Les limites de l’individualisation des dominations – Aurore Koechlin

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Cette analyse propose une définition et une critique de l’individualisation des dominations qui a cours dans certains usages militants des notions d’intersectionnalité et de privilèges. Que désigne-t-on par une telle « individualisation des dominations » ? Quelles en sont les limites, tant sur un plan théorique que stratégique ? Quelle autre lecture proposer des rapports sociaux de domination ? Sans prétendre faire le tour du sujet, ce texte avance quelques pistes de réflexion utiles pour celles et ceux qui s’efforcent de penser et de combattre politiquement les différents systèmes de domination (capitalisme, patriarcat, racisme).

Dans mon livre La révolution féministe, c’est au moment où j’aborde les différentes stratégies qui traversent le mouvement féministe que je critique celle que j’ai nommée à l’époque, faute de meilleurs termes, et le regrettant déjà, la «stratégie intersectionnelle»[1]. Si j’écrivais ce livre aujourd’hui, je n’utiliserais pourtant plus le même mot, tant le terme a été volontairement déformé et instrumentalisé, notamment par le gouvernement français[2]. Je pense donc qu’il faut aujourd’hui revendiquer l’intersectionnalité dans une démarche politique. Néanmoins, de la même façon qu’il n’existe pas qu’un mais des féminismes, il existe différents usages de l’intersectionnalité. Outil inventé par Kimberlé Crenshaw[3] au croisement de la fin des années 1980 et du début des années 1990, initialement dans un contexte juridique, il a connu bien des voyages, non seulement entre les pays et les langues (en ce qui nous concerne, entre les États-Unis et l’espace francophone), les disciplines (du droit à la sociologie par exemple), les espaces (d’un espace académique à différents espaces militants) mais aussi les usages (qu’il soit interprété comme un outil juridique, un concept philosophique, une mé­thode sociologique de croisement des dominations ou une théorie pour la pratique militante). Il ne s’agissait alors pour moi pas tant de faire une critique de l’intersectionnalité que d’une certaine déformation de l’intersectionnalité originelle.

Alors que l’intersectionnalité originelle était l’héritière directe du Black feminism, lui-même souvent inscrit dans une démarche matérialiste et struc­turaliste, voire marxiste (que l’on pense à Angela Davis par exemple[4]), sa réappropriation militante semble parfois oublier cette double origine. Cer­taines afro-féministes francophones ont à juste titre beaucoup critiqué un usage du terme d’intersectionnalité qui oubliait sa naissance dans les luttes féministes et antiracistes[5]. En outre, a été également effacé son ancrage dans une lecture des dominations sociales à un niveau structurel et systémique, au profit d’une lecture de ces dernières à un niveau individuel. C’est ce que j’aimerais discuter ici. En quoi consiste une telle individualisation des dominations et quelles en sont donc les limites ?

Qu’est-ce que l’individualisation des
dominations ?

L’individualisation  des dominations consiste à analyser les dominations sociales moins à l’échelle des groupes sociaux (comme les classes) ou des structures de la société (comme l’État) qu’à un niveau individuel et interin­dividuel. Le problème que cela pose n’est pas tellement de situer ces enjeux à un niveau individuel : dans une certaine mesure, et à titre d’exemple, c’est la méthode même de la sociologie que de partir des individu·e·s pour en déduire les structures qui les déterminent et les modèlent (en termes de comportements, de représentations, d’intérêts, etc.). Mais très souvent, dans certains milieux militants, l’analyse à l’échelle individuelle semble parfois s’arrêter en cours de route, sans s’élever vers les structures qui produisent les individu·e·s. Voire même, les individu·e·s ont pu tendre à prendre la place des structures, à devenir en quelque sorte les structures dans l’analyse : les individu·e·s sont alors moins perçu·e·s comme les symptômes et effets de structures qui les modèlent que comme les uniques producteurs et repro­ducteurs de la domination par leur discours et leurs pratiques.

C’est une telle individualisation de la domination qui est véhiculée par certains usages de la notion de privilèges. Des individu·e·s possèdent des privilèges que d’autres ne possèdent pas : c’est-à-dire des droits pour soi ou sur les autres qui ne sont pas équitablement partagés dans la société. Ces privilèges sont largement inconscients mais se manifestent au quotidien dans les actes et les discours. La possession ou non de ces privilèges définit alors deux catégories : celle des dominants selon l’axe de domination consi­déré (les hommes sur l’axe de la domination patriarcale, les Blancs sur l’axe de la domination raciste, etc.), et celle des dominé·e·s.

