Contre l’innocence – Jackie Wang

La brochure en pdf page par page: Contre l’innocence
La brochure en pdf format livret: Contre l’innocence_livret
La traduction initiale sur Contrepoint

Les parties entre crochets et en italique dans le texte proviennent de parties de l’article original qui ont été reléguées en notes de fin lors de l’édition du livre Capitalisme carcéral en anglais (Semiotext(e), 2018), et conservées à part lors de la traduction (Éditions Divergences, 2019, éditions de la Rue Dorion, 2020) ainsi que de notes de bas de page de l’article original.
J’ai fait le choix de les réintégrer tout en les différenciant, d’abord par souci de lisibilité, et car bien qu’elles ne soient pas nécessaires à la compréhension globale, elles ouvrent de nouvelles perspectives et pistes de réflexion.

tarage

Ce texte présuppose de la part de læ lecteurice une certaine connaissance des affaires liées au racisme aux États-Unis qui ont fait grand bruit dans les médias ces dernières années. Pour celleux qui ne seraient pas au fait de ces affaires :

    • Les « six de Jena» (Jena Six) est le nom donné à un groupe de six adolescents Noirs accusés dans un premier temps de tentative de meurtre pour avoir frappé un étudiant blanc dans une école de Jena, en Louisiane, le 4 décembre 2006. Cet évènement faisait suite à une série d’incidents racistes, dont la découverte de nœuds coulants installés dans un arbre de la cour du lycée.
    • Troy Davis était un homme Noir exécuté le 21 septembre 2011 après avoir été accusé d’avoir tué le policier Mark McPhail à Savannah en 1989, en Géorgie, bien que sa culpabilité ait été établie sur la base de preuves peu convaincantes. Parmi neuf témoins, sept d’entre elleux se sont ensuite rétracté·es et ont déclaré avoir agi sous la pression des enquêteurs.
    • Oscar Grant était un homme Noir, assassiné par balle par l’agent de police Johannes Mehserle à Oakland en Californie, le premier janvier 2009.
    • Trayvon Martin était un adolescent noir de 17 ans assassiné le 26 Février 2012 par George Zimmerman, un membre volontaire d’une milice de protection de quartier à Sanford, en Floride.

Saidiya V. Hartman : Je crois que ça rejoint l’un des problèmes/questions/crises éthiques les plus importants en Occident : le statut de la différence et le statut de l’autre. C’est comme s’il fallait, pour qu’on puisse parvenir à se reconnaître une humanité commune avec un autre, que cet autre soit assimilé, ce qui signifie dans ce cas, écarté et effacé complètement : « Je ne peux comprendre la crise de sa position qu’à condition de m’imaginer que c’est moi qui l’occupe. » Voilà la logique des discours moraux et politiques que qu’on entend quotidiennement – ils ont besoin que des sujets noirs innocents se fassent victimiser par l’État raciste pour voir le racisme de l’État raciste. On doit faire preuve d’un comportement exemplaire, par opposition à…

Frank Wilderson : (rires) Un Noir sur le sentier de la guerre !

Saidiya V. Hartman et Frank B. Wilderson,
« The Position of the Unthought »,
Qui Parle, vol. 13, no 2, 2003.

Alors que je parcourais un quotidien local, un fait divers a retenu mon attention. L’article portait sur un garçon de dix-sept ans, Isaiah Simmons, qui vivait à Baltimore et qui est mort d’étouffement dans une maison de correction pour mineurs en 2007, après avoir été enfermé trop longtemps par ses éducateurs (entre cinq et sept d’entre eux). Quand ils se sont aperçus que Simmons avait cessé de bouger, les éducateurs ont jeté son corps dans la neige et ont attendu plus de quarante minutes avant d’appeler les secours. Fin mars 2012, l’affaire a été classée. Aucun des éducateurs impliqués dans ce meurtre n’a fait l’objet de poursuites criminelles. Un autre article[1], qui concerne l’abandon des charges déposées contre les éducateurs, insiste immédiatement sur le fait que Simmons était un jeune criminel, ce qui signale aux lecteurs que sa mort est sans importance et ne mérite aucune sympathie. Tous les commentaires en dessous de l’article rivalisaient de mépris et de cruauté. Il s’en dégageait le sentiment général que sa mort n’était pas une grosse perte pour la société. La nouvelle de l’abandon des charges, à peine lue, était déjà oubliée. Aucun tollé de protestation, aucun appel à l’action, aucun débat sur la myriade d’enjeux soulevés par la mort de Simmons : l’incarcération des mineurs, le racisme, la privatisation des établissements pénitentiaires (il est mort dans un établissement privé), la négligence médicale, la violence d’État, et ainsi de suite. [Cependant, il y a bien eu un petit scandale au début lorsque l’affaire a été révélée.]

