Géopolitique du brise-glace – Sandrine Baccaro et Philippe Descamps

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Texte de la brochure :

Les océans Arctique et Austral suscitent des convoitises grandissantes. La déglaciation déjà bien perceptible en été dans le Nord pourrait ouvrir de gigantesques espaces maritimes et côtiers à la navigation comme à l’exploitation de ressources naturelles. L’évolution des flottes nationales de brise-glaces permet de mesurer l’ambition réelle des pays qui entendent tirer parti du réchauffement climatique à ces latitudes.

uelques heures avant sa démission, le 15 janvier dernier, le premier ministre russe Dmitri Medvedev signait un chèque de 127 milliards de roubles (1,46 milliard d’euros) permettant de lancer la fabrication du plus gros brise-glace jamais construit, le projet Lider. Avec 200 mètres de long, 50 mètres de large et une puissance de 120 mégawatts, ce mastodonte des mers sera deux fois plus performant que chacun des cinq brise-glaces nucléaires en service dans le monde — tous construits à Saint-Pétersbourg et ayant Mourmansk pour port d’attache. Avant la livraison du premier des trois Lider, attendue en 2027, la société d’État Rosatomflot aura appareillé trois autres bâtiments atomiques lourds capables d’évoluer toute l’année dans l’océan Arctique en ouvrant des chenaux dans les banquises les plus épaisses, le projet 22220. La Russie marque ainsi son retour sur les océans, avec la volonté de donner une nouvelle envergure à la route maritime du Nord. Liaison nationale essentielle du temps de l’Union soviétique, la Sevmorpout pourrait devenir une voie de plus en plus internationale.

Six mois plus tôt, le 14 juillet 2019, la station météorologique canadienne d’Alert, située à 842 kilomètres du pôle Nord, enregistrait une température de 21 °C. Ce record dépassait de 15 degrés la moyenne mesurée habituellement en juillet sur cette base habitée, la plus septentrionale de la planète. De manière moins anecdotique, le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) relève dans l’Arctique un réchauffement global avec des « valeurs deux à trois fois plus élevées que la moyenne planétaire », déjà estimée à 1 °C[1].

Conséquences : la banquise se reconstitue plus difficilement en hiver, elle tend à redevenir moins épaisse et couvre une superficie de moins en moins importante à la fin de l’été (voir la carte « A la conquète des océans », Cécile Martin, page suivante). L’étendue des glaces de mer le 18 septembre dernier était la deuxième la plus faible observée depuis 1979, après celle de 2012[2]. Selon les projections citées par le GIEC, on peut s’attendre à « un été arctique sans glace de mer par siècle en cas de réchauffement planétaire de 1,5 °C ». Cette fréquence passerait à « au moins un été par décennie en cas de réchauffement planétaire de 2 °C ».

Si la hausse des températures apparaît incontestable, l’avenir de la banquise reste incertain. Dans l’océan Austral, dont la superficie représente huit fois celle de la mer Méditerranée[3], la fonte accrue des glaciers côtiers entraîne paradoxalement pour l’instant la préservation des glaces de mer qui entourent le continent gelé ; et l’accroissement des précipitations sous forme de neige pourrait aussi compenser une part de la fonte de l’épaisse calotte de glace[4].

Dans la région de l’Arctique (cinq fois la superficie de la Méditerranée), une étude récente laisse penser que près de la moitié du réchauffement pourrait être attribuée aux gaz nuisibles à la couche d’ozone, la famille des chlorofluorocarbones qui ont un puissant effet de serre[5]. Progressivement interdits depuis le protocole de Montréal en 1987, ils devraient se dissiper lentement dans les cinquante prochaines années. A contrario, les risques d’emballement du climat ne sont pas négligeables, car la diminution des zones maritimes et terrestres couvertes par le gel et la neige réduit la réflexion du rayonnement solaire. Ainsi, davantage absorbé par les terres et les océans, celui-ci les réchauffe, tandis que la fonte du pergélisol — ce sol gelé en permanence, y compris sous la mer — libère de nouveaux gaz à effet de serre, notamment du méthane.

