Audre Lorde : le savoir des opprimées – Hourya Bentouhami

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Texte de la brochure :

Elle se disait poétesse, guerrière, socialiste et survivante d’un cancer du sein ; elle s’avançait contre la « haine virulente dirigée contre toutes les femmes, les personnes de couleur, les gays et les lesbiennes, les pauvres ». Née à New York en 1934, Audre Lorde est l’une des voix majeures de la pensée critique afro-américaine. Disparue en 1992 d’un second cancer, c’est une dizaine d’ouvrages, en prose comme en vers, qu’elle laisse derrière elle pour enjoindre, ou aider, à affronter le racisme, le sexisme, l’homophobie et le capitalisme. La philosophe Hourya Bentouhami revient ici sur l’œuvre de l’auteure, une œuvre qui revendiquait la colère, l’expérience vécue et la différence, et esquisse les conditions d’une politique de l’alliance : reconnaître les oppressions spécifiques.

Audre Lorde a cinq ans. Elle est installée dans une rame du métro de New York avec sa mère, couverte jusqu’au cou — le froid hivernal sévit dans la métropole américaine. Une dame blanche, assise à côté d’elle, réajuste violemment son manteau qui menace à chaque soubresaut du métro d’entrer en contact avec celui de la petite fille. Surprise, l’enfant se demande quel serait le cafard ou le parasite qui aurait piqué sa voisine pour justifier un geste d’humeur d’une telle hostilité. Ne voyant rien autour d’elle, la petite Audre réalise que le souci vient d’elle, et qu’elle est, aux yeux de cette dame, la saleté dont elle veut se prémunir, elle et le noir de sa peau. La honte l’envahit alors, doublement : celle d’avoir été prise pour une vermine contagieuse et celle de n’avoir pu y croire. C’est l’éditeur francophone de son ouvrage Sister Outsider qui soulignera, dans sa présentation de quatrième de couverture, cet « incident ». Comment ne pas être saisie de colère et de rage lorsque, plus tard, elle se remémorera l’événement ? Quelles armes lui seraient utiles pour extirper cette honte de soi ? Pour Audre Lorde, femme poétesse née en 1934, féministe et lesbienne, la poésie et le militantisme seront un arsenal.
Représentante de ce que l’on a appelé plus tardivement le « féminisme intersectionnel », issu du féminisme afro-américain et chicano, Audre Lorde n’a cessé de clamer pour et avec les femmes de couleur le droit à la poésie, à la beauté du monde : le droit de pouvoir dire le bleu d’un ciel, le vert fuyant d’une feuille d’automne et la beauté, surtout, de la sororité, d’être ensemble entre femmes Noires et non-blanches, sans avoir à considérer comme seul objectif de leur être au monde la dispute des faveurs d’un homme. C’est cette attention à la vie ordinaire des femmes Noires américaines, dont elle revendique d’écrire en majuscule l’épithète raciale (« Noire » et non pas « noire ») dans un geste de restauration d’une dignité bafouée historiquement, qui fait d’Audre Lorde une féministe si peu académique, bien qu’elle ait occupé certains postes à l’université — comme celui de professeure et poète en résidence en 1968 au Tougaloo College, une institution historiquement noire dans le Mississipi. Elle ne cesse de le répéter : la question centrale du féminisme est celle de la survie des femmes, et c’est une révolution qui doit changer nos vies ordinaires car c’est au quotidien que le capitalisme et le sexisme les maltraitent et les tuent. Audre Lorde interroge : comment expliquer que les femmes de couleur présentent plus de risques de cancer du sein que les femmes blanches ? Pourquoi de tels ravages de la drogue dans les quartiers populaires ? Telles sont les remarques que l’on trouve dans Sister Outsider, le seul recueil d’essais et de propos de l’auteur disponible en français : rédigés pour la plupart à la fin des années 1970 et au début des années 1980, ces écrits portent une réflexion immédiate sur le Black Power des années 1960 et situent Audre Lorde en contemporaine et héritière à la fois de Martin Luther King et de Malcolm X, mais aussi de toutes les guerrières et survivantes — ces femmes Noires qui ont survécu à l’esclavage et à la ségrégation raciale, des femmes mercenaires du Dahomey qui résistèrent à la colonisation jusqu’à Rosa Parks, et tant d’autres, aux noms moins illustres.

