JO 2024 : un rapt démocratique ? Entretien avec Jade Lindgaard – Marion Beauvalet et Louis Hardy

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Le texte sur le site de Contretemps

En juillet et août 2024, la France accueillera les Jeux Olympiques et Paralympiques. Derrière les discours célébrant cet événement, la réalité est beaucoup plus sombre. Qu’il s’agisse de l’incidence environnementale, sociale ou économique des Jeux, des voix tentent aujourd’hui de s’élever pour s’opposer ou alerter concernant leur tenue.

L’ouvrage Paris 2024 – Une ville face à la violence olympique (Éditions Divergences), de la journaliste Jade Lindgaard, décrit les conséquences des JO sur le département de la Seine-Saint-Denis : derrière les discours promettant un rattrapage pour le département, ce sont des expulsions et destructions qui sont mises en œuvre. Cette contribution permet de tenter de susciter le débat, alors même que l’absence de délibération démocratique autour de l’accueil d’un tel événement rend complexe l’organisation de mobilisations d’ampleur.

Un entretien réalisé par Marion Beauvalet et Louis Hardy. Contretemps – Dans La nature est un champ de bataille, Razmig Keucheyan mobilise le concept de racisme environnemental. L’organisation des Jeux a une incidence sur les villes (on peut par exemple penser à cet échangeur autoroutier à proximité d’une école à Saint-Denis) et les populations. Vous parlez quant à vous de brutalisme et d’injustice environnementale. Comment décrire ce qui se passe ?

Jade Lindgaard – L’organisation des Jeux de Paris, leurs répercussions sociales sur la région à la frontière entre Saint-Denis-Saint-Ouen et L’Île-Saint-Denis, et les conséquences probables sur la population après la fin des Jeux sont des enjeux majeurs. Ce qui se produit est assimilable à une forme de dépossession, une violence sociale, voire une violence olympique, comme dans le cas de l’école Anatole France (Saint-Denis) qui constitue un cas d’injustice environnementale. Il est encore trop tôt pour dire que c’est du racisme environnemental : il faut notamment attendre de connaître les personnes qui vont venir habiter à terme.

Depuis le début de mon enquête sur les aménagements du village des athlètes, j’avais en tête le racisme environnemental. Je remarquais les distinctions entre les habitants de ces quartiers en matière de statut socio-économique, la situation des personnes racisées, originaires d’Afrique subsaharienne ou du Maghreb, qu’elles soient françaises ou non. Dans ce mélange de résidents, qu’ils soient descendants de première ou deuxième génération d’immigrés ou nouveaux arrivants, je percevais une différence marquée avec les personnes représentées sur les publicités des promoteurs immobiliers pour le futur quartier, et avec le niveau économique requis pour acheter les appartements qui seront mis en vente.

En 1982, une église américaine (l’Église unie du Christ) a mené une enquête autogérée sur le racisme environnemental. C’était en quelque sorte la première grande enquête sur le racisme environnemental aux États-Unis, où une église, avec ses fidèles et un militant, a réalisé un vaste recensement des maladies dans les ghettos noirs de villes américaines. C’était un excellent exemple de la façon dont, même sans être des scientifiques ou sans disposer des ressources statistiques de l’État, on pouvait mettre en lumière un problème fondamental et systémique de racisme et de santé environnementale. Cela a permis d’établir un lien entre le fait de vivre dans un quartier noir d’une ville américaine et les occurrences de cancer, par exemple. J’avais cela en tête, et j’ai même envisagé, au début, de faire quelque chose de similaire pour le village des athlètes, en relevant entre autres les noms sur les boîtes aux lettres de certains immeubles du quartier. J’ai abandonné cette idée parce que je disposais de trop peu de temps. De plus, c’était une problématique bien trop importante pour risquer de la traiter de manière incorrecte.

C’est pourquoi je n’ai pas utilisé le concept de racisme environnemental. Je pense qu’il y a des indices qui montrent que c’est ce qui se passe. Pour pouvoir affirmer cela, il est néanmoins nécessaire d’avoir des éléments factuels et démontrés. J’ai donc préféré des termes plus généraux, comme le remplacement de population, la dépossession, la violence sociale, la violence symbolique. J’ai mentionné le remplacement de population, qui est déjà en soi un terme très fort. Je précise que sur les 1500 personnes qui ont été définitivement privées de leur lieu de vie en raison de l’organisation des JO, directement ou indirectement, la grande majorité d’entre elles est racisée. J’ai exposé ces éléments dans l’idée d’éventuellement contribuer à un travail ultérieur sur ce sujet. C’est une question suffisamment grave et sérieuse et elle doit être traitée de manière très factuelle.

 

Contretemps – Vous expliquez ne pas avoir commencé ce livre en étant hostile aux Jeux, vous expliquez aussi vous être mobilisé pour sauvegarder les jardins d’Aubervilliers en 2018. Quel a été votre cheminement dans votre rapport aux JO ?

