Maremme amère – Entretien avec Alberto Prunetti

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Alberto Prunetti a grandi à Follonica, une ville située en haute Maremme, région faisant partie de la Toscane. Dans Amianto[1], il raconte la vie d’ouvrier itinérant que mena son père, sa maladie, due à l’amiante, contractée sur les chantiers où il travaillait, tout en entrecoupant son récit par ses souvenirs d’enfance dans cette cité industrielle. Son livre, à la fois tragique, drôle et tendre, donne une image non tronquée de ce que les économistes appellent complaisamment le « miracle économique italien », dont on occulte toujours le coût humain et environnemental[2].

« Le protagoniste du livre, c’est le corps de mon père. »

Tu as passé ton enfance en Toscane, qu’on connaît en France parce que c’est une région très touristique, mais la haute Maremme en particulier n’est pas très connue, c’est la Toscane industrielle… Peux-tu nous en dire deux mots ?

La Toscane est associée à l’image des collines de Sienne, des cyprès, des villes d’art, mais en réalité, il y a aussi l’envers du décor, une autre Toscane, dont on ne parle jamais, et qu’on cache comme la poussière sous le tapis. Et cette Toscane a fait partie du processus d’industrialisation des années 1960, qui était concentré principalement dans les régions du Nord, mais aussi dans la zone portuaire de Livourne, avec des aciéries, des raffineries, etc. Maintenant, avec la crise de l’industrie italienne, la désindustrialisation, beaucoup de ces sites ont fermé. Les activités de ces industries ont été très polluantes et il nous en reste les déchets nocifs, qui ont été abandonnés. Le coût environnemental et humain de cette industrialisation n’est pas pris en compte dans le bilan de ces années-là. Il fallait donc raconter cette histoire pour être honnête. Moi, j’ai grandi du mauvais côté de la Toscane… Et le coût humain de cette industrie polluante et dévastatrice s’est incarné dans mon histoire familiale, dans la maladie de mon père… je me devais de la raconter.

Alors, justement, venons-en à ton père. Peux-tu retracer son parcours, nous expliquer comment il est devenu ouvrier itinérant à cette époque ?

L’histoire de ma famille est intimement liée à l’expansion industrielle. Et comme je dis souvent : on est trop pauvres pour avoir des ancêtres. Mon grand-père, qui aurait pu être paysan ou bûcheron dans les bois du centre de la Toscane, est allé à Rosignano-Solvay pour construire des maisons pour les ouvrier⋅es, parce qu’un industriel belge, qui s’appelait Solvay, y avait implanté une usine pour la production de bicarbonate de soude. Mon grand-père était donc charpentier et maçon, et son fils, Renato, mon père, a arrêté l’école à 14 ans, et lui, plutôt que de construire des maisons, a construit des installations industrielles. Au fil des ans, il est devenu soudeur-tuyauteur. Et au lieu de travailler sur un seul site, il a travaillé pour une entreprise de maintenance industrielle dont le siège se situait dans le triangle industrialisé du nord de l’Italie. On l’a donc envoyé faire de l’entretien, des réparations et des constructions d’installations un peu partout en Italie, surtout dans les raffineries et les aciéries. Il était salarié dans les années 1960-1970, marquées par les conflits ouvriers, les luttes, les conquêtes syndicales. Et puis, il a continué dans les années 1980, toujours rattaché à cette entreprise, mais là, il a été obligé de se mettre à son compte, avec un statut d’indépendant. Finalement, il a travaillé jusqu’au milieu des années 1990, moment où il a pu partir à la retraite. À la fin de son activité, les installations industrielles étaient dans un état désastreux, il n’y avait plus aucun entretien. Pour cette raison, les accidents du travail ont augmenté en même temps que l’impact environnemental. De même, l’impact du travail s’est accru sur le corps de mon père, en accélérant sa décomposition. À mon âge, à 45 ans, il n’avait plus de dents, il était devenu sourd… il était catalogué invalide du travail.

 

Pourrais-tu préciser ce basculement entre ce statut d’« ouvrier itinérant », qui était celui de ton père, et cet « auto-entreprenariat » auquel il a été contraint ? Cette bascule semble se faire en Italie dans les années 1980, beaucoup plus tôt qu’en France.

