Natures mélancoliques, écologies queer – Catriona Sandilands

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« Natures mélancoliques, écologies queer »
(Titre original « 
Melancholy Natures, Queer Ecologies »)
est à l’origine un chapitre écrit par Catriona Sandilands dans ouvrage collaboratif qu’elle a co-dirigé intitulé
Queer Ecologies. Sex, Nature, Politics, Desire (Indiana University Press, 2010). Il s’agit d’une réflexion sur le deuil et à la mélancolie à travers la perspective d’une écologie queer où s’allient les puissances de la nature et de la sexualité. Face aux catastrophes environnementales et sociales, ce texte rappelle à nous des figures telles que Derek Jarman, Douglas Crimp et Jan Zita Grover, que nous connaissons peu voire pas du tout en France mais qui méritent qu’on les découvre.

Nous remercions Catriona Sandilands, les éditions Indiana University et la traductrice qui a souhaité rester anonyme pour le partage de cette importante et rigoureuse analyse.[1]

L’une des contreparties d’une conscience écologique est que l’on vit seul.e dans un monde de blessures.
 Aldo Leopold

C’est comme si la terre sécrétait des phéromones attestant de sa maltraitance, détectables uniquement par celles et ceux qui sont elleux-mêmes endommagé.e.s.
 Jan Zita Grover

Sandy a appelé pour dire que Paul est maintenant très malade. Je me sens en colère et impuissant, pourquoi cela doit-il avoir lieu ? Les amoureux.se.s se flétrissent et se dessèchent comme le paysage.
 Derek Jarman

Un écho contemporain du fameux commentaire d’Aldo Leopold à propos de la conscience écologique comme « monde de blessures » résonne actuellement sur divers blogs, pages web, et autres conversations sur Internet. Titré « Le monde meurt – et vous aussi », ce court texte (originellement publié en 2001 dans le L.A.Times) débute par le diagnostic suivant :

Au cœur du monde moderne se trouve un noyau de peine. Nous sommes conscient.e.s, dans une certaine mesure, que quelque chose de terrible est en train de se dérouler, que nous humain.e.s réduisons à néant notre héritage naturel. Une grande tristesse survient alors que nous assistons aux changements dans l’atmosphère, au gaspillage de ressources et à la pollution qui en découle, à la déforestation continue, à la destruction causée par l’industrie de la pêche, à la progression rapide des déserts, et à l’extinction de masse des espèces. (Anderson 2001)

L’article continue en utilisant (approximativement) la célèbre théorie d’Elizabeth Kübler-Ross à propos du deuil (1969) afin de suggérer une série d’étapes par lesquelles ce « deuil écologique » pourrait se dérouler à un niveau tant social qu’individuel[2]. Au-delà de la pensée de Kübler-Ross, c’est l’impératif qui clôt l’article qu’il est important de prendre en considération. Anderson écrit : « Il est nécessaire d’affronter notre peur et notre peine, et de traverser le processus de deuil car son alternative est une douleur plus profonde encore : la perte de sens. Pour vivre de façon authentique aujourd’hui, nous devons nous permettre de ressentir la grandeur de notre malheur humain » (Anderson 2001).

Bien que je sois mal à l’aise avec l’usage du terme « authenticité », l’idée qu’il y ait une relation entre la perte environnementale et la responsabilité environnementale, et que cette signification soit liée à une forme de tristesse à propos de la condition du monde, suggère un aspect de la pensée environnementale qui n’a pas encore été bien exploré. Même si cette perte semble être, comme Anderson le décrit, une condition centrale de la modernité. Il y a des exceptions : SueEllen Campbell, par exemple, rend compte dans un récit non-fictionnel des nombreuses couches de sens d’un bout de désert du Nouveau-Mexique qui contient, en même temps, une histoire géologique et biologique millénaire et l’héritage apocalyptique de Los Alamos. Elle se confronte au manque, à l’absence d’une histoire sociale et personnelle de la perte et du deuil, dans laquelle placer la conscience environnementale :

Est-ce que cet espace relatait la même vieille et triste histoire, celle de la violence humaine, du dégât infini que nous produisons, avons toujours produit à nous-mêmes, et à tout ce qui nous entoure ? Oui, je le croyais, mais ce n’était pas si simple. Je ne pouvais même pas me dire que si les humain.e.s sont violent.e.s et destructeur.ice.s, le monde naturel était lui au moins paisible et durable. Pas tant que je me trouvais allongée, mon dos solidement appuyé contre les vestiges d’énormes explosions volcaniques et que la terre de cet hiver froid me volait la chaleur de mon propre corps. (Campbell 2003).[3]

La réponse de Campbell face au pouvoir destructeur humain est à la fois émotionnelle et subtile. Sa sensibilisation croissante à la fragilité écologique est source d’une profonde tristesse et d’une dépression persistante. Elle ne répond pas à sa tristesse en romantisant une nature pure et éternelle en opposition à la destruction anthropique, mais développe au contraire une position complexe et significative au sein de laquelle la destruction et la perte font toujours-déjà partie du caractère de l’endroit où elle se trouve : « la fugacité était et a toujours été tout ».

Mais Campbell est une exception : dans l’ensemble, comme cet essai va le montrer, il y a dans les relations à la nature au sein du capitalisme tardif un vernis de nature-nostalgia à la place d’un quelconque travail actif pour surmonter ce deuil écologique. Je dirais qu’Anderson a raison – au cœur de l’âge moderne se trouve en effet un noyau de peine – mais que ce « noyau » doit être précisément conçu comme une condition de la mélancolie, un état de deuil suspendu dans lequel l’objet de la perte est vraiment réel mais dont on ne peut pas psychiquement faire le deuil au sein d’une société qui ne reconnaît pas les êtres non-humains, les environnements naturels et les processus écologiques comme des objets adaptés à un véritable deuil. Dans ces conditions, la perte devient déplacement : l’objet qui ne peut pas être perdu ne peut pas non plus être abandonné et, selon une perspective psychanalytique, de tels objets niés sont conservés au sein de la psyché sous la forme d’identifications et d’incorporations. Au sein du capitalisme tardif, je dirais que la nature-nostalgia – les pèlerinages écotouristiques qui mettent en danger les régions sauvages, les documentaires à propos des peuples et espaces qui meurent et même les campagnes écologiques pour « sauver » des habitats ou espèces spécifiques face au développement économique – est précisément une forme de nature mélancolique dans le sens où elle incorpore la destruction écologique au sein du fonctionnement continu du capitalisme marchand.[4]

Des études queer récentes sur la mélancolie, en grande partie poussées par l’ampleur du sida et par l’omniprésence de la mort et de la perte – au sein, comme le montre Judith Butler, d’une culture homophobe qui tolère à peine et valorise encore moins les attachements homosexuels – se concentrent précisément sur les conditions de possibilité du deuil de ce dont on ne peut pas faire le deuil : comment pleurer nos pertes au sein d’une culture pour laquelle il est quasiment impossible de reconnaître la valeur de ce qui a été perdu ? Comme cela a été montré, la mélancolie n’est pas seulement le déni de la perte d’un objet aimé mais aussi une manière politique potentielle de préserver cet objet au milieu d’une culture qui échoue à reconnaître son importance. La mélancolie, ici, n’est pas un deuil raté ou insuffisant. Elle est plutôt une forme de mémoire incarnée, socialement localisée au sein de laquelle la perte de l’aimé.e constitue le soi, la persévérance par laquelle l’identification agit comme un rappel psychique continu de la mort au cœur de la création. Dans un contexte où il n’y a aucune relation culturelle adéquate pour reconnaître la mort, la mélancolie est une forme de conservation de la vie – une vie, contrairement à celle vendue au sein du spectacle écotouristique, qui est déjà partie mais dont le fantôme entraîne une compréhension changée du présent.

Poursuivant les discussions relatives à l’existence de natures mélancoliques à l’intérieur du présent capitaliste et au potentiel politique d’une réécriture queer de la perte et de la mélancolie, cet article prendra en considération deux œuvres littéraires qui s’intéressent particulièrement à une sensibilité mélancolique politisée issue des expériences du sida par les gays et lesbiennes pour repenser les relations à la nature au sein du capitalisme tardif marchand[5]. North Enough : AIDS and Other Clear-Cuts (1997) de Jan Zita Grover et Modern Nature (1991) de Derek Jarman sont deux histoires/mémoires de relations intimes et transformatrices au sida et à la mort (Grover était une aide-soignante à San Francisco à la fin des années 1980 – début des années 1990 ; Jarman est mort d’une maladie liée au sida en 1994) mais également d’engagements actifs pour le monde naturel et de méditations à son propos. Du fait de leur mélancolie (avouée) Grover et Jarman en viennent à écrire à propos de la nature et à y agir en développant une compréhension politique et incarnée de la mort et du deuil, cette dernière manquant aux représentations romantiques de la perte et du salut mises en exergue au sein du spectacle environnemental contemporain. Les deux en viennent notamment à aimer et comprendre des paysages dévastés : Grover (son Minnesota déboisé et ses bois du nord du Wisconsin) et Jarman (son jardin désolé à Dungeness, surplombant une centrale nucléaire) transforment leurs attachements mélancoliques en une reconnaissance publique et de principe de la perte continue de la nature mais aussi des manières dont cette perte est constitutive de leurs relations environnementales quotidiennes. Dans ce cadre, les deux auteur.ice.s nous dévoilent une écologie queer qui émerge des natures mélancoliques et les politise en intégrant l’expérience de ce « monde de blessures » au sein d’une position éthique qui, plutôt que de cultiver et fétichiser, résiste.