Au total, la glace de mer deviendra probablement moins épaisse et moins étendue dans les prochaines années. Cela ne signifie pas que les bateaux navigueront en eaux libres sur les océans polaires. Des banquises se formeront encore une bonne partie de l’année. D’où ce paradoxe : plus la glace de mer fond, plus la demande de brise-glaces augmente, comme on l’observe depuis le milieu des années 2000. Ces navires resteront encore longtemps indispensables au développement des routes polaires, qui présentent l’avantage de raccourcir la distance entre de nombreux ports du Pacifique et de l’Atlantique. Un voyage de Rotterdam à Yokohama représente par exemple 20 700 kilomètres par le canal de Suez et seulement 12 700 kilomètres par la route maritime du Nord[6]. De New York à Shanghaï, la distance est de 19 600 kilomètres par Panamá et 14 500 par le nord du Canada.

Le partage fera l’objet d’âpres débats

Transportant des touristes vers le pôle Nord sous le soleil de minuit en été, ou alourdis par le givre dans la nuit polaire sous des températures pouvant friser — 50 °C, ces bateaux d’assistance n’ont jamais autant sillonné les océans. La seule flotte atomique russe a ouvert la route à 510 navires en 2019, contre 400 en moyenne dans les deux années précédentes. Si tous les bateaux évoluant dans les mers froides doivent avoir une coque renforcée, l’Association internationale des sociétés de classification (IACS) désigne comme « brise-glace » ceux dont la masse, le profil et la puissance permettent de franchir une banquise d’au moins soixante-dix centimètres d’épaisseur. Les plus lourds engins peuventvaincre à petite vitesse des glaces de plusieurs années, pouvant
dépasser quatre mètres, et des crêtes de compression entre deux plaques de glace de plus de dix mètres. En rendant la navigation et le commerce maritime possibles dans les contrées froides, ces navires remplissent en premier lieu une mission utilitaire dans l’embouchure du Saint-Laurent, les mers Baltique, Blanche ou d’Okhotsk… Mais ce sont aussi des vaisseaux de souveraineté maritime dans les régions polaires qui suscitent de nouvelles convoitises.

En Antarctique, le traité de 1961 gèle les prétentions territoriales et n’autorise que les activités pacifiques consacrées à la science. Une trentaine de nations entretiennent des bases scientifiques pour comprendre l’évolution du climat et des principaux courants océaniques mondiaux qui naissent dans ces eaux. Beaucoup prennent sans doute aussi leurs marques dans l’éventualité d’un accès aux ressources naturelles un jour.

Dans les eaux internationales de l’Arctique, Russie, Norvège et Danemark ont rendu publiques leurs prétentions pour l’extension de leurs zones économiques exclusives sur le plateau continental — le Canada doit compléter les siennes prochainement. Le partage de certaines zones fera sans doute l’objet d’âpres débats juridico-politiques. Ces revendications prennent pour cadre la convention des Nations unies sur le droit de la mer entrée en vigueur en 1994, que les États-Unis n’ont pas encore ratifiée. La reconnaissance de nouveaux droits sur l’exploitation des ressources du sous-sol marin et des eaux n’a pas, en principe, de conséquences directes sur la navigation, qui reste libre en haute mer. Toutefois, Canadiens et Russes s’entendent pour définir une « ligne de base » qui inclut les principaux détroits dans leurs eaux intérieures, historiques, avec une souveraineté entière. Les États-Unis, qui se veulent les champions de la liberté de navigation, contestent cette vision et considèrent ces passages comme des détroits internationaux, qui n’appartiennent à personne[7]. Canadiens et Russes s’appuient par ailleurs sur la « clause arctique » de cette convention, portant sur les risques de pollution et la préservation du milieu, pour refuser le passage aux navires qui ne seraient pas en conformité[8]. Entre défense des intérêts nationaux et promotion d’une route internationale, l’équilibre semble délicat à tenir.