Certes, la lecture en termes de privilèges est utile pour visibiliser immé­diatement les positions différenciées qu’occupent les personnes dominées dans la société. Néanmoins, plutôt que de penser la domination en termes d’intérêts matériels d’un groupe sur un autre groupe, on pense alors les privilèges immédiats d’un·e individu·e sur un·e autre individu·e. Or, ce n’est pas la même chose. Tout d’abord, la notion de privilèges met sur le même plan les avantages matériels bien concrets et les avantages symboliques. Même si la dimension symbolique de la domination est importante, elle n’est pas de même nature que sa dimension matérielle. Une telle confusion tend à obscurcir les enjeux. Par exemple, ce n’est pas la même chose de dominer quelqu’un·e parce qu’on achète sa force de travail et qu’on possède les moyens de production et les produits de son travail, que de dominer quelqu’un·e parce qu’on lui fait ressentir du mépris de classe — même si bien sûr souvent l’un ne va pas sans l’autre. Néanmoins, dans un cas on voit qu’on est au cœur de l’oppression et de l’exploitation dans leur dimension matérielle ; dans l’autre, il s’agit de l’expression d’un système idéologique qui justifie cette oppression et cette exploitation. Si d’un point de vue analytique, il faut lier les deux, il faut aussi être capable politiquement de réintroduire une priorité de l’un sur l’autre — tout simplement car l’un découle de l’autre.

Ensuite, l’idée de privilège possède la connotation de quelque chose qui serait en trop, et non pas de quelque chose que tout le monde devrait avoir. Or, si certains privilèges doivent bien sûr être supprimés, comme le « privilège » d’exploiter autrui par exemple, dans d’autres cas, la revendica­tion devrait être non pas la suppression du privilège mais son extension. Là encore, pour donner un exemple, on peut parler du privilège de pouvoir marcher seul la nuit dans la rue sans avoir peur et sans se faire agresser: le but n’est pas que les personnes qui ont ce privilège ne l’aient plus, mais plutôt qu’il soit étendu à tout le monde[6].

Conséquences et enjeux pratiques

L’individualisation des dominations a des conséquences profondes. Cette lecture a tendance à figer et à binariser les positions sociales des individu·e·s entre dominant·e·s d’un côté et dominé·e·s de l’autre, alors même qu’on peut être dominé·e sur un axe et dominant sur un autre. En outre, les positions sociales ne sont pas stables, elles évoluent avec le temps. Les trajectoires sociales ne sont pas (toujours) linéaires et connaissent des inflexions. Mais cet aspect est absent de la théorie des privilèges qui opère une sorte d’essentialisation des positions sociales : ces dernières ne sont plus perçues comme une construction évolutive mais presque comme un destin, un déterminisme indépassable. Ensuite, si les individu·e·s sont les princi­paux vecteurs de la domination, alors ils et elles en sont responsables à titre individuel, et cela mène assez souvent à une moralisation de la politique par une culpabilisation extrême des individu·e·s. Les individu·e·s sont pensé·e·s comme responsables de leurs privilèges, même quand parfois, ce privilège n’existe qu’en négatif, sous la forme du privilège de ne pas être dominé·e sur tel ou tel aspect de sa vie.

Surtout, la perspective politique ne se pose plus qu’à une échelle indi­viduelle. Il ne s’agit plus de changer radicalement la société, ses structures, son organisation du travail, les rapports de production et de propriété, mais de « déconstruire » à un niveau individuel ses pratiques et son langage, et de créer les espaces non-mixtes les plus safe (sécurisés) possibles, avec l’espoir qu’en leur sein au moins, un ou plusieurs rapports de domination cesseront d’exister. Mais si ces outils sont précieux en tant que moyens pour la lutte, lorsqu’ils deviennent des fins en soi en revanche, ils peuvent vite mener à la démoralisation ou à l’explosion des collectifs militants.

