Vers le féminisme décolonial – Françoise Vergès

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Texte de la brochure :

Nous retrouvons Françoise Vergès dans un café associatif de Besançon. « Je ne rejette ni n’idolâtre l’Europe ou le monde postcolonial », écrivait-elle dans l’un de ses premiers ouvrages, Mémoire enchaînée. Celle qui tient l’île de La Réunion, où elle a vécu toute sa jeunesse et son adolescence, pour le point de départ de sa pensée précisait que cette circulation, entre les espaces et les langues, lui autorise « le détour » et l’usage des textes comme autant d’outils. Une décennie plus tard, elle préside le collectif Décoloniser les Arts et publie l’essai-manifeste Un féminisme décolonial. Cette première partie s’approche de cet adjectif, souvent décrié.

Vous ressaisissez l’ensemble des outils critiques à la lumière de la perspective décoloniale : est-ce une boussole qui n’indiquerait plus systématiquement le Nord ?

C’est une bonne image ! Le Sud, ce n’est pas un espace purement géographique, mais politique. C’est le produit d’une longue fabrication par le Nord et par le système capitaliste, qui en a fait un espace de vulnérabilité, à piller et à exploiter. Ce qu’on a appelé le « Tiers monde » et qu’on appelle maintenant le « Sud global », c’est cette constante division de l’humanité et de la planète en deux espaces, avec des frontières mouvantes qui distinguent d’un côté les gens qui ont droit à une vie décente, qui ont accès à de l’eau ou de l’air propre, et de l’autre ceux qui n’y ont pas droit. Dans le même temps, on trouve dans ce qu’on appelle le « Nord » (y compris en Europe) des espaces construits comme des Suds. Une géographie urbaine en enclaves se développe, et partout les classes moyennes et riches se protègent en construisant des « gated communities ». Leurs membres passent d’une enclave à l’autre, de leur maison climatisée au centre commercial climatisé — autant d’espaces entretenus par des femmes et des hommes racisés (mais surtout des femmes), surexploités puis rejetés dans des quartiers excentrés où l’eau et l’air sont pollués. Le confort de quelques-uns est construit sur l’invisibilisation et l’exploitation de plusieurs. Et cette construction en enclaves sécurisées, surveillées, interdites aux pauvres, est visible y compris dans les villes du Sud. Il faut constamment affiner les cartographies que construisent des États autoritaires, le néolibéralisme et l’impérialisme, mais aussi intégrer le fait d’un monde multipolaire.

 

Comment expliquer que la question décoloniale ne soit pas davantage investie par les mouvements de la gauche anticapitaliste, qui, aujourd’hui, revendiquent pourtant la lutte contre toutes les formes d’oppression ?

La gauche européenne s’est construite sur le déni progressif de la question coloniale et de l’impact que pouvaient avoir le racisme et le colonialisme sur leurs théories et pratiques. Historiquement, très peu de groupes de la gauche européenne se sont radicalement opposés à la colonisation : la majorité condamnait moralement l’exploitation des populations, l’appropriation des terres, etc., mais maintenait la question coloniale à distance, « là-bas », sans réfléchir à ce que ça rapportait « ici » — comme si la colonisation était l’affaire des colons et ne les concernait pas. Aussi, beaucoup d’entre eux — et d’entre elles — ont pensé qu’une colonisation était possible si elle était « socialiste », si elle appliquait des principes dits de « civilisation ». Cette gauche ne voyait pas que la liberté qu’elle revendiquait pour « tous » n’était possible que si le colonialisme et l’impérialisme étaient remis radicalement en cause, qu’elle ne se gagnerait pas au prix de l’oppression d’autres individus, que l’amélioration des conditions de vie conquises chez eux par des luttes ne pouvait pas signifier l’absence de droits ailleurs. Dès le XVIIIe siècle, les révolutionnaires haïtiens l’avaient compris : l’Europe — y compris les mouvements les plus progressistes et les plus radicaux — ne pouvait pas ignorer que l’esclavage colonial avait fait du Noir et de l’Africain un être en-deçà de l’humanité. L’Europe capitaliste a été longtemps protégée de ce qu’elle externalisait et, maintenant, ça la ravage. Mais, inévitablement, les idéologies racistes qui ont façonné la législation et la vie aux colonies devaient revenir hanter l’Europe, devaient contaminer culture, droit, théories. C’est ce que Césaire a appelé le « choc en retour » : ça ne restera pas là-bas.