L’Arctique n’échappe pas aux affirmations de souveraineté dans un climat grandissant de défiance. En août 2007, un sous-marin russe plongeait à l’à-pic du pôle Nord, par 4 261 mètres de profondeur, pour planter un drapeau blanc, bleu, rouge en titane inoxydable. Les Mig patrouillent régulièrement au-dessus du pôle Nord. L’île Kotelny, abandonnée en 1993, accueille une nouvelle base tandis que celle de Nagourskoïe, en terre François-Joseph, a été agrandie. De leur côté, les États-Unis ont mobilisé 50 000 hommes avec leurs alliés de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) pour l’opération « Trident Juncture » dans le nord de la Norvège, en octobre 2018. Enfin, en proposant d’acheter le Groenland le 18 août dernier, le président Donald Trump exprimait, avec sa vulgarité coutumière, un intérêt grandissant et largement partagé pour les ressources minérales potentielles de la région.

Le passage du Nord-Ouest restera délicat à franchir

Le poids de la Russie dans la flotte mondiale s’explique en premier lieu par l’histoire, la géologie et le climat. Les vents et les courants marins, notamment les eaux chaudes de la dérive nord-atlantique, tendent à ouvrir plus régulièrement le passage du Nord-Est, au large de la Sibérie. Au milieu du labyrinthe des îles boréales du Canada, le passage du Nord-Ouest restera longtemps délicat à franchir. Il a d’ailleurs connu plusieurs drames avant la réussite du Norvégien Roald Amundsen (entre 1903 et 1906), et fut très rarement emprunté avant les années 2000. En revanche, la route maritime du Nord fut parcourue en intégralité (de la Norvège au détroit de Béring) dès 1878 et 1879 par Adolf Eric Nordenskjöld. De nombreuses épopées soviétiques — et plusieurs accidents — eurent pour cadre la Sevmorpout, un front pionnier pour la mise en valeur de la partie asiatique du pays. En 1932, le brise-glace Sibiriakov réalise la première liaison en une seule saison, entre Arkhangelsk et Yokohama. À partir du milieu des années 1930, la côte nord devient régulièrement fréquentée en été. La route maritime Est-Ouest complète les routes fluviales Sud-Nord des grands fleuves sibériens, Ob, Ienisseï, Léna et Kolyma, également libres de glace en été. Pour assurer l’exploitation des ressources minières de la Sibérie et de l’Extrême-Orient avec une autonomie incomparable de plusieurs mois, un premier brise-glace atomique, le Lénine, prend la mer en 1959, et restera en service jusqu’en 1989. Le 14 août 1977, un de ses successeurs, l’Arktika, devient le premier navire de surface à atteindre le pôle Nord. L’année suivante, la partie occidentale est ouverte toute l’année jusqu’à Dikson, près de l’embouchure de l’Ienisseï. « Au début des années 1970, l’URSS disposait dans le bassin arctique de 138 navires de charge de classe glace, décompte l’historien Pierre Thorez. À la fin de la période soviétique [ce chiffre] s’approchait de 350, auxquels s’ajoutaient 16 brise-glaces au long cours, dont 8 à propulsion nucléaire[9] »

Le trafic culmine à la fin des années 1980 avec sept millions de tonnes, principalement du charbon, du pétrole, du bois et des minerais. Il s’effondre après la chute de l’URSS pour toucher un niveau plancher d’un million et demi de tonnes en 1998. Le nombre d’habitants dans ces régions inhospitalières suit cette chute vertigineuse. La doctrine maritime présentée en 2001 par le président Vladimir Poutine vise à renverser cette évolution. Après une lente remontée, le volume de biens transportés n’a dépassé le niveau de 1989 qu’en 2017, avant d’atteindre près de vingt millions de tonnes en 2018 et plus de trente et un millions de tonnes en 2019[10]. Ce brusque accroissement s’explique avant tout par l’exploitation du gigantesque gisement gazier de la péninsule de Iamal, dans le golfe de l’Ob. Une quinzaine de méthaniers de classe glace viennent d’entrer en service afin d’acheminer ce gaz liquéfié vers l’Europe du Nord et l’Asie. La mise en valeur de cette ressource considérable n’a pu être possible qu’avec l’aide technique et financière d’Occidentaux et de Chinois. La coentreprise Yamal LNG, qui exploite le site et arme les navires, a pour actionnaires à 20 % le français Total, 20 % PetroChina et 9,9 % le Fonds de la route de la soie, un fonds souverain chinois. La majorité du capital (50,1 %) demeure toutefois sous le contrôle de la société russe Novatek.