Deuil et mélancolie

Dans son essai de 1915 « Deuil et mélancolie », Sigmund Freud montre que le deuil comme la mélancolie sont deux réactions à la perte de l’objet aimé : les deux sont de « graves écarts par rapport à l’attitude normale face à la vie » (1984). Mais tandis que dans le deuil « nous comptons sur le fait qu’il soit surmonté au bout d’un certain laps de temps », l’égo endeuillé devenant capable de transférer son attachement à de nouveaux objets (« est libre et désinhibé à nouveau »), dans la mélancolie au contraire l’ego ne veut pas lâcher prise. Au lieu de transférer son attachement à l’extérieur vers un nouvel objet d’investissement émotionnel, le mélancolique assimile l’objet perdu de façon à le conserver. Cette assimilation, pour Freud, prend la forme d’une identification inconsciente de l’égo : il retient l’objet en le dévorant et en en faisant une part de lui-même, substituant l’énergie narcissique à l’énergie d’investissement émotionnel. En ce sens, la mélancolie « emprunte certaines de ses caractéristiques au deuil, et ses autres au processus de régression de l’objet-choix narcissique vers le narcissisme ». De plus, comme Freud le développe, le processus d’identification comprend une ambivalence vis-à-vis de l’objet perdu (le fait que les relations amoureuses comprennent attachement et hostilité) ; cette ambivalence crée un mouvement vers l’intérieur non seulement de la perte mais aussi de la colère, produisant chez le mélancolique une grave hostilité vis-à-vis de lui-même, « une diminution extraordinaire de son estime personnelle, un appauvrissement de son égo à une grande échelle. Dans le deuil, c’est le monde qui est devenu pauvre et vide ; dans la mélancolie c’est l’ego lui-même ».[6]

Dans cet essai, tandis que Freud oppose explicitement un processus « normal » de deuil à une mélancolie plus problématique (que certains continuent à présenter comme un deuil « incomplet », voir Ruti 2005), il hésite cependant à considérer cette dernière comme réelle pathologie. À un moment par exemple – faisant échos à d’anciennes conceptions de la mélancolie comme état affectif lié à une réflexion sur soi-même et au génie[7] – Freud écrit que l’incessante critique du mélancolique (il parle d’Hamlet) contient une certaine qualité de vérité : « Nous nous demandons seulement pourquoi un homme doit être malade avant de pouvoir accéder à une vérité de son niveau ». En outre, malgré la peine dirigée vers soi-même, la mélancolie représente fondamentalement le même processus que le deuil, excepté que ce dernier agit de façon interne et inconsciente. Comme Butler le montre, Freud dans son analyse retravaillée de la mélancolie dans Le Moi et le Ça (1923) va jusqu’au point de suggérer que l’identification mélancolique pourrait être un prérequis pour laisser l’objet s’en aller, et que en disant cela il change ce qu’il entend par « laisser un objet s’en aller » puisqu’il n’y a pas de rupture finale de l’attachement. Il y a plutôt une assimilation de l’attachement comme identification, où l’identification devient magique, une forme psychique pour conserver l’objet… Nous pourrions conclure que l’identification mélancolique permet la perte de l’objet dans le monde extérieur précisément car elle offre un moyen de conserver l’objet comme partie de l’ego et, ainsi, d’éviter la perte comme perte complète (Butler 1997).

Un autre point important dans la description de Freud est qu’il indique clairement que les pertes menant à la mélancolie ne peuvent pas être « ordinaires ». En particulier, il note que si la mélancolie peut certainement « être la réaction à la perte d’un objet aimé » elle peut aussi apparaître en réponse aux pertes d’un « type plus idéal » (1984). En effet, dans d’autres cas encore, la nature de la perte n’est pas du tout claire dans la mélancolie : une perte s’est produite, « mais l’on ne peut pas voir clairement ce qui a été perdu, et c’est d’autant plus raisonnable de supposer que le patient ne peut pas consciemment percevoir ce qu’il a perdu non plus ». Le conflit à propos de la perte est ôté de la conscience (dans l’ego) : une absence de clarté à propos de la nature de la perte fait partie de notre mouvement au cœur du conflit mélancolique souterrain (le patient « connaît qui il a perdu mais pas ce qu’il a perdu en lui ») et l’incapacité du mélancolique à indiquer consciemment la nature de la perte peut prendre racine dans des relations sociales qui ne permettent qu’à certaines pertes d’apparaître comme telles, c’est à dire comme lisibles et dont on peut faire le deuil[8].

Comme Matthew von Unwerth le soutient, le monde naturel était très présent à l’esprit de Freud quand il développa ses premières réflexions sur le deuil et la mélancolie. Dans un essai moins connu intitulé « Éphémère destinée » (également 1915), Freud raconte « une balade d’été à travers une campagne souriante en compagnie d’une amie taciturne [probablement Lou-Andreas Salomé] et d’un jeune mais déjà célèbre poète [probablement Rainer Maria Rilke] et accompagnée d’une conversation à propos de la qualité éphémère de la nature :

L’idée que toute cette beauté était éphémère donnait à ces deux esprits sensibles un avant-goût de deuil lié à son décès : et, puisque l’esprit recule instinctivement face à tout ce qui est douloureux, ils ressentaient que leur jouissance procurée par sa beauté était perturbée par des pensées de son éphémérité. (Freud, cité par Von Unwerth 2005).[9]

Freud n’est pas d’accord avec le refus de ses compagnon.ne.s de reconnaître la beauté car elle est trop facilement perdue, ne fût-ce que parce qu’il est lui-même entouré d’une très grande perte. La guerre « nous a volé beaucoup de ce que nous avions aimé et nous a montré l’éphémérité de nombreuses choses que nous avions considérées comme permanentes » : cette dévastation souligne pour Freud l’impor­tance de l’amour (et de la nature) étant donné, et non malgré, sa fragilité. Bien qu’il pense évidemment à un processus « normal » de deuil quand il parle du passage nécessaire des énergies libidinales d’un objet perdu vers un nouvel objet, il est également clair qu’une reconnaissance de la fragilité – un souvenir actif de la perte – peut faire partie d’une relation éthique à la dévastation de la Première Guerre mondiale : « Quand notre deuil sera terminé, nous trouverons que notre haute estime des richesses de la civilisation n’a rien perdu du fait de notre découverte de leur fragilité. Nous devons reconstruire tout ce qui a été détruit, et peut être sur des bases plus solides et durables qu’auparavant ». Pour Freud, la dévastation de la guerre soulignait l’importance des choses perdues durant cette guerre ; le deuil était ainsi un processus de reconnaissance de la beauté et de son extinction (les choses sont belles puisqu’elles meurent) et il n’y avait pas meilleur exemple de reconnaissance que dans les pertes naturelles des cycles saisonniers.

Natures mélancoliques

Le passage au-dessus montre que Freud était encore en 1915 un optimiste et un défenseur de la modernité : l’idée d’une écrasante perte à travers le deuil (et non la mélancolie) était de pousser à un plus grand succès de la civilisation plutôt qu’à son affaiblissement éthique. En effet, dans cette description Freud indique clairement que la perte devrait confirmer le progrès plutôt que l’interrompre : le deuil implique le transfert de l’attachement libidinal d’un objet vers un autre, un mouvement en avant qui implique un abandon du passé, aussi beau qu’il ait pu être, au profit d’un présent qui offre des richesses. Dans ce contexte, il est intéressant de noter les similarités entre la description de Freud et l’argument de Bruce Braun à propos de l’écotourisme contemporain dans son livre The Intemperate Forest. Braun soutient que le deuil de la perte de la nature est une condition constitutive de la modernité capitaliste. Il explique plus particulièrement que les pratiques de tourisme sauvage (il écrit à propos de l’écotourisme à Clayoquot Sound, sur l’île de Vancouver) sont des formes de rituel écosocial par lesquelles les consommateur.ice.s d’une nature « en cours de disparition » confirment leur propre transcendance de la nature en même temps qu’iels en font le deuil : en comprenant la nature comme « perdue » aux mains de la modernité et en témoignant de sa disparition par ses fragments fétichisés et offerts à la consommation spectaculaire par la modernité, la responsabilité de la modernité dans cette perte est confirmée. La logique temporelle de ce récit (bourgeois) progressiste est très analogue à celle de Freud : l’idée du présent « meilleur » que le passé vient d’une compréhension de la perte supposant que la libido va simplement « passer à autre chose » et que dans ce cas la modernité va se défaire de la nature tout en commémorant son héritage dans les parcs et monuments.

Les thèses de Braun à propos de la fétichisation et de la marchandisation d’une nature perdue et romantisée – nature sauvage « inaltérée » – est extrêmement importante pour cette analyse ; c’est l’extinction imminente de la nature (achetez-la maintenant ou vous allez la louper) qui alimente énormément l’écotourisme. L’écotourisme exagère le caractère « perdu » de la nature en insistant sur le fait que la nature dont nous devons faire le deuil (et par lequel nous devons nous confirmer nous-mêmes) est mythique, idyllique ; en tant que marchandise, la nature devient donc un fantasme, un fétiche qui peut être acheté pour accroître le capital plutôt que pour conduire à une critique des relations qui ont produit cette perte en premier lieu. L’idée d’une nature intacte perpétuellement au bord de la destruction n’est pas seulement une logique violente de dépossession des personnes et des moyens de subsistance mais aussi un fantasme séduisant qui laisse les consommateur.ice.s en position d’observateur.ice.s de cette destruction (plus c’est exotique et risqué, mieux c’est). La nature comme marchandise fantasmée, observable, visitable est un élément de la modernité, une projection sur le monde (selon Braun, sur la nature que la modernité est toujours-déjà capable de surmonter) d’un fantasme très particulier ; la consommation de la nature dite sauvage est l’imposition d’une relation hégémonique – l’échange capitaliste – sur un paysage composé de nombreuses autres relations et intimités souvent détruites par le processus de consommation lui-même. Fondamentalement, le fantasme d’une nature sauvage n’est pas seulement infiniment consommable mais aussi infiniment remplaçable.