 

La décolonisation, ce n’est pas qu’une question morale, qu’un argument philosophique : c’est la lutte pour une émancipation post-raciste, post-sexiste. Car une théorie émancipatrice n’est pas spontanément antiraciste : il y a eu — c’est important de s’en souvenir — un anti-esclavagisme raciste, des abolitionnistes qui étaient contre l’esclavage mais n’envisageaient pas l’égalité avec les Noir·e·s, de même qu’il y a un racisme sans race, des racistes qui ne croient pas à l’existence biologique de races mais qui croient fermement au fait que des cultures sont inférieures à d’autres. Dans La Question coloniale dans le mouvement ouvrier en France, Jacques Le Gall décrit cette évolution qui fait passer la classe ouvrière de l’indifférence (elle se concentre d’abord sur son organisation face à une terrible répression) à l’éveil au combat anticolonialiste, pour ensuite passer à un soutien de la colonisation et à un colonialisme socialiste dirigé par de grandes figures aux déclarations racistes. La plupart des féministes françaises ont fait de même. Bien que des figures comme Rosa Luxemburg ou Lénine, des anarchistes ou des trotskystes, s’en soient distingués, le nationalisme a fini par éloigner les classes ouvrières du combat anticolonial.

 

Longtemps, le camp anticapitaliste a hiérarchisé les luttes et négligé les questions antiracistes et féministes, par exemple, au nom du primat économique. Cela évolue un peu partout, même si des pesanteurs et des aveuglements persistent. Comment, à son tour, la lutte décoloniale peut-elle éviter l’écueil de la hiérarchisation — le primat de la race ou de la colonialité, en l’occurrence ?

Pour moi, et pour beaucoup d’autres, la lutte décoloniale rend à tous les combats leur caractère éminemment multidimensionnel. Son objectif, c’est d’élargir les analyses. Évidemment, il y a les luttes particulières et immédiates, qui concernent des conditions de vie insupportables, mais si on veut de la justice sociale, si on veut la libération, il faut qu’on aille plus loin, qu’on voie les choses plus largement, qu’on tire tous les fils et qu’on questionne cette hiérarchisation. Pour les mouvements européens, cela implique de s’interroger sur les processus de « blanchiment[1] » de leur pensée. Car être noir·e, c’est une expérience vécue, pas un détail, comme l’a écrit Frantz Fanon et comme l’analyse plus récemment le jeune philosophe Norman Ajari dans son ouvrage La Dignité ou la mort. Quand Césaire démissionne du PCF en 1956 et qu’il dit : « Vous voulez la fraternité, mais tant que vous êtes le grand frère[2] », il leur reproche de ne pas réussir à comprendre qu’il est un homme noir, et qu’il ne pourra jamais être un communiste et seulement un communiste, comme eux. Il leur dit, en somme : « Vous ne pouvez pas continuer à me parler de classe ouvrière et de prolétariat sans savoir de qui vous parlez. Ce prolétariat colonisé qui est encore plus exploité, qu’est-ce que vous en faites ? » Pendant longtemps, on a considéré que la décolonisation ne concernait que les peuples colonisés, mais ce qui importe maintenant, c’est de savoir comment les sociétés européennes vont se décoloniser, se déracialiser, comment elles vont comprendre ce qu’il y a de colonial et de racial en elles. La question se pose y compris pour les théories et les luttes : qu’est-ce qui, à chaque fois, a été oublié ? L’an dernier, pour l’anniversaire de Mai 68, il a fallu de nouveau se battre pour dire combien de travailleurs immigrés avaient participé aux luttes — lesquelles n’étaient encore vues que comme celles de la classe ouvrière blanche. Pourquoi ne sait-on pas que ce sont les mineurs marocains qui ont poussé les compagnies minières à reconnaître les questions de santé comme des questions de travail ?

 

C’est là qu’intervient la notion de colonialité[3]

Elle nous fait comprendre que la fin du statut colonial ne met pas fin à une pensée, à une idéologie, à un partage du monde qui se sont établis sur l’idéologie raciale. Après, quand la philosophe argentine María Lugones écrit que les théoriciens oublient que la colonialité agit de manière différente pour les hommes et les femmes, elle pointe une limite interne : aucune théorie n’échappe par nature aux écueils de la hiérarchisation ou à l’existence de points aveugles. La présence des femmes, des queers, des trans, nous pousse à interroger les théories globalisantes.

 

Le terme « décolonial » invite à abandonner le schéma colonial/postcolonial qui structure le récit national, et à proposer d’autres narrations. Mais jusqu’où est-il possible de se défaire d’un modèle — hexagonal, ici — quand on baigne dedans ?

Il faut être attentif aux formes de lutte qui se développent et qui s’écartent du modèle vertical ou des injonctions à la représentation et à la légitimation imposées par l’idéologie libérale et masculine. On a trop longtemps considéré ces modèles comme étant les seuls à être efficaces ; or, d’autres sont expérimentés : le Chiapas, les ZAD, Black Lives Matter… Ayant moi-même reçu une éducation scolaire française banale et postcoloniale (n’apprenant rien sur mon pays mais tout sur la France), et étant en même temps plongée quotidiennement dans les luttes de résistance, il m’est devenu impossible d’évoquer la France sans aussitôt penser « État » et ses institutions disciplinaires — armée, police, tribunal, école. Ce qui m’intéresse, c’est le moment où des peuples, des groupes rompent avec ce modèle hexagonal et basculent dans l’inconnu. Je pense d’abord aux marronnes et marrons, ces femmes et hommes qui quittent la plantation et s’enfuient pour établir des communautés, brisant ainsi la naturalisation de la servitude : oui, la liberté est possible, mais celle que nous construisons ici, dans les montagnes ! Le peuple français a aussi opéré cette bascule quand, alors que la royauté avait été pendant des siècles aussi naturelle que le jour et la nuit, il vote la mort du roi. L’insurrection des esclaves à Saint-Domingue est de cet ordre également, car elle débouche sur la création de la République d’Haïti, le 1er janvier 1804, deux ans après que Napoléon a rétabli l’esclavage dans les autres colonies françaises. Bien sûr — et malheureusement —, ces moments d’élaboration du présent et de construction d’un futur qui advient et qui s’élance ont souvent fini par imiter ce qu’ils refusaient. Mais ce refus du même, cette fuite loin de la norme, est inspirante.