Comment faut-il entendre cette écriture à soi, si ce n’est précisément comme une réflexion sur l’autonomie des femmes, laquelle ne peut être confondue avec la solitude ? Question fondamentale : qui est ma sœur ? et qu’en est-il de nos frères ? que faire de la violence qui les détruit et nous menace ? Il s’agit bien sûr de réfléchir à l’autonomie vis-à-vis des hommes, de l’hétérosexisme, mais aussi des autres femmes, les « majoritaires » qui tendent à occulter les expériences des femmes non-blanches. Avoir une « chambre à soi » comme le clamait Virginia Woolf, c’est avoir un monde où se déploie la possibilité de se dire avec ses propres mots, là où le racisme, le capitalisme et le patriarcat vous ont déjà définies par avance, vous ont déjà considérées comme des êtres malodorants, laids, corvéables à merci, incapables ou encore lascifs et bestialement érotiques. L’apport central de la réflexion d’Audre Lorde consiste précisément à essayer de comprendre ce qu’il y a d’aimable en nous, et donc de rendre aux politiques d’émancipation leur dimension nécessairement affective et poétique. Pour ce faire, elle insiste sur la nécessité de bien comprendre ce qu’est la différence, dès lors que « le rejet de la différence est d’une nécessité absolue dans une économie de profit qui a besoin d’outsiders, comme sur
plus[1] ».

Différences et divisions ne sont pas la même chose : les différences renvoient à la densité singulière d’une vie, d’une biographie, d’une identité qui a ses propres rituels, habitudes et références culturelles et sexuelles alors que les divisions sociales procèdent d’une logique séparatiste visant à dresser les opprimé·e·s les uns contre les autres, empêchant ainsi toute verticalisation de leur colère : logique séparatiste que les opprimé·e·s ne peuvent aucunement reprendre à leur compte. Ainsi, la volonté de considérer le lesbianisme comme une question politique fut souvent considérée fallacieusement comme ce qui détournerait d’une lutte universelle. C’est cet universalisme abstrait et répressif qui tend à raturer les différences d’expériences que critique Audre Lorde, pour qui il est plus important de penser, au contraire, la notion d’alliances dans une conception de l’expérience politique qui fait des victimes du racisme, de l’exploitation capitaliste et de l’homophobie des guerrier·e·s de la survie. C’est donc en réfléchissant à partir de ses propres mots que nous avons choisi de dresser ce portrait intellectuel d’Audre Lorde pour être au plus près de sa voix et de l’émotion politique dont ses paroles sont chargées.

Double conscience

« Lorsque nous considérons, avec des yeux européens, le fait de vivre exclusivement comme un problème à résoudre, nous ne comptons que sur nos idées pour nous libérer, car les pères blancs nous ont enseigné que c’était ce qui était le plus précieux. Mais au fur et à mesure que nous entrons en contact avec notre propre conscience ensevelie, conscience non européenne qui envisage l’existence comme une expérience à vivre, nous apprenons à chérir de plus en plus nos émotions, à respecter ces sources cachées de pouvoir d’où jaillit la connaissance véritable, celle qui donne naissance à des actions durables. »