Ce « deuil » n’est peut-être pas si triste que cela finalement ? Un deuil qui ne peut que confirmer la capacité continue de la libido à s’attacher à un nouvel objet (consommation), sans être profondément transformé par ce qu’il a perdu, n’est peut-être pas ce que Freud avait en tête lorsqu’il notait l’importance de la reconnaissance de l’éphémérité parmi la leçon que nous tirons du deuil ? Ce que suggère l’analyse de Braun est que le deuil peut être facilement transformé en marchandise (peut-être même que l’insistance sur le mouvement libidinal « en avant » fait partie de l’organisation sociale du deuil dans le capitalisme marchand) et que le marketing de la perte environnementale peut être un avantage positif pour le progrès inconditionnel du capital malgré des apparences contraires. Mais comme les blogs et les sites internet tels que celui d’Anderson le montrent, au-delà de la perte fétichisée, il y a peut-être d’autres choses à dire à propos du deuil environnemental au sein du capitalisme tardif. Je dirais que les expériences de perte environnementale – une espèce de papillon disparue à cause de l’urbanisation, une rivière à saumons détruite pour l’exploitation forestière, un marais rempli de grenouilles réduit au silence à cause du changement climatique – sont présentes, tangibles, et sont des aspects quotidiens de la vie dans ce monde, allant d’une échelle petite et intime à celle d’une crise planétaire. Leur spectacularisation au sein du pèlerinage écotouristique les rend acceptables et ne leur donne aucun sens, sauf si elles sont intégrées à une logique de substitution et de consommation.

Entre l’expérience personnelle d’une perte environnementale et l’écotourisme et autre spectacle, il y a quelque chose de l’ordre d’un vide émotionnel, malgré l’afflux important d’informations, quand il est question de la destruction massive du monde naturel. Il n’y a peu voire aucun rituel de deuils environnementaux (différents des annonces publiques de la catastrophe environnementale, qui elles sont nombreuses), peu de pleurs et de lamentations pour les espèces disparues et les espaces décimés (différents des listes ou cartes les recensant, qui elles aussi sont nombreuses). En bref, il y a beaucoup de preuves de la perte environnementale mais peu d’espaces dans lesquels l’expérimenter comme une perte, voire même juste commencer à considérer que nous devrions être vraiment tristes à propos de la diminution quotidienne de la vie autour de nous. Les êtres non-humains, les espaces singuliers pleins de vie, ne peuvent faire l’objet d’un deuil au moment où leur perte (ou future perte) leur donne une valeur sur le marché[10]. Dans ce qui apparaît comme un cercle vicieux, la vente de la nature en voie de disparition peut à la fois provenir de et nous permettre de nous évader du sens incohérent d’avoir perdu quelque chose dans un contexte social où il n’y a aucun langage pour exprimer cette perte, aucun ensemble de symboles ou rituels partagés pour reconnaître l’importance de cette perte, et certainement aucune reconnaissance systémique du bouleversement que cette perte pourrait causer pour de nombreuses personnes, comparable à la mort d’un.e amant.e, d’un.e parent.e, d’un.e enfant. Le pouvoir du sauvage-comme-fétiche serait relié au fait que les relations quotidiennes que nous avons avec le monde plus qu’humain soient banalisées, anonymes et ne soient pas des objets de deuil.

Je dirais donc que les spectacles-nature écotouristiques et autres du même genre expriment un ensemble de natures mélancoliques, ces dernières étant des pertes pour lesquelles nous ne pouvons pas « reconnaître ce qui a été perdu » et qui nous permettent en corollaire de conserver l’objet perdu dans le présent et d’éviter par-là sa perte totale. Comme le montrera la partie suivante, les théoricien.ne.s queer qui examinent les questions de deuil et de mélancolie font face à un ensemble similaire de conditions : comment peut-on faire le deuil dans un contexte dans lequel l’importance, la densité, voire même l’existence de la perte sont méconnues ? Pour beaucoup, la mélancolie queer n’est pas tant un deuil « raté » qu’une réponse psychique et potentiellement politique à l’homophobie : une conservation des aimé.e.s et de l’amour lui-même face à une culture qui permet à peine, encore moins reconnaît, les attachements intimes queer. La mélancolie s’insère ici dans le fonctionnement mémoriel et cette insertion est vitale pour développer les conditions par lesquelles la perte environnementale devient reconnaissable, significative – et objet de deuil.

Mélancolie queer

Judith Butler a étudié de différentes manières le sens de la mélancolie pour les attachements et les politiques queer. Si son analyse la plus connue de la mélancolie concerne les manières dont l’hétérosexualité obligatoire établit le genre lui-même comme une condition mélancolique[11], elle a également consacré une grande attention à la question de « ce qui fait qu’on puisse faire le deuil d’une vie » dans un contexte de violence de masse globale et aux conséquences sociales et politiques de la délimitation contemporaine particulière autour de la reconnaissance du deuil. Bien que « la perte et la vulnérabilité semblent découler de nos corps étant socialement constitués, attachés aux autres, au risque de violence en vertu de cette exposition » (2004) – en d’autres termes, bien que nous soyons constitué.e.s comme êtres sociaux par la perte et sa possibilité permanente – toutes les pertes ne sont pas égales et seul.e.s quelques attachements et relations sont considéré.e.s comme suffisamment « vrai.e.s » pour mériter une considération publique. Pour Butler, l’hétérosexualité obligatoire et l’homophobie sont exemplaires des relations sociales au sein desquelles seuls certains attachements sont « vrais » et donc objets potentiels du deuil ; la mélancolie queer est ainsi révélatrice d’un phénomène culturel plus large. Elle écrit :

Quand certaines formes de perte sont rendues obligatoires par un ensemble d’interdits culturels majeurs, l’on peut s’attendre à une forme majeure de mélancolie dans la culture, qui signale l’intériorisation d’un investissement émotionnel homosexuel dont on n’a pas fait le deuil. Et là où il n’existe aucune reconnaissance publique ou discours permettant de nommer et faire le deuil de cette perte, la mélancolie prend une ampleur culturelle majeure.
(1997, 139)

Pour Butler, le deuil est un processus « d’acceptation que par la perte que l’on subit on sera transformé, peut-être pour toujours » (2004) et elle fait un usage intéressant de Freud pour soutenir ce propos. Selon son interprétation, Freud a opéré un mouvement, dans ses écrits tardifs, d’une position de substituabilité libidinale idéale vers une position dans laquelle le sujet doit « traverser » un processus d’incorporation mélancolique comme faisant partie du deuil : l’on doit être transformé.e par la perte à travers l’attachement mélancolique afin de réellement faire le deuil. Ici, Butler souligne la qualité politique de la mélancolie : à quelles conditions l’ampleur de cette incorporation transformatrice est-elle reconnue ? Dans quelles circonstances est-il clair que le sujet ne va pas, simplement, « substituer » un objet à un autre, et ainsi insister sur l’incorporation comme implication active vis-à-vis de la perte et de la mémoire ? De la même façon, David Eng et David Kazanjian (2003) soutiennent que la mélancolie est une réponse productive aux « pertes catastrophiques de corps, d’espaces, d’idéaux, et que ces pratiques psychiques et matérielles de la perte et leurs vestiges sont productives pour l’histoire et les politiques ». Plutôt qu’un renoncement à la perte comme passé dans une recherche permanente de nouveaux investissements émotionnels, la mélancolie suggère un présent qui n’est pas seulement hanté mais constitué par le passé : littéralement construit sur les ruines et les rejets[12]. En effet, comme ils le notent, la mélancolie suggère non seulement un processus complexe au sein duquel les multiples traumas, pertes et violences systématiques de la vie contemporaine sont rendu.e.s corporellement et temporellement présent.e.s, mais aussi une relation éthique au passé qui reconnaît ses perpétuels inachèvements et contingences. Précisément pour les raisons que Butler souligne, la mélancolie se trouve à l’intersection d’un ensemble de relations qui sont en même temps somatiques et sociales, psychiques et régulatoires, personnelles et politiques. En particulier, la mélancolie suggère une relation non-normalisante au passé et au monde dans laquelle la reconnaissance de la rémanence identificatoire de la perte dans le présent – la perte comme soi, le fait que nous sommes construit.e.s par l’interdiction, le pouvoir et la violence – est centrale pour nos relations éthiques et politiques avec les autres. Ou, comme Butler l’écrit, le deuil « fournit un sentiment de communauté politique… en mettant en avant les liens relationnels qui ont des implications pour théoriser la dépendance fondamentale et la responsabilité éthique » (2004).