Régulièrement, des investissements massifs sont annoncés : rénovation ou extension de ports, aéroports, lignes de chemin de fer, etc. Les brise-glaces figurent en bonne place avec les projets Lider et 22220. Le nouvel Arktika, l’Oural et le Sibir devraient prendre la mer respectivement en 2020, 2021 et 2022. Outre une puissance inégalée, leur conception originale permet d’ajuster le tirant d’eau à l’aide de ballasts afin de circuler dans les estuaires des fleuves aux eaux moins profondes. Après le lancement d’un plan de développement de la route maritime du Nord à la fin 2019, le président russe a présenté l’Arctique russe comme une ressource stratégique en défendant une nouvelle loi pour encourager fiscalement les investissements au-delà du cercle polaire. L’objectif affiché dépasse 216 milliards d’euros d’ici 2035[11], avec l’ambition d’atteindre un trafic de 80 millions de tonnes en 2025, et le double une décennie plus tard. Un plan très audacieux, alors qu’aujourd’hui la Sevmorpout « n’est intéressante que pour le trafic de vrac lié à l’exploitation des ressources d’hydrocarbures et de minerais », précise Hervé Baudu, professeur de sciences nautiques à l’École nationale supérieure maritime de Marseille[12]. Si le périple du porte-conteneurs Venta Maersk a été fort médiatisé en septembre 2018, l’essentiel des échanges concerne le transport de matières premières entre la Russie et l’étranger, ou entre ports russes. Le pur transit de marchandises reste dérisoire, avec moins d’une trentaine de navires par an dans les trois dernières années. En volume, cela représente moins de 3 % du trafic de la route maritine du Nord et trois mille fois moins que le transit par le canal de Suez.

De l’autre côté de l’océan Arctique, aucune perspective de développement majeur ne se dessine à moyen terme : « Le Canada tout comme les États-Unis peinent à trouver les financements et les ambitions politiques pour développer une flotte de brise-glaces à la hauteur de leurs prétentions maritimes », analyse Hervé Baudu[13]. La flotte canadienne comprend une dizaine de navires, mais le seul considéré comme « lourd », le Louis S. St-Laurent, navigue depuis 1969, avec pour mission la recherche scientifique et l’approvisionnement des communautés inuites. Sans l’autonomie suffisante ni l’infrastructure pour rester à demeure dans l’océan Arctique, il ne soutient pas la comparaison avec les bâtiments russes. L’incapacité de ce grand pays du Nord à assurer sa souveraineté dans les mers gelées fait l’objet d’alertes régulières au Parlement ou dans la presse. En août 2008, le premier ministre Stephen Harper en visite à Inuvik annonçait pour 2017 la construction d’un bâtiment puissant, le John Diefenbaker. Aux dernières nouvelles, le budget de 1,3 milliard de dollars canadiens (825 millions d’euros) n’a toujours pas été trouvé… La priorité fut accordée aux navires plus modestes pour l’entretien de la voie maritime du Saint-Laurent. Le déglaçage du lac Supérieur jusqu’aux îles de l’Atlantique mobilise en hiver de nombreux brise-glaces légers. Inaugurée en 1959, cette succession d’écluses géantes et de canaux joue un rôle économique sans comparaison avec les régions arctiques. Bien qu’en baisse depuis les années 1970, le trafic sur la partie fluviale représentait encore 41 millions de tonnes en 2018.