Lorsque Lorde évoque dans ce passage le fait de se vivre comme un problème, elle a certainement à l’esprit ce que le sociologue Noir américain W. E. B. Du Bois qualifia de « Double Consciousness » (« double conscience »), à savoir cette impression d’être perçu·e·s — et de se percevoir en retour comme un problème : scission au sein de la conscience qui intègre le regard du mépris racial, si bien que l’on devient pour soi-même son propre ennemi, comme si l’ancien maître esclavagiste parlait encore en ses nom et lieu, et épousait la forme même de son désir, qui devient alors désir de se blanchir, c’est-à-dire d’être comme un Blanc. C’est toute son africanité, son être épidermique et sa culture qui sont ainsi l’objet incorporé d’un mépris qu’on a fini par faire sien, à force d’en avoir été persuadé·e par tout un imaginaire social raciste, legs en l’occurrence, pour ce qui est des États-Unis, de l’esclavage. Il s’agit, ici, de rétablir, comme elle le dit, une « conscience non-européenne », à savoir une conscience qui n’expulsera pas l’altérité nécessaire du Blanc mais qui prendra appui sur les conditions réelles d’existence des opprimé·e·s : une conscience capable de se décrire par ses propres mots plutôt que par ces mots qui les ont déjà constitué·e·s comme des êtres incapables. Car même lorsqu’ils prennent la forme de la louange, comme dans le cas de l’enthousiasme envers les personnes de couleur dans les prouesses sportives ou face à une beauté que l’on dira « exotique » ou « féline », les commentaires vampirisent en quelque sorte l’érotisme de celles et ceux qu’ils décrivent. Audre Lorde insiste souvent sur la nécessité, en retour, de se réapproprier son érotisme. Pour cela, il faut selon elle développer ce qui en soi chérit les émotions. Mais pour accepter ses émotions et les vacillements de son être qu’un tel acte suppose, il faut avant tout expulser l’ennemi hors de son corps : cet ennemi même qui faisait haïr à chacun ses cheveux, ses manières d’être, et tout ce que la bonne civilité bourgeoise blanche leur avait fait détester chez eux, dans leur culture et leur corps — à même leur peau. Il s’agit par conséquent de renouer avec un amour de soi nécessaire à toute conscientisation politique : c’est en ce sens que l’émotion précède et constitue la force des idées politiques.

« Parce que nous vivons au sein de structures façonnées par le profit, le pouvoir vertical, la déshumanisation institutionnalisée, nos émotions n’étaient pas censées survivre. […] Mais les femmes ont survécu. En poètes. »

Cette question de la survie est primordiale chez Audre Lorde, comme le montre cet autre extrait : « Nous n’étions pas censées survivre. Pas en tant qu’êtres humains. » Cette idée que les femmes — et davantage encore les femmes Noires — n’étaient pas censées subsister, est ample de la mémoire de l’esclavage et de l’expérience de la ségrégation raciale aux États-Unis, en même temps qu’elle est contemporaine des logiques de profit capitaliste qui continuent de sévir dans les sociétés post-esclavagistes. De fait, dans le contexte de l’esclavage — et à bien des égards dans un contexte d’exploitation capitaliste — la possibilité de la survie est une donnée superfétatoire, au sens où la vie des femmes esclaves — particulièrement susceptibles de tomber enceintes et d’être ralenties dans leurs travaux aux champs — était une vie dispensable, une vie dont l’objet n’avait pour fin que de conserver et de maximiser d’autres vies, selon une véritable nécropolitique mise en avant par Achille Mbembe, et qui trouble par là le concept de biopolitique forgé par Michel Foucault : selon ce dernier, la modernité des nouveaux modes de gouvernement dans les États monarchiques dès le XVIIe siècle en Europe est de « faire vivre, laisser mourir » sa population. Or, comme le montre Mbembe, dans les dystopies que sont les plantations esclavagistes, la mortalité précoce des esclaves est intégrée au coût de la production et est comprise comme une nécessité pour que d’autres vies soient dignes d’êtres vécues, en l’occurrence celles des maîtres blancs. Les femmes Noires n’étaient pas censées survivre, en ce que leur ventre même était considéré comme la matrice de reproduction de l’esclavage une fois que les traites négrières seraient effectivement interdites. De fait, du décalage entre la date d’abolition de la traite négrière et l’abolition de l’esclavage aux États-Unis, il résulta une véritable reproduction « autonome » d’esclaves qui passa par le viol industriellement organisé des femmes esclaves, comme le montre l’historiographie récente.

