déplorable serait l’expression d’une raison moralement juste. Je préférerais que nos rêves d’un futur dans l’espace ressemblent davantage aux folies indociles et hautement improbables de l’Afrofuturisme dont Neyrat a fait la chronique dans son Ange Noir de l’Histoire (2021), plutôt qu’à des scénarios qui statistiquement se tiennent, mais qui sacrifient toute humanité pour nous faire devenir une sublime masse d’aliens monstrueusement aliénés.

 

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VIRK RIZWAN, 2021 [2019].
L’Hypothèse de la simulation : IA, physique quantique, mystiques… Vivons-nous dans un jeu vidéo? (traduit de l’anglais par Médéric Degoy), Prades, Éditions Extraordinaires.

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ZUBOFF SHOSHANA, 2020 [2020].
L’âge du capitalisme de surveillance (traduit de l’anglais par Bee Formentelli et Anne-Sylvie Homassel), Paris, Zulma.

 

[1] Le néo-futurisme pourrait être défini comme une forme hybride de futurisme spatial fusionnant ce qu’Harari (2017) a appelé le « dataïsme » – qui voue un culte au pouvoir de l’information et de l’informatique – avec des éléments plus anciens de ce que Kilgore (2003) a appelé l’« astrofuturisme » – l’idée que les humains sont destinés à peupler le cosmos.

[2] Je regroupe tous les penseurs mentionnés ci-après sous ce qualificatif de néo-futuristes, mais ce n’est pas un terme qu’eux-mêmes utilisent pour se désigner. Ils et elles se définissent généralement comme des long-termistes, des néo-rationalistes, des transhumanistes, ou des théoriciens du risque existentiel. Ils ont en commun de se servir des ordinateurs et de la probabilité bayésienne pour modéliser le futur, et d’utiliser fréquemment des mots-clés tels qu’« altruisme effectif », « croissance exponentielle », « data », et « raisonnement bayésien ». On trouve des néo-futuristes dans le monde entier, mais leur concentration est particulièrement dense au Future of Humanity Institute de l’université d’Oxford et dans la Silicon Valley. Je différencie ces néo-futuristes des anciens futuristes qui se servaient principalement du langage (en pensant par scénario), par opposition aux modèles élaborés à partir de machines et de données numériques, et je différencierai aussi l’éthique du futur des néo-futuristes, qui est très favorable à la technologie, de l’éthique du futur clairement technophobe d’Hans Jonas (1979) et d’autres théoriciens du principe de précaution.

[3] Selon l’astronome Martin Elvis et le philosophe Tony Milligan (2019), les ressources disponibles dans l’espace sont bien moins cornucopiennes* qu’on ne l’imagine, particulièrement si l’on continue d’augmenter exponentiellement notre consommation actuelle de ressources. (* Le cornucopianisme est la croyance en des ressources illimitées et en des innovations permanentes qui permettront de toujours résoudre les problèmes rencontrés par l’humanité — épuisement des ressources, démographie infinie, impacts écologique et climatique du développement humain, etc. – de cornu copiae, la corne d’abondance)

[4] Elon Musk, 21 mars 2021, 6h31, sur Twitter. En ligne : https://twitter.com/elonmusk/status/1373507545315172357 [Consulté le 18 janvier 2023]

[5] Le « wetware » désigne le cerveau et le système nerveux central, terme conçu par opposition et analogie au « hardware » qui désigne le support matériel de l’informatique.

[6] Il existe une abondante littérature sur le paradoxe de Fermi, particulièrement chez ceux qui s’intéressent à l’astrobiologie. Citons deux réflexions pertinentes, menées par des penseurs appartenant plus ou moins au cercle des néo-futuristes : Moynihan (2020) et C’irkovic’ (2018).

[7] Il n’est pas inutile de noter, en passant, que MacAskill était étroitement lié au crypto-criminel Sam Bankman-Fried, et que cette philosophie pourrait sans doute aussi servir à justifier le fait de voler de l’argent à des individus dans le cas où celui-ci serait réinvesti de manière à maximiser le bien commun (c’est-à-dire en nous faisant devenir post-planétaire).