Des cinéastes militants en quête de sociabilité ouvrière. Prises de vues et prises de positions autour d’À bientôt j’espère – Catherine Roudé

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Catherine Roudé, docteure en histoire du cinéma et de l’audiovisuel de Paris 1, est l’autrice d’une thèse publiée, Le Cinéma militant à l’heure des collectifs. Slon et Iskra dans la France de l’après-1968 (PUR, 2017). Elle mène une recherche consacrée à la circulation et aux usages spectatoriels du cinéma militant des années 1960-1970 en France.

Les liens entre le mouvement ouvrier et le cinéma ne datent pas des années 1960. Indépendamment des représentations des masses laborieuses sur grand écran, des initiatives aspirent dès les années 1910 à la création d’un cinéma fait par et pour le peuple. Depuis le début du XXe siècle jusqu’à l’après-guerre, organisations politiques et syndicales, associations ou groupes de diverses obédiences, ont mis en œuvre la production de courts métrages visant à l’édification de la classe ouvrière et susceptibles d’accompagner la prise de parole politique[1]. À l’exception de quelques tentatives ambitieuses portées par le Front populaire, ce courant est parfaitement distinct de l’exploitation cinématographique traditionnelle.

Les films Chronique d’un été (1960) d’Edgar Morin et Jean Rouch et Le Joli mai (1962) de Pierre Lhomme et Chris Marker, qui inaugurent en France la pratique du « cinéma direct », contribuent à brouiller cette frontière. Ils introduisent dans le cinéma des pratiques d’enquête sociologique servant un portrait des mentalités en France (depuis Paris et sa banlieue) dans les derniers mois de la guerre d’Algérie. Si les ouvriers ne sont pas absents de ces productions, ils y sont représentés exclusivement par le biais du témoignage individuel. Ces longs métrages attestent néanmoins de l’intérêt croissant des cinéastes pour la classe ouvrière. Celui-ci est favorisé par le contexte social conflictuel des années 1960 dont on perçoit le point d’orgue en 1967 avec les grandes grèves de Saint-Nazaire et de Besançon, à la suite desquelles Jean-Luc Godard déclare que « le seul film qu’il aurait fallu faire en France cette année […] aurait été un film sur les grèves de la Rhodiaceta »[2].

L’expansion de la technique du « direct » joue un rôle majeur dans le renouvellement et la diversification des interventions cinématographiques militantes. Un matériel plus maniable et moins coûteux favorise des initiatives sortant du cadre de l’organisation politique ou de la société de production. Le témoignage pris sur le vif réduit la place du commentaire postsynchronisé, il permet la prise de parole de l’ouvrier de la base sans la tutelle des centrales syndicales. Surtout, en transformant l’organisation de l’équipe de tournage, ces pratiques nouvelles remettent également en question le rapport des cinéastes avec les personnes filmées.

Déjà au cœur de Chronique d’un été, l’ambition d’une œuvre cinématographique collective dont la conception relève aussi bien des professionnels du cinéma que des communautés représentées devient primordiale alors qu’éclatent les conflits ouvriers de la fin des années 1960. En effet, au cœur de la grande grève de la Rhodiaceta en février-mars 1967 naît une expérience d’enquête portée aussi bien par des ouvriers que par des gens de cinémas, parmi lesquels une partie de l’équipe du Joli mai. À rebours de l’approche individuelle privilégiée dans ce long métrage, le regroupement inédit qui s’attelle à la réalisation d’À bientôt j’espère s’attache cette fois à faire émerger des pratiques collectives et une réalité de classe.

La culture pour horizon de lutte

Le tournage d’À bientôt j’espère, entamé au printemps 1967, concrétise la convergence entre une frange de la profession cinématographique en recherche d’alternatives au fonctionnement industriel de la production et des militants bisontins ayant placé la culture au centre de leur combat pour l’émancipation des classes populaires. Ces aspirations ont en réalité commencé de se croiser bien en amont de la grande grève de Rhodiaceta, par l’intermédiaire de Peuple et culture. En effet, c’est au sein du mouvement national d’éducation populaire que Chris Marker, jeune homme d’extraction bourgeoise en rupture avec son milieu familial, consolide au sortir de la Seconde Guerre mondiale son intérêt pour le cinéma et la culture populaire aussi bien que pour le mouvement ouvrier. Pour leur part, les fondateurs du Centre culturel populaire de Palente-les-Orchamps (CCPPO), trois couples d’enseignants et d’ouvriers proches des courants militants chrétiens progressistes et du Parti communiste (les Berchoud, les Cèbe, les Rolland), adhèrent à Peuple et culture en 1959. Cela leur permet de mettre aussitôt à contribution des collaborateurs tels que Joseph Rovan, Emmanuel Roblès et Chris Marker.