Dans un cas comme dans l’autre, la remontée infinie vers les pratiques et les discours les plus déconstruits, ou la remontée infinie vers la non-mixi­té la plus safe, ne peut connaître de fin — dans cette société en tout cas. Car toujours la déconstruction du langage se heurte au fait que le langage est social, et donc qu’un noyau irréductible de lui-même continue à por­ter l’image de la société qui l’a fait naître et dans laquelle il évolue. De la même façon, la déconstruction des pratiques se heurte aux réalités de la vie en société. Par exemple, si je veux vivre de façon pleinement écologique dans une société qui ne l’est pas, la seule voie est celle de l’auto-suffisance — mais comment faire ? Même collectivement, nous demeurons dépendant·e·s au moins en partie du reste de la société. Enfin, les espaces non-mixtes, même s’ils sont précieux pour un ensemble de raisons (par exemple pour politiser l’expérience individuelle, créer du collectif, ou encore s’approprier la politique), ne peuvent jamais constituer des espaces entièrement safe. Par exemple, dans le cadre d’une non-mixité féministe, rien n’empêche une personne qui subit le sexisme d’être par ailleurs elle-même sexiste, au moins par moments. Au-delà de cet exemple et de façon plus générale, les rapports sociaux de domination ne s’effacent pas comme par magie d’un cadre tant qu’ils continuent par ailleurs à s’exercer à l’extérieur de ce cadre. L’espace safe, même si on le souhaitait, n’est pas coupé du reste de la société, ne serait-ce que par les personnes qui le constituent et qui, inévitablement, continuent d’évoluer dans une société marquée par la domination. Aucune déconstruction ne parviendra à totalement faire disparaître la socialisation[7], aucune déconstruction ne parviendra à faire totalement disparaître nos conditions d’existence, marquées au quotidien par la domination. Ce constat pourrait apparaître comme triste, mais il dessine en fait la voie : le but est bien de faire de la société entière un espace safe !

Cela nous amène en dernier lieu à la question du pouvoir. Le fond du problème également avec une lecture des dominations en termes in­dividuels, c’est qu’elle place la question du pouvoir au mauvais endroit. Ou plutôt, qu’elle met au même niveau deux types de pouvoir différents. Bien sûr, les individu·e·s exercent des rapports de pouvoir les un·e·s sur les autres. Bien sûr, les individu·e·s prennent le plus souvent pour moi au quotidien la figure de la domination. Mais d’une part, même si c’est le cas, la domination existe néanmoins davantage grâce aux bases structurelles qui la constituent que grâce aux individu·e·s qui l’incarnent ou la relaient. Qu’on retire, remplace ou déconstruise un·e individu·e, si les structures qui ont forgé l’individu·e demeurent, la domination demeurera. L’inverse  n’est pas vrai. D’autre part, certain·e·s ont un pouvoir individuel et d’autres un pouvoir structurel, et ce n’est pas le même type de pouvoir. Certain·e·s individu·e·s — les patrons de grandes entreprises, les membres du gouvernement — ont le pouvoir de décider pour toutes les autres : leur pouvoir est tel que leurs choix influent la vie de toutes les autres. À confondre ces deux types de pouvoir, on se trompe d’ennemis. Seule une infime minorité possède un pouvoir structurel, qui va de pair avec le fait de ne subir aucune domination sociale. Inversement, la majorité des individu·e·s qui peuvent exercer une domination sur autrui sont le plus souvent dominé·e·s dans d’autres aspects de leur existence. Cela ne veut pas dire que les individu·e·s n’ont pas des intérêts ponctuellement divergents. Dans cette société, c’est une évidence. Par exemple, il n’est pas sûr qu’il soit dans l’intérêt immédiat des hommes de partager plus équitablement le travail domestique: concrètement, cela sera synonyme pour eux dans l’immédiat de davantage de travail. Pour autant, nos intérêts sont globalement convergents, car nous avons intérêt à mettre fin aux dominations sociales que nous subissons tou·te·s. C’est pourquoi la fameuse convergence des luttes est centrale stratégiquement, même si elle doit être articulée à la non-mixité, qui demeure une garantie qu’aucune domination spécifique ne sera oublié[8]. Dépasser l’échelle individuelle pour recréer du collectif ne veut pas dire que cela doive se faire au prix d’un effacement des dominations particulières, mais plutôt que c’est en les prenant en compte justement qu’apparaîtra notre intérêt commun — en finir avec une société marquée de toute part par les rapports de domination.