Jade Lindgaard – Pour être honnête, avant de commencer à travailler sur les Jeux, je n’avais pas vraiment d’opinion tranchée. Je n’avais pas une vision particulièrement positive. Je n’étais pas particulièrement enthousiaste à propos des JO, bien que je les regarde en partie depuis mon enfance : sans passion, mais sans animosité non plus. Lorsque j’ai commencé à m’engager dans la défense des jardins ouvriers à Aubervilliers, lors des premières assemblées générales ou des premières réunions où certains s’exprimaient contre les JO, je n’étais pas en accord. Je me suis sentie déconnectée politiquement, avec un sentiment flou, distant par rapport aux Jeux. Ma perception de cette question s’est développée de manière progressive et empirique à mesure que j’approfondissais mes recherches et que je faisais face à leur organisation. Mon point de vue s’est construit avec ces deux casquettes, celle de journaliste enquêtrice sur la préparation des infrastructures olympiques et celle de l’habitante-militante défendant un jardin.

J’ai eu par la suite des interactions aussi différentes qu’instructives avec la sous-préfecture, la mairie, la police. J’ai été frappée par le caractère très vertical du processus qui, une fois lancé, refuse absolument de s’adapter, refuse le pas de côté, refuse la mise en suspens et ne laisse absolument aucune prise à la remise en question, même partielle, de ce qui s’organise. C’est précisément ce manque de remise en question qui m’a conduite à avoir une position beaucoup plus critique vis-à-vis du processus JO. Je dirais que la reconstitution de l’historique de la non-consultation des populations au moment de la candidature a posé les jalons de ma distanciation vis-à-vis du processus olympique, renforcée par la suite par la manière dont s’est mis en œuvre cet aménagement, avec le refus d’écouter les habitants qui proposaient des contre-projets, le refus de faire l’effort de s’adapter à ce que disaient les jardiniers et jardinières, quand ils tentaient de défendre leur jardin, un lieu de liens sociaux, de subsistance et de protection contre la canicule.

Le comité de vigilance JO 93 s’est constitué très tôt, non pas en opposition aux JO, mais en tant qu’observateur attentif. Il a plusieurs fois signalé que les aménagements envisagés pourraient avoir des conséquences négatives, ce qui a été pris en compte par le CIO, mais pas par les élus. Non seulement les habitants, comme le comité de vigilance JO 93, la FCPE ou un petit groupe de l’école Anatole France concernant la voie autoroutière A86, n’ont pas été écoutés par les élus. Mais pire encore, la situation donne l’impression qu’ils ont été traités comme des ennemis politiques, ce que je trouve très préoccupant.

Il y a eu un véritable détournement démocratique. Avant les Jeux, nous n’avons pas pu débattre, nous n’avons pas pu nous exprimer en tant qu’habitants pour décider si nous étions d’accord pour les accueillir. Je trouve frappante la différence entre les consultations citoyennes qui ont été organisées à Paris sur des questions telles que la tarification des parkings des SUV, ou sur le maintien des trottinettes électriques, des sujets concrets de transport quotidien, et l’absence de consultation sur l’organisation des JO de Paris 2024. Pour moi, il s’agit d’un détournement démocratique. Les gens ont été empêchés de se prononcer. Je ne sais pas quel aurait été le résultat. Dans d’autres grandes villes internationales où de telles consultations ont eu lieu, notamment par référendum, il est remarquable de voir que la réponse a toujours été négative.

Comme ce n’était pas le cas et pas non plus le sujet de la mobilisation des habitants, tout ceci est à garder en mémoire, si on veut tirer un bilan d’expérience politique de ce qui s’est passé avec les Jeux. Il faut qu’on garde en tête ce cheminement de la décision publique qui est imposée à des habitants, comme un critère de critique de ces grands projets d’aménagement, tous porteurs de nombreuses conséquences. Je pense que la faible mobilisation contre les JO est aussi la conséquence du fait qu’il n’y a pas eu de consultation au début. Le débat n’a jamais été construit. Les arguments tant en soutien qu’en opposition n’ont pas été posés clairement dans l’espace public. Cela s’en ressent jusqu’à aujourd’hui.

 

Contretemps – Dans votre introduction, vous présentez votre démarche et insistez sur le fait que votre livre n’est pas un livre contre les JO mais un récit d’élucidation et une enquête sur les injustices liées au JO. Comment expliquez-vous la nécessité de justifier sa démarche pour ne pas passer pour un militant anti-JO, la difficulté d’avoir un discours critique sur les JO, notamment à gauche, sans être perçu comme rabat-joie ?

Jade Lindgaard – C’est un des enjeux politiques majeurs de l’année 2024. Il est intéressant d’essayer de comprendre pourquoi il semble nécessaire de préciser qu’on n’est pas opposé aux JO. C’est une question de sincérité par rapport à mon propre cheminement. De plus, je n’ai pas écrit un pamphlet, même si je reconnais que les pamphlets peuvent être très utiles parfois pour interpeller politiquement. Je voulais écrire une enquête, car je souhaitais produire quelque chose d’accessible à tous et à toutes et ouvrir la discussion à un public plus large, y compris à ceux qui soutiennent les Jeux, afin de les encourager à regarder au-delà des apparences et à examiner les coulisses de l’événement. C’était une démarche sincère et transparente, ainsi qu’une stratégie éditoriale. Cela me paraissait important de souligner cela, car l’espace public et médiatique actuel paraît encore assez homogène, avec peu de voix critiques. Même aujourd’hui, à l’approche des JO, les critiques sont rares et se concentrent sur des aspects très spécifiques.

