Pour une anthropologie anarchiste – extraits – David Graeber

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Texte de la brochure :

La démocratie fondée sur le principe de majorité était essentiellement, à l’origine, une institution militaire.

L’idée que ce soit la seule forme démocratique qui compte comme «démocratie» est bien sûr un préjugé propre à l’historiographie occidentale. On apprend habituellement que la démocratie est née dans l’Athènes ancienne ; comme la science ou la philosophie, c’est une invention grecque. Ce que cela signifie n’est jamais tout à fait clair. Sommes-nous censés croire qu’avant les Athéniens, il n’est jamais vraiment arrivé à personne, nulle part, de réunir tous les membres de sa communauté, afin de prendre des décisions communes de façons à ce que chacun ait son mot à dire ? Ce serait absurde. Il est évident qu’il y a eu un grand nombre de sociétés égalitaires au cours de l’histoire — dont plusieurs étaient de loin plus égalitaires qu’Athènes et dont plusieurs ont dû exister avant 500 av. J.-C. — et, bien évidemment, elles devaient disposer d’une procédure quelconque pour prendre des décisions sur les questions importantes pour la collectivité. Et pourtant, pour une raison ou pour un autre, on présume toujours que ces procédures, quelles qu’elles soient, ne peuvent pas avoir été, à proprement parler, «démocratiques».

Même des intellectuels par ailleurs reconnus pour leurs idées radicales, et qui font la promotion de la démocratie directe, se sont livrés à une véritable gymnastique pour tenter de justifier cette conception. Les communautés égalitaires non-occidentales sont «fondées sur la parenté», argumente Murray Bookchin. (Et la Grèce ne l’était pas ? Bien sûr l’agora athénienne elle-même n’était pas fondée sur la parenté, mais les fokon’olona malgaches ou les seka libanais non plus. Qu’est-ce que ça change ?)

«On peut parler de démocratie iroquoise ou berbère, a argumenté Cornelius Castoriadis, mais c’est un usage abusif du terme. Ce sont des sociétés primitives qui présupposent que l’ordre social leur est transmis par des dieux ou des esprits, et non pas établi par les gens eux-mêmes comme à Athènes.» (Vraiment ? En fait, la Ligue des Iroquois était une organisation régie par un traité, vu comme un accord commun conclu à un moment historique et faisant l’objet de renégociations constantes.) Les arguments ne tiennent pas. Mais ils n’en ont pas vraiment besoin car nous n’avons pas tant affaire à une discussion qu’à un balayage du revers de la main.

La vraie raison derrière la réticence de la plupart des intellectuels à considérer un conseil villageois sulawesi ou tallensi comme «démocratique», mis à part le simple racisme, le refus d’admettre que personne de ceux qui ont été massacrés par les Occidentaux en toute impunité n’était pas inférieur à Périclès — est que leurs membres ne votent pas. Or il faut convenir qu’il s’agit là d’un fait intéressant. Pourquoi ne le font-ils pas ? Si nous admettons qu’un vote à main levée, ou en se rangeant d’un côté de la place ou de l’autre selon que l’on appuie une proposition ou s’y oppose, ne sont pas des méthodes si incroyablement sophistiquées qu’elles ne seraient jamais venues à quiconque avant que quelque esprit génial de l’Antiquité ne les «invente», pourquoi alors sont-elles si rarement utilisées ? Encore une fois, il semble que nous ayons là un exemple de rejet explicite. A maintes reprises, dans le monde entier, de l’Australie à la Sibérie, les communautés égalitaires ont préféré une variante ou l’autre du processus de consensus. Pourquoi ?

J’aimerais proposer l’explication suivante : il est beaucoup plus facile, dans une communauté ou tout le monde se connaît, d’arriver à savoir ce que la plupart des membres de cette communauté souhaitent que de trouver comment convaincre ceux qui ne veulent pas de suivre. La prise de décision par consensus est caractéristique des sociétés où il n’y a aucun moyen de contraindre une minorité à accepter une décision de la majorité — soit parce qu’il n’y a pas d’Etat avec un monopole de la force coercitive ou parce que l’Etat ne s’occupe pas des décisions d’ordre local. S’il n’y a pas de moyen d’obliger ceux à qui la décision de la majorité ne convient pas à s’y plier, alors la dernière chose que l’on souhaite est de passer au vote : une compétition publique où quelqu’un sera nécessairement vu comme perdant. Voter est le moyen le plus sûr de garantir l’humiliation, le ressentiment, la haine ; en fin de compte, la destruction des communautés. Ce qui apparaît comme un processus complexe et ardu pour parvenir à un consensus est, en fait, un long processus visant à s’assurer que personne ne reste avec l’impression que ses opinions n’ont reçu aucune attention. La démocratie de la majorité, pourrait-on dire, peut seulement surgir lorsque deux facteurs sont réunis :

  1. le sentiment que tous devraient avoir voix au chapitre dans les décisions collectives et
  2. un appareil coercitif capable de faire respecter ces décisions.