Conclusion

L’individualisation  des dominations consiste à analyser les dominations sociales à un niveau (inter-)individuel, en effaçant le rôle et le poids des structures dans leur existence et dans leur maintien. Outre les problèmes que cela ouvre à un niveau théorique (essentialisation et moralisation des positions sociales), c’est surtout à un niveau politique que cette lecture rencontre ses plus grandes limites. La quête absolue d’une certaine forme de pureté militante tant dans le langage que dans les pratiques se heurte souvent au dur mur de la réalité: la « déconstruction » individuelle dans une société marquée par la domination ne peut jamais aller jusqu’au bout. Moins que de nous pousser à ne pas remettre en question notre discours et nos actes, cela doit nous pousser à envisager cette déconstruction comme un moyen et non comme une fin. Car la perspective d’une société sans dominations n’a pas pour autant disparu : mais elle implique de s’en prendre aux structures qui les maintiennent.

 

[1] Koechlin Aurore, La révolution féministe, Paris, Amsterdam, 2019.
Cette section de l’ouvrage est consultable en ligne : «  Woke et déconstruite, critique d’une posture  », https://lesguerilleres.wordpress.com/2020/10/01/woke-et-deconstruit-e/

[2] Ainsi, en octobre 2020, Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale, déclare: « Il y a un combat à mener contre une matrice intellectuelle venue des universités américaines et des thèses intersectionnelles, qui veulent essentialiser les communautés et les identités, aux antipodes de notre modèle républicain qui, lui, postule l’égalité entre les êtres humains, indépendamment de leurs caractéristiques d’origine, de sexe, de religion. C’est le terreau d’une fragmentation de notre société et d’une vision du monde qui converge avec les intérêts des islamistes. Cette réalité a gangrené notamment une partie non négligeable des sciences sociales française »

En février 2021, Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur continue: « Je pense que l’islamogauchisme gangrène la société dans son ensemble et que l’université n’est pas imperméable, l’université fait partie de la société. Ce que l’on observe dans les universités, c’est qu’effectivement il y a des gens qui peuvent utiliser leur titre et l’aura qu’ils ont […] pour porter des idées radicales ou pour porter des idées militantes. […] En regardant toujours tout par le prisme de leur volonté de diviser, de fracturer, de désigner l’ennemi ».

[3] Crenshaw Kimberlé W., « Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory, and Antiracist Politics », University of Chicago Legal Forum 14, 1989 ; « Mapping the Margins: Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color », Stanford Law Review 43(6), 1991. La traduction française de ce dernier article est disponible en ligne : « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur », https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2005-2-page-51.htm

[4] Voir par exemple Davis Angela, Femmes, race et classe, Paris, éditions Des femmes, 1983. Si cet ouvrage écrit en 1980 est antérieur de quelques années à l’invention du terme « intersectionnalité » par Crenshaw, il n’en aborde pas moins précisément la question de l’articulation entre différents systèmes de domination. Notons encore que l’on peut faire remonter l’origine de l’idée d’intersectionnalité au concept d’«  imbrication » des différents systèmes d’oppression (interlocking system) déjà développé dans le « Black Feminist Statement » (1977) du collectif de militantes noires et lesbiennes du Combahee River Collective : « Déclaration du Combahee River Collective », trad. J. Falquet, Les cahiers du CEDREF [En ligne], 14, 2006, http://journals.openedition.org/cedref/415

[5] Collectif Mwasi, « À lire un extrait de Afrofem, du collectif afroféministe Mwasi », Contretemps, 16 novembre 2018, https://www.contretemps.eu/extrait-mwasi-afrofem/

Voir également Noël Fania, « Intersectionnalité », in Dorlin Elsa (coord.), Feu! Abécédaire des féminismes présents, Paris, Libertalia, 2021.

[6] Marion Nicolas, « Privilèges pour tous! Du problème de l’orientation de la lutte », analyse ARC, 2019, https://www.arc-culture.be/publications/privileges-pour-tous-du-probleme-de-lorientation-de-la-lutte

[7] Que l’on peut définir comme «  la façon dont la société forme et transforme les individus » (Darmon Muriel, La socialisation, 3’éd., Paris, Armand Colin, 2016).

[8] Sur la convergence des luttes, voir Matthys Jean, « De la convergence des luttes à la lutte des convergences. Réflexions sur l’intersectionnalité et l’autonomie des luttes », analyse ARC, 2018, https://www.arc-culture.be/publicationside-la-convergence-des-luttes-a-la-lutte-des-convergences-reflexions-sur-lintersectionnalite-et-lautonomie-des-luttes/