Les théoricien.ne.s queer Douglas Crimp et Ann Cvetkovich ont éloquemment écrit à propos des conditions sociales, corporelles et politiques par lesquelles ces relations éthiques se sont révélées d’une force et d’une clarté particulière pour les communautés gays et lesbiennes au milieu des pertes catastrophiques dues au sida. Le deuil de Crimp débute avec ambivalence et prend place au cœur d’une exhortation pressante à substituer la colère au deuil : « Ne faites pas le deuil, organisez-vous ! ». Il explore l’idée que le deuil, pour de nombreux lecteurs gays de Freud, « promet un retour à la normalité qui ne nous a jamais été accordé initialement » (1989) ; dans ce cadre, le militantisme paraît être de loin le meilleur impératif politique et le deuil apparaît comme une forme de capitulation normalisante. Défendant cependant une lecture plus complexe de Freud, comme le fait Butler, Crimp insiste sur le fait que « pour beaucoup d’hommes gays faisant face aux morts du sida, le militantisme peut émerger de conflits de la conscience à l’intérieur même du deuil, ceux-ci étant la conséquence, d’un côté, d’une interférence ‘indésirable et douloureuse avec le deuil’, et d’un autre, de l’impossibilité de savoir si la personne endeuillée partagera le sort de la personne pleurée » (citant Freud). Mais Crimp insiste sur le fait de ne pas psycho-analyser l’activisme contre le sida : il faut plutôt insister sur le fait que, pour les hommes gays, le terrain de pertes traumatiques que représente le sida est à la fois la genèse et l’objet de la politique, à la fois le terrain permettant l’essor de l’activisme et un objectif de reconnaissance activiste. « Le nombre de morts est inimaginable » mais « le reste de la société y porte peu ou pas de reconnaissance » ; ce qui est étonnant ce n’est pas que les hommes gays ressentent « frustration, colère, rage, indignation, anxiété, peur et terreur, honte et culpabilité, tristesse et désespoir » mais plutôt que « souvent nous ne le ressentons pas ». Pour Crimp, l’incapacité de l’activisme à reconnaître le fait que le sida est intimement lié à une violence interne comme externe est en soi une forme de désaveu ; « en rendant toute la violence externe, en la poussant vers l’extérieur et en la réifiant dans des institutions et individus ‘ennemi.e.s’, nous nions son articulation psychique, nous nions que nous subissons ses effets et qu’elle nous affecte ». En d’autres termes, pour Crimp, la mélancolie fait partie des politiques contre le sida et le deuil est un compagnon vital pour les organiser.

Pour Cvetkovich, c’est exactement l’insistance mélancolique sur la mobilisation du passé dans le présent qui indique l’importance de la mélancolie pour les politiques queer. Pour elle, le trauma est un élément important de la culture lesbienne publique ; « considérer le trauma depuis la même perspective dépathologisante qui a animé les compréhensions queer de la sexualité ouvre des possibilités pour comprendre les sentiments traumatiques comme des expériences sensibles pouvant être mobilisées vers une variété de directions, y compris la construction de cultures et de communautés » (2003). Pour les communautés lesbiennes et gays à qui l’on empêche de perdre (ou d’être perdu.e.s), reconnaître la nature constitutive de la perte est un objectif politique important ; reconnaître que ces pertes constituent les relations, politiques et compréhensions lesbiennes de soi et de la communauté indique en outre les qualités politiques de la mélancolie en tant que concept et expérience. Ainsi, pour Cvetkovich, la conservation collective de la perte comme « archive du trauma » – fil directeur de beaucoup de travaux créatifs littéraires, cinémato­graphiques et politiques lesbiens qu’elle documente – suggère la reconnaissance de la mélancolie comme activité publique : pour les lesbiennes, la mélancolie publique est une forme de survie.

Même si je crois que les hommes gays et les lesbiennes n’ont clairement pas une sorte d’accès inégalé à un langage permettant de remarquer ou recréer des pertes environnementales dont on ne peut faire le deuil en vertu d’une expérience de la mélancolie queer qui croiserait ces pertes, il est cependant intéressant de considérer ces deux fils en juxtaposition. Comment la compréhension ouvertement politisée de la mélancolie concernant le sida peut-elle illuminer les pertes non reconnues liées à la destruction environnementale ? Que peut signifier de considérer la conservation d’un registre public de la perte environnementale, d’une « archive du trauma écologique » – composée de toutes sortes d’œuvres d’art, de littérature, de films, de rituels, de performances et de mémoriaux et interrogations qui ont caractérisé de nombreuses réponses culturelles au sida – comme faisant partie d’éthiques et de politiques environnementales ? Qu’est-ce que cela signifie de considérer sérieusement le présent environnemental, en contraste avec les discours dominants de la modernisation écologique, comme une pile de décombres écologiques constituée et hantée par des pertes traumatiques multiples, personnelles et profondes plutôt que comme une position depuis laquelle célébrer leur disparition en les consommant (et en passant à autre chose) ? En bref, à quoi cela ressemblerait de prendre au sérieux le fait que la nature n’est actuellement pas reconnue comme objet de deuil ? Et que les natures mélancoliques dont nous sommes entouré.e.s sont une tentative désespérée de s’accrocher à quelque chose dont nous ne savons même pas comment parler en termes de deuil ? Ici, la culture queer a beaucoup à nous apprendre.

Ecologies queer

Les deux œuvres littéraires que j’aimerais utiliser pour explorer ces contributions queer à la compréhension environnementale sont des mémoires personnels directement issus d’expériences de mort et de vie avec le sida. Elles font partie, pour reprendre les termes de Cvetkovich, d’une archive du trauma du sida[13] et sont, pour reprendre les termes de Crimp, des démonstrations conscientes des relations reproductrices et créatives induites par la reconnaissance de rencontres intimes entre le deuil et le militantisme. De plus, le monde naturel est considérablement mobilisé dans ces deux travaux : bien que très différemment, Grover et Jarman développent des conversations intenses et directes entre le paysage et la mort, l’environnement et le sida, les espaces et les corps. De nombreux autres travaux sur les mémoires du sida ont mis un accent particulier sur le monde naturel : le récit intense et intime de Mark Doty à propos de la mort de son amant dans Heaven’s Coast (1996) par exemple est ancré à Provincetown et inclut de nombreuses références poignantes à ses paysages, mêlées aux récits d’amour, de maladie, d’amitié et de mort. Mais Grover et Jarman sont tout à fait uniques en ce qu’iels insistent sur le fait de placer la nature et le sida face à face dans une conversation réflexive où les deux ensembles de questions se trouvent transformés à la fin. Pour les deux auteur.e.s, le sida ne peut pas et ne doit pas entraîner un retrait dans la nature pour y trouver réconfort et harmonie – bien que cela puisse être ce que Grover voulait, du moins au début de son parcours – comme si la nature pouvait guérir le trauma de leur expérience. Plutôt, le fait d’être corporellement vulnérable dans un paysage particulièrement abîmé – bléssé.e dans un monde de blessures – leur offre à tout.e.s les deux un regard aigu sur les pertes historiques, multiples et quotidiennes qui les entourent dans le monde naturel, sur la fragilité de la vie humaine au milieu de ces pertes et surtout, sur leur propre constitution par ces pertes. En bref, les mémoires de Grover et Jarman sont mélancoliques en ce qu’iels s’accrochent avec ténacité à la mort de celleux dont iels font le deuil tout en offrant une perspective par laquelle apprécier et pleurer les natures particulières autour d’elleux d’une manière qui défie la substituabilité marchande dominante et qui montre ce que signifie habiter le monde naturel en ayant été transformé.e par l’expérience de sa perte. Dans le cas de Jarman, la nature sous la forme de son jardin est également un espace pour des actes de mémoire spécifiquement queer, dans lequel les histoires et savoirs environnementaux sont réécrits comme faisant partie d’un projet mémoriel. Pour Grover et Jarman, leurs natures ne sont pas des espaces sauvages sauvés ; elles sont des épaves, des déserts, des espaces déboisés, des centrales nucléaires : des refuges improbables et des jardins impossibles. Mais elles sont également des sites de réflexion extraordinaire sur la vie, la beauté et la communauté.

AIDS and Other Clear-Cuts

North Enough de Jan Zita Grover débute par son processus de mouvement depuis San Francisco, où elle avait travaillé comme aide-soignante pour de nombreux individus mourants du sida, vers les forêts du Nord du Wisconsin et du Minnesota. Elle souffre d’un burn-out extrême et cherche une « cure géographique », « un endroit où je pourrais être en paix, où les banlieues ne se métastasent pas chaque semaine à travers les contreforts de la ville, miles après miles,… où le sida est encore un bruit de fond, quoique grandissant – quelque chose que l’on pourrait anticiper et contre lequel on pourrait élaborer un plan plutôt que d’y réagir par un désespoir furieux » (1997). Elle cherchait une oasis mais ne pouvait bien entendu trouver un tel refuge ; ses problèmes, sa rage, sa culpabilité l’ont accompagné dans les forêts du nord où elle se trouve « encore lourde de deuil, épaisse de chagrin » tandis qu’elle continue à voir de vieux et de nouveaux amis mourir, à être en prise avec les dimensions de la perte, profondément enracinées en elle. Elle n’a fait le deuil d’aucune de ses pertes ; elles sont innommables et non reconnues. Comme elle l’écrit rétrospectivement, cependant, dans leur persistance elles produisent une forme d’imagination – une conscience de la persistance de la perte – qui lui permet de concevoir le monde naturel autour d’elle d’une façon qui défie la logique de la substitution de marchandise caractérisant les relations contemporaines de consommation de la nature. Elle écrit :

les forêts du nord ne m’ont pas apporté une cure géographique. Mais elles ont produit quelque chose de plus fin. Plutôt que des solutions toutes faites, elles m’ont offert un défi inattendu, une discipline spirituelle : pour les apprécier, je devais apprendre comment voir leurs cicatrices, leur dégradation, leur artificialité et au-delà, voir leurs forces – leur historicité, les beautés difficiles qui sous-tendent leur déformation. Le sida m’a préparé, je crois, à accomplir ce tour de force imaginatif. En apprenant à connaître et aimer les forêts du nord, non comme imaginaires mais comme ce qu’elles sont, j’ai découvert les leçons que le sida m’avait appris et je leur en suis devenue reconnaissante.

Comme Grover le découvre lors de sa première excursion dans la forêt, au volant d’une Jeep d’agent immobilier, le paysage de ses rêves « ressemble davantage à un aspirant pour une forme de régénération que la belle retraite nordique que je cherche ». Nous apprenons avec Grover et ses recherches sur l’histoire sociale et écologique de la région que cet espace a été systématiquement maltraité : exploité à plusieurs reprises, drainé, soumis à des tentatives ratées d’agriculture, appauvri, abandonné, érodé, inondé, négligé. Lors de ses premières réflexions sur les pins gris prédominants dans la région, elle tire de son analyse de leur noueuse et « modeste architecture » une forme d’admiration pour leur ténacité : ils sont « les premiers conifères qui se restaurent eux-mêmes après un feu ». Remarquables à leur manière bien qu’ils soient inutiles comme bois, éphémères et généralement non associés à l’adjectif « magnifique ». Ces arbres dans ce paysage ne sont pas faciles à aimer ; en effet, ils sont le puissant témoignage des violences qui les ont générés. « La diminution de ce paysage me blesse et me discipline. Ces cicatrices dureront plus longtemps que moi, portant pendant des décennies après ma mort un témoignage du dommage causé ici ». Mais toujours : l’amour émerge, douloureusement, progressivement, intimement.