 

Vous reprenez à votre compte la remarque de l’écrivain réunionnais Carpanin Marimoutou quand il affirme : « Ces pays, ces îles [comme La Réunion], ne sont pas encore tout à fait des pays, ils sont encore trop marqués par la colonisation. » Quelles sont ces « marques » qui empêchent de vivre chez soi ?

La colonisation produit des effets sur l’habitat, c’est-à-dire sur la possibilité d’« habiter » son pays, de s’y sentir chez soi. Car le paysage lui-même est façonné par le colonialisme : les routes et les villes sont bâties pour répondre à des besoins économiques et militaires, la nature est remodelée pour la production agricole dont a besoin le pays colonisateur, etc. La décolonisation, comme moment de réappropriation de leurs terres par celles et ceux qui en ont été dépossédés, se poursuit dans les pays « décolonisés ». À La Réunion, des lieux se construisent où l’on plante d’anciens légumes, où le respect de la nature est primordial, où les liens entre humains, plantes, animaux, terre, air et eau sont retissés. Mais le pouvoir d’État continue d’entraver ce désir de s’approprier l’île comme un espace à habiter pleinement, joyeusement — et ce avec la complicité d’une caste locale qui profite des prébendes.

 

« La France est littéralement une création de son empire colonial », écrivez-vous en référence à Fanon. La France n’est pourtant pas une entité homogène aux contours précis : pourquoi ne pas dire le « capital français » ?

Car il ne s’agit pas simplement du Capital. La France, ce sont des idées, des images, des références, qui la constituent comme singulière et différente dans la tête des Français·e·s. Quand j’écris « la France est littéralement une création de son empire colonial », je parle d’une idée hégémonique de la France qui se choisit des figures réactionnaires et coloniales comme emblèmes — et non des femmes révolutionnaires, des communardes ou des résistantes au racisme. N’entreront au panthéon national que les figures qui ont été soigneusement blanchies et débarrassées de toute référence révolutionnaire, qui sont désormais conformes aux normes de la bienséance bourgeoise. Sans parler des figures noires, asiatiques, arabes, révolutionnaires ou anticolonialistes, sauf au prix d’un profond blanchiment ! La France qui est la création de son empire colonial, c’est celle qui ne s’est toujours pas décolonisée et déracialisée.

 

Vous aimez mobiliser Fanon, on l’a vu, et avez rencontré Césaire à la fin de sa vie : deux références majeures pour l’histoire des mouvements antiracistes. D’autres puisent volontiers dans les luttes afro-américaines. Mais pourquoi cette omission collective des penseurs de la créolité, de Glissant, Condé ou Chamoiseau ?

La théorie de la Relation[4] de Glissant est très importante, mais elle ne rapporte pas suffisamment la question raciale et coloniale au capitalisme et à l’impérialisme. À mon sens, la question des inégalités et de l’exploitation doit être au cœur de l’analyse. Le capitalisme peut tout à fait vouloir le « Tout-monde », si le « Tout-monde » est consommateur. Ce concept me semble négliger le fait qu’il y a d’énormes intérêts à ce qu’il n’advienne pas qui sont en jeu. Bien sûr, on peut considérer qu’il s’agit d’un horizon du possible et qu’il faut lutter pour cela. Mais on peut aussi observer la force de l’idéologie néolibérale qui produit continuellement des marchandises toutes plus séduisantes les unes que les autres, et qui suggère — comme le disait Thatcher — que la société n’existe pas et qu’il n’y a que des individus. Aujourd’hui, des gouvernements peuvent parfaitement rejeter l’occidentalisme et promouvoir une différence culturelle forte tout en appliquant une politique néolibérale. C’est que la colonisation ne s’effectue plus seulement sur le modèle de la colonialité du pouvoir : elle passe aussi par cette idéologie qui, pour s’étendre, ne requiert pas que vous appreniez la langue impériale et que vous vous assimiliez, mais que vous vous soumettiez à des objectifs économiques (avec les processus de genre et de race qui les accompagnent).

 

Vous avez grandi dans une famille de militant·e·s et d’élu·e·s communistes très actifs. Quel rôle joue cette filiation politique dans les analyses que vous proposez aujourd’hui ?