Pendant des semaines après avoir lu cet article, je me suis posé une série de questions : Quelle est la différence entre Trayvon Martin et Isaiah Simmons ? Pourquoi certaines affaires galvanisent-elles les militants, et pourquoi d’autres les laissent-elles indifférents ? À la lumière de cas très médiatisés comme ceux des six de Jena, de Troy Davis, d’Oscar Grant et de Trayvon Martin, entre autres, j’ai pris note de certaines tendances qui structurent les réponses politiques. En premier lieu, l’innocence semble être une condition indispensable pour lancer des campagnes antiracistes à grande échelle. Ces campagnes visent souvent à poursuivre et à punir sévèrement les personnes responsables d’actes ouvertement racistes, ce qui place l’État et le système de justice pénale en position d’alliés et protecteurs des opprimé·es. Si « l’innocence » d’une victime noire n’a pu être établie, on peut difficilement faire d’elle un porte-parole présentable de la cause.

[Dans une allocution au Morgan State University, Michelle Alexander a raconté comment elle avait cessé de croire que l’incarcération de masse pouvait être contrée par des moyens légaux, puisque ceux-ci tendent à capituler pour conserver une certaine respectabilité politique. Alexander s’appuie sur son expérience d’avocate Pour illustrer cette idée. Lorsqu’elle travaillait comme avocate pour l’American Civil Liberties Union (ACLU), un jeune homme Noir lui a amené une pile de documents après avoir entendu parler de la campagne qu’elle organisait contre le profilage racial. Ces dossiers contenaient des descriptions détaillées de plusieurs cas de harcèlement policier (incluant les noms, les dates, les numéros de matricule et des descriptions des événements). Pourtant. l’ACLU a refusé de l’aider parce qu’il avait auparavant été inculpé pour une affaire de drogue, même s’il affirmait que la drogue en question avait été placée sur lui à son insu. Plus tard, un scandale a fini par éclater: des policiers d’Oakland plaçaient effectivement de la drogue sur des personnes racisées, et parmi ces policiers se trouvait un des harceleurs que le jeune homme avait identifiés.]

La politique antiraciste contemporaine est structurée par le sentiment d’empathie et fondée sur des revendications d’innocence. Dans ce cadre, l’empathie est conditionnée par le fait qu’une personne corresponde aux normes de pureté morale qui font d’elle une victime authentique. Pour utiliser les termes de Frank Wilderson, on exige des Noir·es qu’iels soient purifié·es de leur « négrification » [niggerization]. La politique de la reconnaissance – qu’elle soit sociale, politique, culturelle ou légale – exige des suspects qu’ils soient entièrement blanchis, neutralisés et inoffensifs. De même, la figure militante de læ « porte-parole », qui suppose sur la sélection de cas « exemplaires », met l’accent sur l’individu plutôt que sur la nature collective de la violence raciste. Réduire l’oppression à ses protagonistes individuel·les constitue une tactique libérale pour occulter la violence structurelle et anéantir toute volonté de trouver des solutions collectives à l’oppression.

Faire appel à « l’innocence » pour contrer la violence anti-Noir·es, c’est faire appel à l’imaginaire des Blanc·hes, même si cet argument est aussi utilisé par des personnes racisées. Cette posture ratifie la criminalisation de la race en produisant des sujets dociles et sans défense. La politique libérale de la reconnaissance ne peut que reproduire le schéma de la culpabilité et de l’innocence, qui ne tient pas compte du fait qu’il existe une association a priori entre Noir·es et culpabilité (criminalité). Peut-être même qu’en disant association, on est trop généreux – il s’agit d’un pur et simple amalgame. Dans les mots de Wilderson, la réponse du flic à la question d’un Noir – pourquoi m’as-tu tiré dessus ? – est toujours tautologique : « je t’ai tiré dessus parce que tu es Noir ; tu es Noir parce que je t’ai tiré dessus »[2]. Comme l’observait Frantz Fanon, la cause devient conséquence[3].

Ce n’est pas seulement que les hommes noirs sont considérés coupables jusqu’à preuve de leur innocence : c’est le fait même d’être Noir·e (blackness) qui est synonyme de culpabilité. Le statut de victime authentique, la passivité, la pureté morale et le blanchissement (whitewashing) sont des conditions essentielles pour obtenir la reconnaissance de l’État.

[Dans son ouvrage Social Death: Racialized Rightlessness and the Criminaliziation of the Unprotected[4], Lisa Marie Cacho montre comment le système judiciaire aux États-Unis traite les sujets radicalisés comme s’iels étaient intrinsèquement coupables de « crimes de statut », c’est-à-dire d’« activités spécifiques qui ne peuvent être reconnues sans équivoque comme « criminelles » que si elles sont attachées à des statuts comme la race (membre d’un gang de rue), l’ethnie (immigrant illégal) et/ou l’origine nationale (suspect de terrorisme) ». Cacho soutient qu’une politique de la respectabilité n’est d’aucun secours pour ces groupes qui ne sont « pas éligibles au statut de personne ».]