Bien que le CCPPO propose des activités culturelles diverses et impliquant toutes les formes d’art, ses fondateurs semblent affectionner particulièrement le cinéma. Ainsi, dès 1959, leur correspondance avec Chris Marker s’attache non seulement aux réalisations du cinéaste mais sollicite également des conseils bibliographiques et techniques aptes à nourrir leurs propres expérimentations sur pellicule. Le cinéaste promet même d’apporter son aide au projet d’un film « montrant les conditions et le style de vie dans les cités ouvrières » dont l’un des fondateurs du CCPPO, Maxime Rolland, l’a entretenu à Paris. Si en 1960 les animateurs abandonnent cette ambition jugée trop contraignante techniquement et financièrement, ils restent alors convaincus qu’il pourrait « [sortir] un jour de Palente un type qui s’habituerait à une technique de cinéma et […] être l’interprète des populations ouvrières »[3].

C’est par l’entremise du CCPPO que Chris Marker et son équipe approchent les grévistes de Rhodiaceta. Grâce à Pol Cèbe, ouvrier à Rhodia et responsable de la commission culturelle au Comité d’entreprise, le centre a en effet créé des liens très forts avec les ouvriers ainsi qu’avec les représentants syndicaux. Lors de l’occupation de l’usine, déclenchée le 25 février 1967, les animateurs assument la programmation culturelle du lieu. La visite de Chris Marker à Besançon le 9 mars est, elle aussi, provoquée par une interpellation du CCPPO sous la plume de René Berchoud : « Si vous n’êtes pas en Chine ou à Cuba, venez à Besançon, il s’y passe des choses intéressantes. » Alors que le déplacement du cinéaste est apparemment impromptu[4], celui-ci ne vient pas seul. Il entraîne avec lui la photographe Michèle Bouder et l’ingénieur du son Antoine Bonfanti qui vont procéder à l’enregistrement de la rencontre. À leur arrivée, les animateurs du CCPPO les conduisent au restaurant de Rhodia occupé par les grévistes où s’ensuit une discussion. Le recueil de leurs propos publiés dans Le Nouvel Observateur le 22 mars s’effectue probablement en plusieurs temps au cours de la journée, puisque la présence de « Chris Marker et son équipe […] venus faire un reportage » est annoncée à l’occasion d’un meeting tenu devant l’usine en début d’après-midi.

Le premier gage donné par cette équipe aux ouvriers de Rhodia est de participer à la médiatisation du conflit. Les enregistrements photographique et sonore de cette rencontre sont expédiés à plusieurs rédactions tandis que Chris Marker interpelle personnellement Emmanuel d’Astier de la Vigerie sur l’importance de cette grève[5]. Dans le paragraphe liminaire rédigé à l’occasion de la publication de ses échanges avec les grévistes, Marker évoque « une condition ouvrière dont la réalité vient contredire les grands mythes contemporains concernant la “société de consommation”, “l’abondance”, “la disparition des barrières de classe” » et promeut une lutte qui entend « [remettre] en cause toute la société dans laquelle nous vivons »[6]. Alors que les grévistes sont engagés dans un bras de fer contre la direction et menacés d’une ordonnance d’expulsion, les extraits choisis dans la riche matière recueillie ne se limitent pas au déclenchement et à la conduite du conflit. L’article aborde aussi bien les conditions de travail et leurs répercussions sur la vie familiale que l’accès à la culture ou le droit à la dignité. Ces revendications, qui rencontrent l’enthousiasme de Chris Marker, sont notamment portées par Pol Cèbe et Georges Maurivard dit Yoyo, tous deux alors mobilisés au sein du comité de soutien et respectivement cégétiste et cédétiste. Ils apparaissent comme les interlocuteurs privilégiés du cinéaste, leurs propos constituant plus des deux tiers des déclarations publiées dans Le Nouvel Observateur[7].