Un ouvrier détaché est itinérant, il va donc travailler deux mois dans une usine, trois mois dans une autre… Ces ouvriers étaient très spécialisés, donc les salaires étaient plus élevés… De nos jours, le statut de « travailleur indépendant » est associé aux métiers de la culture, que ce soit les métiers de l’écriture, la traduction, le web-design, etc. En réalité, ce statut a été expérimenté sur les ouvriers dans les années 1980. Les propriétaires des grandes entreprises se sont alors rendu compte qu’une partie des travailleurs risquaient leur santé au travail, et qu’un jour, peut-être, ils devraient rendre des comptes devant un tribunal. Donc ils ont préféré déléguer les travaux les plus dégueulasses à des entreprises sous-traitantes. En réalité, ces ouvriers n’étaient pas des « travailleurs indépendants », parce qu’ils n’avaient aucun droit de regard sur le travail qui, de fait, leur était imposé. Et ils devaient par ailleurs payer eux-mêmes les cotisations sociales, l’assurance maladie, la retraite… Et quand est venu le temps des procès liés à ces questions de santé, on a considéré que ces ouvriers, qualifiés donc de « travailleurs indépendants », avaient accepté les risques en toute conscience, et donc que l’entreprise n’était pas responsable… voilà l’arnaque. En même temps, les patrons utilisaient aussi ce stratagème pour diviser les ouvriers, parce que si ces derniers avaient tous eu le même contrat, leur solidarité aurait été plus forte. Avec dix personnes qui travaillent avec dix contrats différents, il est plus difficile d’arriver à dégager un intérêt commun.

 

Dans ton livre, tu entremêles constamment tes souvenirs d’enfance avec le parcours professionnel de ton père. On te voit, petit, te remémorer les matchs de foot, ta passion pour les westerns, les bagarres entre bandes… tout ça donne lieu à des scènes drolatiques. Pourrais-tu revenir sur ton enfance dans cette ville ouvrière, et sur ce que représentait pour toi d’être le fils d’un working class hero, comme tu le dis dans ton livre ? C’était presque un titre de noblesse, pour toi, d’être fils d’ouvrier…

En réalité, j’ai grandi dans un contexte où être fils d’ouvrier était quelque chose d’absolument normal, parce qu’on était tous fils et filles d’ouvrier… et dès tout gamin⋅es, on avait le contrôle sur toutes les rues du quartier. Je n’avais pas de fierté particulière, c’était quelque chose d’ordinaire. Il y avait pas loin des gamin⋅es étranges, qui vivaient dans de grandes maisons avec jardin, et qui ne sortaient jamais de chez elleux pour jouer avec nous… On savait que c’étaient des enfants de riches, mais leur infortune, c’était de ne pas pouvoir jouer comme nous au ballon dans la rue. Pour nous, c’étaient des gamin⋅es misérables, parce que leurs mères leur défendaient d’aller avec nous pour éviter qu’ils et elles apprennent des gros mots et mangent quelques coups de poing. Mais c’est vers 14, 15 ans, que j’ai compris que la réalité était peut-être différente : les riches avaient des scooters pendant qu’on était encore avec nos vélos… À ce moment-là, j’ai découvert quelque chose de différent, en dehors du monde ouvrier, parce que j’ai commencé à aller au lycée général, et non au lycée professionnel, pour peut-être aller un jour jusqu’à l’université. J’avais alors une sorte de « syndrome de l’imposteur », parce que j’allais à l’école avec des gens qui avaient un capital culturel et économique plus vaste que le mien.

Mais on avait quand même une certaine fierté. Par exemple, il y avait cette tradition des prêtres ouvriers, des prêtres communistes, qui nous disaient qu’on devait étudier, nous, enfants d’ouvrier⋅es, parce que chaque livre lu de plus était un coup de pied au cul de moins reçu de la part du patron.