Politique de l’érotisme

On comprend alors cette phrase et l’importance d’une pensée politique de l’érotisme chez Audre Lorde : « […] [O]n a utilisé si souvent l’érotisme à nos dépens, y compris le mot lui-même, que nous avons appris à nous méfier de ce qui est au plus profond de nous, et c’est ainsi que nous avons appris à nous dresser contre nous-mêmes, contre nos émotions. » Comment comprendre ce retournement contre soi, cette honte, voire cette révulsion vis-à-vis de soi, qui font de nous des êtres retournés, des êtres dont la vulnérabilité est à fleur de peau ? Pour les hommes et pour les femmes, cette expérience de l’atrophie émotionnelle et de la meurtrissure érotique est à lire matériellement dans les conditions qui furent, encore une fois, celles de l’esclavage et de la ségrégation, mais qui, sans nul doute pour Audre Lorde, sont aussi celles de l’usure au travail dans l’économie capitaliste contemporaine. Les hommes Noirs étaient ainsi vus comme une menace sexuelle, avec des membres génitaux représentés comme démesurés et constitués comme preuves organiques de leur lascivité congénitale, animant ainsi tous les fantasmes de péril sexuel, de viol des Blanches. Cette hypersexualisation de la représentation trouvait son apogée dans la castration occasionnelle pratiquée lors des lynchages sur les hommes soupçonnés de viol[2].

Le sexe des femmes ne fut pas moins maltraité : leur viol était dispensé de toute punition par les différents codes noirs, voire justifié doublement, à la fois dans le cadre de la nécessité — certes minime — de la reproduction d’esclaves (les enfants nés d’une telle union forcée pouvaient ainsi devenir des esclaves domestiques, notamment), et dans le cadre d’une morale hygiéniste racialiste qui considérait que le déchargement sexuel sur les femmes esclaves permettaient aux maîtres d’honorer dignement leur épouse légitime qu’ils exemptaient ainsi de l’indignité d’une sexualité non-reproductive. Soumises à des viols répétés comme à l’impossibilité de constituer une famille (les enfants étaient aussitôt séparés des parents dès que ces derniers devenaient aptes au travail, constituant ainsi une réserve monnayable sur les marchés aux esclaves), les femmes Noires n’ont pas eu droit à l’amour ni aux conditions matérielles rendant l’amour possible. Pis encore, elles furent privées de la possibilité de l’amour lui-même, dès lors que le corps-à-corps érotique tout comme l’enfantement furent dévoyés et œuvrèrent à charge contre les esclaves.

La seule manière de survivre était précisément de se retourner soi-même contre son corps, et de faire en sorte de ne pas s’attacher à ceux qu’on ne pouvait qu’aimer… Ou encore, en développant des tisanes abortives pour éviter de donner naissance à un·e esclave, ce dont Maryse Condé ou Toni Morrison rendent parfaitement compte dans leurs romans. De même le blanchiment, autrement connu sous le nom de passing, fut une stratégie de survie. Il s’agissait, notamment pour les personnes nées d’une union mixte et ayant la peau plus blanche, de se faire passer pour blanc pour pouvoir se soulager de l’infamie d’être Noir. On imagine le désastre psychologique et affectif d’une telle stratégie de survie, qui suppose l’apprentissage d’un renoncement à ses émotions. Dans cette perspective, la seule manière de s’aimer soi-même était précisément de détester en soi tout ce qui pouvait être approprié par le maître : son amant, son corps, son enfant. Et pourtant, malgré tout cela, les femmes ont survécu. En poètes, nous dit Audre Lorde. Car ce qu’il faut comprendre, c’est que les femmes Noires ne peuvent être réductibles à ce passé de victimes : elles ont su se préserver, et elles doivent aujourd’hui renouer avec ce savoir. Tout comme Angela Davis l’a montré dans Femmes, race et classe, le jardin des esclaves était le seul espace que l’oppresseur ne pouvait s’approprier : il fut la marge à partir de laquelle une survie et un soin de soi et de la communauté a été possible[3]. De même, pour Audre Lorde, les femmes même martyrisées, utilisées comme cobayes dans des expériences scientifiques gynécologiques, surent développer des savoirs de survie, y compris un savoir érotique. C’est avec
ce savoir-là, qui n’a rien de théorique, qu’il s’agit de renouer.