Le cinéma comme point de convergence

L’intermédiaire du CCPPO dans la rencontre entre ouvriers et cinéastes permet de surmonter la défiance qui s’exprime d’abord vis-à-vis des « intellectuels-militants » :

« Pendant la grève à la Rhodia, Pol Cèbe un jour m’appelle. Des cinéastes ont débarqué à Besançon. Ils voudraient nous filmer. On s’est d’abord méfié. Pourquoi sont-ils là ? Qui les envoie ? Dans quel but ? Pour nous espionner ? Après discussion avec eux, il devenait clair qu’ils étaient de bonne foi. Ils n’étaient pas venus pour nous trahir. Ils nous ont posé des questions personnelles. Ils voulaient savoir comment nous menions nos luttes, comment nous vivions. C’était bien la première fois qu’on s’intéressait à nous[8]. »

Ces liens de confiance sont consolidés par un certain nombre d’activités culturelles dont l’avant-première européenne de Loin du Vietnam au casino Besançon le 18 octobre 1967 ou la deuxième Semaine de la pensée marxiste, du 7 au 10 décembre, ayant pour objet « Le cinéma et l’événement » et à laquelle participent Jean-Luc Godard, Chris Marker ou encore Mario Marret.

La connivence résultant des premiers échanges ne s’adresse pas uniquement aux cinéastes présents le 9 mars mais concerne l’ensemble des professionnels du cinéma se relayant à Besançon pendant toute la durée du conflit. Il est vrai que l’entourage de Marker est à cette époque constitué de personnalités qui, si elles ne partagent pas son parcours dans les réseaux de l’éducation populaire, ont également à cœur la transmission des savoirs – et notamment de la maîtrise des techniques de l’audiovisuel. Antoine Bonfanti, Mario Marret, Jacqueline Meppiel, Bruno Muel et d’autres mettront à l’œuvre ces engagements aussi bien en France qu’en Algérie, en Angola ou à Cuba. De plus, nombre des professionnels impliqués dans l’enregistrement des actions des grévistes sont également militants à la CGT et au Parti communiste.

La disponibilité des cinéastes s’explique aussi par l’effervescence qui règne alors au sein de la profession cinématographique. Depuis 1966, une nébuleuse que Chris Marker a baptisée Slon (Société de Lancement des Œuvres Nouvelles) est engagée dans une réflexion sur le traitement audiovisuel de la guerre étasunienne menée contre le Vietnam et les possibilités cinématographiques de protestation – cela donnera naissance au long métrage Loin du Vietnam. Cette coïncidence des temps de la lutte est importante à souligner car, outre que cette œuvre collective engendre un premier lien cinématographique tangible entre cinéastes et Bisontins (des images de la grève sont incorporées dans une séquence où Jean-Luc Godard rapproche la résistance des Nord-Vietnamiens avec la lutte des ouvriers de Rhodia), ce sont les moyens techniques, humains et financiers mobilisés pour cette réalisation qui rendent possible le tournage d’À bientôt j’espère, autorisant des prises de vue dans l’urgence et sans idée préconçue de leur destination. En fin de compte, s’il est plausible que le déplacement inopiné de Marker tienne dans un premier temps à la curiosité militante qu’il entretient depuis plusieurs années à l’égard du CCPPO et vise à valoriser la spécificité culturelle d’un conflit médiatisé plutôt sous l’angle de l’atteinte à la propriété, c’est un projet collectif qui émerge, prenant la suite de la collaboration cinématographique ratée esquissée en 1960.

Tournages successifs

La poursuite de la coopération entre cinéastes et ouvriers est envisagée dès la visite de Marker qui confie immédiatement l’enregistrement de la grève au réalisateur communiste Mario Marret. Celui-ci, d’autant plus intéressé par le conflit à Rhodia qu’il y a tourné en 1966 un film institutionnel traitant de l’automation[9], s’investit avec enthousiasme non seulement dans le tournage mais aussi dans la lutte elle-même. Dès lors, plusieurs équipes techniques se relaient à Besançon ainsi qu’à Lyon-Vaise, site principal du groupe où se déroulent les négociations du conflit, étendu à l’échelle du trust. La présence des cinéastes correspond aux temps de la lutte et installe une certaine familiarité à leur endroit, ce dont témoigne une conversation entre deux hommes, captée par le magnétophone du CCPPO :

« — C’est Chris Marker là qui monte, tiens ! Oui, il devrait être là.