Pendant la plus grande partie de l’histoire de l’humanité, il a été extrêmement inhabituel de réunir ces deux conditions. Dans les sociétés égalitaires, il est habituellement mal vu d’imposer la coercition systématique. Et là où il existait une machinerie coercitive, il ne venait même pas à l’idée de ceux qui en avaient le contrôle de prétendre qu’ils imposaient par elle une quelconque volonté populaire.

Il faut prendre en considération le fait que la Grèce ancienne a été l’une des sociétés les plus compétitives de l’histoire de l’humanité. C’est une société qui avait tendance à tout transformer en concours public, de l’athlétisme à la philosophie, en passant par la tragédie. Il n’est donc pas tellement surprenant qu’elle ait également fait du processus de prise de décision politique un concours public. Cependant, ce qui est encore plus crucial, c’est le fait que les décisions étaient prises par une population en armes. Aristote, dans Politiques, fait remarquer que le type de constitution qu’adopte une cité-Etat grecque dépend habituellement de la branche armée principale de son appareil militaire : si c’est la cavalerie, ce sera un régime aristocratique, puisque les chevaux coûtent cher. Si c’est l’infanterie lourde, les hoplites, ce sera un régime oligarchique, étant donné que tous n’ont pas les moyens de payer l’armure et l’entraînement. Si sa puissance repose sur la marine ou l’infanterie légère, on peut s’attendre à un régime démocratique, puisque tout le monde peut ramer ou utiliser une fronde. En d’autres mots, si un homme est armé, alors on doit nécessairement tenir compte de ses opinions. On peut très bien voir comment cela fonctionnait dans Anabase de Xénophon, qui raconte l’histoire d’une armée de mercenaires grecs qui se retrouvent soudainement sans chefs et perdus au milieu de la Perse. Ils choisissent de nouveaux officiers, et puis tiennent un vote collectif pour décider quoi faire. Dans un cas comme celui-ci, même si le résultat du vote était assez partagé, par exemple 60 contre 40, tout le monde pouvait voir l’équilibre des forces et ce qui arriverait si on en venait aux coups. Chaque vote était, de fait, une conquête.

Les légions romaines pouvaient être tout aussi démocratiques ; c’est principalement la raison pour laquelle on ne leur a jamais permis d’entrer dans la ville de Rome. Et quand Machiavel a ressuscité l’idée de république démocratique à l’aube de l’ère «moderne», il a immédiatement repris la notion de population en armes.

Cela peut, en retour, aider à expliquer le terme même de «démocratie», qui semble avoir été utilisé à l’origine comme une insulte par ses opposants élitistes : cela signifie littéralement la «force» ou même la «violence» du peuple. Kratos, et non archos. Les élitistes, qui ont inventé le terme, ont toujours considéré la démocratie comme n’étant pas loin de l’émeute ou de la voyoucratie ; leur solution à eux étant bien sûr la conquête permanente du peuple par quelqu’un d’autre. Et, ironiquement, quand ils réussissaient à étouffer la démocratie pour cette raison, ce qui était habituellement le cas, le résultat était que la seule façon pour la population en général de faire connaître sa volonté était précisément les émeutes, une pratique qui est devenue assez institutionnalisée, par exemple, dans la Rome impériale ou en Angleterre au XVIIIe siècle.

Tout cela ne signifie pas que la démocratie directe — telle que pratiquée, par exemple, dans les villes médiévales ou dans les conseils de ville de la Nouvelle-Angleterre — n’ait pas généralement impliqué des procédures ordonnées et empreintes de dignité, bien qu’on puisse présumer qu’ici aussi, dans la pratique, il y avait une certaine recherche de consensus. Cependant, c’est ce militarisme sous-jacent qui a permis aux auteurs des Federalist Papers (Le Fédéraliste), comme à presque tous les autres hommes instruits de l’époque, de tenir pour acquis que ce qu’ils appelaient «démocratie» — ce par quoi ils entendaient démocratie directe — était par nature la forme de gouvernement la plus instable et la plus tumultueuse. Sans parler du fait que c’en était une qui compromettait les droits des minorités (la minorité qu’ils avaient spécifiquement en tête dans ce cas étant celle des riches). C’est seulement une fois que le terme «démocratie» a pu être presque complètement transformé pour incorporer le principe de la représentation, qu’il a été réhabilité aux yeux des politologues de bonne famille, et qu’il a pris le sens qu’il a aujourd’hui. (Ce terme de «représentation» a lui-même une histoire très curieuse puisque, comme le fait observer Cornelius Castoriadis, il faisait référence à l’origine aux représentants du peuple auprès du roi, aux ambassadeurs internes en fait, plutôt qu’à ceux-là même qui exerçaient le pouvoir d’une manière ou d’une autre.)