Si les deux voisins d’Amérique du Nord coopèrent sur les Grands Lacs, la liberté de circulation constitue un sujet de friction. Après la découverte de pétrole en Alaska, Washington teste dès 1969 la navigabilité de l’itinéraire avec le Manhattan, un pétrolier à coque renforcée de 300 mètres de long et 100 000 tonnes de déplacement. Ottawa vote l’année suivante une loi pour la prévention de la pollution en Arctique, qui définit les normes des navires pouvant transiter par ces eaux. On frise l’incident diplomatique lorsque le Polar Sea, un brise-glace lourd de la garde côtière des États-Unis (aujourd’hui hors d’usage), s’engage dans la traversée en 1985. Faute de pouvoir l’intercepter, le Canada autorise son passage, mais prend conscience de la faiblesse de sa flotte. Devant la multiplication des incursions des submersibles étrangers, le ministère de la défense fait aussi le projet en 1987 d’acheter un sous-marin nucléaire d’attaque à la France ou au Royaume-Uni. L’année suivante, un traité engage Washington « à ce que tous les déplacements des brise-glaces américains dans les eaux revendiquées par le Canada comme ses eaux intérieures soient effectués avec le consentement du gouvernement du Canada[14]  ». Mais le texte précise que « rien dans le présent accord de coopération entre amis et voisins » n’affecte les positions respectives « sur le droit de la mer pour ce qui a trait à cette zone ou à tout espace maritime ». L’annonce de l’achat d’un sous-marin ne fut pas suivie d’effet, tout comme celle faite en 2007 de la construction d’un port en eau profonde à Nanisivik, pour faciliter les patrouilles de la garde côtière dans la zone. En définitive, un simple poste de ravitaillement devrait être inauguré l’été prochain au nord de l’île de Baffin.

De lourdes menaces pèsent sur cet écosystème fragile

La flotte américaine fait encore plus pâle figure que celle de son voisin. Le navire le plus puissant, le Polar Star, a pris la mer il y a quarante-quatre ans ! Sa propulsion mixte diesel et gaz ne permet pas la même autonomie que les turbines atomiques. Lancé en 1999 à des fins de recherche scientifique, le Healy fut le premier navire de surface américain à atteindre le pôle Nord, en 2015, trente-huit ans après les Russes. Mais, en février dernier, le commandant de la garde côtière révélait que ce bateau voguait dans l’Arctique « sans communications fiables durant une grande partie de sa patrouille de plusieurs mois » faute de relais terrestres et d’une bonne couverture satellitaire à ces latitudes[15]. L’amiral Karl Schultz faisait preuve toutefois d’optimisme en déclarant en bonne voie le financement de trois nouveaux brise-glaces lourds, capables de sillonner l’océan Arctique en toute saison, et attendus depuis des lustres. Un seul est prévu au budget, et celui-ci n’a pas encore été voté par le Congrès…

L’irruption de la Chine sur la scène arctique ne semble pas mettre fin à ces atermoiements. Le 14 août 1999, l’accostage du Xue Long (« dragon des neiges »), un brise-glace acheté par Pékin à l’Ukraine, suscita pourtant un certain émoi dans le petit port de Tuktoyaktuk, village inuit des Territoires du Nord-Ouest. Bien que prévenue, l’administration canadienne n’avait pas transmis correctement l’information[16]. Lorsqu’il emprunte le passage du Nord-Est, durant l’été 2012, il est en revanche accompagné par le Vaygach, l’un des vaisseaux à propulsion nucléaire russes… En septembre dernier, le Xue Long II, fabriqué à Shanghaï, est venu étoffer cette flotte. Bien que présenté comme un navire à vocation scientifique, il symbolise le projet de « Route polaire de la soie » annoncé par la Chine dans son Livre blanc sur l’Arctique en janvier 2018. Le premier importateur de matières premières du monde manifeste un intérêt croissant pour les ressources en hydrocarbure de la Russie comme pour le potentiel minier du Canada, du Groenland ou de l’Islande. Plusieurs projets de navires ont été évoqués à Pékin et, en juin 2018, la Compagnie nucléaire nationale chinoise a lancé un appel d’offres pour la construction d’un brise-glace atomique de trente mille tonnes[17], qui n’aurait d’équivalent qu’en Russie.