C’est toujours difficile de parler de soi sans fard, sans la tentation de se présenter sous le meilleur jour. J’ai grandi avec une propagande raciste autour de mon père et n’importe quoi autour « des Vergès », une entité uniforme sans aucune singularité. Et ça continue. Je dirais simplement que grandir dans une atmosphère quotidienne de lutte et de résistance, de solidarité et de générosité du peuple réunionnais a été pour moi fondamental. J’ai une grande dette envers toutes les personnes que j’ai connues et envers mes parents : si tôt, ils m’ont donné et transmis des outils d’analyse — même si, parfois, il m’a fallu du temps pour bien les comprendre. Ce qui était intéressant, à La Réunion, c’était de voir le poids de l’époque coloniale et la reconfiguration des choses après la fin du statut colonial. Car l’État français a maintenu la colonialité de son pouvoir, alors que, pour la société française, le colonialisme avait disparu avec la fin de la guerre d’Algérie en 1962. L’État agissait sur deux fronts : d’un côté, il réprimait tous les mouvements qui voulaient la fin de la colonialité républicaine, et de l’autre, il offrait « la consommation » et les bénéfices de la soumission à la France. C’était très important de réprimer, d’installer de la peur et du conformisme, mais aussi de faire entrevoir tous les bénéfices de l’assimilation — un passeport français, la protection contre d’autres puissances, éviter la misère des pays indépendants alentour, etc. La propagande à ce sujet a été très importante (et l’est toujours). Mais le capitalisme français se transforme dans les années 1950, et la France se demande quel rôle vont jouer ces territoires « d’outre-mer » dans cette nouvelle configuration, et comment elle va pouvoir continuer à en tirer des bénéfices. Ce ne sont plus le sucre ou la banane qui vont constituer la base de l’exploitation. La grande distribution entre en scène, avec le démantèlement des industries locales. Il s’agit d’offrir aux grandes sociétés de distribution française et aux grandes compagnies de nouveaux débouchés, un marché captif, car, dans le même temps, les quelques relations économiques avec les pays voisins se restreignent. Pour penser la situation postcoloniale, on ne peut donc pas négliger les reconfigurations du capitalisme. L’économie néolibérale s’est aujourd’hui imposée partout ; c’est une forme de colonisation de la pensée autour du motto « Il n’y a pas d’alternative » et de modèles de développement — extractivisme, consommation, destruction de la planète. S’attaquer au capitalisme racial est une question décoloniale.

 

Vous rappelez, dans L’Homme prédateur, que l’esclavagisme « a accompagné le monde moderne, l’émergence de la consommation de masse, la transformation du goût et des usages, l’accès à de nouveaux produits de consommation comme le sucre, le tabac, le café, le chocolat »…

Des historiens de la classe ouvrière anglaise et nord-américaine ont étudié comment l’arrivée et la diffusion du tabac, du sucre et du café ou du thé en Europe ont contribué à faire supporter l’exploitation, comment celle-ci a été en quelque sorte « adoucie » — tous ces ingrédients permettant de mieux soutenir le rythme de la journée de travail. Ils parlent alors de « pacification » de la classe ouvrière. Dès que ces produits ont été accessibles à un large public et non pas seulement réservés à une élite, ils ont fait partie de la vie quotidienne. Leur consommation a installé dans la société toute une série de coutumes, d’habitudes, de mœurs — comme l’ouverture de café-tabac, la consommation de pâtisseries, les boîtes de chocolats en cadeau, etc. — qui ont pénétré très profondément la vie culturelle et sociale des européens. Mais la distance créée entre production et consommation a contribué à rendre invisible les lieux d’où venaient ces produits directement issus de l’esclavage.

Quand j’étais au Comité pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage, beaucoup de Français me disaient que leurs ancêtres n’ayant été ni négriers ni propriétaires d’esclave, ils ne voyaient pas bien en quoi cela les concernait directement. J’ai alors beaucoup réfléchi : je devais trouver comment leur faire comprendre que toute la société avait bénéficié de l’esclavagisme, même indirectement (on pourrait déjà parler du développement d’industries nécessaires au commerce maritime d’êtres humains — voile, bois, blé, porcelaine, armes, tissus — et donc du développement industriel des arrière-pays de ports négriers). J’ai initié des visites guidées au Louvre : j’ai proposé des parcours autour de la présence de l’esclavage dans les collections de ce musée qui est le plus grand, le plus beau, le plus visité de France. Mon projet n’était pas d’aller chercher des tableaux représentant des esclaves, parce que je savais qu’il y en avait très peu — les esclaves apparaissent massivement dans l’iconographie avec l’émergence du mouvement abolitionniste anglais —, mais de trouver par exemple le premier tableau d’un homme fumant une pipe. Il s’agissait de voir à quel moment, pour un bourgeois ou un aristocrate, le fait de fumer était devenu partie intégrante de la représentation de soi (et de la représentation masculine, en particulier, puisque le tabac est devenu exclusivement masculin en Europe, alors même qu’il n’y avait aucune raison naturelle à cela). À partir de là, ce que je montrais, c’est que même si, bien sûr, tous les Français n’avaient pas été négriers ou possesseurs d’esclaves, tous avaient fumé du tabac, tous avaient consommé du sucre et du café, tous avaient porté du coton, etc. Il s’agissait de comprendre comment la société était prise dans ces réseaux de consommation mis en place par le capitalisme, rendant aveugle aux conditions de production, comment le consentement était construit à travers la consommation — ce qui a des résonances pour aujourd’hui.