Elles se manifestent, mais sur le principe même de ces Jeux, sur la manière dont ils ont été décidés et mis en œuvre, on entend très peu de choses. C’est une forme de verrouillage du débat public, mais pas imposé par le Comité International Olympique, ni par une dictature qui s’abattrait sur la France depuis le CIO. Je pense qu’il s’agit d’un verrouillage coconstruit. Les organisateurs des Jeux, le COJO, la SOLIDEO, la Direction Interministérielle des Sports, le ministère des Sports, Matignon, l’Elysée, tout un appareil d’État et politique, ont depuis des années investi politiquement dans l’événement pour le rayonnement de la France.

Il y a aussi l’attitude et le positionnement des élus de la Seine-Saint-Denis, que ce soit les mairies de Saint-Denis, Saint-Ouen, L’Île-Saint-Denis, ainsi que Plaine-Commune (l’établissement public territorial regroupant ces communes et le département). Ces élus, majoritairement de gauche, restent très favorables à l’organisation des Jeux, travaillant de concert avec les organisateurs. Cette alliance s’est formée autour de la promesse d’un héritage et surtout d’un rattrapage, car les investissements publics en Seine-Saint-Denis sont historiquement inférieurs à la moyenne nationale et à d’autres départements, notamment en ce qui concerne les services publics fondamentaux. Face à ce sous-investissement chronique, ces élus ont vu dans les Jeux l’occasion de compenser ces déficits en équipements vitaux pour la région. Cette perspective a été notamment portée par Patrick Braouezec, ancien maire de Saint-Denis et ancien président de Plaine Commune, qui a été un acteur majeur dans l’organisation des grands événements sportifs dans la région, et notamment dans la construction du Stade de France en 1998, considéré comme la première pierre de cet aménagement majeur de la plaine Saint-Denis et de la région environnante.

Cela a été la première pièce. À l’époque, le discours était très clair. En fait, le 93 a été abandonné. On construit ce grand stade qui sera regardé par des milliards de personnes dans le monde entier parce qu’il y a du football et une source d’admiration pour le département. Autour de ce stade, nous allons construire un quartier de bureaux pour stimuler l’activité. C’est ce qui s’est passé aujourd’hui sur la plaine Saint-Denis. Lorsque vous sortez du RER La Plaine-Stade de France, vous voyez entre autres les sièges d’Orange, de SFR. Ce qui a été décidé ensuite pour le village olympique est la continuation de cela. D’ailleurs, cela a été explicitement assumé par Patrick Braouezec qui a parlé du deuxième étage de la fusée. Il s’agit de faire décoller le 93, avec une métaphore qui est assez brutale. Quand on pense à un décollage de fusée, la fusée va très haut, mais tout est brûlé en bas, donc c’est un décollage très intense d’une fusée, et c’est le deuxième étage. C’est un discours qui est en place depuis longtemps, qui avait fait basculer à l’époque le précédent maire de L’Île-Saint-Denis. C’est une petite commune agréable sur la Seine, une petite commune qui a longtemps été dirigée par un maire écologiste, Michel Bourgain, qui était opposé aux grands projets pour des raisons écologistes. Finalement, il s’est rallié à l’organisation des Jeux et a proposé que sa ville y participe, notamment en accueillant une partie du village des athlètes. C’est pourquoi, au début de mon enquête, j’ai choisi de le rencontrer. Selon lui, dès lors que Saint-Denis et Saint-Ouen acceptaient, il voyait bien qu’il serait écrasé s’il refusait. Autrement dit, tous les moyens auraient été dédiés aux communes encore plus importantes.

Concernant Saint-Denis et Saint-Ouen, qui ont changé de majorité politique, c’est encore différent. On retrouve par exemple cette logique qui consiste à faire monter Saint-Denis de plus en plus comme une ville importante, de la même manière qu’elle a candidaté pour être la Capitale de la Culture, chose qu’elle n’a pas obtenue. Il s’agit là de la même logique : augmenter sa notoriété et son pouvoir d’attractivité. C’est un point très important dans tous ces discours autour des métropoles. J’ai été frappée par le fait que toutes ces personnes, que ce soit les élus de la mairie de Saint-Denis, de L’Île-Saint-Denis, de Saint-Foy ou d’autres élus, parlent toujours du développement du territoire, ce qui est considéré comme bénéfique pour la Seine-Saint-Denis.

Il y a quelques semaines, dans le métro parisien, on pouvait voir d’immenses publicités proclamant que la Seine-Saint-Denis allait accueillir le monde. Le concept de territoire est en réalité très abstrait. De quel territoire parle-t-on exactement ? Où commence-t-il, où se termine-t-il ? Le département de la Seine-Saint-Denis est en fait très étendu, et il existe des différences significatives entre des quartiers comme ceux du Raincy et de Stains. Autrement dit, ce qui pose problème, c’est qu’on prétend parler au nom d’un endroit où les habitants sont fortement discriminés, mais la manière dont on construit ce discours tend à négliger ses habitants.

Concernant le développement territorial, il est crucial de distinguer deux approches fondamentalement différentes. D’une part, il y a l’approche axée sur la croissance économique, visant à augmenter le PIB et les activités économiques, quelles qu’elles soient. D’autre part, il y a l’approche de la justice environnementale, défendue par de nombreux mouvements sociaux, notamment aux États-Unis depuis les années 1970. Cette approche consiste à partir des besoins et des désirs des habitants d’un quartier pour construire ensemble des projets visant à réparer les discriminations et les inégalités existantes. Il s’agit donc d’une démarche ascendante, partant de la base pour aboutir à un mieux-être collectif. Il est évident que ces deux logiques sont diamétralement opposées, et que la logique des grands projets est en contradiction avec celle de la justice environnementale, qui prend en compte les besoins des habitants.

