Le cinéma pour Classe de lutte. Militantisme ouvrier et combat culturel après Mai 1968 – Catherine Roudé

 

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Classe de lutte (1969) est la première réalisation du groupe Medvedkine de Besançon. Cette expérience, initiée par l’intervention de Chris Marker et Mario Marret lors de la grève de la Rhodiaceta Besançon au printemps 1967, ambitionnait de déléguer aux ouvriers les outils de leur propre représentation. La fabrication du film tout comme ses réceptions successives en pointent les potentialités et les limites.

Dès le début du XXe siècle, les alliés du mouvement ouvrier se sont emparés du cinéma afin d’en faire un outil d’édification des masses laborieuses. Issue de la gauche libertaire et révolutionnaire, la coopérative Cinéma du peuple (1913-1914) a posé en France les bases d’un cinéma fait par et pour le peuple en proposant des films dénonçant les iniquités sociales ou dédiés aux grandes dates du mouvement ouvrier[1]. Bien que le Septième art demeure au cœur des préoccupations des organisations progressistes depuis les années 1920 jusqu’à l’après-guerre, la décennie qui s’ouvre en 1960 est particulièrement propice au développement d’un cinéma militant nouveau, échappant à la tutelle des organisations politiques traditionnelles. Outre des avancées techniques favorisant l’allègement et la synchronisation des appareils de prise de vue et de son, le climat répressif des guerres coloniales et une conflictualité sociale grandissante provoquent une baisse de popularité du Général de Gaulle et un accroissement de l’intérêt pour la classe ouvrière. Si la période des années 1960-1970 peut être considérée comme un « âge d’or[2] » du cinéma militant, c’est non seulement en raison du grand nombre de films tournés grâce au foisonnement des collectifs de cinéma que du fait d’un renouvellement des représentations de la classe ouvrière.

Tandis que, dès les années 1920, l’équipe cinématographique et les militants placés devant la caméra sont perçus comme appartenant à une même communauté politique[3], la réduction de l’équipe de tournage rendue possible par les techniques du cinéma direct tel qu’il se développe dans les années 1960 autorise la transgression des rapports usuels entre les cinéastes et les personnes filmées. Il n’est plus question que le temps de la prise de vue découle d’une collaboration éphémère mais qu’elle soit le lieu d’une véritable cocréation. À terme, il est même envisagé que le mouvement ouvrier, ou tout autre groupe social en lutte, acquière les outils de sa propre représentation. Classe de lutte (1969), première réalisation du groupe Medvedkine de Besançon, appartient au corpus de l’une des expériences allant dans ce sens les plus médiatisées à l’époque et les mieux connues aujourd’hui[4]. Il n’en demeure pas moins fascinant à étudier. Coréalisé par des professionnels du cinéma et des ouvriers bisontins, le film traite aussi bien de l’affirmation d’une ouvrière dans l’engagement syndical que de l’émancipation des travailleurs au moyen de la prise en main de l’outil cinématographique. Dans son acception actuelle, Classe de lutte est devenu une œuvre emblématique de la subversion des conditions de la création cinématographique par les ouvriers. L’examen de sa fabrication et de ses réceptions successives révèle pourtant que le film et sa diffusion ont pu satisfaire des ambitions et des intérêts parfois divergents.

Des grévistes de Rhodia au groupe Medvedkine

Le tournage de Classe de lutte est rendu possible par la rencontre entre cinéastes, animateurs culturels et militants ouvriers. Celle-ci a lieu au cours de la grève de la Rhodiaceta-Besançon au printemps 1967, à la fois « point d’orgue » et « prémices » de l’avant-1968[5]. Déclenchée le 25 février après plusieurs mois de conflit larvé avec la direction, la lutte prend immédiatement une forme originale par ses revendications et son déroulement. L’occupation, modalité inédite depuis 1936, n’est pas motivée pour des questions salariales mais en raison des conditions de travail et de vie des ouvriers. La grève s’étend rapidement à d’autres usines du groupe. Par sa longueur et sa dureté, elle connaît un retentissement national qui attise la curiosité des milieux intellectuels. Elle a conduit Jean-Luc Godard à déclarer que :

« le seul film qu’il aurait fallu faire en France cette année […] aurait été un film sur les grèves de la Rhodiaceta[6]  »