 

Comme titulaire de la chaire « Global South », vous aviez le souci d’ouvrir des ateliers et des séminaires accessibles à des personnes qui ne fréquentaient pas l’université. L’université Décolonisons les Arts, que vous présidez, s’inscrit dans ce sillon. Les arts sont aussi largement « colonisés » que l’Histoire ?

Le collectif Décoloniser les Arts est né à la suite de deux événements. D’une part, après la performance Exhibit B d’un artiste sud-africain blanc qui avait mis en scène des actrices et acteurs noir·e·s dans des tableaux vivants — esclavage, zoos humains. Il y a eu à Paris des protestations, des analyses sur la « liberté » de la création artistique, qu’il convenait d’interroger. D’autre part, une amie qui travaille dans le monde de l’art avait subi des attaques sexistes et racistes très violentes de la part d’un collègue. On s’est dit qu’il fallait qu’on fasse entrer ces questions dans ce monde culturel, qui jouit d’une image extrêmement progressiste. Une fois le collectif créé fin 2015, on a montré que toutes les institutions artistiques étaient dirigées par des hommes blancs de plus de 50 ans et que les seules personnes racisées y travaillant étaient les femmes de ménage ou les vigiles. On a reçu des témoignages d’hommes et de femmes racisé·e·s qui travaillent dans le cinéma, dans le théâtre, dans la danse, dans la musique, qui montraient que des barrières existaient partout. Mais on veut aller plus loin : on veut comprendre comment les arts ont eux aussi été pénétrés d’une forme de colonialité. Au-delà de la question des postes, de la représentation sur la scène, on voulait imaginer ce que serait une décolonisation des arts. De là notre volonté de créer une université. On ne fait pas des cours d’histoire — même alternative — de l’art, mais on prend telle citation de Césaire, par exemple, et on se demande ce qu’elle nous apporte, comment elle résonne. Cela permet de renforcer l’autonomie, de rendre plus fortes les personnes qui participent, plus confiantes en elles-mêmes, et donc moins vulnérables aux attaques constantes des institutions.

 

Vous faites le choix d’aborder ces sujets par la voie du sensible. Cette manière d’incarner, de donner corps à votre objet, est-ce ce qui faisait défaut à la lutte décoloniale ?

Il y a souvent un côté trop scolaire de la lutte : il faut donner des leçons. J’ai été une élève très indisciplinée, je ne pouvais pas supporter les salles de classe ; pourtant, j’adorais lire et apprendre. Je m’asseyais toujours à côté de la fenêtre pour pouvoir regarder dehors. J’aime cette anecdote du poète Tagore qui raconte l’histoire d’un petit garçon qui voit à la récréation son copain se faire punir par le maître parce qu’il est monté dans un arbre ; or, l’après-midi même, il a une classe de botanique — où on lui apprend les arbres, mais seulement à partir des livres d’école, c’est-à-dire dans des pages faites avec le bois des arbres ! L’apprentissage est complètement détaché du sentiment, du sensuel. C’est important de réapprendre à travailler avec les sens. Ça fait également partie de l’idée décoloniale : dans les sociétés occidentales, le regard est complètement privilégié par rapport aux autres sens. Il faut réapprendre à écouter, à toucher, à sentir. Et à le faire ensemble, collectivement.

 

***


Le féminisme a longtemps incarné la subversion de l’ordre des choses ; la donne a changé, avance Françoise Vergès. Le terme ne serait plus une injure : les néolibéraux, la modernité capitaliste, la droite et l’extrême droite se l’approprient volontiers et mènent, au nom du droit des femmes, « une entreprise de pacification » contre une partie d’entre elles, musulmanes et parfois voilées. C’est là le point de départ de son dernier ouvrage, Un féminisme décolonial, tour à tour manifeste, essai historique et brûlot d’actualité. Il ne s’agit pas, pour l’auteure, de jeter le terme en question, fût-il devenu un « repoussoir », mais de dénoncer ce qui, en ses rangs, contribue à la perpétuation de l’ordre impérialiste et raciste. Contre un féminisme nationaliste, occidentaliste, civilisationnel ou républicaniste, Vergès, forte d’un anticapitalisme assumé, entend accomplir un double geste : arracher le féminisme aux mains des dominant·e·s et marquer sa fidélité aux luttes des femmes du Sud. Nous en parlons dans la deuxième partie de cette rencontre.