Ce discours sur le développement territorial semble, à bien des égards, partiel, voire unilatéral. En ne considérant qu’une partie des enjeux, il devient possible de justifier la construction d’un village olympique destiné à des personnes extérieures au territoire, au détriment des habitants actuels. Cette vision peut être acceptée au nom de l’image de la ville ou de ses recettes fiscales, sans tenir compte des conséquences sociales et environnementales. Il est donc difficile de démêler ces enjeux, d’autant plus que le discours en faveur des Jeux olympiques, présenté comme progressiste, continue d’avoir un fort impact.

 

Contretemps – Vous qualifiez l’économie des JO d’économie dysfonctionnelle. Pour appuyer votre propos, vous mobilisez les travaux de chercheurs d’Oxford sur les mégaprojets : pouvez-vous revenir sur ce qui fait que les Jeux engendrent systématiquement des surcoûts colossaux ?

Jade Lindgaard – Des économistes des grands projets ont établi que, depuis 1968, tous les Jeux Olympiques, qu’ils soient d’hiver ou d’été, ont toujours dépassé leur budget. Pour les JO de 2012 à Londres, par exemple, dans cette ville assez comparable à Paris, le budget a été largement dépassé à la fin. Ce qui est intéressant, c’est d’en chercher les causes. Les chercheurs disent qu’il y a différentes raisons qui sont liées à la nature même du processus olympique. La première raison est celle du délai : c’est impossible de ne pas être prêt pour la date. À partir du moment où il y a une variable qui ne peut pas changer, toutes les autres variables sont flexibles, à commencer par celle du coût. Si le plus urgent, c’est de réussir à finir les travaux, on va être prêt à dépenser plus, à embaucher plus de gens, à les faire travailler plus longtemps, pour que les choses soient terminées en temps voulu. La deuxième raison, c’est le syndrome du débutant : il est très rare pour un pays et pour une ville d’organiser des Jeux Olympiques.

En France, la dernière organisation des Jeux d’été remonte à 1924. Los Angeles, qui va les organiser à nouveau en 2028, les a accueillis en 1984, une chose jamais vue dans l’histoire moderne. Le problème que cela pose, c’est l’absence d’habitude et d’expérience. En France, nous avons par exemple l’habitude de construire des autoroutes, des ponts, des métros, même si nous constatons déjà un retard sur le projet Grand Paris Express. Les centrales nucléaires sont également un bon exemple. Aucune n’a été construite pendant des années, et nous avons maintenant des années de retard sur le chantier de l’EPR de Flamanville. Ces grands projets sont donc très complexes en raison des paramètres et des nombreuses choses à maîtriser simultanément… Durant la phase de conception, la phase de construction, la phase d’exploitation, il y a tellement de paramètres sociaux, économiques, humains.

À cela s’ajoutent d’autres éléments comme le cours des matières premières, l’inflation, la crise du Covid, la guerre en Ukraine, qui engendrent de l’incertitude. Malgré toute l’ingénierie déployée, toute la puissance publique, tout l’argent investi, le budget de près de 9 milliards d’euros est déjà considérable. C’est peut-être là, et je dis bien peut-être, que le CIO ne remplit pas suffisamment son rôle de transmission des bonnes pratiques d’un pays à l’autre, même s’il a essayé de le faire, même s’il y a des cahiers des charges, et même si, dans ces cahiers des charges, par exemple, le CIO a demandé aux villes hôtes de construire le moins possible. Paris, par exemple, construit peu, beaucoup moins que Londres, et en construira encore moins que Los Angeles en 2028, et derrière cela, il y a l’idée que si l’on construit moins, on sera moins en retard.

Cela nous amène au troisième point qui est à mon avis le plus intéressant : la question de l’échelle. Les Jeux Olympiques correspondent à une échelle gigantesque, ce qui est contradictoire avec beaucoup de choses, notamment le respect d’un vrai budget carbone, la protection des écosystèmes, mais c’est aussi avec les enjeux d’une bonne administration, d’une bonne gestion de manière démocratique et transparente. La Cour des Comptes, qui a déjà publié deux rapports sur le budget des Jeux Olympiques, s’apprête à en publier un troisième, sur l’héritage, qui sera intéressant à lire pour comprendre le fil qu’ils arrivent à tirer.

La Cour des Comptes a écrit l’année dernière que les chiffres ne sont pas clairs, ni sur le coût final pour la puissance publique, ni sur l’augmentation des coûts au cours du projet. Elle écrit même qu’il y a une sous-estimation des coûts dans les premières moutures des projets de Paris 2024. Bien loin de la promesse initiale selon laquelle ces JO seraient positifs pour le climat et devaient, sinon ne rien coûter aux Français, comme il en était question au début du projet, du moins leur coûter peu, les organisateurs ont mis un peu d’eau dans leur vin et adouci leur slogan. L’opacité de l’organisation et cette difficulté à s’y retrouver sont aussi la conséquence de la peur d’augmenter les dépenses et donc d’être en dépassement budgétaire.