Grover est, de son propre aveu, « profondément méfiante envers les métaphores ». Elle ne se rend pas dans les forêts ravagées en cherchant une sorte de miroir écologique de ses expériences avec la mort : cette équivalence serait trop simple, trop sujette à l’abstraction, et il est évident que ni cet endroit ni son passé ne peuvent être compris de manière abstraite. Elle est profondément consciente que les significations qu’elle choisit de tirer de ses observations environnementales ne sont ni données dans le paysage lui-même ni héritées directement de son passé, mais qu’elles émergent plutôt d’un processus de réflexion conscient et laborieux ancré dans des expériences intimes et des histoires locales, dans des manières spécifiques dont la souffrance et la perte se manifestent dans les vies et les événements. Toutefois, la persistance de la douleur et de la perte dans son corps et le poids de ses relations avec la mort conditionnent ses visions ; son attachement mélancolique aux hommes à qui elle tenait et son deuil non résolu pour chacun d’entre eux la poussent à expérimenter le paysage du point de vue de la perte et du changement plutôt que de l’idylle et du remplacement. Tout cela est personnel ; il s’agit de développer une manière de créer une signification qui reconnaît les singularités du passé et assume la responsabilité du futur au cœur de la dévastation intime.

Les histoires de perte humaine que Grover raconte sont profondément singulières, elles ne traitent pas du sida en général mais de vies et de morts d’hommes nommés, spécifiques. Il y a Darryl qui désire et prépare mais ne peut manger le poulet frit qui lui rappelle la cuisine de sa mère ; il y a James avec le jardin en terrasse à L.A dont la vie quotidienne (ce qui irrite beaucoup son partenaire, Stan) tourne autour de la télévision ; il y a Eric dont le père semble avoir oublié les horribles abus sexuels qu’il a commis sur son fils et qui maintenant que son fils meurt vient lui rendre visite avec sa nouvelle femme – Eric avec le tatouage de dragon à la base de son pénis, Eric qui a acheté une brique commémorative à l’esplanade du pont du Golden Gate pour lui et son bien-aimé perroquet ara rouge ; et il y a Perry, l’ami de Grover à Minneapolis, avec qui elle fantasme les fleurs de Californie au cœur de l’hiver nordique et glacial et dont « le pull en coton violet et noir » que porte Grover lorsqu’elle écrit « était parfaitement assorti à ses lésions dues à la maladie de Kaposi ». Dans les bois, ses écrits et pensées sont à propos d’eux mais aussi pour eux : « Ma chère mort, c’est ici au nord de chez toi que j’entre désormais dans la plénitude de ma perte ».

Sans surprise, les histoires qu’elle raconte à propos des forêts du nord sont aussi profondément singulières. Par exemple, elle consacre un chapitre entier à une méditation sur la naissance qui débute par une pêche à la mouche dans la rivière Whitewater au Minnesota[14] ; elle trouve du plaisir dans les mouvements et rituels pour prendre part à une discussion sur l’héritage destructeur pour la rivière de pratiques de pauvres agriculteurs durant le dix-neuvième siècle et sur les tentatives plus récentes pour restaurer la forêt de feuillus indigène. Elle écrit à propos de la pratique (continue) de peuplement des rivières avec de grosses espèces de truite adaptées à la pratique de la pêche (truite brune et truite arc-en-ciel) et de ses effets généralement destructeurs pour les espèces indigènes comme le plus petit omble de fontaine. Elle écrit à propos des changements de température des rivières causés par l’exploitation forestière et le détournement des eaux (les eaux plus chaudes bénéficiant aux espèces de truite introduites) ; elle écrit à propos des règles, des politiques et des technologies spécifiques qui ont également eu des effets sur les rivières, sur les poissons et les autres espèces avec lesquels ils cohabitent dans la variété d’habitats reliés aux eaux des forêts du nord. Pour Grover, « la pêche s’est révélée être ma manière de penser à ce que cela signifie d’être natif.ve d’un endroit – et pas seulement un humain natif mais un poisson natif ». L’hubris environnementale a entraîné d’énormes pertes dans cet espace singulier des forêts du nord du Minnesota, d’une manière spécifique liée à son histoire sociale et écologique. L’écriture de Grover est une documentation détaillée de certaines de ces pertes comprenant une liste d’espèces régionales spécifiques « désignées pour subir… la mort par suffocation dans le but de produire des pêches dignes des pêcheur.se.s humain.e.s » – mais qui refuse de romantiser un système fluvial nordique qui serait pur et d’avant la chute comme de diaboliser les espèces « invasives » qui viennent progressivement remplacer les habitant.e.s indigènes. Grover est elle-même une invasive tant culturellement (les colons blancs ayant déplacé les Ojibway) que personnellement (par son choix récent de quitter la Californie). Ainsi, sa revendication éthique ne concerne pas la recherche de pureté mais un travail de souvenir actif et attentionné des violences historiques pris dans une nécessité permanente de mouvement et de changement :

C’est au nom d’une diversité éclatante que je réclame de l’espace et des droits pour nous, et ces changements ne sont pas toujours en faveur des préférences du puriste ou du déplacé… Cet argument reconnaît la violence que nous humains, comme d’autres sources de perturbations naturelles (un rétrovirus, une épidémie de dendroctones, un feu de forêt) pouvons causer et avons causé, les changements en termes de dégât et d’adaptation lorsqu’une population décline et ouvre des opportunités pour les autres. Il assume que la douleur et le déplacement sont également des moteurs de changement, de nouveaux modèles.

Ainsi, pour Grover, la douleur et le déplacement sont des éléments à garder à l’esprit dans les réflexions sur la nature, l’écologie et le paysage. Elle porte ses morts avec elle et la douleur de leurs décès devient une possibilité épistémique. Les histoires importantes d’un espace se trouvent dans les détails singuliers de son changement et de son émergence, et ces processus intègrent l’arrogance, l’échec, la mort, la perte. Ici, la valeur environnementale est inhérente aux espaces, dans autre chose que l’apparence : « L’apparence du corps de l’eau ne me dit pas nécessairement si elle est saine ou non ». En effet, Grover est à la recherche active de relations avec des espaces gâchés comme les déchetteries et les coupes rases (excellents sites pour observer la vie sauvage et/ou témoigner de la rapide succession écologique) pour mettre au premier plan le poids massif de la dévastation par les humains du monde naturel, tellement présente dans son nouveau chez elle : « Un regard avisé peut voir à quel point la plupart de cette terre a été non gérée. Le charme tient dans le fait de trouver des manières d’aimer avec une telle perte et d’en tirer ce qu’il en reste de beauté ».

Le sida, selon sa propre compréhension, lui a ouvert la voie à une vision écologique. Le texte juxtapose un ensemble de pertes et trouve à leur intersection une richesse de vision et une capacité à « tirer de la beauté » de la destruction. Le refus de Grover d’abstraire du sens aux paysages et aux relations est particulièrement important pour ce projet. Elle ne romantise pas les morts bien qu’elle puisse pleurer leur perte face au monde entier et elle ne se comprend pas elle-même comme détentrice d’un sens transcendantal, devant être recueillie, de la collection de pertes qu’elle liste. Nous constatons plutôt que chaque perte est particulière, irrévocable et concrète : elle en est leur témoin. La comparaison entre les morts de ses ami.e.s et patient.e.s et celles d’espèces et d’espaces demeure singulière. Mais leur juxtaposition nous permet de ressentir conjointement ce sens et ce deuil tant social qu’écologique. À cet égard, l’un des plus beaux passages place les forêts du nord directement au cœur d’un corps ravagé par le sida. Lors d’une balade à l’aube dans les bois, Grover remarque qu’une petite prairie est apparue là où il y avait de l’eau l’année précédente. « Ceci », écrit Grover, « est-ce que je vois : un étang initial de castors, parfaitement rond et envasé, ensemencé par le vent et les animaux, évoluant doucement à travers les éléments de la succession. Il est sur le point de devenir une clairière forestière, puis une parcelle de forêt ». Plutôt que de déplorer la perte de l’étang « tel qu’il était », elle salue l’émergence de la prairie avec la reconnaissance du caractère en cours de transformation de ce qu’elle observe, du fait que le paysage est formé par la mort de certaines choses en route vers d’autres. Puis, à la page suivante, elle décrit comment elle a changé le pansement macéré de la jambe d’un ami atteint de la maladie de Kaposi. En déroulant le bandage puant, elle se demande « quelle part du monde puis-je bander dans quelque chose qui est en train de mourir… de retourner à une matière désordonnée ? ». En effet, la jambe est déjà en train de devenir quelque chose d’autre : « Cela ne ressemblait pas à une jambe. Mais plutôt à quelque chose de fraîchement souillé, noir et rompu. » Elle est obligée, par cette comparaison, de se poser la même question pour la jambe que pour la prairie : peut-elle apprendre à la voir « comme création aussi bien que comme destruction » ?