Au demeurant, certaines franges du cinéma français sont elles-mêmes mobilisées. En 1966, un projet hors-norme a été entrepris sous la houlette de Chris Marker : une équipe constituée de Jacques Demy, Jean-Luc Godard, William Klein, Alain Resnais et Agnès Varda, s’attelle à la fabrication de Loin du Vietnam. Autour d’eux, des personnalités issues de diverses disciplines intellectuelles et artistiques (dessinateurs, musiciens, chorégraphes, cinéastes, photographes, acteurs, écrivains…) prennent part bénévolement à l’écriture et à la réalisation du projet. Au-delà de son prestigieux générique, Loin du Vietnam entend inaugurer des pratiques cinématographiques nouvelles. De fait si la fabrication du film, depuis son élaboration collective jusqu’à son financement, est contraire au caractère industriel de la filière, les moyens techniques, humains et financiers mobilisés pour cette réalisation rendent également possible d’entreprendre à Besançon le tournage de prises de vue dans l’urgence et sans idée préconçue de leur destination. Il en sortira À bientôt j’espère (1968) et la fondation du premier Groupe Medvedkine.

Cependant, les échanges provoqués par la visite de Chris Marker à Besançon le 9 mars 1967 ont auparavant été nourris d’un intérêt partagé pour l’éducation populaire. En effet, c’est au sein de Peuple et culture que Chris Marker consolide au sortir de la Seconde Guerre mondiale son goût pour le cinéma et la culture populaire aussi bien que sa curiosité à l’égard du mouvement ouvrier. Pour leur part, les fondateurs du Centre culturel populaire de Palente-les-Orchamps (CCPPO), trois couples d’enseignants et d’ouvriers proches des courants militants chrétiens progressistes et du Parti communiste (les Berchoud, les Cèbe, les Rolland), adhèrent à Peuple et culture en 1959. Cela leur permet de mettre aussitôt à contribution des collaborateurs tels que Joseph Rovan, Emmanuel Roblès et Chris Marker[7]. Lorsqu’est décidée l’occupation de l’usine Rhodiaceta, les animateurs prennent en charge la programmation culturelle du lieu. La venue de Chris Marker est, elle aussi, provoquée par une interpellation du CCPPO sous la plume de René Berchoud : « Si vous n’êtes pas en Chine ou à Cuba, venez à Besançon, il s’y passe des choses intéressantes. »

Cette visite est le point de départ d’une collaboration protéiforme. Outre un programme de prises de vues qui excède la durée de la grève et auquel Marker associe immédiatement le cinéaste communiste Mario Marret, Besançon devient pour ces derniers le théâtre de nombreuses activités culturelles dont l’avant-première européenne de Loin du Vietnam le 18 octobre 1967 ou la deuxième Semaine de la pensée marxiste, du 7 au 10 décembre, ayant pour objet « Le cinéma et l’événement » et à laquelle participent Jean-Luc Godard, Chris Marker ou encore Mario Marret. Si le cœur de ces rencontres semble au premier abord être l’échange autour des productions des cinéastes, il devient rapidement évident qu’elles questionnent surtout leurs relations à la classe ouvrière, comme le formule un spectateur après la projection de Loin du Vietnam :

« Est-ce qu’il y aurait les mêmes techniciens, un même groupement de l’équipe de plusieurs réalisateurs, par exemple pour un film sur la grève de la Rhodia, ou… Parce que, bien sûr, on est tous pour la paix, ça… Vous voyez ce que je veux dire, le thème du Viêt-Nam est peut-être un peu facile[8] »

De fait, le tournage d’À bientôt j’espère, dont les ambitions sont sans arrêt réévaluées au cours de sa fabrication, est le fruit d’une réflexion collective entre cinéastes, grévistes et animateurs du CCPPO[9].

Outre leurs discussions portant sur la grève du printemps, les conditions de travail, de vie et l’état d’esprit des ouvriers, cinéastes et militants envisagent la création d’un « IDHEC Bisontin[10] ». Par ce biais, Chris Marker et Pol Cèbe, ouvrier à Rhodia, responsable de la commission culturelle au Comité d’entreprise, souhaitent associer les travailleurs au montage d’À bientôt j’espère. Concrètement, cela est traduit par la mise en œuvre d’ateliers de formation aux techniques de la prise de vue et de son ainsi que par le progressif équipement du CCPPO en matériel cinématographique, grâce à des dons de Jean-Luc Godard, Joris Ivens et Mario Marret notamment. L’ambition de cette expérience, baptisée Groupe Medvedkine par Chris Marker, tient autant de l’éducation populaire que d’un imaginaire révolutionnaire activé par la récente rencontre entre Marker et Alexandre Medvedkine. Le cinéaste soviétique a créé dans les années 1930 un ciné-train d’un genre particulier, équipé du matériel nécessaire au montage et au tirage de films. Le but est de produire des œuvres destinées à agir sur les communautés rencontrées. L’idée d’un cinéma qui « n’apportait pas l’art au peuple, [mais] se créait au contact du peuple[11] » enthousiasme Marker et le conduit à faire le lien entre le cinéaste soviétique et l’expérience bisontine. Toutefois, l’ambition du groupe Medvedkine ne provoque d’abord qu’un intérêt modéré chez les ouvriers de Rhodia. Leur passage à la création ne sera pas tant impulsé par la volonté des cinéastes que par une prise de parole politique devant l’usine de l’horloger Yéma au mois de mai 1968.