De son côté, l’Union européenne a affiché en 2002 une forte ambition pour les régions polaires avec Aurora Borealis, le « navire de recherche le plus avancé du monde ». Dix-huit ans après, le projet n’a pas avancé d’un pouce… D’autres pays sont équipés, mais avec des ambitions bien plus modestes. C’est le cas des riverains des golfes de Finlande et de Botnie (Suède, Finlande, Estonie), recouverts par des glaces peu épaisses chaque hiver. La Norvège et le Danemark ont aussi besoin de navires d’assistance pour leurs dépendances respectives du Svalbard et du Groenland. La plupart des autres bateaux ont pour vocation la recherche et les liaisons avec le continent antarctique comme les bâtiments récents du Chili, de l’Afrique du Sud et de l’Australie. Au large du continent gelé croisent aussi régulièrement l’unique navire argentin et ses homologues venus d’Europe (Italie, Espagne, Allemagne, Royaume-Uni) ou d’Asie (Japon, Corée du Sud, Inde). La France arme pour l’instant un seul brise-glace, L’Astrolabe, qui assure depuis 2017 la communication et le ravitaillement des possessions françaises de l’océan Indien (îles Kerguelen, Saint-Paul, archipel Crozet) ainsi que les bases polaires Dumont-d’Urville et Concordia. Toutefois, les touristes peuvent réserver leur future croisière sur le Commandant-Charcot. Ce navire de 150 mètres de long, propulsé par des turbines à gaz et des moteurs électriques, pourra transporter 270 passagers vers le Grand Nord en été et le Grand Sud en hiver. Le chantier ne sera terminé qu’en 2021 (en Roumanie puis en Norvège), mais déjà la compagnie du Ponant « imagine le voyage de demain » avec « un luxe discret à la française ».

Dans un discours célèbre prononcé à Mourmansk le 1er octobre 1987, le dernier secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique, M. Mikhaïl Gorbatchev, proposa une voie pacifique de coopération dans le Grand Nord fondée sur la confiance mutuelle. Selon lui, la sécurité ne peut être assurée par les seuls moyens militaires, et les armes nucléaires devraient être bannies de la région. La création du Conseil de l’Arctique en 1996 en vue de protéger un environnement particulièrement fragile répondait en partie à cette vision. Ce forum de discussion entre tous les pays ayant des terres au nord du cercle polaire s’est ouvert par la suite aux communautés autochtones ainsi qu’aux grands pays européens et asiatiques, siégeant au rang d’observateurs.

En dépit des tensions qui les animent parfois, la Norvège et la Russie ont montré le chemin en signant en avril 2010 un accord sur le partage des zones contestées en mer de Barents. Le Conseil de l’Arctique a permis plusieurs ententes importantes, notamment en 2013 sur la recherche et le sauvetage de navires ou d’aéronefs. Autre exemple avec l’accord international interdisant toute activité halieutique commerciale en haute mer dans l’océan Arctique central, à partir du 15 mars 2019 et pour au moins seize ans. Mais on est encore loin d’un traité sur l’Arctique qui serait équivalent à celui de l’Antarctique. Les lourdes menaces qui pèsent sur l’écosystème justifieraient à elles seules un espace de médiation. Le dernier Conseil de l’Arctique, qui s’est tenu en Finlande en mai 2019, n’en prenait pas le chemin. La rencontre n’a pu se conclure par une déclaration commune, les États-Unis refusant que le réchauffement climatique soit mentionné comme une « sérieuse menace » pour la région et se montrant très suspicieux vis-à-vis de la présence chinoise.

La déglaciation du pôle Nord, au point de convergence des repères cardinaux, refait naître un vieux rêve de la Renaissance : le rapprochement entre Orient et Occident, symbolisé par la projection polaire du monde adoptée sur le drapeau des Nations unies. Sur le plan pratique, bien des obstacles freineront encore le développement de ces itinéraires : peu de ports refuges, faible profondeur des détroits, hydrographie incomplète, aides à la navigation imprécises à ces latitudes, protection contre le froid de la cargaison et du matériel, frais d’escorte et d’assurance… L’acquisition d’une coûteuse flotte de brise-glaces performants relève dans ce contexte d’un pari sur l’avenir. La Chine entend surtout diversifier ses routes commerciales et son approvisionnement énergétique. C’est une priorité nationale pour la Russie, qui cherche à garantir l’exportation de ses matières premières. En passe de devenir la première productrice mondiale de gaz, elle concurrence désormais frontalement les États-Unis sur ce marché tout en disputant leur hégémonie maritime, au moins sur les mers froides.