Ainsi, pour Grover, la reconnaissance de la perte environnementale et le deuil de la mort de nombreu.se.s de ses ami.e.s et patient.e.s entraînent une reconnaissance mutuelle. Son refus mélancolique de « passer au-dessus » des traumas et des pertes de son travail comme aide-soignante la force à prendre en compte les multiples présences de perte et de mort dans le paysage naturel autour d’elle, au-delà des mouvements faciles de substitution qui pourraient lui permettre de déplacer son deuil d’un attachement à un autre. Voir son paysage comme une collection palpable -plutôt qu’un oubli – des pertes continues et dévastatrices lui permet de reconnaître les manières dont les ruines l’ont constitué non pas comme un être « entier » qui a dépassé la mort pour une différente forme de vie mais plutôt comme un être qui est fait de et doit vivre au milieu des multiples morts d’un point de vue environnemental et social, et qui doit en faire le deuil quotidien. Pour Grover, cette position est durement acquise et profondément éthique : plutôt que de pleurer la perte du sauvage, elle cultive avec attention une attitude d’appréciation de ce qui se tenait avant elle, non dans l’esthétique sauvage mais dans les détails intriqués d’interactions humaines avec d’autres espèces et paysages de la région. En ce sens, elle devient capable de trouver de la beauté dans les décharges et coupes rases ; loin d’une forme de naïveté ou de technophilie, cette capacité s’inscrit dans un engagement de reconnaissance de la simultanéité de la vie et de la mort dans ces paysages, de la surabondance d’oiseaux aimant les trembles dans les paysages de coupe rase, des hirondelles, vautours à tête rouge et aigles à tête blanche près des décharges. Écrivant contre un pâle relativisme qui échouerait à distinguer les paysages les uns des autres, elle insiste sur une dialectique de la perte qui reconnaîtrait le fait de mourir mais aussi devenir ce qui naît – imprévisiblement et fragilement – à travers la mort[15].

Modern nature

Modern Nature (1991) de Derek Jarman est écrit comme un journal ; sa composition est contrairement à North Enough – un essai clairement réfléchi – spontanée, sensuelle et largement centrée sur la description présente d’expériences empiriques telles qu’elles se déroulent. Débutant le 1er janvier 1989, le journal s’ouvre avec la description de Jarman de Prospect Cottage, sa maison dans le village en bardeau de Dungeness, et avec ses intentions de planter un jardin « sauvage » dans ce paysage aride et vulnérable : « Il n’y a ni mur ni fenêtre. Les frontières de mon jardin sont l’horizon. Dans ce paysage désolé, le silence est uniquement rompu par le vent et les mouettes se chamaillant autour des pêcheurs rapportant la prise de l’après-midi ». Le texte se termine le 3 septembre 1990 avec une brève mention de sa récente et grave maladie, de sa douleur, d’une hospitalisation, d’une appendicectomie, de sombres cauchemars sous morphine, et toujours plus de souffrance : « cela fait six mois que je suis tombé malade. J’ai perdu neuf kilos et le rasoir frappe de nouveau contre les os de mon visage ». Entre les deux et sous différentes profondeurs et combi­naisons, se trouvent des histoires à propos de ses jardins passés et de ses différentes relations à ces derniers ( et à leurs jardiniers), des savoir-faire botaniques et de la poésie issue de différentes sources historiques, des détails à propos de ce que Jarman a planté à Prospect (et ce que les lapins, le sel et la météo ont détruit ou non), et des descriptions des changements quotidiens et saisonniers dans le jardin et le paysage de Dungeness (incluant le jour où Jarman a cru qu’il y a avait eu une explosion à la centrale nucléaire voisine). Aux descriptions douloureuses de Jarman de ses premières expériences de graves maladies liées à son infection par le sida, et tandis que le texte se poursuit de la fin de 1989 vers 1990, s’ajoutent de plus en plus d’hommages aux ami.e.s et collègues que Jarman perd à cause du sida[16]. Et durant tout le texte, il y a du sexe : des passages de jeu érotique et de désirs quand Jarman rencontre un groupe de beaux jeunes hommes lors d’un tournage ; des souvenirs passionnés quand il recompte ses expériences sexuelles à l’internat et lors de sa vie de jeune adulte à Londres ; et des passages de frustration et de colère lorsqu’il mesure les manières dont le sida a affecté non seulement ses possibilités sexuelles personnelles (« mon être entier à changé ; mes nuits sauvages à la vodka ne sont maintenant qu’un souvenir aggravant, une démangeaison avant le tournant ») mais aussi la culture sexuelle de sa génération (« Je marche dans ce jardin / Tenant la main d’ami.e.s mort.e.s / La vieillesse est arrivée rapidement pour ma génération gelée »). Le sexe était, pour Jarman, une liberté remarquable et magnifique que les hommes gays avaient gagnée et étaient sur le point de perdre (pas seulement à cause du sida mais aussi à cause d’une Angleterre thatchérienne de plus en plus conservatrice) ; les insinuations violentes de mort et d’homophobie autour du sexe – à travers le sida et Thatcher – ont porté dans son être une obligation désagréable de repenser la sexualité gay loin d’une vision pastorale de l’abondance érotique innocente et dans une forme nouvelle de respect pour la survie, la ténacité, la lutte, et les petits plaisirs réunis dans des espaces improbables. Le jardin de Jarman est à la fois une incarnation de cette trajectoire sexuelle – tandis que son propre corps se rapproche de la mort, que ses ami.e.s meurent et que la culture sexuelle abondante de sa génération fane au sein d’une Angleterre homophobe, ses romarins, sauges et soucis robustes survivent et fleurissent malgré tout – et un testament de la survie de possibilités érotico-écologiques fondamentales pour Jarman pour la culture gay de sa génération et notamment pour ses propres ami.e.s et amant.e.s : « Avant de terminer, je souhaiterais célébrer notre coin de Paradis, la partie du jardin que le Seigneur a oublié de mentionner ».

Daniel O’Quinn (1999) soutient que Modern Nature utilise la figure du jardin – « l’espace sodomique sacré » que le Seigneur a oublié de mentionner et que Jarman cultive à Dungeness – comme une manière d’introduire une temporalité alternative et queer aux compréhensions dominantes et monumentales de l’histoire et du savoir, caractéristiques de l’Angleterre thatchérienne. En opposition aux récits aseptisants et naturalisants de la nation anglaise (et par-là de la nature anglaise), le jardin et le journal de Jarman forment des fragments de possibles politiques queer en tant que perturbations aux rhétoriques homophobes et (j’ajouterais) de plus en plus naturalisantes du conservatisme d’état (sexuel, national) des années 1980 et 1990. Les jardins sont des figures de la nature tant monumentale que « moderne » (pour reprendre le terme de Jarman) : là où les jardins et parcs anglais officiels évoquent une nostalgie aseptisée et théâtrale pour le privilège de classe au service du paternalisme[17], le jardin de Jarman déploie des objets et espèces survivant.e.s (depuis les plantes sauvées jusqu’aux clôtures anti-tank de la Seconde Guerre mondiale) comme une manière de queeriser l’espace naturel, de créer un site de queerness « sacrée » pour les dépossédé.e.s dont l’histoire est inscrite en dehors des patrimoines naturels nationaux et notamment pour celleux dont les possibilités érotiques sont annihilées par l’homophobie et la surveillance : « Deux jeunes hommes se tenant la main dans la rue briguent la raillerie, s’embrassant ils briguent l’arrestation, pour que les dignes politiciens, leurs collaborateurs, les prêtres et le public les poussent dans le coin où ils peuvent les dénoncer dans le noir. Les Judas dans le jardin de Gethsémani » (Jarman, 1991).

O’Quinn indique également un parallèle entre l’assemblage botanique et littéraire de Jarman. Tandis que son jardin est une forme improbable d’être-en-commun déployé contre les compréhensions univoques et conservatrices de la nation, de la nature et du patrimoine, sa collection de citations et de souvenirs rapporté.e.s est une incarnation d’une communauté queer résistante au sein de laquelle le sexe, la mort et la nature tentent de cohabiter avec certaines forces politiques. En pensant aux juxtapositions immédiates et sensuelles de nature, de sexe, de maladie et de politiques, je dirais que Modern Nature est en soi une forme de jardin queer qui cultive une pratique éthique du souvenir comme une forme de réponse écologique queer à la perte. C’est précisément le choix de Jarman de créer un jardin impossible à Dungeness et d’écrire à propos de ce processus sous la forme d’une collection d’expériences, d’exposés et de citations croisé.e.s, qui suggère une pratique de commémoration queer qui politise le sida en refusant (mélancoliquement) d’oublier les vies, expériences et morts de ses ami.e.s et amant.e.s (et nous le savons, à la fin les siennes) et qui établit cette mémoire dans un monde sensuel de plantes, bardeaux, vent, sel – et d’une centrale nucléaire. Le jardin est une métaphore d’un possible queer au milieu du sida et de l’homophobie ; Dungeness est, comme l’écrit Martine Delvaux, « le corps de Jarman, un jardin face à une centrale nucléaire, un jardin de bardeau, pierres et morceaux de métal dans lequel des fleurs rares, belles et luxuriantes poussent » (2001). Mais son écologie queer est également très littérale ; son jardin, à côté de et à l’intersection de ses écrits, est un assemblage de formes de savoir, d’expérience et de vie de plantes fondées et cultivées dans une histoire et un présent d’expérience sexuelle et botanique clairement gay (incluant mais ne se limitant pas à sa propre expérience). Pour Jarman, ses journaux et ses jardins sont l’écriture d’une histoire naturelle dans une optique queer, d’une insistance profondément politisée sur la compréhension du jardin comme héritage continu des vies et possibilités queer qui fleurissent malgré des conditions hostiles.