Un Mai 1968 cinématographique

Le 17 mai 1968 à Paris, la convocation de la première assemblée des États généraux du cinéma français inscrit la profession cinématographique au sein du mouvement social en cours. Sa mobilisation prend la forme d’une grève active traduite par la captation audiovisuelle des temps et des lieux de la lutte en même temps qu’une ambition de restructuration de la filière. Des équipes de tournage sont dépêchées par une commission réalisation dans toute la France pour saisir les formes et l’ampleur du conflit[12]. Les bandes tournées en mai et juin vont nourrir de nombreux films qui circuleront pendant la décennie suivante et contribueront à forger un imaginaire cinématographique de 1968.

L’une des séquences prises sur le vif pendant la grève marque fortement ses premiers spectateurs. À Besançon, une femme a bondi sur un mur devant son usine. Alors que le patron tente de ramener les ouvrières et ouvriers à leur poste de travail, elle harangue ses camarades et emporte le morceau devant la maîtrise déconfite :

« Nous ne pouvons pas accepter la division. Jusqu’à maintenant nous avons décidé de la grève ensemble, nous avons exposé nos revendications ensemble, nous sommes allés discuter avec la direction ensemble, et nous devons continuer notre lutte ensemble, s’il y a un vote il devra être fait ensemble. Nous voulons absolument rester unis. »

La scène a été immortalisée par la caméra de Bruno Muel[13], cette femme est devenue une héroïne de cinéma. Elle n’en est du reste pas sa première apparition cinématographique. L’année précédente, Suzanne est filmée en compagnie de son époux, Claude Zedet, ouvrier de Rhodia, lors du tournage d’À bientôt j’espère. Dans la séquence où ils interviennent, dédiée aux conséquences du travail en 4×8 sur la vie familiale, plus que la question de l’inégalité des tâches dans les couples ouvriers, évoquée en creux, c’est le déséquilibre de la représentation qui est frappant. Le récit du couple est développé pendant plus de cinq minutes. Suzanne ne parle pas vingt secondes durant l’échange.

Les images captées en mai 1968 sont assez saisissantes pour provoquer un regain d’intérêt à l’égard du groupe Medvedkine aussi bien à Besançon qu’à Paris. Depuis la capitale, un petit groupe de cinéastes militants constitué dans la foulée des États généraux s’est rassemblé autour de Chris Marker sous l’appellation Slon (Société de lancement des œuvres nouvelles)[14]. Convaincu de la nécessité d’un tournage pour prolonger la prise de parole de Suzanne, le collectif entend appuyer la fabrication d’un film. Chris Marker dépêche sur place une jeune monteuse, Nedjma Scialom, qui va s’impliquer dans l’écriture et le montage de Classe de lutte avec Pol Cèbe. Bruno Muel, déjà familier des Bisontins, assurera les prises de vues avec Georges Binetruy, ouvrier de Rhodia et membre du groupe Medvedkine. Ainsi les modalités de création changent-elles par rapport à la réalisation d’À bientôt j’espère. Bien que conçu en concertation avec les ouvriers représentés, celui-ci demeurait l’expression du point de vue des cinéastes.