[1] « Rapport spécial du GIEC sur les conséquences d’un réchauffement planétaire de 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels », Organisation météorologique mondiale, 2019.

[2] Arctic Report Card 2019, Agence gouvernementale météorologique des États-Unis. (https://arctic.noaa.gov/Report-Card)

[3] Par convention, l’océan Austral regroupe toutes les eaux au sud du 60e degré de latitude sud, soit une superficie de vingt millions de kilomètres carrés, contre douze millions de kilomètres carrés pour l’océan Arctique.

[4] Cf. « L’Antarctique, un équilibre fragile », Météo France, 2020. (http://www.meteofrance.fr/climat-passe-et-futur/comprendre-le-climat-mondial/l-antarctique-un-equilibre-fragile)

[5] Lorenzo M. Polvani, Michael Previdi, Mark R. England, Gabriel Chlodo et Karen L. Smith, « Substantial twentieth-century Arctic warming caused by ozone-depleting substances », Nature Climate Change, n° 10, février 2020. (https://www.nature.com/articles/s41558-019-0677-4)

[6] Distances calculées sur le site Aquaplot. (https://app.aquaplot.com/)

[7] Hélène De Pooter, L’Emprise des États côtiers sur l’Arctique, A. Pedone, Paris, 2009.

[8] Article 234 sur les « zones recouvertes par les glaces » de la convention des Nations unies sur le droit de la mer (https://www.un.org/depts/los/convention_agreements/texts/unclos/unclos_f.pdf).

[9] Pierre Thorez, « La route maritime du Nord. Les promesses d’une seconde vie », Le Courrier des pays de l’Est, n° 1066, Paris, mars-avril 2008. (https://www.cairn.info/revue-le-courrier-des-pays-de-l-est-2008-2-page-48.htm#)

[10] « NSR Shipping traffic — Transits in 2019 », Centre for High North Logistics. (https://arctic-lio.com/nsr-shipping-traffic-transits-in-2019/)

[11] Oukase présidentiel du 5 mars 2020.

[12] Hervé Baudu, « La route maritime du Nord, réalité et perspectives », Regards géopolitiques, n° 5, Québec, automne 2019. (https://cqegheiulaval.com/la-route-maritime-du-nord-realite-et-perspectives/)

[13] Hervé Baudu, « La flotte mondiale de navires brise-glaces », Regards géopolitiques, n° 4, hiver 2018. (https://cqegheiulaval.com/la-flotte-mondiale-de-navires-brise-glaces/)

[14] « Accord entre le gouvernement du Canada et le gouvernement des États-Unis d’Amérique sur la coopération dans l’Arctique », 11 janvier 1988. (https://www.treaty-accord.gc.ca/text-texte.aspx?id=101701&Lang=fra)

[15] « U.S. Coast Guard announces plans for a third heavy icebreaker », Arctic Today, Anchorage, 21 février 2020. (https://www.arctictoday.com/u-s-coast-guard-announces-plans-for-a-third-heavy-icebreaker/)

[16] Sébastien Pelletier et Frédéric Lasserre, « Intérêt de la Chine pour l’Arctique : analyse de l’incident entourant le passage du brise-glace Xue Long en 1999 à Tuktoyaktuk, Territoires du Nord-Ouest », Monde chinois, n° 41, Paris, 2015. (https://www.cairn.info/revue-monde-chinois-2015-1-page-109.htm)

[17] « Why is China building a 30,000-ton nuclear-powered icebreaker ? », China Military Online (site de l’Armée populaire de libération), 2 juillet 2018. (http://eng.chinamil.com.cn/view/2018-07/02/content_8072944.htm)