 

« Quand les droits des femmes se résument à la défense de la liberté — être libre de, avoir le droit de… — sans questionner le contenu de cette liberté […] on se demand[e] si tous ces droits ne sont pas octroyés parce que d’autres femmes ne sont pas libres », écrivez-vous. L’accès de certaines femmes à ces droits et ces libertés invisibiliserait les autres femmes, pauvres ou, selon le terme que vous employez, « racisées[5] », qui continuent d’occuper la position dont les premières se sont extirpées…

Cette conception de la liberté est issue de la philosophie du droit naturel[6]. Elle est profondément liée à l’idée d’un individu (mâle) doté de raison. Or elle émerge dans un contexte où non seulement la liberté est refusée aux Noir·e·s et aux peuples autochtones, mais où des penseurs européens leur contestent même la capacité de penser la liberté. Dans les débats sur l’abolition totale et immédiate de l’esclavage, des Européens s’inquiètent car, à leurs yeux, les Noir·e·s ne savent pas ce qu’est la liberté : leur donner celle-ci entraînerait du désordre. Pour ce qui est des droits des femmes, le grand récit des luttes féministes en France — qui culmine avec le droit de vote en 1945 et qui se poursuit avec le droit à l’avortement et à la contraception — oublie un droit accordé aux femmes blanches en dépit de leur genre : dès le XVIe siècle, elles peuvent posséder des êtres humains, elles peuvent être des esclavagistes. L’un des premiers gestes coloniaux, c’est de déposséder les habitants d’un pays de leurs terres et de les donner à des colons — ça s’est passé en Algérie, en Nouvelle-Calédonie, à Tahiti, à Madagascar… La notion européenne de propriété privée donne naturellement des droits, qui sont donc des droits de Blancs, faussement présentés comme des droits universels.

 

La féministe afro-américaine bell hooks a pointé l’aveuglement de la « première vague » des mouvements féministes étasuniens, dont les revendications — sortie du carcan domestique ou accès au travail salarié — concernaient surtout les femmes blanches de la bourgeoisie. Vous insistez sur la légitimité des féministes des Suds à formuler des revendications propres, « pas parce qu’elles seraient meilleures que les autres, mais parce qu’elles ont été mises dans [d]es positions de vulnérabilité ». Le féminisme décolonial propose-t-il une approche plus matérialiste[7] que les autres courants ?

Je ne sais pas s’il est plus « matérialiste », mais c’est assurément le mouvement le plus radical et le plus politique, au sens de celui qui cherche à aller le plus loin possible, au cœur des rapports de domination et de pouvoir. Le féminisme européen, celui qui a fini par devenir hégémonique, a expliqué la situation des femmes exclusivement à partir de la domination masculine. C’est important, évidemment. Mais ces femmes n’ont pas vu que si certaines structures avaient contribué à faire d’elles des femmes, d’autres avaient contribué à faire d’elles des Blanches. Et quand elles ont proclamé « Nous sommes toutes sœurs », les femmes noires n’ont pu que les détromper : « Nous ne sommes pas toutes sœurs car nous ne sommes pas toutes égales. » Les mouvements de femmes du Sud sont rendus invisibles par la colonialité, mais ils sont nombreux : pensons aux manifestations de femmes dans le Rif marocain en 2018, à la manifestation de Sud-Africaines devant le siège du gouvernement contre les violences sexuelles en août de la même année, à l’opération #TheTotalShutdown qui a permis aux victimes de viols et de féminicides d’interroger les violences en situation postcoloniale, au « mur des femmes » dans le Kerala en janvier 2019, protestant contre l’idéologie réactionnaire et patriarcale de la pureté, aux grèves de femmes au Bangladesh, etc. Les femmes noires qui ont été réduites en esclavage, les femmes colonisées et les femmes du Sud global sont celles qui ont avancé les théories et les pratiques les plus radicales politiquement parce qu’elles se positionnent à « l’intersection » — pour utiliser ce terme — de plusieurs choses : comment une catégorie « femmes » est créée à travers patriarcat, racisme et classe sociale ? En Argentine, les femmes manifestent contre le féminicide et pour la libéralisation de l’avortement ; elles lient ces revendications aux droits des peuples autochtones à la terre et contre le néolibéralisme du gouvernement actuel. On peut dire qu’elles sont résolument antiracistes et anti-impérialistes, et elles le sont parce qu’elles sont féministes : le féminisme n’est pas quelque chose d’à côté, quelque chose qu’on ajoute, en plus.

 

Cela implique-t-il pour autant d’abandonner toute aspiration à l’universalisme ?

Il faut reprendre l’histoire des droits, il faut la tordre, il faut voir comment elle s’est accomplie dans ce récit-là, et dénoncer ce qui n’est qu’une fausse universalité. C’est cette fabrication d’une femme neutre, « la » femme, qui serait dominée par « l’homme », qu’il faut interroger — comme toutes les catégories globalisantes. Je ne suis pas la première à le dire, loin de là ! L’universalisme européen qui impose une uniformité à partir de son particularisme est insupportable. Ce sont les conceptions européennes exclusives sur ce qu’est une vie qui mérite d’être vécue, sur ce qu’est une femme, un homme, sur ce que constitue la liberté ou l’égalité, qui ont engendré tant de malheurs et de tragédies, et qui les engendrent encore. Il ne s’agit pas de faire le procès rétrospectif des femmes qui, au XVIIIe siècle, ont dit « Nous sommes comme des esclaves parce que nous sommes la propriété de notre mari et de notre père » — mais arrêtons, en 2019, d’adopter ce récit… Quand, aujourd’hui, certaines femmes signent une pétition pour un féminisme universaliste, elles n’ont aucun mot sur les violences, le racisme, les discriminations, le néolibéralisme. On a l’impression, à les lire, qu’elles ne veulent rien savoir de l’histoire coloniale, protégées qu’elles sont par les privilèges qu’elles en ont reçu — quoique de plus en plus de jeunes féministes blanches aspirent à décoloniser le féminisme.