Ils donnent l’impression de ne pas vouloir trop montrer les risques de dépassement budgétaire par peur que cela alimente la critique des anti-JO mais on pourrait dire, au contraire, que c’est grâce à la transparence qu’on est peut-être conduit à faire des arbitrages budgétaires – qui ont été faits d’ailleurs. On parle beaucoup du village des athlètes mais il y a une partie du village des médias qui est construite à Dugny. Ils l’ont coupé en deux, ils n’ont construit que la moitié de ce qui avait été envisagé. Un autre exemple intéressant est le centre aquatique olympique inauguré par Emmanuel Macron le jeudi 4 avril qui est beaucoup plus petit que le projet initial.

 

Contretemps – Paris était la seule ville en lice pour ces Jeux, les jeux de 2030 semblent peu attirer. Comment expliquer ce désintérêt ? D’ailleurs, vous expliquez que plusieurs villes se sont désistées suite à l’organisation de référendums. Pouvez-vous revenir sur la genèse de cette candidature et de cette victoire sans compétition ? Vous qualifiez aussi le CIO de « bizarrerie démocratique » : qu’est-ce que cette institution que nous connaissons finalement peu ?

Jade Lindgaard – Lorsque Paris a été choisie pour accueillir les Jeux en 2017, c’était la seule ville candidate. Quelques mois auparavant, un accord avait été conclu avec Los Angeles pour se répartir les années : Paris en 2024 et Los Angeles en 2028. Dès 2017, il ne restait que deux villes candidates pour les Jeux de 2024 et 2028. Ce qui est intéressant, c’est de comprendre comment on en est arrivé là. Tout d’abord, les autres villes qui avaient envisagé de présenter leur candidature pour 2024 ont peu à peu retiré leur candidature, soit suite à des référendums comme Hambourg et Munich, soit suite à des mobilisations citoyennes comme à Boston, avec un mouvement appelé No Boston Olympics, porté par des architectes et des urbanistes. Ce mouvement met en avant des préoccupations très similaires à celles que l’on voit aujourd’hui émerger avec Paris 2024, notamment l’idée que l’aménagement urbain ne devrait pas être dicté par les visiteurs, mais par les habitants. Cela résume bien la dimension extractiviste d’un grand projet tel que les JO. La ville de Rome s’est retirée de la course car la candidate à la mairie Virginia Raggi, issue du mouvement 5 étoiles, avait inscrit son opposition aux JO dans son programme. Élue, elle a retiré la candidature de Rome. Je ne vais pas présenter cela comme un exemple de démocratie, puisqu’il y a eu par la suite des problèmes de corruption.

Cela montre néanmoins que beaucoup de villes craignaient les dépassements budgétaires, ce qui était un des arguments principaux des mouvements d’opposition aux JO dans différentes villes : « ça va coûter trop cher, nous n’avons plus les moyens ». Alors, pourquoi Paris s’est-elle quand même portée candidate ? Il faut inverser la question. D’autant qu’initialement, la maire de Paris, Anne Hidalgo, était opposée aux Jeux. Puis, en 2015, le président de la République François Hollande a exercé une pression pour que Paris se porte candidate. Pourquoi le pouvoir socialiste voulait-il que Paris soit candidate ?

Tout d’abord, les attentats de 2015. Avant eux, Paris était déjà candidate. Après, il y a une volonté de ne pas se laisser abattre face au terrorisme. Ensuite, il y a la volonté de faire rayonner la France à l’international, notamment à travers des événements prestigieux comme les JO ou encore la COP21. Il y a aussi une tendance croissante des villes à jouer un rôle majeur sur la scène internationale – ce qui correspond à l’agenda de développement et de croissance. Enfin, il y a probablement des enjeux politiques personnels pour Anne Hidalgo, qui envisageait de se présenter à la présidentielle. La candidature aux Jeux pouvait constituer un moyen de renforcer sa position. En 2017, Paris a été choisie pour accueillir les Jeux, ce qui soulève des questions sur les processus de décision et sur qui les prend, ainsi que sur les motivations derrière ces décisions.

C’est le CIO qui décide. C’est un autre paradoxe de cette histoire, celle de la communauté internationale olympique, une association basée à Lausanne, dans un bâtiment impressionnant, avec des escaliers en forme d’anneau olympique. Malgré sa taille modeste, le CIO est sans aucun doute l’une des institutions les plus puissantes au monde. C’est le CIO qui décide quelle ville organisera les Jeux, quels sponsors auront le privilège de figurer parmi les sponsors premium. C’est un cercle très fermé dont les modalités d’accès et les coûts sont généralement inconnus du public. C’est également le CIO qui fixe le cahier des charges de l’organisation des Jeux, comprenant des critères tels que le village olympique, la construction d’une grande piscine et d’un grand stade.

Ainsi, tous les JO se traduisent par d’importants projets d’aménagement urbain et des opérations immobilières conséquentes, car leur organisation nécessite la construction de nombreuses infrastructures. Les Jeux sont bien plus qu’un simple événement sportif ; depuis des décennies, ils sont aussi des opportunités d’aménagement urbain, d’activité économique. Le CIO n’est soumis à aucun contrôle externe, n’ayant pas à rendre de comptes à des organes élus ou à des instances de vérification des comptes. Il gère lui-même son conseil d’administration et ses présidents, sans aucune obligation de transparence démocratique. C’est cette opacité qui soulève des questions sur la nature démocratique du processus décisionnel du CIO, une petite association capable de dicter des termes aux États et d’organiser l’un des événements les plus médiatisés du monde, mais dans un relatif secret.