— Oh, s’il pouvait il serait là. Mais y’a ces deux gars de l’équipe, les gars de Marret. Ils faisaient ce qu’ils pouvaient pour être là. Ils vont à Lyon finalement.

— Ils vont à Lyon ? Oh ben c’est pareil, ils peuvent pas toujours être [sur place]. »

Les prises de vues, dont l’ambition est d’abord de documenter la grève, se poursuivent à l’issue du conflit sous la forme d’une enquête abordant les conditions de travail, les conditions de vie, l’état d’esprit des ouvriers. Si cette entreprise se distingue des précédents essais-filmés de Chris Marker, elle n’est cependant pas étrangère à ses activités au sein de Peuple et culture ou des éditions du Seuil. Le cinéaste a notamment contribué au début des années 1950 à un ouvrage-enquête consacré au mouvement des prêtres-ouvriers alors en crise[10]. Néanmoins, l’urgence avec laquelle le tournage est mis en place ainsi que la diversité des acteurs impliqués et de leurs sensibilités politiques rendent impossible l’élaboration et l’application d’un protocole d’enquête stable. Du reste, aucun des participants à cette enquête n’est spécialiste des problématiques ouvrières ou du questionnement sociologique et leur ambition n’est pas d’en tirer des résultats à valeur scientifique ou statistique. Le projet qui se dessine progressivement est plutôt, selon les termes de Chris Marker, « d’inscrire dans le cinéma un tableau de la condition ouvrière en 1967 par ceux qui la vivent »[11].

 

Alors qu’au cours de la grève les cinéastes ont enregistré le témoignage de divers salariés de Rhodia, grévistes ou non, incluant les mensuels et cadres, les entretiens menés par la suite sont resserrés sur un noyau restreint d’ouvriers, pour la plupart actifs au moment des conflits du printemps et de l’hiver 1967, communistes et cégétistes. Pour autant, les syndicats ne sont pas associés à l’enquête vis-à-vis de laquelle ils se montreront par la suite assez hostiles. Le Parti communiste et la CGT réprouveront cette collaboration entre ouvriers et cinéastes en raison du mécénat et du bénévolat exercé par les cinéastes, aussi bien que des motivations idéologiques prêtées à des personnalités comme Chris Marker ou Jean-Luc Godard[12]. La configuration des temps d’échange est multiple, les conversations pouvant avoir lieu devant l’usine, dans des lieux de sociabilité ouvrière ou à domicile. Les entretiens sont tantôt menés par une personne seule (Mario Marret ou Chris Marker), tantôt en groupe. Dans cette disposition, les cinéastes sont parfois accompagnés par certains des ouvriers et militants syndicaux de Rhodia également actifs au CCPPO : Pol Cèbe, Georges Maurivard, Georges Lièvremont, Claude Zedet, Henri Traforetti – qui passent du rôle de protagonistes des luttes à celui d’enquêteurs. Cela favorise les discussions sur le rapport au syndicalisme et au militantisme politique. Les personnes seules, filmées en gros plan, délivrent un témoignage personnel. Dans leur cas, toute trace d’interaction entre l’enquêté et l’équipe de tournage a été éliminée au montage. Au contraire, les couples sont systématiquement interrogés chez eux, dans des plans larges autorisant les interférences et donnant une place importante à leur environnement. Cela peut illustrer les problèmes posés par leurs conditions de vie en cité HLM :

« — Marret : J’ai l’impression qu’il y en a [du bruit] là !

— L’ouvrier : Oh mais c’est rien encore, c’est rien du tout maintenant. C’est toute la journée comme ça, depuis six heures le matin jusqu’à dix heures le soir. »

D’une manière générale, c’est la complicité entre ouvriers et cinéastes – manifeste dans le tutoiement systématique de part et d’autre de la caméra – qui donne forme à l’enquête et impulse ses directions. D’où la prédominance du dialogue sur le questionnaire. Les thématiques abordées sont multiples. Il est autant question d’obtenir une description précise des conditions de travail et de leurs effets sur la vie des ouvriers interrogés, du rythme de travail à la question des loisirs, que de savoir comment ils pensent leur situation et leurs mobilisations par rapport à des exemples historiques comme les grèves de 1936 ou en relation à des situations contemporaines comme celles de Cuba ou du Vietnam. Ces questionnements tiennent autant à cœur aux cinéastes qu’aux ouvriers et démontrent qu’aucune distinction n’est faite entre la réflexion politique des enquêteurs et celle des enquêtés. Ainsi, le tournage d’À bientôt j’espère acte une réelle coopération entre ouvriers de Rhodia et techniciens du cinéma.