 « La poésie n’est pas un luxe. »

Mais qu’est-ce qu’un savoir poétique, érotique ? En quoi la poésie n’est-elle pas un luxe ? Pour répondre à cette deuxième question, il faut comprendre la première : le savoir érotique est un savoir poétique, et réciproquement. La poésie est ce qui appelle le réel par un terme qui noue une correspondance familière et intime avec les choses que ces mots désignent, si bien que « donner un nom aux choses » en poésie n’est pas nécessairement correspondre à un champ de significations communes, mais bien tenter de voir ce qu’il y a de personnel dans cette manière de décrire le réel qui n’a pas d’autre correspondance que celle de l’âme. Quelque chose même de la sorcellerie se donne à voir : pouvoir magique des mots qui transforme la réalité, donne vie aux fantômes qui nous hantent. La poésie n’est pas un luxe car il suffit de très peu de choses pour faire sonner les mots et faire en sorte que des femmes, habituées historiquement à se raconter des histoires, se trouvent dans un cercle d’affection qui les rendent sœurs.

Mais un obstacle demeure pour former une sororité entre femmes Noires. En effet, si la sororité avec les femmes blanches est rendue compliquée du fait du racisme ou d’un inconscient racial non examiné par certaines féministes blanches, il est tout aussi compliqué d’arriver à rediriger la colère des femmes Noires contre le patriarcat et l’hétérosexisme. À l’adresse des féministes blanches, Audre Lorde rappelle la nécessité de comprendre la spécificité des discriminations et des violences qui font le quotidien des femmes de couleur, en raison à la fois de leur couleur de peau, de leur genre et de leur classe. Cette triple appartenance identitaire et statutaire fonctionne de manière combinatoire, ce que tendent à oublier les féministes blanches, en l’occurrence Mary Daly, féministe radicale autrice de Gyn/Ecology. The MetaEthics of Radical Feminism — à laquelle Audre Lorde rédigea une lettre ouverte pour montrer que les contrastes dans les vécus des femmes suivent autant une « ligne de couleur » que de classe. Les angles morts d’un tel « solipsisme blanc » au cœur d’un féminisme qui se dit pourtant « radical » (pour reprendre les termes d’Adrienne Rich, amie et poète d’Audre Lorde), invisibilisent la culture et les savoirs des femmes Noires, et minorisent les différences dans leurs expériences vécues respectives. Comme si l’affirmation et la reconnaissance d’une spécificité de l’expérience féminine Noire était une menace pour la cohésion et la force du féminisme radical. Dans cette sororité sous contrôle, la seule manière d’être sœur pour la femme Noire est de se défaire de sa propre capacité à réfléchir sur ses problèmes et à s’en remettre à des tutelles d’engagement, à des entrepreneuses (blanches) de causes : leur condition spécifique de femmes Noires n’était audible pour un certain féminisme radical que s’il constituait la femme Noire comme étant une femme à sauver en se désolidarisant des siens.

S’il fallait transposer, on dirait aujourd’hui qu’Audre Lorde reproche à Mary Daly un manque d’intersectionnalité dans ses analyses, au sens où cette dernière ne prend pas en compte la spécificité d’une oppression qui œuvre de manière combinatoire avec d’autres formes d’oppression (« Affirmer que toutes les femmes subissent la même oppression simplement parce qu’elles sont femmes, c’est perdre de vue que des femmes, en toute inconscience, se servent de ces armes les unes contre les autres. »). En l’occurrence, une telle combinaison d’oppression est lisible chez les femmes Noires cantonnées majoritairement dans des travaux de service et de soin à la personne, mal rémunérés, qui rendent difficiles le soin de leur propres enfants. Ces femmes sont, par ailleurs, souvent exposées à des violences sexuelles. Ces emplois précaires sont d’autant plus risqués en raison d’horaires nocturnes ou très matinaux, et des longs trajets qu’ils nécessitent pour se rendre aux centres résidentiels et économiques où ces femmes travaillent pour faire des ménages ou s’occuper d’une famille blanche plus aisée. De même, exclues des normes de la bonne féminité et de la bonne maternité, elles peuvent être considérées comme moins attractives que les femmes blanches par les hommes de couleur, quand elles ne sont pas le fruit de fantasmes sexuels pour les hommes blancs… Comment tant de féministes peuvent-elles nier ces différences d’expérience et de condition sociale entre femmes ? C’est un point clair pour Audre Lorde : ce déni des différences entre sœurs blanches et non-blanches fonctionne sur fond de compétition et d’agressivité entre femmes Noires.