 

Contretemps – Vous expliquez que « les chantiers accélèrent et renforcent une valorisation immobilière qui a aussi d’autres causes » (p.103), vous parlez aussi des 1 500 personnes déplacées à cause des JO en Seine-Saint-Denis, des 2 millions déplacées depuis la fin des années 1960. Il s’agit là encore de données peu mises en avant, pouvez-vous nous en parler ?

Jade Lindgaard – Les aménagements liés aux JO vont de pair avec une casse sociale qui est importante et surtout qui est complètement invisibilisée. Si on reprend l’exemple du village des athlètes, il y a énormément de personnes qui ont perdu leur logement de manière définitive, en lien direct ou indirect avec les JO.

J’ai fait une estimation, minimaliste, de 1 500 personnes délogées de façon directe ou indirecte par les Jeux. Il y a par exemple les hommes qui habitaient dans un foyer de travailleurs migrants, un foyer qui se trouvait sur le périmètre du village des athlètes. Il a été démoli. Les habitants ont été déplacés, évacués de leur domicile. Même si la police n’est pas venue les déloger de leur chambre, ces personnes ont été temporairement relogées dans deux bâtiments différents en attendant un relogement définitif qui devrait avoir lieu après les JO, mais qui ne se fera pas dans le village des athlètes. Il s’agit d’environ 300 personnes.

Il y a approximativement 400 personnes qui résidaient dans le squat Unibéton, en bordure d’une autre partie du village des athlètes. Elles ont été expulsées au printemps 2023. Il s’agissait quasiment toutes de personnes sans-papiers, donc pour elles, aucun relogement. Et enfin, les habitants de la cité Marcel-Paul de L’Île-Saint-Denis. Leur situation est différente et me semble très emblématique de ce qui se passe tout en étant totalement invisibilisée. La cité Marcel Paul est une zone de logements sociaux sur L’Île-Saint-Denis, en partie abandonnée par son bailleur (aujourd’hui Seine-Saint-Denis Habitat), et qui a sombré dans les difficultés sociales et économiques, devenant depuis des années un important lieu de trafic de drogue. C’est un endroit marqué par la violence et les difficultés, mais aussi par une forte solidarité. Cette cité était concernée par un projet de rénovation urbaine de l’ANRU, entamé avant l’attribution des Jeux, avec pour objectif de reloger une partie de ses habitants, notamment ceux des trois tours qui la composent.

Dès lors que les Jeux ont été attribués à Paris, le processus de rénovation urbaine s’est accéléré. Il était sous-entendu, dans de nombreux rapports, que la cité Marcel-Paul ne devait pas rester dans son état actuel pendant les Jeux. Bien qu’elle ne soit pas directement adjacente au village des athlètes, elle en est très proche. La présence de cette cité en tant que vitrine de la misère sociale ou plaque tournante du trafic de drogue n’était pas compatible avec le niveau de sécurité prévu sur L’Île-Saint-Denis pour les JO.

Dès lors que les Jeux ont été attribués, tout le processus de rénovation urbaine a dû être considérablement accéléré. Ces habitants, qui sont déjà pour beaucoup des gens sous pression, se sont retrouvés avec des injonctions à choisir le plus vite possible un logement dans lequel déménager. Dans la précipitation, il y avait des offres faites qui ne correspondaient pas à la loi, aux règles du relogement ANRU : des appartements trop chers ou trop loin, et surtout des gens mis sous une pression terrible. Cela se poursuit, car une partie d’entre eux a été relogée, mais les situations les plus difficiles n’ont pas été résolues. Leurs droits en tant que locataires, droits de logement sociaux, n’ont pas été toujours respectés.

Cela a créé le sentiment terrible de se faire dégager pour les JO. Ce sont des choses que j’ai entendues de nombreuses fois : « ils ne veulent pas voir nos visages pendant les Jeux Olympiques, on est virés à cause des JO ». C’est dit avec tristesse, colère, amertume par ces personnes. J’ai fait un article là-dessus dans Mediapart[1]. Le maire de L’Île-Saint-Denis, Mohamed Gnabaly, a fait un communiqué en disant que c’était mensonger, une intox de notre part, il a été très agressif dans sa communication. Il s’agissait pourtant de paroles rapportées des habitants, tous les habitants ne pensent pas qu’ils sont virés à cause des Jeux, mais certains le pensent. La raison pour laquelle cela a tant crispé la mairie est celle du positionnement des maires de gauche vis-à-vis des Jeux. On veut que cela serve au développement du territoire, et là, on a un endroit où des gens se font dégager par l’événement olympique, qu’on le veuille ou non ; des gens qui ne pourront pas revenir derrière, habiter là et qui sont un peu les victimes de ce processus d’aménagement.