 Un tableau de la condition ouvrière en 1967 par ceux qui la vivent

Le travail de montage sur le matériau enregistré donne lieu à de nombreux questionnements quant à la poursuite de la collaboration entre les ouvriers et les cinéastes puisque les choix opérés sont susceptibles de modifier sensiblement la destination du film, son impact et ses publics supposés. Dès le mois d’avril 1967, Chris Marker soumet plusieurs modalités de restitution de leur parole aux enquêtés. Convaincu que « les mieux placés pour parler aux ouvriers c’est les ouvriers »[13], il ambitionne de trouver un format propice à une élaboration du montage la plus collective possible, comme il l’écrit en avril 1967 à René Berchoud :

« Quant au montage du film lui-même, quelle est votre opinion ? Une esquisse de film « fait », qui donne l’impression que c’est sérieux, qu’on est des professionnels et qu’on entre dans une vraie entreprise de cinéma – ou quelque chose de plus inachevé, de plus ouvert, qui laisse une plus large part aux critiques, aux initiatives, aux suggestions ? J’envisageais même une série de petites unités autonomes, chacune centrée sur un thème, et donnant immédiatement naissance (en arrêtant la projection) à un débat sur le thème traité. »[14]

La proposition d’un montage collectif, fortement appuyée par le CCPPO, ne rencontre pas l’enthousiasme escompté auprès des ouvriers. Même la collaboration entre Chris Marker et Pol Cèbe, tentée à Paris en janvier 1968, se conclut par un échec : « Nous nous rendons vite compte que nous n’avons pas envie de dire les mêmes choses et ma mauvaise foi aidant, notre collaboration en resta là. [15]» Cette divergence de vues nouvelle tient vraisemblablement à une évolution inattendue de la destination des enregistrements effectués. Au mois de décembre, alors que les ouvriers de Rhodia sont de nouveau engagés dans une grève visant à préserver les acquis sociaux du mois de mars, l’équipe venue à Besançon pour tourner les derniers entretiens mentionne pour la première fois l’éventualité d’une diffusion télévisuelle. À bientôt j’espère est effectivement programmé le 5 mars 1968 dans l’émission Caméra III. Si cette nouvelle n’infléchit pas le contenu des échanges, quoiqu’elle éclaircisse des questions insistantes sur le rapport des travailleurs à la télévision, la forme choisie s’en trouve modifiée. Désormais, le reportage prend le pas sur la restitution de l’expérience ouvrière. Le grand public devient la cible et le débat télévisuel est substitué à l’interaction directe entre ouvriers et cinéastes.

Les questions précises sur les revendications et l’organisation du conflit de février-mars sont largement réduites au montage. Le récit filmique débute en décembre 1967 sur une prise de parole syndicale de Georges Maurivard, devant la Rhodia. Il s’agit de l’ouverture d’une séquence qui, au moyen d’allers-retours entre la grève du printemps et celle de décembre, aborde la position des ouvriers dans la lutte des classes, depuis leurs a priori sur les syndicalistes ou les communistes jusqu’à l’expérience militante acquise au cours de la grande grève. La deuxième partie d’À bientôt j’espère est consacrée au travail en 4×8 et à ses conséquences en dehors de l’usine, sur la vie de famille et les loisirs notamment. En plus des entretiens de trois couples d’ouvriers, elle comprend des images « volées » à l’intérieur de l’usine ainsi que des extraits du film de Mario Marret sur l’automation. La dernière séquence, ouverte par un extrait de l’émission télévisée Le quart d’heure d’Emmanuel d’Astier de la Vigerie du 15 mars 1967, où ce dernier expose la situation de la grève à Rhodia, interroge les perspectives de lutte. Allant au-delà de la seule issue du conflit de décembre, les ouvriers comme les cinéastes questionnent la possibilité d’un élargissement du mouvement social qui lui donnerait l’ampleur des grèves de 1936. Le film s’achève par un éloge de la solidarité de classe prononcé par Georges Maurivard.