La nature de Jarman est assurément queer. Dans un sens, il rejette clairement toute vision du jardin et du jardinage qui repose sur une systématisation générale de la pratique du jardinage qu’elle soit basée sur une application de la science horticole, sur une quête d’harmonie esthétique ou même sur l’adhésion aux principes écologiques. Ses journaux sont de réels pastiches de fragments grossièrement collectés au sein d’un almanach et dont les éléments s’affrontent occasion­nellement, sans mouvement vers une résolution ou une fin ; les journaux troublent l’unité de l’idée même de jardin comme élément de l’histoire progressiste[18]. Mais dans un autre sens, plus puissant encore, la nature de Jarman est clairement homosexuelle. En mélangeant des fragments de savoirs historiques sur les plantes, des citations littéraires et des expériences de jardinage à ses propres souvenirs de jardins souvent érotiquement chargés, il insiste sur le fait que nous regardions chaque espèce qu’il considère -primevère, romarin, narcisse, aneth, jonquille, vipérine – à la lumière de son rôle dans l’histoire sexuelle, ainsi que l’histoire botanique avec laquelle le sexe a été historiquement entremêlé. Ces histoires sexuelles sont parfois mythiques, parfois médicales, parfois personnelles et parfois tout à la fois. Par exemple, Jarman a beaucoup à dire à propos des violettes. Sa note pour le mercredi 22 mars 1989 débute en citant Gerard, qui remarque que les fleurs « éveillent un homme à ce qui est beau et honnête ». Il continue en invoquant Culpeper, Pindar et Goethe, qui « transportait des graines de violette lors de sa promenade champêtre et les dispersait ». Il ajoute ensuite :

Les violettes détenaient un secret. Le long de la haie qui descendait vers les falaises à Hordle poussaient des violettes violet foncé – peut-être pas plus d’une douzaine de plants. J’ai trébuché sur elles tardivement un après-midi ensoleillé de mars alors que je remontais le sentier de la falaise depuis la mer. Elles étaient cachées dans un petit renfoncement. Je suis resté un moment, ébloui par elles.
Jour après jour, de l’existence régimentaire morne d’un internat anglais, je suis retourné à mon jardin secret – le premier parmi de nombreux qui fleurirent dans mes rêves. C’était ici que je l’emmenais, tenus au secret, et que je l’observais ensuite s’échappant de son costume en flanelle grise et s’allongeant nu dans la lumière printanière. Ici nos mains se touchèrent pour la première fois… Bonheur qu’il se tourna et resta allongé nu sur son ventre, riant tandis que ma main descendait le long de son dos et disparaissait dans l’obscurité sombre entre ses cuisses…
Violettes obsessives dessinant les ombres du soir à elles-mêmes, nos doigts se touchant dans le violet.

L’érotisme gay des violettes fait ainsi partie de leur histoire et tradition : Jarman entrelace biographie sexuelle et histoire botanique en montrant que, malgré le refus de sa grand-mère de placer des violettes sur sa table de chevet comme « fleurs de la mort », ces dernières sont « les troisièmes dans la trinité des fleurs symboliques, fleur de pureté ». Leur caractère sexuel est indispensable à leur existence dans les journaux et dans le jardin ; chaque fleur apporte avec elle non seulement un réseau complexe de savoirs et de possibilités, mais un héritage queer ouvert par la biographie de Jarman et soutenu par le maillage de ses caractères sexuels au milieu de ce réseau. Pour Jarman, le jardin a toujours été queer, l’objectif de Modern Nature est de s’en rappeler.

De plus, Jarman insiste sur le fait que nous nous en rappelions via d’autres manières. Notant le mort spécifique avec qui il marche main dans la main dans le jardin, il nous demande de parler avec ses ami.e.s, amant.e.s et collègues mort.e.s car iels sont ici, planté.e.s dans ce jardin queer, leurs fragments littéralement et figurativement posés au milieu du romarin (herbe du souvenir) et de la bourrache : « Pour qui cela peut concerner / dans les pierres mortes de la planète / plus remémorée comme terre / puisse-t-il déchiffrer ce hiéroglyphe opaque / accomplir une archéologie de l’âme / sur ces anciens fragments / tout ce qui subsiste de nos jours disparus… ». Le « nos » est spécifique : le jardin de Jarman est un mémorial pour sa génération, dans le sens d’une possibilité sexuelle et politique ouverte lui permettant de s’épanouir ; parmi les plantes il y a également des fêtes, des pipes anonymes à Hampstead Heath, des vieux queer en Rolls Royce avec de jeunes hommes en pantalons serrés. « Chaque pierre a une vie à raconter ». Il n’est pas nostalgique d’un âge d’or gay imaginaire à Londres, comme s’il n’y avait pas de répression et de violence à l’époque comme maintenant ; plutôt, il raconte les années 1960 et 1970 via des histoires particulières, des rencontres, des vêtements, des événements et aspirations, et lie intimement chacune de ces choses au présent en les insérant dans les journées particulières de son almanach. Ce moment présent m’entraîne vers ce fragment passé ; cette plante, ce mouvement ou cet événement me rappelle à lui en ce jour. Le passé sexuel, politique demeure ainsi dans le présent mélancolique, et les journaux prolongent ce qui demeure ; Jarman insiste non seulement sur le fait d’interrompre une logique d’occultation d’oubli conservateur, mais aussi de garder vivantes des personnes particulières, des sensations particulières, des expériences et possibilités particulières au sein de ses jardins.

Alors que 1989 s’achève et que 1990 débute, ses journaux développent de plus en plus de descriptions de ses propres expériences de la maladie. Jarman est assurément vivant en 1990 et ne vient pas donner raison aux médias anglais qui annonçaient prématurément son entrée dans la tombe (son dernier film Blue est sorti en 1994). Mais il est évident que son présent est marqué par sa mort et c’est souvent le jardin qui lui permet d’imaginer un monde au-delà des délires fiévreux, des médicaments et des salles de l’hôpital : « Je me sens plus lucide ce matin, m’occupant du jardin dans ma tête, ensemençant fenouil et calendula ». Ou encore une fois, des jardins passés : « fleurs de l’enfance, pivoines de la rosée, rouge foncé, le long des chemins à Curry Malet… Syringas dans les vases. Une rose blanc crème grimpant contre les vieux pommiers… Mes jardins de cactus. Haricots pour le salage : écarlate, français et large. Jamais un chou-fleur… Tout ce dont je me souviens à 12h30 après des sueurs nocturnes ». Après un long séjour à l’hôpital de Londres, Jarman retourne à Dungeness et se délecte d’une série de petites observations : abeilles, soleil, un papillon. Il est ému aux larmes : « Je pleure pour le jardin si seul dans le désert de bardeaux ». Les journaux deviennent de plus en plus condensés tandis que les réalités physiques de la maladie de Jarman affectent sa capacité à écrire. Il oscille entre des interprétations imagées du paysage rapidement esquissées et de ses habitant.e.s varié.e.s et des confes-sions frustrées des différentes défaillances de son corps. « Je suis essoufflé comme un octogénaire. Un vulcain en vol a récemment frappé contre la vitre de la cuisine ». C’est comme s’il se concentrait à placer ses souvenirs dans le jardin qui durera certainement plus longtemps que lui, qui portera ses souvenirs à côté des autres morts avec qui il les a créés : « Rassembler des pierres pour le jardin le long de la plage. Tailler l’herbe à curry. Nuages noirs et chaleur suffocante. Madame Richardson, qui est née dans cette maison quatre ans après sa construction, est venue voir le jardin. Elle était ravie que Prospect Cottage fût aimé ».

Modern Nature n’était pas le dernier mot de Jarman. C’était cependant un mémorial textuel-botanique d’un genre particulier, en hommage au passé queer, à sa génération et à lui-même. Plus peut-être que Grover, Jarman politise le souvenir en insistant sur la queerness des actes d’écriture et de jardinage, comme deux pratiques mémorielles parallèles. Son jardin incarne le présent sensuel et érotique de ses écrits ; ses écrits cultivent joyeusement un mélange botanique queer ; et les deux plantent avec soin une mémoire spécifiquement queer qui lie plénitude sexuelle et histoire naturelle dans le refus des rhétoriques nationales, sexuelles et historiques conservatrices. Son jardin mélancolique est ainsi une nature très queer en réalité.

Conclusions

Comme je l’ai montré dans ce chapitre, la mélancolie est un état psychique qui porte la possibilité d’une transformation de la mémoire en une réflexion environnementale éthique et politique. Plus particulièrement dans un contexte où certaines vies sont considérées comme ne pouvant pas être des objets de deuil – ici, à la fois les relations non-hétérosexuelles et les relations plus non-humaines – la mélancolie permet de s’agripper à la perte en désobéissant aux injonctions bourgeoises (et capitalistes) à oublier, à passer à autre chose, à déplacer l’attention vers une nouvelle relation / un nouvel objet. Grover et Jarman ont magnifiquement fait leur deuil et gardé près d’elleux leurs aimé.e.s (individuellement, collectivement, culturellement) en les amenant vers la nature. Littéralement, comme dans la plantation mémorielle politisée de Jarman d’histoires sexuelles queer dans ses jardins. Et métaphoriquement, comme dans la compréhension croissante que Grover a de son paysage comme site de mort et de transformation pour lequel elle a des obligations éthiques permanentes. Bien que, encore une fois, je ne veux pas dire que les hommes gays et les lesbiennes – ou bisexuel.le.s, transgenres, inter-sexes ou toute autre personne identifiée queer – aient une relation spéciale, expérientielle à la nature ou aux enjeux environnementaux en vertu de leurs identités ou expériences, il est cependant important de noter que pour Grover comme pour Jarman une pratique émotionnellement chargée du souvenir mélancolique les a amenés d’une expérience du sida centrée sur les homosexuel.le.s vers une appréciation queer de la nature, par des voies profondément émouvantes et éthiquement/politiquement sophistiquées.