C’est pourquoi j’ai évoqué le sentiment de dépossession que j’ai ressenti de leur part : ils habitent un quartier dans lequel des gens vivent depuis plusieurs décennies, que ce soit au foyer des travailleurs ADEF ou encore à Marcel Paul. Cette forme de violence sociale est amplifiée par le manque de visibilité qui entoure ce processus de dépossession, comme si celui-ci passait inaperçu. Même aujourd’hui, cela demeure largement méconnu. Vous êtes-vous rendu compte de la visite d’Emmanuel Macron au village des athlètes qu’il a inauguré il y a quelques semaines ? Lors de cette visite officielle étaient présents tous les « chefs des JO » : le préfet de Saint-Denis, le directeur général de la SOLIDEO, Nicolas Ferrand, le président du COJO, Tony Estanguet, et le maire de Saint-Denis, Mathieu Hanotin. Selon eux, la fierté de cette organisation réside dans le fait qu’il n’y a pas eu d’expropriation. C’est tout à fait exact : il n’y a pas eu d’expropriation au sens où des propriétaires auraient été forcés de céder leur logement, comme cela s’est produit par exemple pour le Grand Paris Express, comme le relate le livre d’Anne Clerval et de Laura Wojcik, Les naufragés du Grand Paris Express[2]. Certes, il n’y a pas eu d’expropriation, mais il y a eu des expulsions. Et cela, en revanche, n’a pas du tout été mentionné. Cette déclaration m’a interpellée, car elle montre clairement qu’ils souhaiteraient que personne n’ait été contraint de partir à cause des Jeux. Cela remet en question leur narration politique et leur discours, tout en mettant en lumière le manque d’engagement démocratique dans la candidature de Paris 2024. Rien n’empêchait Paris de s’engager, au moment de sa candidature, à ce que personne ne soit expulsé, délogé ou ne perde son logement. Cependant, cet engagement n’a pas été pris, alors que des situations similaires à ce que je décris pour Paris 2024 se sont déjà produites à Londres en 2012.

Il s’est même passé la même chose dans toutes les villes qui ont organisé des Jeux : cela a été terrible avec des destructions entières de quartiers à Rio, près d’un million de personnes déplacées à Pékin et même à Barcelone 1992, qui est toujours décrit comme l’exemple vertueux, il y a eu des camps de roms détruits. Je veux donc dire que c’est un phénomène systémique et c’est loin d’être une surprise car c’est lié à la manière dont les jeux s’aménagent. C’est pour ça que j’ai commencé à travailler sur ces jeux dès 2018, que j’ai commencé à aller sur ce territoire en me disant qu’il fallait documenter ce qu’il y avait à ce moment-là.

 

Contretemps – Dès l’annonce des Jeux, des collectifs se sont montés, puis pendant la mobilisation contre la réforme des retraites, on a vu fleurir le slogan « pas de retrait, pas de JO », depuis des collectifs s’organisent (comme Saccage 2024). La mobilisation s’organise déjà concernant les Jeux d’Hiver, notamment l’incidence qu’ils auront sur la montagne déjà abîmée par l’activité humaine et la fonte des glaces. Est-ce que ces événements ont encore un sens à l’heure où les urgences écologiques, sociales se multiplient et sont de plus en plus vives ?

Jade Lindgaard – À tout ce qu’on vient de raconter sur le rapt démocratique et la casse sociale s’ajoute l’aspect écologique que nous avons moins abordé, même si on a parlé de la destruction d’une partie des jardins d’Aubervilliers, de la construction d’un village des athlètes, de celle du village des médias sur le parc Georges Valbon, où avait lieu la fête de l’Humanité. Enfin, l’organisation d’un événement qui doit faire venir 13 millions de personnes, dont une grande partie en avion, fait partie des nombreuses atteintes environnementales de ces jeux.

Alors qu’on a l’objectif de réduire drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre, y compris dans le transport aérien, que Paris a par ailleurs un plan climat dans lequel la ville s’engage à considérablement réduire ses émissions de gaz à effet de serre, on a là un événement qui représente l’inverse de ces promesses. Certes, on construit peu de nouvelles infrastructures, mais on construit malgré tout des infrastructures gigantesques, comme la piscine de Saint-Denis ou encore un village des athlètes alors qu’il y a de nombreux hébergements à Paris. Nous sommes donc dans un événement qui est de toute façon un peu un attentat à la sobriété, au sens où toutes les échelles sont énormes voire démesurées pour les Jeux Olympiques.

Ce gigantisme se retrouve notamment dans la passerelle, large comme douze autoroutes, qui relie la piscine de Saint-Denis et le Stade de France. Dans sa philosophie, on a là quelque chose de vraiment antinomique avec la situation de sobriété nécessaire face au changement climatique. Je ne vois pas très bien comment ce gigantisme olympique est compatible avec la planète et la nécessité de réduire notre impact environnemental. Plutôt que de continuer à organiser de l’extérieur des événements qu’on essaye de faire rentrer de manière forcée dans les critères sociaux et environnementaux, on est plutôt dans un moment où il faudrait se dire qu’en fait on ne construit plus.

On arrête de construire, on occupe et on habite au maximum ce qui est déjà construit, et s’il y a absolument besoin de construire autre chose, on construit, mais dans un second temps, c’est-à-dire qu’il y a une espèce de révolution copernicienne écologique. Plutôt que de partir de l’idée qu’on va construire et on va rendre ça écologique en utilisant du bois, en n’ayant pas de climatisation, on part de ce qui existe déjà et on voit ce qu’on peut en faire. L’engagement du COJO et du CIO d’émettre deux fois moins de CO2 que Londres en 2012 n’est pas du tout à la hauteur de ce qu’il faudrait faire aujourd’hui.