Bien que le montage final semble assez fidèle à la tonalité du matériau tourné, il est un aspect qui en disparaît presque totalement, il s’agit de la condition des femmes. Celles-ci ne figurent dans le film achevé qu’au titre d’épouses des travailleurs de Rhodiaceta prenant une part restreinte dans les discussions. Bien que le couple formé par Claude et Suzanne Zedet fasse apparaître, en creux, la question de l’inégalité des tâches dans les couples ouvriers, cette évocation reste superficielle. Même l’impact concret de ce déséquilibre est écarté d’À bientôt j’espère. Un entretien réalisé avec les Zedet le relate pourtant, lorsque Claude explique face caméra comment il doit empêcher sa femme de militer « parce que la vie serait infernale après, tu comprends, ça sera pire que la vie qu’on mène actuellement ». Cette séquence apparaîtra dans Classe de lutte, première réalisation du groupe Medvedkine de Besançon, entièrement consacrée à l’épanouissement militant de Suzanne. Outre cet épisode, la transcription partielle des rushes[16] révèle qu’un entretien a été mené par Pol Cèbe, Chris Marker et Mario Marret avec trois sœurs, Gilberte, Jacqueline et Nicole, dont l’une travaille à la Rhodiaceta[17]. Si leur expérience de la grève du printemps est le point de départ de la conversation, qui évoque également leur rapport à la culture, notamment à la littérature et au cinéma, il est des questions plus surprenantes sur le racisme (également abordé avec les hommes), mais aussi sur la sexualité et la contraception. En 1967, ces jeunes femmes (qui font face à trois hommes) rechignent à répondre ces interrogations qui, du reste, demeurent timides – le questionnement spécifique de la sexualité en milieu ouvrier ne s’impose au cinéma militant qu’en 1977 dans Quand les femmes ont pris la colère de Soazig Chappedelaine.

L’enchâssement problématique des regards

La présentation d’À bientôt j’espère dans le magazine Caméra III est conditionnée par le pouvoir gaulliste à l’organisation d’un débat auquel participent Jacques Delors, militant de la CFDT et membre du Commissariat général au Plan ainsi que Roger Priouret, journaliste économique. Toutes les précautions sont prises par ailleurs pour distancier l’Office du contenu du film : « Le document d’aujourd’hui est un document qui prend parti, qui prend parti nettement même, qui présente un certain point de vue que l’on peut considérer comme extrémiste : c’est le point de vue d’un certain syndicalisme de combat. Inutile de dire donc qu’il n’engage pas l’ORTF. » Cette prudence rend manifeste le caractère exceptionnel que revêt le traitement télévisuel du sujet. En effet, quelques mois plus tôt l’Office de radiodiffusion-télévision avait interdit d’antenne le court métrage d’Hubert Knapp et Marcel Trillat, Le 1er mai à Saint-Nazaire, documentant pour Cinq colonnes à la une la grève des chantiers de l’Atlantique.

De fait, l’impact d’À bientôt j’espère est remarquable en raison de sa télédiffusion qui affecte en effet plusieurs secteurs de la société française, des étudiants de Nanterre plébiscitant la projection du film en lieu et place de l’un de leurs cours aux milieux cinématographiques. Sa réception est cependant extrêmement diverse en fonction des publics. Le film est projeté aux ouvriers de Rhodia en présence de l’équipe le 27 avril 1968. Leurs réactions, enregistrées par Antoine Bonfanti, ont pris la forme d’un court métrage sonore distribué par Slon sous le titre La Charnière dont on a retenu que les ouvriers qualifiaient le cinéaste d’« incapable », de « romantique », et que Chris Marker concluait en leur enjoignant de tourner leurs propres films. Cela témoigne toutefois moins de la réaction des enquêtés que de la préoccupation des cinéastes de présenter la projection bisontine d’À bientôt j’espère comme l’étape décisive de la délégation aux ouvriers des outils de la création cinématographique. Cette lecture est renforcée en 1969 par la création d’un programme À bientôt j’espère/La Charnière/Classe de lutte élaboré pour la diffusion en salles de cinéma. Pourtant, lorsque cette séance a lieu, les ateliers de formation délivrés aux ouvriers par les cinéastes ont été initiés depuis plusieurs mois déjà[18]. Le générique télévisuel du reportage en porte la trace sous la signature du « groupe Medvedkine no 1 », plus tard remplacée par les noms de Marker et Marret. Les tensions syndicales entrent également en jeu dans la manière dont le film est reçu. La restitution que fait Pol Cèbe de la soirée suggère que les critiques les plus acerbes relèvent d’un règlement de comptes syndicaux entre militants CGT et CFDT, le tournage du film comme l’organisation de sa présentation étant associées à la CGT[19]. Le ressentiment de Cèbe est palpable vis-à-vis des militants cédétistes présents, dont l’un est chargé de la gestion de la bibliothèque du CE depuis l’été 1967. En 1969, contrairement à la CGT, la CFDT donne un écho national aux deux premiers films issus de la collaboration des cinéastes et des ouvriers dans l’hebdomadaire Syndicalisme, appelant à « multiplier ce genre de reportage, d’enquêtes, d’analyses de motivations, afin d’aider les militants à accélérer leur propre évolution ».