J’avais besoin de raconter cette classe ouvrière dont je suis issu, parce que je n’étais pas satisfait de la façon dont on parlait d’elle. Très souvent, les personnes qui écrivaient sur les ouvrier⋅es étaient des intellectuel⋅les, des sociologues, qui avaient de l’empathie pour elleux, mais qui ne voyaient pas notre vie quotidienne dans son entièreté. Ils voyaient l’aliénation, la monotonie, la répétitivité du travail, mais pas les matchs de foot, les fêtes, les rites, l’identité ouvrière, notre temps libre, le détail des petites choses… Dans leurs textes, ils parlaient des ouvrier⋅es comme de victimes. Mais ceux et celles que je connaissais n’étaient pas des victimes, c’étaient des emmerdeur⋅ses. Le regard que je portais sur mon enfance ne coïncidait pas avec les livres que je lisais sur l’histoire de la classe ouvrière. J’ai donc dû fouiller dans mes expériences passées, mes souvenirs, ceux de mes ami⋅es, et je me suis aperçu que j’avais là un gisement de mémoire ouvrière que les regards extérieurs ne pouvaient explorer autant en profondeur. Il faut appartenir à un groupe donné pour pouvoir le raconter, et cela vaut pour tous les groupes oppressés. En Italie, la pensée féministe adopte ce principe aussi : « Pars de toi, pars de ton propre corps. » Moi, je suis parti de ma condition, de mon expérience, du corps de mon père. Le protagoniste du livre, c’est le corps de mon père.

 

Justement, venons-en à la matière du livre, ce que j’appellerais ta « cuisine littéraire », le mélange de registres qui structure ton livre. Un livre sur l’amiante – c’est même le titre du livre –, on se dit que ça va être extrêmement plombant, et ce n’est pas du tout le cas… Il y a des passages, surtout sur tes souvenirs d’enfance, qui relèvent du registre de la pure comédie italienne, et en même temps, tu racontes la déchéance physique de ton père… Comment as-tu procédé pour l’écrire ?

C’est une question centrale. Ce livre est construit sur un mélange de styles : c’est une enquête de non-fiction, quasi sociologique, une sorte d’ethnographie de la classe ouvrière, et un récit d’autofiction. Et ces trois dimensions se superposent. Pour ce qui est des registres, le livre, continuellement, passe du tragique au comique, comme un flot… à chaque page, je cherche à te faire pleurer et à te faire rire. Et cette stratégie textuelle est aussi une stratégie de lutte. J’utilise l’humour comme façon de me défendre du tragique… ou plutôt, à l’inverse, à travers l’humour, je fais baisser la garde du lecteur, et quand il ne s’y attend pas, je lui plante un coup de poignard. J’ai aussi cherché à construire le livre avec la même approche qu’avait mon père quand il faisait de l’assemblage industriel. Le soudeur prend différents éléments d’acier pour les combiner, et j’ai fait la même chose avec les souvenirs, les photographies, les fiches de pointage dentées, les dossiers médicaux de mon père et les pièces du procès pour la reconnaissance de son exposition à l’amiante dans le cadre professionnel. J’ai soudé ce livre avec la même approche constructiviste qu’un soudeur.

 

Tu as en passant évoqué le procès. À la fin du livre, il y a un chapitre qui aborde tout ce que vous avez entrepris avec ta mère pour faire reconnaître la maladie de ton père comme étant professionnelle… ça a été un parcours du combattant. Peux-tu nous en dire plus ?

Malheureusement, on ne pouvait pas attaquer directement en justice les patrons, donc le procès n’était pas dirigé contre eux, mais contre le système de retraite. Il s’agissait en fait de passer par un contentieux mineur pour la reconnaissance de l’exposition professionnelle à l’amiante. Par exemple, quand le médecin soignait mon père à l’hôpital, il ne voulait pas voir cette dimension sociale. Il disait : « Moi, je soigne les poumons. Ça s’arrête là. De savoir pourquoi ces poumons sont devenus malades ne m’intéresse pas. Ça pourrait être les cigarettes, ou le mode de vie pas très sain des ouvriers… » Donc la responsabilité revenait au travailleur, et on ne reconnaissait pas le rôle que la production industrielle avait joué dans cette maladie.

Voilà, on a pu gagner sur cet aspect-là. Avec le fonds financé par les travailleur⋅ses, le système donne des miettes en plus : 70 euros par mois, sur la pension de réversion que touche ma mère. Ce n’était donc pas du tout une question d’argent, le principal était de faire reconnaître qu’il y avait une raison sociale à la mort de mon père.