Si on met bout à bout les arguments démocratiques, sociaux, environnementaux, tout cela conduit à penser que les Jeux Olympiques organisés tels qu’ils sont organisés aujourd’hui, ne sont absolument pas compatibles avec notre situation humaine actuelle. Et donc, une fois qu’on a dit ça, qu’est-ce qu’on fait ? Est-ce qu’il faut arrêter les Jeux Olympiques ? Moi, je n’en sais rien. Je me dis juste qu’il y a plein d’autres manières possibles de les faire. Par exemple, si les Jeux Olympiques arrêtaient de tourner d’une ville à l’autre, ça ferait déjà moins de construction. Il y aurait un endroit, un seul, où ça se passerait.

On peut également imaginer que tout le monde ne soit pas obligé d’être au même endroit au même moment ou encore qu’il y ait moins de sports. Il y a plein de pistes, il y a plein de gens qui travaillent beaucoup mieux que moi sur ces sujets. Mais en tout cas, pour terminer, si on croit à notre démonstration selon laquelle, pour ces raisons démocratiques, sociales et environnementales, les jeux tels qu’ils sont organisés aujourd’hui ne sont pas compatibles avec les exigences de notre époque, alors, continuer à les organiser comme si on n’était pas dans cette époque-là est hyper problématique. C’est un problème car d’un point de vue philosophique et politique, ça laisse penser qu’on peut continuer comme avant. C’est pourquoi, en dehors de tous les aspects français et parisiens de Paris 2024, je pense qu’il y a des chiffres politiques, systémiques qui valent pour tout le monde. On se rassure à peu de frais d’une certaine manière mais jusqu’à quand peut-on continuer à se rassurer à peu de frais ? Une vague caniculaire comme on en a eu lors d’autres étés serait-elle un signal suffisant sur le caractère intenable de notre système ? Pour les Jeux de 2030, je trouve que c’est le seul signal de quelque chose. On voit une vraie mobilisation autour de la candidature de la France pour les Jeux d’hiver. Il y a une critique déjà beaucoup plus importante que ce qu’il y a eu contre Paris 2024, et cette critique est portée à la fois par des associations écologistes et par des sportifs.

Stéphane Passeron a notamment pris la parole[3] pour dire qu’il ne fallait pas faire ces Jeux au nom de la protection de la montagne, un écosystème très fragile, très abîmé par le changement climatique. Organiser les Jeux là-bas reviendrait à renforcer le tourisme de masse et l’industrialisation de la montagne. Dans ce cas précis, l’argument environnemental a été saisi par un grand nombre de personnes qui aiment ces paysages et la vie qui s’y trouve. Force est de constater que cette critique pour l’instant n’a pas de prise sur la candidature puisque, de nouveau, la France est le seul pays candidat pour les Jeux d’hiver de 2030. L’enjeu est donc de faire vivre un peu cette discussion jusqu’à la désignation.

 

Contretemps – Votre livre s’ouvre sur un préambule, en 2025, les Jeux ont laissé des infrastructures, l’écosystème est demeuré intact, les politiques liberticides notamment la surveillance ont disparu : sans verser dans la politique fiction, à l’aune de ce que vous avez étudié, quelle sera l’incidence des Jeux ?

Jade Lindgaard – Ce que l’on peut craindre, c’est la pérennisation des problèmes induits par les JO : Paris 2024 pourrait justifier ses constructions et ses aménagements au nom de leur durabilité écologique. Cependant, le risque est que ce ne soient pas seulement des bâtiments qui soient pérennisés, mais aussi le mode de vie qui les accompagne. Cela inclut un renforcement des mesures de sécurité, avec l’installation de nombreuses caméras de vidéosurveillance à Saint-Denis. Il y a également le risque d’une gentrification agressive, avec l’arrivée de nouveaux résidents dans le village des athlètes.

De plus, il y a le risque que cela perpétue un modèle de ville largement financé par le secteur privé (le village des athlètes représentant un investissement de 2 milliards d’euros, dont 78% proviennent du secteur privé). C’est une ville coproduite par l’État et des investisseurs immobiliers, avec l’objectif de réaliser des profits à long terme. Cela représente une extension du capitalisme urbain. Le risque est que, malgré les discours vantant ce quartier comme une vitrine du savoir-faire français en matière d’urbanisme, cela perpétue également un rythme effréné de construction de quartiers. La métropole parisienne est entourée de nombreux terrains vagues, et si ce modèle se généralise, cela pourrait poser des problèmes démocratiques, sociaux et environnementaux. C’est une hypothèse à prendre en considération.

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Propos  recueillis par Marion Beauvalet et Louis Hardy

[1] À l’Île-Saint-Denis : « Ils ne veulent pas voir nos visages pendant les JO », Jade Lindgaard, Mediapart, 26 juillet 2023. https://www.mediapart.fr/journal/france/260723/l-ile-saint-denis-ils-ne-veulent-pas-voir-nos-visages-pendant-les-jo

[2] Anne CLERVAL, Laure WOJCIK, Les naufragés du Grand Paris Express, Paris, La Découverte, 2024.

[3] « Ces JO 2030 ne sont ni souhaitables ni tenables », Stéphane Passeron, Politis, 6 mars 2024. https://www.politis.fr/articles/2024/03/stephane-passeron-ces-jo-2030-alpes-ne-sont-ni-souhaitables-ni-tenables/