Si les anciens grévistes de Rhodia expriment leurs regrets quant à l’impasse faite par le documentaire sur les aspects pratiques du militantisme en usine – pourtant largement documentés par l’équipe du film, comme le montrent l’emploi des témoignages sonores des Bisontins par Chris Marker dans Le fond de l’air est rouge (1977) – ce qui frappe est le fort décalage des attentes des spectateurs en fonction de leur milieu social. En mai 1970, Slon organise une séance destinée à présenter une partie de son travail, au sein de laquelle les films du groupe Medvedkine occupent une place importante. Elle se déroule au studio 28 à Paris, haut lieu de l’avant-garde française des années 1920-1930, en présence de Chris Marker, d’ouvriers bisontins mais aussi de cinéastes reconnus tels Édouard Luntz, Costa-Gavras ou Bernard Paul. Le débat suivant la projection montre l’articulation difficile entre la revendication d’un cinéma politique fait par les ouvriers et l’attente de certains spectateurs d’un cinéma grand public aux thématiques politiques, porté notamment par Costa-Gavras. De fait, tandis que les spectateurs parisiens sont réservés quant à la prise en main des techniques cinématographiques par les ouvriers, ce sont les cinéastes présents qui sont les fervents défenseurs de l’expérience proposée par par Chris Marker. En fin de compte, la projection ne permet pas de valoriser l’expérimentation du groupe, ni même de débattre des enjeux politiques au cœur des courts métrages, mais fournit le prétexte à une évocation du travail de Slon dans un relatif entre soi culturel[20].

Postérités

En définitive, si le premier projet mis en œuvre par le groupe Medvedkine concrétise la collaboration ouvriers-cinéastes à laquelle Cèbe et Marker aspiraient pour À bientôt j’espère, la réalisation et le montage des opus suivants seront pris en charge par les Bisontins seuls. Les expérimentations de cinéma-ouvrier se poursuivent, sous d’autres formes, à Sochaux, où Pol Cèbe a initié un second groupe. Un projet d’enquête y est également envisagé pour lequel Chris Marker conduit un entretien préparatoire avec Antoine Paleo, réfugié politique espagnol et fondeur chez Peugeot[21]. Celui-ci, peut-être entrepris dans le cadre du projet « La sortie des usines Peugeot [ambitionnant] pas moins que de couvrir un siècle de vie ouvrière »[22], ne connaît pas de suites et c’est sans la participation de Chris Marker que le groupe Medvedkine de Sochaux poursuit son activité jusqu’en 1974. Bien que le cinéaste demeure un soutien discret des luttes ouvrières et alors que Slon, puis Iskra, entreprennent des tournages sur certaines d’entre elles, il n’en reste pas moins que la seconde moitié des années 1970 marque un retrait des cinéastes des questions ouvrières. C’est aussi un temps ou les collectifs de cinéma militants très actifs dans l’après-1968 disparaissent ou se recomposent.

La portée de l’expérience n’en est pas moins grande. L’écho qu’en fait à l’époque la presse généraliste et spécialisée la caractérise comme l’une des plus connues du cinéma militant des années 1970. La décennie voit également apparaître d’autres tentatives qui, malgré des dispositifs différents, sont nourries des mêmes aspirations de coopération voire de délégation aux ouvriers des outils de leur représentation audiovisuelle. C’est le cas des « Chroniques de Lip » initiées par Carole Roussopoulos et Vidéo Out à l’occasion du premier conflit Lip, ou celui du tournage du Lion, sa cage et ses ailes (1975-1976), série de huit films réalisée par Hélène Châtelain, Armand et Stéphane Gatti, avec des travailleurs immigrés de l’usine Peugeot de Sochaux.