« Nous sommes le pouvoir ensemble »

Plus encore que d’À bientôt j’espère, Classe de lutte se démarque de ce que les cinéastes militants ont tourné au cours du mouvement social de mai-juin 1968, aussi bien par son sujet que par sa forme. Du reste, cela est vrai de l’ensemble des films du groupe Medvedkine de Besançon. Ceux-ci s’intéressent moins aux temps forts de l’action politique, qui constituent une grande partie du corpus militant, qu’aux conditions de travail et de vie à la première personne du singulier, sans pour autant réduire leur discours à l’expérience individuelle[15]. Par surcroît, en faisant le choix de consacrer l’intégralité de Classe de lutte à un personnage féminin, celles et ceux qui s’attellent à sa fabrication anticipent de quelques mois l’émergence de collectifs cinématographiques et vidéographiques féministes. D’une manière générale, la place des femmes au sein du mouvement social de mai-juin 1968 reste marginale aussi bien dans les luttes que derrière ou devant la caméra des militants. Seul autre exemple presque entièrement consacré à la prise de parole d’une femme, La Reprise du travail aux usines Wonder, tourné le 10 juin 1968, représente une ouvrière qui laisse éclater sa colère et son désespoir aux portes de son usine : « De toute façon c’est fini maintenant on ne pourra plus rien avoir[16] ». Pour Suzanne au contraire, mai 1968 est présenté comme un moment de bascule jubilatoire, une ouverture joyeuse.

Court métrage en noir et blanc d’une quarantaine de minutes, Classe de lutte mêle des éléments divers enregistrés entre 1967 et 1969. Des tournages sont effectués à Besançon pour permettre d’illustrer l’engagement de Suzanne et compléter les plans captés par les équipes de Chris Marker et Mario Marret ou par Bruno Muel. À cela s’ajoute un matériau audiovisuel composite : plans tournés par les Bisontins pour documenter mai-juin 1968 dans les entreprises franc-comtoises, entretiens avec Suzanne Zedet qui se prête également au jeu des scènes de la vie quotidienne, photographies de rues prises dans le cadre des ateliers de formation du groupe Medvedkine, discours politiques, brochures patronales, correspondances. L’ensemble est organisé pour valoriser la rupture entre deux époques, le fracas de 1968 venant mettre un terme à la monotonie d’une vie déréglée par les postes en 4×8 de Claude Zedet (docs. 1 et 2).

Docs. 1-2

 Classe de lutte s’ouvre en effet sur une séquence tournée par l’équipe de Chris Marker et Mario Marret en décembre 1967 mais non montée dans À bientôt j’espère au cours de laquelle le couple Zedet évoque le militantisme. Claude y explique notamment comment il doit empêcher sa femme de militer :

« parce que la vie serait infernale après, tu comprends, ça sera pire que la vie qu’on mène actuellement. »

L’amertume qui sourd de cet échange entrecoupé de silence est appuyée par un cadre rapproché, emprisonnant successivement Claude et Suzanne, ainsi que par la sous-exposition involontaire du tirage. Cut. Mai 1968. Suzanne, cadrée à la taille au milieu d’un rassemblement, rit aux éclats. Devant l’usine, le patron cherche à convaincre son personnel de rentrer. À la suite de la question répétée d’un orateur favorable à la direction – « Pourquoi vous avez peur ? » – elle s’avance pour rétorquer « Oh, écoute ! On n’a pas peur ! ». Derrière la caméra, Bruno Muel a perçu cette impulsion. Il a suivi le mouvement du corps de Suzanne vers l’avant et resserré le cadre sur son visage de profil. Parmi les ouvrières et ouvriers qui viennent de débrayer, Suzanne est entrée dans l’action. Le plan suivant la montre perchée sur un mur. C’est alors qu’elle prononce son premier discours syndical.

Classe de lutte est cristallisé dans cette prise de parole. Découpée par extraits, celle-ci ponctue le court-métrage. Toutes les actions et les dialogues qui suivent – au même titre que les prises de vues – découlent de cet instant. Hormis une courte séquence dans laquelle Pol Cèbe dresse un état des lieux de la question ouvrière à Besançon à la veille de mai 1968, l’ensemble du film est consacré à la transformation de Suzanne. Les images prises ultérieurement dans son travail syndical comme au sein de la sphère domestique la représentent systématiquement en mouvement. Qu’il s’agisse d’accomplir des tâches ménagères ou des actions militantes, elle est pareillement debout, active, à la manœuvre. Le contraste ne pourrait être plus frappant avec la jeune femme assise et taiseuse de 1967. La métamorphose est tout aussi évidente dans le dialogue engagé avec Pol Cèbe où ce dernier l’interroge sur les nouvelles relations occasionnées par son engagement dans la création d’une section syndicale CGT à Yéma, aussi bien avec ses camarades qu’avec le patron. Dans cette configuration, Suzanne est seule à occuper le cadre, à une exception près où Pol Cèbe apparaît de dos et en contre-jour. Souvent filmé en gros plan, le visage de Suzanne est magnifié par la lumière, à l’opposé de la prise de 1967 qui semblait l’enfermer (doc. 3). Même la lecture des lettres successives de la direction de Yéma qui, depuis son embauche jusqu’à octobre 1968, actent son déclassement en représailles de son activité syndicale, n’entame pas sa détermination. Le film s’achève sur la nécessité de porter le combat ouvrier également sur le plan culturel, lorsque sont convoqués Pablo Picasso, Jacques Prévert, Paul Éluard ou Roger Vailland. Les aspirations artistiques du groupe Medvedkine vont au-delà de ces références mises en avant par le Parti communiste français. La conclusion de Classe de lutte est confiée à la voix tonitruante de Colette Magny, à qui la prise de parole de Suzanne Zedet a inspiré la chanson « Nous sommes le pouvoir ensemble ».