Dans un sens, alors, les anarchistes pensent que tous ces politologues de droite qui insistent sur le fait que «l’Amérique n’est pas une démocratie, c’est une république» ont plutôt raison. La différence est que, pour les anarchistes, cela constitue un problème. Ils pensent qu’il faudrait que ce soit une démocratie. Bien qu’ils soient de plus en plus nombreux à admettre que la critique élitiste traditionnelle de la démocratie majoritaire directe n’est pas non plus dénuée de fondement.

J’ai noté plus tôt que tout ordre social est, d’une certaine façon, en guerre avec lui-même. Ceux qui sont réticents à l’idée d’établir un appareil de violence pour faire respecter les décisions doivent nécessairement développer un appareil pour créer et maintenir le consensus social (au moins au sens minimal de faire en sorte que les mécontents sentent qu’ils ont librement choisi de se conformer aux mauvaises décisions). Le résultat apparent est que la guerre interne en vient à être projetée à l’extérieur où elle s’incarne en forces ténébreuses qui se livrent à des batailles sans fin et autres formes fantomatiques de violence. La démocratie majoritaire directe menace constamment de rendre ces lignes de force explicites. Pour cette raison, elle a tendance à être plutôt instable ou, plus précisément, si elle arrive à durer, c’est parce que ses formes institutionnelles (la cité médiévale, le conseil de ville de la Nouvelle-Angleterre ou, pourquoi pas, les sondages Gallup et les référendums…) sont presque invariablement enchâssées dans un cadre de gouvernance plus large qui permet aux élites au pouvoir d’utiliser cette même instabilité pour justifier leur monopole ultime des instruments de la violence. Finalement, la menace de cette instabilité sert à justifier une forme de «démocratie» si minimale qu’elle se réduit à insister pour que les élites au pouvoir consultent à l’occasion «le public» — dans des concours soigneusement mis en scène, remplis de joutes et de tournois plutôt futiles — pour rétablir leur droit de continuer à prendre des décisions pour celui-ci.

C’est un piège. Aller d’un modèle à l’autre fait en sorte qu’il demeure hautement improbable de concevoir que des personnes puissent gérer leur propre vie sans l’aide de «représentants». C’est pour cette raison que le nouveau mouvement mondial a commencé par réinventer le sens même de la démocratie. Le faire signifie en fin de compte, une fois de plus, admettre le fait que «nous» — que ce soit «l’Occident» (quel que soit le sens qu’on lui donne), le «monde moderne» ou quoi que ce soit d’autre — ne sommes pas aussi exceptionnels que nous le pensons ; que nous ne sommes pas les seuls à avoir pratiqué la démocratie ; et qu’en fait, plutôt que de disséminer la démocratie autour du monde, les gouvernement «occidentaux» ont passé au moins autant de temps à s’ingérer dans la vie des gens qui la pratiquent depuis des milliers d’années et à leur dire, d’une façon ou d’une autre, d’y mettre fin.

Une des choses les plus encourageantes concernant ces nouveaux mouvements d’inspiration anarchiste est qu’ils proposent une nouvelle forme d’internationalisme. L’ancien internationalisme communiste avait de très beaux idéaux, mais, en termes organisationnels, tous allaient dans le même sens. C’est devenu une façon pour les régimes à l’extérieur de l’Europe et de ses colonies d’apprendre les styles d’organisations occidentaux : les structures du parti, les plénières, les purges, les hiérarchies bureaucratiques, la police secrète… Dans ce qu’on pourrait appeler la deuxième vague d’internationalisme ou, simplement, la mondialisation anarchiste, les formes d’organisation ont en grande partie évolué dans la direction opposée. Il ne s’agit pas seulement du processus de consensus : l’idée d’actions directes de masse non violentes s’est d’abord développée en Afrique du Sud et en Inde ; le modèle de réseautage actuel a d’abord été proposé par les rebelles du Chiapas ; même la notion de groupes d’affinité vient d’Espagne et d’Amérique latine. Les fruits — et les techniques — de l’ethnographie pourraient être d’une immense utilisé si les anthropologues arrivaient à surmonter leurs hésitations (même si celles-ci sont compréhensibles) relatives à leur propre histoire coloniales parfois sordide, et s’ils en venaient à voir ce sur quoi ils sont assis non comme un secret coupable (ce qui n’empêche pas de garder à l’esprit la réalité historique qui fonde ce sentiment), mais comme un héritage commun de l’humanité.

 

 

Note : Cet extrait, qui précède la conclusion du livre, s’articule fortement avec cette dernière. Intitulée Anthropologie (où l’auteur, un peu à contrecœur, mord la main qui le nourrit), elle s’interroge sur les raisons qui font que l’Anthropologie n’est pas parvenue, jusqu’ici, à faire cette synthèse, et sur le manque d’affinité de ce champ de recherche avec l’anarchie.