Racisme et hétéropatriarcat

« Tandis qu’en chaque femme Noire, une part se souvient des usages d’autres temps en d’autres lieux — où nous avions du plaisir à être ensemble dans une sororité de travail, de jeu, et de force — d’autres parts de nous, moins fonctionnelles, se surveillent avec méfiance. Pour favoriser la division, les femmes Noires ont été éduquées à toujours se suspecter, rivales sans pitié en quête du rare mâle, récompense suprême qui légitime notre existence. Ce déni de soi déshumanisant n’est pas moins létal que la déshumanisation raciste, à laquelle il est étroitement lié. »

La sororité est compromise par une des formes puissantes du patriarcat — et plus encore de l’hétéropatriarcat[4] — qui repose sur l’érotisation de la domination masculine. Chaque femme, blanche ou non-blanche, a été éduquée à considérer comme bien suprême la séduction et le mariage avec un homme dont les gages de fidélité reposaient sur la responsabilité des femmes elles-mêmes, qui se doivent de toujours prendre soin d’elles pour l’homme conquis, et de prendre soin de lui et des enfants nés de cette union — tout cela afin d’éviter qu’une autre ne lui « vole » son homme. Or cette manière de voir les relations entre femmes, à partir de la centralité de la relation à des hommes (qui seraient par nature volages et peu enclins à s’engager), a conduit à croire que le mariage était une forme de sécurité contre les violences sexistes. Elle nous incite, par ailleurs, à voir les autres femmes comme nos ennemies ou nos rivales à l’heure où le patriarcat conduit à déresponsabiliser les hommes de leur violence, en associant celle-ci à l’expression exaltée d’une virilité — somme toute considérée socialement comme souhaitable pour définir une masculinité véritable.

La violence patriarcale est également visible dans la conflictualité des rapports entre femmes qui, précisément, ne s’autorisent aucun amour entre elles, pour peu qu’il les expose à la violence masculine. Audre Lorde estime que l’hétérosexualité  et non seulement le mariage  fut considérée, à tort, comme une sécurité par les femmes. Par ailleurs, cette colère des femmes Noires dirigées contre leurs sœurs Noires est, d’une certaine manière, plus forte encore que chez les femmes blanches, puisqu’elles doivent faire face à la violence redoublée des hommes Noirs assignés à surjouer une masculinité dont ils sont paradoxalement aussitôt destitués.

« Cette société enferme les hommes Noirs dans des rôles qu’ils ne sont pas autorisés à remplir, mais est-ce aux femmes Noires de courber l’échine et de compenser cette situation, ou bien est-ce cette société qui a besoin d’être changée ? D’ailleurs, pourquoi les hommes Noirs accepteraient-ils de tels rôles au lieu de les considérer pour ce qu’ils sont : des narcotiques destinés à leur faire oublier les autres visages de leur propre oppression ? »

Si la question de savoir « Qui est ma sœur » est fondamentale dans le cadre d’une pensée du féminisme, celle de savoir « Qui est mon frère » est toute aussi importante. Il s’agit en effet de déconstruire la violence des hommes Noirs dirigée contre les femmes Noires. Lorsque Audre Lorde parle de « rôles que [les hommes Noirs] ne sont pas autorisés à remplir » et dans lesquels la société les enferme pourtant, il s’agit de s’interroger sur ce paradoxe qui pousse les hommes Noirs à désirer et à se reconnaître dans des performances de la virilité dont ils seront toujours par ailleurs exclus, malgré leurs efforts pour être des hommes comme il faut, c’est-à-dire blancs et bourgeois. C’est là toute la force du racisme : à la fois entériné et fomenté par une économie capitaliste et patriarcale, qui fait des Noirs des hommes qui ne pourront jamais être des pourvoyeurs honorables en raison des salaires misérables  ou en tout cas inférieurs à leurs homologues blancs. Il faut donc, selon Audre Lorde, faire prendre conscience aux hommes Noirs que le capitalisme est leur ennemi commun ; ce ne sont pas les femmes Noires qui sont leurs ennemies lorsqu’elles se liguent pour défaire la domination masculine et le capitalisme qui leur brisent les reins à force de balayer, nettoyer et s’occuper des enfants des autres.