Doc. 3

Outre le cas singulier de Suzanne, le court-métrage mêle d’emblée son épanouissement dans le militantisme avec l’enjeu de l’émancipation des travailleurs par le cinéma. Même si Suzanne est indéniablement le sujet de Classe de lutte, un prologue la présente également comme actrice et autrice du court-métrage. Les premiers plans montrent effectivement la jeune femme s’avançant au-devant de sa propre image projetée sur l’écran d’une table de montage manipulée par Nedjma Scialom. Pour un public averti capable de reconnaître également Georges Binetruy, l’œil au viseur d’une caméra, la prise en charge du cinéma par les ouvriers est évidente. Pour les autres, une phrase peinte sur le mur de la salle de montage l’explicite :

« Le cinéma n’est pas une magie. C’est une technique et une science, une technique née d’une science et mise au service d’une volonté : la volonté qu’ont les travailleurs de se libérer. »

La suite du prologue est consacrée aux tâches militantes telles l’impression de tracts, le collage d’affiche, la lecture et la rédaction de textes. Tout autant que l’acte cinématographique, ces actions sont présentées comme tendant vers un même but : l’émancipation des travailleurs.

La complicité entre ouvriers et cinéastes est évoquée par touches discrètes tout au long de Classe de lutte. Le fond sonore choisit pour le prologue, La era está pariendo un corazón du chanteur cubain Silvio Rodriguez, a été apporté par Chris Marker. Ce morceau témoigne par ailleurs de l’intensité des échanges culturels et politiques entre l’Europe et l’Amérique latine à cette période. En outre, des visages amis apparaissent brièvement au cœur des actions des militants, telle Juliet Berto brandissant une banderole ou encore le cinéaste algérien Mohammed Zinet occupé à peindre le sigle de la CGT. Cette collaboration est au contraire revendiquée par le générique à la manière d’un manifeste. Une liste impressionnante de contributeurs et contributrices apparaît en surimpression, révélant plusieurs dizaines de patronymes allant du plus total anonymat à la célébrité d’une Colette Magny et d’un Jean-Luc Godard. Ce procédé n’est pas sans rappeler l’ouverture de Loin du Vietnam où apparaissaient du reste déjà certaines personnalités, mais cette fois, plus qu’une démonstration de l’engagement d’une partie de l’intelligentsia de gauche, le générique de Classe de lutte appelle plutôt dépasser les réflexes corporatistes et à la subversion des rapports de classe.

« Le groupe Medvedkine existe-il ? »

La prise en main de la représentation cinématographique des ouvriers par les travailleurs eux-mêmes n’est cependant pas aussi simple que le ton du film le laisse entendre de prime abord. Les modalités concrètes de sa mise en œuvre tout comme sa réception critique provoquent des tensions et des incompréhensions. Le financement pose tout d’abord problème. Alors que le bénévolat est largement répandu parmi les professionnels du cinéma mobilisés dans des tournages militants, ce système est catégoriquement refusé par les ouvriers :

« Les choses changent à partir du moment où le [groupe Medvedkine] demande du personnel qualifié. C’est une question de principe, nous ne pouvons pas l’escamoter : rien ne peut justifier l’exploitation de l’homme par l’homme et encore moins par des syndicalistes. Il faut absolument trouver le moyen de donner un salaire (d’ouvrier qualifié) à ceux des Parisiens qui participent à la réalisation de notre film[17] ».