Mais en Italie, il y a quand même eu des procès très importants sur l’amiante, sur la nocivité des industries. Le plus connu est celui de Casale Monferrato, le procès Eternit, qui est une petite Tchernobyl européenne de l’amiante. Une ville de 35 000 habitant⋅es dont 5 000 sont mort⋅es à cause de l’amiante. Et en moyenne, chaque année, 50 personnes tombent malades et meurent de l’amiante. Dans ce procès, les patrons ont été accusés de « catastrophe environnementale », mais aussi d’homicides. Évidemment, aucun n’a fini en prison. Et surtout pas le principal accusé, le patron d’Eternit, un Suisse, qui aujourd’hui vit au Costa Rica, à l’abri de la loi, et fait du greenwashing[3]

Dans le cas de mon père, c’était impossible d’intenter un procès pour homicide, étant donné son statut d’ouvrier détaché qui avait travaillé dans plein d’usines différentes. Dans les procès de l’amiante, les avocat⋅es des patrons des usines utilisent toujours l’argument de la « première fibre », pour dire qu’on ne peut pas savoir quelle fibre vous a tué : « Dans les poumons, on peut peut-être en trouver un million, mais quelle est la première ? la deuxième ? Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas celle de mon client… » Donc ces procès aboutissent surtout quand un⋅e ouvrier⋅e a travaillé durant trente-cinq ans dans la même usine. En général, dans ces cas-là, l’usine est publique, par exemple les chemins de fer. Mais en ce qui concerne les entreprises privées, quand le marché de l’amiante a été stoppé, les usines dangereuses ont fait faillite, et quand on a fait faillite, en Italie, on n’endosse plus aucune responsabilité.

 

Peut-être peut-on parler maintenant de ton parcours… Comment en es-tu venu à devenir journaliste, écrivain ? Tu racontes dans le livre que tu n’adhères pas du tout à la vision du travail qui était celle de ton père et de ses compagnons, une sorte de valeur absolue qui doit guider la vie.

Mon père avait cette éthique du travail très ancrée, c’était un peu un stakhanoviste. La génération suivante a eu plus de difficulté à placer sa fierté dans le travail. Je dois d’abord dire que ça ne fait que quelques années que je travaille dans l’industrie culturelle. Avant, j’alternais des boulots intellectuels et des boulots manuels. Pendant vingt ans, j’ai fait des petits boulots précaires un peu partout, dans la restauration, je nettoyais les boxes des chevaux, etc. C’est difficile d’être fier de nettoyer la merde des chevaux. J’ai été pizzaïolo pendant un an et demi en Angleterre, les pizzas étaient vraiment dégueulasses… et je ne suis pas non plus fier d’avoir fait ces pizzas. On n’est jamais dans une situation stable, on n’a jamais les mêmes collègues, iels changent au bout de quelques jours… Donc je ne suis pas un stakhanoviste, et en même temps, ce n’est pas facile pour moi de critiquer cette idéologie du travail, parce que j’ai été socialisé, j’ai grandi avec elle, et j’ai tendance quand même à travailler trop… Et en plus, avec cette trilogie qui a pour thème le travail, quand j’écris, j’écris sur le travail… je travaille sur le travail. Dans Amianto, il y a mon regard d’enfant sur mon père, et dans le livre qui suit, 108 metri[4], les rôles s’inversent, c’est moi qui pars bosser en Angleterre. Et puis, en Italie, ces petits boulots précaires tendent à devenir le travail d’une vie. Depuis quatre, cinq ans, je travaille seulement dans l’industrie culturelle, je suis traducteur, écrivain, et je collabore avec des journaux, et le paradoxe, c’est que, en réalité, je gagne moins que mon père… même si mon travail est moins nocif.