Malgré un relatif oubli dans les années 1980, alors qu’aux yeux de leurs principaux diffuseurs les œuvres des groupes Medvedkine acquièrent un statut d’archives qui semble les figer dans un passé révolu, l’intérêt renouvelé qu’ils suscitent depuis le début des années 2000 ne s’inscrit pas dans un ordre patrimonial. Au contraire, leurs réappropriations successives au sein des mouvements sociaux (pour certains en cours) démontrent que les œuvres tournées dans ces conditions exceptionnelles conservent leur caractère subversif et qu’elles portent encore, pour celles et ceux qui les reçoivent, les aspirations politiques qui les ont fait naître.

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ROUDÉ C. (2017), Le Cinéma militant à l’heure des collectifs. Slon et Iskra dans la France de l’après-1968, PUR, Rennes.

— (2018), « D’un générique à l’autre. Loin du Vietnam (1967) et Classe de lutte (1969) ou l’expérience du rapprochement », Octopus notes, no 8, p. 118-127.

Notes

[1] PERRON T. (2004), « Le cinéma militant », in EVRARD J. et KERMABON J. (dir.), Une encyclopédie du court métrage français, Festival côté court-Yellow Now, Pantin-Crisnée, p. 251-262.

[2] GODARD J.-L. (1967), « Lutter sur deux fronts », propos recueillis par Jacques Bontemps et al., Cahiers du cinéma, no 194, Paris.

[3] CÈBE P. (2009), « Culture en trois-huit. Une mémoire militante, 1959-1968 », Les Cahiers des Amis de la Maison du peuple, no 7, Besançon.

[4] ISKRA (éd.) (2018), Les groupes Medvedkine : 1967-1974 [DVD et livret], Iskra/Les mutins de Pangée, Arcueil-Paris.

[5] Catherine Roudé, entretien avec Michèle Laurent [Bouder], Paris, 31 août 2014.

[6] MARKER C. (1967), « Les révoltés de la Rhodia », Le Nouvel Observateur, no 123, 22-29 mars 1967, Paris.

[7] Les enregistrements sonores effectués au cours de la grève à Besançon et Lyon par les équipes de Chris Marker et Mario Marret ainsi que par le CCPPO m’ont permis d’identifier une partie des interlocuteurs présents lors de ces discussions. Les bandes sont aujourd’hui conservées par le CCPPO sous la forme de quatre fichiers numériques et d’un fichier texte précisant sommairement leur contenu. Ces documents m’ont été transmis par Marc Perroud, réalisateur, que je tiens à remercier chaleureusement.

[8] BINETRUY G. (2000), « Nous avions créé un lien… », Images documentaires, no 37/38, p. 43-46.

[9] FOLTZ C. (2001), L’Expérience des groupes Medvedkine (Slon 1967-1974). Histoire d’une aventure cinématographique révolutionnaire, mémoire de Master 1 dirigé par Nicole Brenez, Paris I.

[10]CAVALIN T. et VIET-DEPAULE N. (2009), « Des prêtres-ouvriers au mouvement missionnaire français. Bilan historiographique et nouvelles perspectives », Histoire et missions chrétiennes, no 9, Karthala, Paris, p. 9-41.

[11] BERCHOUD M. (2003), « La véridique et fabuleuse histoire d’un étrange groupuscule : le CCPPO », Les Cahiers des Amis de la Maison du peuple, no 3, Besançon.

[12] Ibid. p. 61

[13] FOLTZ, op. cit., p. 176

[14] Voir Berchoud, op. cit., pp. 92-93

[15] Voir Cèbe, op. cit., p. 138

[16] Les rushes 16 mm d’À bientôt j’espère sont conservées aux Archives départementales de la Seine-Saint-Denis, 3 AV 71/4234 à 4261.

[17] Foltz, op. cit., p. 167-172

[18] ROUDÉ C. (2017), Le Cinéma militant à l’heure des collectifs. Slon et Iskra dans la France de l’après-1968, PUR, Rennes, p. 123

[19] CÈBE, op. cit., pp. 145-151.

[20] ROUDÉ, op. cit., pp. 180-182

[21] Archives d’Iskra, document tapuscrit, « Clermoulin 5.11.72. Interview Antoine Paleo par Chris ».

[22] MUEL B. (2000), « Les riches heures du groupe Medvedkine (Besançon-Sochaux, 1967-1974) », Images documentaires, no 37/38, p. 15-34.