Par ailleurs, le flou statutaire qui entoure l’activité du groupe ne simplifie pas le partage des responsabilités entre Slon et le CCPPO :

« qui finance [Classe de lutte] ? le groupe med ? mais le G.M. n’a pas d’existence légale. C’est une branche – vivante mais détachée du tronc – du CCPPO, lequel CCPPO, déficitaire et endetté, a déjà consacré plus d’une demi-brique au Med[18]… »

Les crispations sont d’autant plus profondes que le montage du film provoque le départ soudain de Pol Cèbe à Paris, abandonnant pour plusieurs semaines son poste de travail à la Rhodiaceta mais aussi les animateurs du CCPPO et du groupe Medvedkine qu’il n’a pas prévenus. La brouille est encore accentuée lorsqu’il s’installe à Clermoulin, centre de loisir du Comité d’entreprise de Peugeot-Sochaux dont il devient animateur en 1969 et où il fonde, quelques mois plus tard, un second groupe Medvedkine.

Surtout, la fabrication d’un film induit des pratiques et des raisonnements étrangers aux activités politiques et syndicales du groupe. Cela implique des choix en termes de modalités de travail ou de représentations collectives :

« Notre film qui l’aura fait en fin de compte ? Car les comptes seront faits à la fin, n’en doutons pas. […] Notre responsabilité est immense. À la mesure de ce que nous avons entrepris : un film communiste. Mais un film communiste c’est pas un rapport politique ni un journal de cellule. […] On n’est pas en train d’écrire le « capital »[19]. »

Réponse cinématographique des ouvriers aux cinéastes, Classe de lutte est pourtant difficilement reçu par les mêmes qui avaient critiqué À bientôt j’espère. Les reproches portent non plus sur la représentation des ouvriers mais sur le processus de réalisation du film. Les ouvriers de Rhodia, compagnons de lutte de Pol Cèbe et camarades du groupe Medvedkine, lui reprochent une trop grande personnalisation du projet, un manque de collectivité dans la conduite du tournage. Par surcroît, les tensions politiques et syndicales entrent en jeu dans la manière dont le film est reçu. Le Parti communiste et la CGT, auxquels sont adhérents la plupart des membres du groupe de Besançon, désapprouvent les « conditions anormales » de sa réalisation et en demandent le boycott dans L’Humanité[20]. Au contraire, dès 1969, la CFDT donne un écho national aux deux premiers films issus de la collaboration des cinéastes et des ouvriers dans l’hebdomadaire Syndicalisme, appelant à « multiplier ce genre de reportage, d’enquêtes, d’analyses de motivations, afin d’aider les militants à accélérer leur propre évolution[21] ».

Alors que Pol Cèbe voit dans Classe de lutte le début d’une « offensive » de la classe ouvrière pour accaparer la culture[22], sa circulation hors du cercle bisontin est plutôt réifiante. Pol Cèbe semble saisir assez tôt le décalage de la portée de l’expérience pour les Bisontins et les Parisiens qui le conduit à écrire à Nedjma Scialom : « À Paris ce sera ton film et ici le mien[23]. »

De fait, depuis la capitale, où le court-métrage est distribué par le collectif Slon, l’expérience entamée avec À bientôt j’espère fait l’objet d’un récit valorisant la prise en main du cinéma par les travailleurs. La création d’un programme pour la diffusion en salle de cinéma en 1969 comprenant À bientôt j’espère/La Charnière[24]/Classe de lutte présente la projection bisontine d’À bientôt j’espère comme l’étape décisive de la délégation aux ouvriers des outils de la création cinématographique même si, lorsque cette séance a lieu, les ateliers de formation délivrés par les cinéastes ont été initiés depuis plusieurs mois déjà. Ainsi Classe de lutte est-il d’abord mis en avant en lien avec le documentaire de Marker et Marret, bien identifié par la gauche française grâce à sa diffusion le 5 mars 1968 dans l’émission Caméra III. Sa recension n’entraîne pas forcément la mise en avant du combat culturel ouvrier mais témoigne de l’exotisme que revêtent ces films dédiés aux travailleurs :

« Le tiers-monde, en France, s’appelle la classe ouvrière. Les maquis, en France, ce sont les usines où se mène la guerre au jour le jour et de tous les jours contre le patronat capitaliste, et les guérilleros sont tourneurs, fraiseurs, dactylos, maçons, manipulatrices dans les fabriques de yaourts[25]. »

La légitimité cinématographique accordée au court-métrage (projeté et primé au Festival de films documentaires de Leipzig) semble conduire à minorer l’expérience ouvrière. Dans la presse, les noms de Pol Cèbe et Nedjma Scialom, figurant pourtant en bonne place au générique, disparaissent pour longtemps au profit de ceux de Jean-Luc Godard, Chris Marker, Mario Marret ou René Vautier. D’une certaine manière, la réception du film rétablit les rapports de classe que sa conception voulait abolir.