 

Mis à part la partie concernant le procès, on ne voit pas beaucoup ta mère dans ce livre…

Ma maman est le moteur du livre, parce que ce livre est constitué en partie de ses souvenirs, et aussi plus largement parce que c’est grâce à elle que je l’ai écrit, parce que c’est elle qui m’a poussé à étudier, pour ne pas devenir ouvrier, mais à faire quelque chose d’autre de ma vie. Dans l’ancien monde, les femmes du monde ouvrier devaient perpétuer la race ouvrière, pour que le fils remplace le père quand il est trop usé. Ma mère, elle, n’était pas d’accord avec ça, et elle ne voulait pas que j’aille travailler comme mon père. Donc si j’ai écrit ce livre, c’est parce qu’elle m’a donné la possibilité de faire autre chose, et on le sait, pour les ouvrier⋅es, c’est extrêmement difficile de raconter leur propre vie à la première personne. D’un autre côté, j’ai l’impression que ma mère n’aime pas être racontée. J’avais écrit plus de choses sur elle, mais elle, qui était aussi ma première lectrice, m’a dit : « S’il te plaît, enlève les parties qui parlent de moi.  » Et elle a fait la même chose avec le second tome de cette trilogie sur le travail. Je crains que, dans cette idée de ne pas apparaître, il y ait aussi un complexe d’infériorité. Rester au second plan, ne jamais se mettre en avant… J’ai dû batailler pour la convaincre. Avant d’écrire le troisième[5], je lui ai dit : « Écoute, maman, je dois raconter ton histoire, je ne peux pas continuer comme ça… » Il y aura donc plus de choses sur elle dans le troisième livre, dont le ton ne sera pas celui de l’enquête ou du roman working class, mais plutôt d’un conte. L’idée, c’est aussi de raconter à ma fille l’histoire de ce grand-père ouvrier qu’elle n’a jamais connu, de lui faire rencontrer sur le papier.

 

Chaque chapitre de ton livre, sauf le dernier, qui s’intitule « Comme Steve McQueen », a pour titre celui d’une chanson populaire, soit de Nada, soit de Piero Ciampi. J’imagine que ce sont des chansons qui ont compté pour toi ou pour ton père…

Plus que dans la chanson populaire, j’ai pioché dans la chanson d’auteur, issue elle-même de la tradition française de la chanson*[6]. J’ai cherché en particulier des chanteur⋅ses de Livourne, parce que mon père les aimait beaucoup et qu’iels parlaient des lieux de mon enfance. J’ai essayé de capter l’atmosphère de ces chansons et de la restituer dans mon récit. J’ai aussi pris une chanson pas terrible de Vasco Rossi, mais dans laquelle on trouvait ces mots fantastiques : « Une vie dangereuse, une vie à la Steve McQueen ». J’ai cherché à voler ces paroles pour faire une sorte de détournement*, les faire pivoter vers quelque chose d’autre. J’ai prolétarisé l’image de Steve McQueen pour transformer celle de mon père en icône… et Steve McQueen et mon père se rejoignent dans les dernières pages de mon livre. Steve McQueen, on le connaît tous comme icône d’Hollywood, mais peu de gens savent qu’il est mort à 49 ans, pas à cause d’un accident de la route, comme on pourrait l’imaginer avec cette image de vie poussée au maximum, dangereuse, mais parce que, quand il avait 17 ans, Steve McQueen, qui venait de la working class, avait travaillé en contact avec l’amiante. Il a suffi qu’il travaille sept mois à l’isolation des navires marchands… et tu as beau devenir un acteur, une star, vivre à fond, au bout de trente ans, l’amiante présente l’addition. D’une certaine manière, il fallait que ces deux personnes, l’ouvrier anonyme et la star hollywoodienne, se retrouvent.

 

Qu’en est t-il aujourd’hui de cette région de haute Maremme du point de vue social et écologique ?

Je suis né à côté de l’aciérie de Piombino, et en face, il y a l’île d’Elbe, où Napoléon fut exilé. On y trouvait le plus grand gisement de fer de l’Antiquité, à telle enseigne que la grande entreprise italienne de l’acier porte le nom latin de l’île, Ilva[7]. Cette histoire du fer et de l’acier a commencé dès l’âge du fer, avec les Étrusques, s’est continuée avec les Romains, puis au Moyen Âge… et a pris une dimension considérable au XXe siècle, y compris au point de vue de la dégradation de l’environnement. En 2014, le haut-fourneau de l’île est arrêté, cela a marqué la fin d’une tradition métallurgique plurimillénaire. Les aciéries produisaient par exemple les rails de chemin de fer qui aujourd’hui sont importés d’Inde. Les gens du coin se sont donc retrouvés au chômage, et l’environnement est dévasté, les propriétaires des usines ne se souciant pas de l’assainir. Certain⋅es disent : « On va vivre du tourisme », et quand même il y en a, parce que les alentours sont très beaux.