Prendre soin de soi

« Dans ce pays, nous, femmes Noires, avons toujours témoigné de la compassion envers tout le monde, excepté envers nous-mêmes. Nous avons pris soin des personnes blanches parce que nous devions le faire, pour la paie ou la survie ; nous avons pris soin de nos enfants et de nos pères, de nos frères et de nos amants. L’histoire et la culture populaire, tout comme nos propres existences, sont peuplées de récits de femmes Noires « compatissantes envers des hommes Noirs égarés ». Nos filles et nos sœurs terrorisées, brisées, battues et assassinées portent en silence le poids d’un tel fardeau. Nous avons besoin d’apprendre à prendre soin de nous-mêmes, et à éprouver de la compassion les unes avec les autres. »

L’économie politique du soin, de la sollicitude ou encore de la compassion, est abordée par toute une littérature — y compris non scientifique, comme le roman à succès La Couleur des sentiments. La lumière est mise sur les conditions matérielles qui permettent aux femmes de certains foyers de se soulager du travail domestique, du soin des nourrissons et des personnes âgées, en s’en remettant à d’autres femmes, généralement non-blanches. Ces tâches accomplies par d’autres permettaient ainsi aux femmes délestées du soin domestique, la possibilité de prendre soin de soi et d’honorer dignement les normes de la féminité respectable et séduisante. Or ce à quoi appelle Audre Lorde est précisément à la possibilité pour ces femmes de couleur dont la vie entière est sacrifiée aux autres, de prendre enfin soin d’elles : « Les femmes Noires veulent souvent se sacrifier pour leurs enfants et pour leurs hommes, aussi à la lumière de cette réalité, une telle exhortation à l’amour de soi devient primordiale, peu importe l’utilisation dévoyée qu’en feront les médias blancs. » Loin d’être une revendication anecdotique, cette possibilité est primordiale et exige une véritable révolution de soi — une révolution tout court, dans la mesure où l’estime de soi ne se pratique qu’ordinairement, quotidiennement, et ne fait sens que dans la mesure où ses activités, son habitat ou ses relations sociales en confirment la valeur. Audre Lorde affirme reprendre cette exigence de l’« amour de soi » chez son contemporain Malcolm X, et s’inspire de l’idée de conscience de l’opprimé chez Paulo Freire.

« Les structures anciennes de l’oppression, les vieilles recettes de changement sont ancrées en nous, c’est pourquoi nous devons, tout à la fois révolutionner ces structures et transformer nos conditions de vie, elles-mêmes façonnées par ces structures. Parce que les outils du Maître ne détruiront jamais la maison du Maître. Comme Paulo Freire le montre si bien dans la Pédagogie des opprimés, pour provoquer un véritable changement révolutionnaire, nous ne devons jamais nous intéresser exclusivement aux situations d’oppression dont nous cherchons à nous libérer, nous devons nous concentrer sur cette partie de l’oppresseur enfouie au plus profond de chacun de nous, et qui ne connaît que les tactiques des oppresseurs, les modes de relation des oppresseurs. »

Les opprimé·e·s n’ont pas d’autre choix que d’inventer de nouvelles manières de s’en sortir, de nouvelles stratégies de survie, qui n’attirent pas le regard des oppresseurs : c’est pourquoi être incompréhensible, voire occulte (c’est le cas des langues créolisées des hommes réduits en esclavage qui, séparés dès leur capture, n’avaient pas de langue commune), fut une manière de résister pour éviter de se faire prendre, et pendre. On ne peut comprendre cette phrase devenue célèbre , « Les outils du Maître ne détruiront jamais la maison du Maître », qu’à partir des échecs et des désastres psychologiques et politiques du passing dont il était question précédemment : ces stratégies dont parle également Malcolm X consistaient pour les Noirs à s’identifier si intensément à la norme blanche — qui pourtant les méprisaient — qu’ils en venaient à énoncer un « nous » dont ils étaient pourtant exclus, et à souffrir autant — voire davantage — que leur Maître quand celui-ci tombait malade. On retrouve cette même passion du dominant qui mène à la haine de soi à travers le personnage de la mère de Pecola dans L’Œil le plus bleu de Toni Morrison, mère qui se bat pour avoir la meilleure pièce chez le boucher pour les enfants blancs qu’elle garde, quand le moindre morceau avarié serait considéré par elle comme amplement suffisant et digne pour ses propres enfants. Les outils du Maître sont à entendre ici comme ce que le Maître a constitué comme étant désirable, souhaitable : à savoir ses propres normes de la dignité, alors inséparables de la blanchité : on parle ici de la civilité européenne, blanche, bourgeoise comme étant les seuls critères d’humanisation. Les opprimé·e·s se doivent, dans ce cadre, de développer leurs propres aptitudes à la survie et de développer un savoir propre, qui prend racine dans ces expériences vécues de déshumanisation.