Mais l’on pourrait se demander : qu’est-ce qui, après tout, est particulièrement « écologique » à propos de ces souvenirs queer ? Malgré quelques références au réchauffement climatique dans Modern Nature, il est difficile de percevoir les journaux de Jarman comme un travail éclairé par des sentiments ouvertement « environnementaux », et même les engagements les plus marqués de Grover pour les éthiques environnementales pourraient être vus comme devant autant à Aldo Leopold qu’à n’importe quelle source spécifiquement queer. En réponse à cela, je dirais : la clé est de comprendre leurs queerness comme écologies. Les deux refusent les lectures dominantes de la nature (comme marchandise remplaçable, bien entendu, mais aussi comme espace sauvage, comme parc, comme « intégrité écologique », comme patrimoine national, comme déploiement linéaire d’événements biologiques, et comme origine et réflexion de la loi et la moralité naturelle) pour permettre à leurs souvenirs de s’établir et d’influencer leurs paysages matériels et épistémiques. En permettant au monde naturel d’être un terrain pour des vies et possibilités intimement pleurées, Grover et Jarman ont développé une compréhension de principe des relations entre des vies non-hétérosexuelles au milieu de l’homophobie et du monde plus qu’humain au milieu du désastre environnemental. Si nous revenons à l’obligation introductive d’Anderson – « il est nécessaire de faire face à notre peur et notre peine » – Grover et Jarman soulignent que nous devons faire de la place, au sein de nos relations avec le monde naturel, queer ou non, pour reconnaître que cette peur et cette peine sont ce que nous pourrions ressentir avant toute chose.

[1] Introduction de la revue Trou Noir – Image de couverture : photographie de Jane Shankster du jardin de Derek Jarman

[2] Dans son ouvrage On Death and Dying (1969), Kübler-Ross expose une théorie du deuil en cinq étapes qui a eu un impact considérable sur la pensée contemporaine concernant les soi-disant processus normaux de deuil en dépit d’indications médicales mitigées – et l’immense problème, comme je le traite ensuite, des compréhensions normalisantes des réponses adaptées à la perte. Ses étapes sont : déni, colère, négociation, dépression et acceptation. Dans son article, Anderson substitue le « désespoir » à la dépression et omet complètement la négociation.

[3] Il y a d’autres exceptions. Le chapitre final de Radical Ecopsychology de Andy Fisher par exemple se concentre sur la souffrance inhérente à la modernité et sa nécessaire reconnaissance en plus du développement de conditions permettant d’assumer de manière significative la souffrance. En effet, l’expression « deuil environnemental » semble être une marque déposée (!) par le thanatologue Kriss Kevorkian (2006) dont les recherches explorent des expériences de zoologues pour qui la perte d’animaux individuels, de familles d’animaux, et même d’espèces d’animaux est ressentie comme la perte d’un.e bien-aimé.e.

[4] La rhétorique de « sauver » un espace particulier peut être efficace dans la préservation de cet espace pour un ensemble particulier d’usages, mais a rarement l’effet de défier les relations qui ont rendu nécessaires le fait de le sauver en premier lieu. Voir Sandilands, 2003.

[5] Dans ce chapitre, j’utilise le terme « queer » non pas comme équivalent à « lesbienne et gay » ou à l’acronyme « lgbttq ». Je comprends que les expériences de mort et de perte de Grover et Jarman émergent certainement de leurs expériences particulières dans le contexte de communautés et politiques gays et lesbiennes singulières, mais j’insiste également sur le fait que leurs choix de politiser le deuil dans et à travers des réflexions sur les paysages font partie d’une sensibilité queer, d’un choix de troubler des idées et pratiques sexuelles, et ici environnementales, dominantes.

[6] Freud accentue cette idée dans Le Moi et le Ça, où il défend que ces identifications mélancoliques (dont la culpabilité) hautement critiques sont un processus par lequel le « caractère » de l’égo est construit violemment dans la critique incessante de l’ego par le super-ego en relation à son idéal.

[7] Ce chapitre n’aborde pas l’histoire de la mélancolie, incluant ses origines classiques, ses attributions humorales, son association avec le travail esthétique et littéraire, et ses plus récentes associations avec la dépression clinique. Il suffit de dire que la compréhension de la mélancolie comme associée au deuil est relativement récente (Freud essaye d’établir cette connexion dans « Deuil et Mélancolie ») et que cette condition a entraîné avec elle une ambivalence considérable – par ex., elle a été conçue tant comme une maladie que comme une source créative – à travers une variété de compréhensions historiques spécifiques. Pour une bonne restitution de cette histoire, voir Radden 2000.

[8] Dans Soleil Noir (1987), Julia Kristeva montre que le sujet compense la perte en s’identifiant au signe, en d’autres termes, en rendant la mélancolie nommable et significative. Bien que cet essai ne poursuive pas l’analyse que Kristeva fait de la mélancolie, il est important de noter que l’absence de signe, selon son argumentaire – une perte qui ne peut être nommée – viendrait empêcher le sens.

[9] Von Unwerth note que cette balade n’a jamais eu lieu : Freud a eu un rendez-vous avec Rilke en 1913, mais c’était au Quatrième Congrès Psycho-analytique Annuel à Munich. Le choix littéraire de situer cette discussion à propos de l’éphémérité de la nature dans la nature (et à l’été non à l’automne) est ainsi intéressant.

[10] Par « espaces singuliers pleins de vie » je n’entends pas espaces sauvages mais plutôt des expériences riches et profondément singulières d’être entouré.e de créatures qui ne sont pas uniquement humaines. Je privilégie davantage une expérience personnelle de quelque chose comme la biodiversité, mais je suis prête à reconnaître que même la perte d’un bout d’herbe de monoculture en périphérie sur lequel l’on jouait jadis au cricket a son importance. Le seul endroit où apparaît une forme de reconnaissance de la perte d’un être non humain comme deuil valable est la perte d’un animal de compagnie, et même ce cas n’est pas universel (« tu devrais prendre un autre chat » est une indication claire du fait que les animaux sont souvent considérés comme remplaçables).

[11] Brièvement, son argument (Butler 1997) est que la masculinité et la féminité sont des réalisations précaires, produites socialement et psychiquement dans un contexte de prohibition de l’homosexualité à travers la perte obligatoire des attachements homosexuels. Avant la relation œdipienne (dans laquelle le désir homosexuel est déjà assumé) les enfants des deux (de tous ?) sexes sont forcés de rejeter un attachement homosexuel primaire et la perte de cet attachement est – dans la « résolution » identificatoire de la relation œdipienne – essentiellement de la mélancolie. Le désir (homosexuel) perdu est finalement incorporé dans l’égo sous la forme d’une identification-de-l’égo à l’objet perdu, à savoir l’identité de genre. Le plus important dans la qualité mélancolique de cette relation tient, évidemment, dans le fait que l’attachement homosexuel primaire n’est pas seulement perdu mais ne peut faire l’objet d’un deuil : la perte (exigée) de l’attachement homosexuel est reniée et l’impossibilité d’en faire le deuil est ce qui l’entraîne vers un conflit inconscient et l’identification-de-l’égo (processus au cours duquel le « caractère » genré de l’égo s’établit).

[12] La ressemblance avec Sur le concept d’histoire de Walter Benjamin (1968) n’est pas accidentelle. Eng et Kazanjian écrivent « Selon Benjamin, pleurer les vestiges du passé -plutôt qu’en imaginant l’Angelus Novus de Klee portant son regard dans un mouvement vers l’arrière sur les ruines d’une histoire de ruines – c’est établir une relation active et ouverte avec l’histoire ».

[13] Cvetkovich discute également de l’ouvrage de Grover.

[14] Grover a largement écrit à propos de la pêche à la mouche et est (selon la couverture de North Enough) une lectrice du Midwest Fly Fishing. Elle lance sans hameçon : « J’adore les cours d’eau à truites, j’adore être là où les poissons sont, j’adore pêcher mais n’aime pas jouer avec les poissons pour mon plaisir ». Elle leste plutôt son fil de pêche avec de la laine « acrylique Day-Glo ».

[15] Grover n’a pas de place pour la sentimentalité. En voyant un rouge-gorge se nourrir dans une flaque de vomi humain, elle note : « Tou.te.s deux dépourvu.e.s et bienheureu.se.s de ne plus avoir besoin d’exploiter les rejets des autres créatures pour notre propre subsistance, nous sommes allé.e.s tellement loin au point de perdre le contact avec des substances telles que la merde et le vomi ». Pour Grover, la séparation sentimentale entre la nature et l’humain ne produit aucun bien intrinsèque ; l’art éthique est, pour elle, de saluer les interactions complexes entre et parmi elleux avec l’intelligence (incluant l’intelligence écologique), l’émerveillement, et la reconnaissance.

[16] Il y a également des passages narratifs à propos de certains projets de films sur lesquels Jarman travaillait à l’époque, incluant The Garden (1990) et Edward II (1991). Bien que l’on trouve dans les films de Jarman des échos à de nombreux thèmes soulevés dans Modern NatureThe Garden fut filmé à Dungeness et se recoupe clairement, tant formellement que thématiquement, avec ses journaux – ce chapitre s’en tient cependant au mémoire écrit. Pour une analyse intéressante de l’œuvre cinématographique de Jarman qui inclut une description de The Garden comme « un péan pastoral en l’honneur de la côte anglaise, pleine de galets, majestueuse, à la lumière changeante », voir Kennedy (1993).

[17] O’Quinn se concentre sur le traitement de Jarman à Sissinghurst et dans les jardins de la Villa Borghese. Sissinghurst est particulièrement intéressant : son ancienne incarnation comme aire de jeux érotique botanique pour les Sackville-West a été « patrimonialisée » au sein de l’institution de la fiducie nationale » (Jarman, 1991).

[18] La ressemblance avec la pensée de Walter Benjamin est encore une fois importante à noter, concernant ici le montage comme manière d’éclater les unités historiques bourgeoises et linéaires.