Classe de lutte a concrétisé un rapprochement entre deux mondes, une égalisation des relations des deux côtés de la caméra. Une fois révélé au public, il semble présenter un bilan mitigé, décevant voire douloureux. Il est également, sans aucun doute, vecteur d’une part mythique dont les protagonistes mêmes étaient parfaitement conscients :

« Le Groupe Medvedkine existe-t-il ?
Je réponds que non.
Il existe :
1) un mythe auquel les Parisiens et le CCPPO envoient leur aide
2) des individus qui réalisent certains de leurs rêves[26]. »

La portée de l’expérience n’en est pas moins grande. En 1970, le groupe Medvedkine est répertorié dans un numéro de Cinéma consacré à la thématique « Cinéma et politique » qui liste les principaux collectifs de cinéma militant[27]. Dès 1974, Christian Zimmer le présente comme le groupe le plus important du « cinéma parallèle », sans préciser les raisons de cette distinction[28]. La décennie voit également apparaître d’autres tentatives qui, malgré des dispositifs différents, sont nourries des mêmes aspirations. C’est le cas des « Chroniques de Lip » initiées par Carole Roussopoulos et Vidéo Out à l’occasion du premier conflit Lip, ou celui du tournage du Lion, sa cage et ses ailes (1975‑1976), série de huit films réalisée par Hélène Châtelain, Armand et Stéphane Gatti, avec des travailleurs immigrés de l’usine Peugeot de Sochaux. Malgré un relatif oubli dans les années 1980, alors qu’aux yeux de leurs principaux diffuseurs les œuvres des groupes Medvedkine acquièrent un statut d’archives qui semble les figer dans un passé révolu, l’intérêt renouvelé qu’ils suscitent depuis le début des années 2000 ne s’inscrit pas dans un ordre patrimonial. Bien que projetés à plusieurs reprises à la Cinémathèque française et dans plusieurs festivals de cinéma entre 1999 et 2005, la sortie d’un coffret DVD avec livret entraîne une nouvelle diffusion de ces films par des acteurs associatifs et militants[29]. Cette visibilité retrouvée permet la réémergence des voix ouvrières sous-estimées dans les années 1970. La réappropriation successive des films du groupe par les anciens Medvedkine ainsi qu’au sein des mouvements sociaux (pour certains en cours) démontre que les œuvres tournées dans ces conditions exceptionnelles conservent leur caractère subversif et qu’elles portent encore, pour celles et ceux qui les reçoivent, les aspirations politiques qui les ont fait naître. Témoignage de cette persistance, l’inscription ornant les murs d’une salle de l’Université Paris 8 occupée en mai 2018, en pleine mobilisation contre Parcoursup :

« Le cinéma n’est pas une magie. C’est une technique et une science, une technique née d’une science et mise au service d’une volonté : la volonté qu’ont les travailleurs de se libérer. »

[1] L. Mannoni, « 28 octobre 1913 : création de la société « Le Cinéma du Peuple » », 1895, hors-série, octobre 1993, p. 100 sq. et T. Perron, « « Le contrepoison est entre vos mains camarades » : C.G.T. et cinéma au début du siècle », Le Mouvement social, no 172, 2e trimestre 1995, p. 21 sq.

[2] T. Perron, « Le cinéma militant », in J. Évrard et J. Kermabon (dir.), Une encyclopédie du court métrage français, Pantin-Crisnée, Festival côté court-Yellow now, 2004, p. 254.

[3] Ibid.

[4] Iskra (éd.), Les groupes Medvedkine : 1967‑1974 [DVD et livret], Arcueil-Paris, Iskra-Les mutins de Pangée, 2018.

[5] Cf. N. Hatzfeld et C. Lomba, « La grève de la Rhodiaceta en 1967 », in D. Damamme, B. Gobille, F. Matonti (dir.), Mai-juin 68, Ivry-sur-Seine, les Éditions de l’Atelier-Les Éditions ouvrières, 2008, p. 102 sq.

[6] J.-L. Godard, « Lutter sur deux fronts », propos recueillis par J. Bontemps, J.-L. Comolli, M. Delahaye et J. Narboni, Cahiers du cinéma, no 194, octobre 1967, in A. Bergala (dir.), Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, t. 1, 1950-1984, Paris, Cahiers du cinéma, 1998, p. 306.