Ce qui m’intéresse, c’est à la fois de faire apparaître des points aveugles dans le récit du féminisme européen, mais surtout de repenser l’écriture de ce récit. Il ne suffit pas de compléter les récits nationaux, d’aligner de nouveaux chapitres où l’on s’efforce de n’oublier personne (un chapitre sur les femmes esclaves, un autre sur les ouvrières, un autre encore sur les travailleuses du sexe, etc.). Nous avons des exemples en poésie, en littérature, en théâtre, mais aussi dans des formes d’essai — qui ne se soumettent pas aux normes académiques soi-disant objectives —, qui permettraient d’écrire une histoire multiterritoriale, multidimensionnelle et multitemporelle mettant en lumière les intersections. Aussi, il me semble important de faire revivre les récits de solidarité transcontinentale pour contrer cet universalisme qui piétine ses propres principes : les Palestinien·ne·s qui envoient des messages aux militant·e·s de Black Lives Matter, les groupes maoris qui ont adopté les théories du Black Power, les circulations des théories queers radicales, des féministes décoloniales, etc. Cette cartographie trace, hier et aujourd’hui, les routes de résistance.

 

Vous reprenez à votre compte une citation d’Angela Davis, qui avance que « le féminisme va bien au-delà de l’égalité de genre et [qu’]il dépasse largement la question du genre ». Quelle est cette tension, entre le féminisme décolonial et l’outil analytique de « genre » ?

La notion de genre — que j’ai beaucoup utilisée et qu’il est difficile de ne pas utiliser — mérite d’être questionnée. Elle implique, d’une certaine manière, qu’il n’y ait que deux genres. Cette vue binaire qui distingue, dans le monde social, les hommes d’un côté et les femmes de l’autre, a été imposée aux peuples colonisés qui, pour beaucoup, n’avaient pas cette conception — c’est ce que María Lugones a appelé la « colonialité du genre ». La sociologue et féministe nigériane Oyérónké Oyéwùmí rappelle que dans les sociétés yorubas, en Afrique de l’Ouest, c’était la séniorité qui comptait, de sorte qu’une femme âgée pouvait perdre son caractère sexué et entrer dans une position sociale qui n’était pas dépendante du genre. Partout, bien sûr, les femmes se distinguent du fait que ce sont elles qui portent et qui donnent naissance aux enfants, mais leur position sociale n’est pas nécessairement pensée à partir de ce fait biologique. De la même façon, les hommes ne sont pas partout caractérisés par la conception de la masculinité qui émerge au XVIe siècle en Europe — et qui est elle-même imposée en Europe. Sans compter que cette notion de genre peut tout à fait être mise au service du néolibéralisme.

 

À quoi songez-vous ?

Quand dans les années 1980, par exemple, on a assisté à l’entrée massive des femmes dans le monde du travail et à leur toute aussi massive paupérisation (travaux moins bien payés, plus précarisés, en temps partiels, etc.), la Banque mondiale et le FMI ont mis en place de larges programmes disciplinaires pour contenir les effets de cette paupérisation. Il faut impérativement, dans ces institutions, avoir un paragraphe sur le genre pour obtenir des subventions. Là encore, c’est une très vieille idée coloniale : les femmes étant opprimées partout (sauf en Europe, bien sûr), c’est en les visant, elles, qu’on fera accepter la colonialité et le capitalisme car c’est par eux qu’elles obtiendront la liberté que leur propre société ne peut ou ne veut pas leur donner. L’oppression des femmes a encore été invoquée dans les discours officiels pour justifier l’intervention militaire en Afghanistan. Ce qu’il faut bien voir, c’est que le néolibéralisme peut adopter une attitude libérale vis-à-vis de la question de l’émancipation des femmes, comme il peut tout à fait s’accorder de formes d’hétéro-patriarcat extrêmement autoritaires (comme on le voit au Brésil, en Turquie, aux États-Unis, mais qu’on voit aussi arriver en Europe). Quand les féministes parlent d’égalité de genre, c’est-à-dire d’égalité des femmes avec les hommes, je ne crois pas qu’elles pensent à l’éboueur ou au travailleur d’usine. Que des femmes se battent pour l’égalité des salaires (à diplôme égal, à tâche égale, etc.), c’est très important. Mais la notion de genre trouve ses limites quand, dans certains cas, le fait d’être noir·e ou d’être autochtone compte beaucoup plus que le fait d’être une femme. Le genre n’est pas toujours le critère qui compte ; il faut utiliser cette notion en contexte.