Il y a par exemple beaucoup de touristes français⋅es qui viennent sur les plages blanches de Rosignano-Solvay, mais ces dernières sont faites des déchets de l’industrie de la soude et du bicarbonate. Si on se met dos à l’usine, c’est splendide, on se croirait aux Caraïbes, mais quand on se retourne et qu’on voit l’usine en surplomb, c’est déjà un peu plus inquiétant… Et le cadre devient franchement effrayant quand on consulte les dossiers constitués par des activistes, des environnementalistes, qui font état du mercure, de l’arsenic présents dans les scories industrielles qui constituent ces plages. Avec une étrange ironie, le capitalisme réussit même à faire fructifier ses déchets nocifs par le profit généré par le tourisme[8].

J’ai travaillé dans le secteur du tourisme, sauf qu’on ne bosse que trois mois par an, et souvent au noir, dix heures, sur deux services dans les restaurants, et sans qu’aucun syndicat puisse y mettre un pied. Une fois, il y a eu une visite de l’inspection sanitaire là où je travaillais, et on m’a jeté par la fenêtre… heureusement, on était au premier étage ! Le patron m’avait dit que j’étais déclaré, mais ce n’était pas vrai. Alors, si on doit vivre du tourisme de cette façon, ça va être dur. L’industrie du vin est en train de se développer, mais, là aussi, les bénéfices ne sont pas redistribués de la même façon entre les propriétaires et les employé⋅es, et les écarts sont encore plus grands qu’à l’époque des industries. Le résultat de tout ça, c’est que cette région se vide de ses jeunes, il y a une forte émigration. Les jeunes vont étudier et travailler à Florence, à Pise, dans le nord de l’Italie, ou carrément à l’étranger.

Ce coin de province pollué est un joyau, où peu de personnes vivent… disons qu’il est surtout beau pour les touristes de passage. Voilà un peu le cadre, aujourd’hui, de cette Toscane périphérique.

[1] Amianto. Une histoire ouvrière, éd. Agone, 2019. Il s’agit du premier tome d’une trilogie sur le travail en cours d’édition en Italie.

[2] Cet entretien est issu d’une rencontre organisée autour du livre Amianto avec son auteur, à la librairie Terra Nova, à Toulouse.

[3] Stephan Schmidheiny, milliardaire suisse, a été condamné dans ce procès « Eternit » en première instance à seize ans de prison en 2012, puis à dix-huit ans par la cour d’appel, en 2013. En 2014, ce jugement a été cassé par la Cour suprême italienne et Schmidheiny a été blanchi. En 2015, un procès « Eternit Bis », où on l’accusait d’homicide volontaire sur 258 personnes a été clos par la Cour constitutionnelle italienne. Schmidheiny a été condamné en 2019 à quatre ans de prison pour homicide involontaire sur deux ouvriers par un tribunal de Turin. Ses avocats ont fait appel de ce jugement. Schmidheiny encourt depuis novembre 2020 une nouvelle accusation pour homicides volontaires sur 392 habitants de Casale Monferrato à la cour d’assises de Novare. Schmidheiny, qui s’estime être persécuté par la justice italienne a déclaré en 2019 : « Je réalise que j’ai de la haine en moi contre les Italiens. » À noter par ailleurs que Schmidheiny, qui s’occupe de philanthropie dans le monde des arts, possède 120 000 hectares de forêt au Chili en territoire mapuche, a été chief advisor au sommet de Rio pour la Terre de 1992 organisé par l’ONU, est également le fondateur du World Business Council for Sustainable Development qui s’occupe de faire du greenwashing pour de multiples multinationales, dont ses membres Bayer, General Motors, Apple, Nestlé, Philipp Morris, Lafarge, etc.

[4] Paru en 2018 aux éditions Laterza.

[5] Nel girone dei bestemmiatori. Una commedia operaia, Laterza, 2020.

[6] Les mots suivis d’un astérisque sont en français dans l’entretien.

[7] À noter également que la plus grande ville de l’île se nomme Portoferraio, soit le « port du fer ».

[8] Sur les Spiagge Bianche, lire l’article très complet de Marie Causse, « Toscana Soude Système », CQFD, no 171, décembre 2018.