[7] Cf. M. Berchoud, « La véridique et fabuleuse histoire d’un étrange groupuscule : le CCPPO », Les Cahiers des Amis de la Maison du peuple, no 3, Besançon, 2003.

[8] « Loin du Viêt-Nam », Cinéma 68, no 122, janvier 1968, p. 47.

[9] Cf. C. Roudé, « Des cinéastes militants en quête de sociabilité ouvrière. Prises de vues et prises de positions autour d’À bientôt j’espère », in E. Geerkens, N. Hatzfeld, I. Lespinet, X. Vigna (dir.), Les enquêtes ouvrières dans l’Europe contemporaine. Entre pratiques scientifiques et passions politiques, Paris, La Découverte, 2019, p. 138 sq.

[10] P. Cèbe, « Culture en trois-huit. Une mémoire militante, 1959‑1968 », Les Cahiers des Amis de la Maison du peuple, n7, Besançon, 2009, p. 138. Le nom fait référence à l’Institut des hautes études cinématographiques, fondé en 1943 pour la formation des professionnels du cinéma.

[11] A. Philipe, « Medvedkine, tu connais ? », Le Monde, 02/12/1971.

[12] Cf. S. Layerle, Caméras en lutte en mai 68, Paris, Nouveau monde éditions, 2008. Dès 1967, l’Atelier de recherche cinématographique (ARC) était implanté sur le campus de Nanterre. Ses membres seront très actifs au sein des États généraux et durant la décennie suivante.

[13] Opérateur investit dans les États généraux du cinéma, B. Muel est envoyé à Besançon et à Sochaux pour réaliser des prises de vues des actions ouvrières et à l’intérieur des usines occupées. Alors proche de Chris Marker, il accompagnera groupe Medvedkine de Besançon et sera l’un des piliers d’un second groupe fondé à Sochaux.

[14] Cf. C. Roudé, Le cinéma militant à l’heure des collectifs. Slon et Iskra dans la France de l’après-1968, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017.

[15] Au total, les réalisations du groupe Medvedkine de Besançon sont : Classe de lutte, Rhodia 4×8, Nouvelle société no 5, no6 et no7, Lettre à mon ami Pol Cèbe et Le Traîneau échelle.

[16] Contrairement à Suzanne Zedet, l’ouvrière de Wonder est restée anonyme jusqu’à ce qu’en 1996 Hervé Le Roux s’appuie sur cette séquence pour réaliser un documentaire à propos des mutations de la classe ouvrière depuis 1968. Il ne parvient pas à retrouver cette femme mais seulement à lui restituer son prénom, Jocelyne.

[17] Archives privées de Nedjma Scialom, lettre de Pol Cèbe à Chris Marker, Besançon, 24/02/1969.

[18] Ibid.

[19] Archives privées de Nedjma Scialom, lettre de Pol Cèbe à Nedjma Scialom, Besançon, [1969].

[20] M. Berchoud, « La véridique et fabuleuse histoire d’un étrange groupuscule… », op. cit., p 60.

[21] G. H., « Lutte des classes et « classe de lutte » », Syndicalisme, juillet-août 1969, p. 12 sq.

[22] Archives privées de Nedjma Scialom, lettre de Pol Cèbe à Nedjma Scialom, « Réponse aux critiques parisiennes », Besançon, [1969 ?], p. 3.

[23] Archives privées de Nedjma Scialom, lettre de Pol Cèbe à Nedjma Scialom, Besançon, [printemps 1969 ?], p. 2.

[24] La Charnière, court métrage sonore, est un montage de la conversation suivant la projection d’À bientôt j’espère à Besançon dont on a retenu que les ouvriers qualifiaient le cinéaste d’« incapable », de « romantique », et que Chris Marker concluait en leur enjoignant de tourner leurs propres films.

[25] Jean-Louis Bory, « La caméra à l’usine », Le nouvel observateur, 28/07/1969, p. 36-37.

[26] René Berchoud cité par M. Berchoud, « La véridique et fabuleuse histoire d’un étrange groupuscule… », op. cit., p. 61.

[27] Cinéma 70, no 151, décembre 1970, p. 92 sq.

[28] C. Zimmer, Cinéma et politique, Paris, Seghers, 1974, p. 242.

[29] F. Marchand, Revisiter l’histoire des groupes Medvedkine (des années 68 à nos jours), mémoire de Master 2 dirigé par Sébastien Layerle, Paris 3, 2012, p. 181 sq.