 

Vous raillez la temporalité « masculiniste » de la lutte : la Révolution, le Grand soir, la prise de la Bastille ou de la Havane… Le processus d’émancipation, objectez-vous, n’est pas seulement constitué de victoires, de ruptures opérées dans un récit linéaire, mais se fait dans l’ombre et le temps long…

La barricade, le héros, la prise du Palais d’Hiver, tout cela est très enthousiasmant : j’aime ces images, j’aime cette joie, cette énergie, cette force. Mais quand on a travaillé sur l’histoire de l’esclavage, on sait que la lutte a été un « long chemin vers la liberté[8] » et qu’il a fallu des siècles pour y mettre fin. Toutes les luttes ne prennent pas quatre siècles, mais il faut avoir en tête, quand on en commence une, que ça va être long, et que le lendemain de la victoire, puis chaque matin, il va falloir se lever et continuer. La victoire, évidemment, avec ses moments de joie et de fête, fait partie de la temporalité de la lutte, mais je crains parfois que ces images verticales masquent les « petits » gestes, les « petites » actions, et l’importance de la patience, de la persévérance, de l’endurance. Il faut aussi réfléchir à ce que signifie la défaite. Pourquoi est-ce qu’on perd alors que notre cause est juste ? Prendre en compte cette temporalité-là, dans sa totalité, c’est aussi admettre qu’on a toujours des choses à apprendre, à questionner. C’est admettre qu’on ne dira jamais « Cette fois c’est bon, c’est terminé ». La lutte ne peut pas s’arrêter parce que les forces ennemies en face sont absolument déterminées. Elles, elles ne lâcheront jamais.

[1] Il s’agit de la tendance à évacuer, dans les discours et les pratiques politique et universitaire, les réflexions liées aux inégalités de race. Le concept d’« intersectionnalité » a subi ce processus de blanchiment, devenant un outil théorique utilisé dans la pensée féministe hégémonique alors même que sa créatrice, Kimberley Crenshaw, l’avait développé dans le contexte africain-américain.

[2] « Inventons le mot : c’est du fraternalisme. Car il s’agit bel et bien d’un frère, d’un grand frère qui, imbu de sa supériorité et sûr de son expérience, vous prend la main (d’une main hélas ! parfois rude) pour vous conduire sur la route où il sait se trouver la Raison et le Progrès. Or c’est très exactement ce dont nous ne voulons pas. Ce dont nous ne voulons plus. » Aimé Césaire, Lettre à Maurice Thorez, 1956.

[3] La notion de « colonialité du pouvoir » a été développée dans les années 1990 par le sociologue péruvien Aníbal Quijano : « C’est ainsi que la race, à la fois mode et résultat de la domination coloniale moderne, a imprégné tous les champs du pouvoir capitaliste mondial. Autrement dit, la colonialité s’est constituée dans la matrice de ce pouvoir, capitaliste, colonial/moderne et eurocentré. Cette colonialité du pouvoir s’est avérée plus durable et plus enracinée que le colonialisme au sein duquel il a été engendré, et qu’il a aidé à s’imposer mondialement. »

[4] Glissant, dans un entretien au Monde, la définit ainsi : « Nous devons construire une personnalité instable, mouvante, créatrice, au carrefour de soi et des autres. Une Identité-relation. C’est une expérience très intéressante, car on se croit généralement autorisé à parler à l’autre du point de vue d’une identité fixe. Bien définie. Pure. […] Maintenant, c’est impossible, même pour les anciens colonisés qui tentent de se raccrocher à leur passé ou leur ethnie. Et cela nous remplit de craintes et de tremblements de parler sans certitude, mais nous enrichit considérablement. »

[5] Le terme « racisé » désigne, pour celles et ceux qui le mobilisent, la condition d’une personne victime de racisation, c’est-à-dire, en sociologie, le processus par lequel une personne est, en raison de certaines de ses caractéristiques, assimilée à une race déterminée.

[6] Tradition philosophique née au sein de la Renaissance espagnole, en réaction aux conquêtes coloniales de l’Amérique du Sud, puis développée dans la Hollande et l’Angleterre libérale (Grotius et Locke) et la France des Lumières (Montesquieu et Rousseau). Ses théoriciens s’appuient sur l’existence de « droits naturels » universels, c’est-à-dire de besoins inhérents à la nature humaine (par exemple, la sécurité) pour penser et fonder la légitimité des lois positives instaurées par l’État pour les garantir (par exemple, la propriété privée).

[7] Approche méthodologique qui consiste à partir de l’expérience concrète des rapports de domination pour éviter de projeter sur eux des représentations idéalisées. Marx et Engels ont illustré cette méthode en affirmant que seule la situation des prolétaires permet de dire quelque chose de l’aliénation des travailleurs en général.

[8] Référence au récit autobiographique de Nelson Mandela, paru en 1994.