Le savoir des opprimé·e·s

« Les oppresseurs attendent toujours des opprimés que ces derniers leur transmettent le savoir qui leur fait défaut. »

Le texte des opprimé·e·s leur est toujours volé. Ce texte en question est précisément celui de l’innovation épistémologique que contribuent à développer les opprimé·e·s à partir de leur propre expérience de dépossession et de résistance. Ce que rappelle ici Audre Lorde, non sans douleur, c’est la manière dont ces connaissances nées d’expériences, qui ont, dans un premier temps, été retournées contre les opprimé·e·s eux-mêmes et ont servi à les disqualifier, deviennent finalement honorables à mesure qu’elles sont réinvesties par d’autres que ceux qui les ont initialement formulées, par d’autres que ceux qui ont payé de leur corps cette conscientisation et cette production de savoir. On pourrait dire qu’il s’agit là d’une forme de blanchiment des savoirs minoritaires qui, pour gagner en dignité théorique et universitaire, doivent se défaire du stigmate du militantisme et doivent par conséquent être détachés de ceux qui en portaient la voix en première instance. Mais ce que pointe également Audre Lorde, c’est la manière dont cette injonction faite aux minorités d’éduquer les éducateurs, ou les oppresseurs, épuise l’énergie des opprimés qui sont sans cesse obligés de prendre soin des autres, au détriment d’eux-mêmes. On peut voir dans ce constat la nécessité de reconnaître l’importance de constituer, pour les minorités, des groupes de conscientisation où le savoir repose sur des expériences partagées, des apprentissages communs — des groupes qui épargnent l’énergie de devoir une nouvelle fois faire la démonstration de la réalité de l’expérience vécue.

 « Parce que nous commençons à exiger de nous-même et de nos engagements qu’ils soient en accord avec cette joie dont nous nous savons capables. Notre savoir érotique nous donne de la force […]. »

 La joie est l’une des forces les plus puissantes qui ressort finalement de la nécessité d’une politique d’alliance qui fonctionne à plusieurs niveaux de la société. Autant d’alliances par le bas qui seront déterminées en fonction de la politisation des expériences d’injustice et d’exclusion car « le capitalisme est une hydre à plusieurs têtes » : entre femmes Noires, entre Noirs, entre non-Blancs, entre femmes noires et blanches, entre hétérosexuels et homosexuels. Dès lors, c’est à même la différence que la politique d’alliance est envisageable : ce n’est qu’en reconnaissant la spécificité des oppressions de chacun, et notamment des plus minoritaires, que l’on peut construire une cause commune capable de faire de chacun de nous des guerrier·e·s plutôt que des victimes.

 

 

 

[1] Toutes les citations sont extraites de Sister Outsider, Mamamelis, 2003.

[2] Sur le lien entre lynchage et castration, voir Orlando Patterson, Rituals of Blood. Consequences of Slavery in Two Centuries, New York, Basic Civic Books, 1998.

[3] Angela Davis, Femmes, race et classe, Paris, Édition des femmes, 1983.

[4] Ensemble de normes, représentations et dispositifs sociaux, juridiques et politiques qui produit une différence hiérarchisée entre les sexes, et qui institue comme seul rapport sexuel légitime ce que la féministe Monique Wittig a appelé « l’hétérosexualité obligatoire ». Par cette formule, on entend l’idée que le seul désir sexuel légitime et protégé par la loi est l’hétérosexualité, vouant ainsi l’homosexualité à la honte, voire à l’impunité de l’injure, des violences sexuelles ou non, et à l’impossibilité de présenter sa vie comme une vie digne d’être vécue.