En citant le groupe de hip-hop N.W.A., Wilderson remarque qu’un « Noir sur le sentier de la guerre » [« a nigga on the warpath »] ne suscite aucune empathie[5]. Le désir d’être reconnu·e comme une vraie victime requiert des sujets politiques qu’iels s’allient avec l’État plutôt que de le voir comme leur ennemi, qu’iels se sacrifient elleux-mêmes sur l’autel de la victimisation. On voit la même logique à l’œuvre dans la manière dont sont mises en récit les vengeances faisant suite à des viols : ce n’est qu’après qu’une femme a été complètement dégradée que sa rage devient acceptable (bien qu’en dehors des films et des livres, les femmes violentes ne sont pas tolérées même lorsqu’elles ont toutes les raisons « morales » de se venger, comme le démontre le taux élevé de femmes emprisonnées ou condamnées à mort après avoir attaqué ou tué des conjoints abusifs).

Bien qu’il soit parfois nécessaire d’en appeler à l’innocence pour des raisons stratégiques – pour gagner un procès ou pour influencer l’opinion publique –, cette approche est hautement problématique quand elle renforce un cadre qui rend inimaginable toute politique révolutionnaire et insurrectionnelle. La militante anti-carcérale Ruth Wilson Gilmore note que « s’il est évidemment important de sauver des personnes, faire de l’innocence le pivot d’une stratégie d’organisation politique, c’est se rendre aveugle à la nature et au fonctionnement du système ». [Selon elle, l’État carcéral fonctionne en « déplaçant le curseur de la criminalité pour englober et engloutir toujours plus de monde dans le royaume des incarcérables ».] Toujours selon Gilmore, il ne s’agit pas « de déterminer ou de prouver l’innocence d’un individu ou de certaines catégories de personnes, mais de s’en prendre au système qui rend la criminalisation possible »[6]. Le recours à l’innocence est aussi foncièrement anachronique, car il ne tient pas compte des transformations et de la réorganisation des stratégies racistes après le mouvement pour les droits civiques. Une politique de l’innocence ne peut reconnaître que des actes racistes flagrants et individualisés, elle occulte de ce fait le racisme libéral, prétendument « racialement aveugle » [color-blind], qui opère à un niveau structurel. Lorsqu’on pose le problème dans les seuls termes du préjudice individuel, on nourrit l’illusion d’un racisme qui ne serait le résultat que d’une volonté, d’une émotion ou d’un préjugé personnels. Pourtant, des normes sociales et des représentations médiatiques contribuent aussi à structurer la dimension psychique et affective du racisme, par-delà les individus. Le paradigme libéral du racisme aveugle aux couleurs dissimule d’autant mieux son racisme qu’il prétend suivre le simple « bon sens » en matière de crime et de châtiment – ce n’est pas raciste de s’opposer au crime.

[Selon Avery F. Gordon, « aujourd’hui, la plupart des discours soi-disant critiques finissent le plus souvent par légitimer la criminalisation, le règne de la loi, et la pureté morale de l’innocence ».][7]

Puisqu’on considère comme des cas isolés des affaires comme l’exécution de Troy Davis – où les tribunaux ont été accusés de biais racistes –, la violence d’État n’apparaît jamais à la barre des accusés. La réponse politique au meurtre de Troy Davis ne remet pas en cause l’idée qu’il faudrait nettoyer les rues en enfermant les criminels, car elle repose sur l’affirmation que Davis n’est pas l’un de ces criminels tant redoutés, mais un homme noir innocent. Le plus souvent, l’innocence est un code pour une absence de menace envers la société civile blanche. On a dissocié Troy Davis des autres hommes noirs – les mauvais –, et on a déploré que le racisme ait pu infecter le système légal, occultant de ce fait que le système légal est lui-même le véhicule de la violence raciale. À cet égard, les vœux pieux de dernière minute pour le droit à un procès juste et équitable sont bien révélateurs d’une certaine naïveté, car ils supposent que les procès sont censés être impartiaux. On s’imagine que l’État aurait dévié de son rôle, à savoir protéger le peuple et non l’attaquer. Mais comme nous le rappelle sobrement H. Rap Brown, « la justice c’est “juste-pour-nous-les-Blanc·hes”. Il n’y a pas de réparation des torts subis [redress of grievances, forme tirée du premier amendement de la constitution des États-Unis d’Amérique] pour les Noir·es dans ce pays ».[8]

Bien qu’il y ait une infinité d’exemples d’actes ouvertement racistes, la mort sociale (et physique) des Noir·es est principalement produite par des discours teintés par leur « criminalité » et par des formes de violence impersonnelles passant par l’intermédiaire de l’État et du système carcéral (une trame faite de prisons, de police, de système pénal, de procureurs, d’audiences de libération conditionnelle, de matons, d’agents de probation, et ainsi de suite). Autrement dit, les incidents au cours desquels un individu attaque ou discrimine une personne racisée par préjugé ou parti-pris individuel peuvent être perçus comme racistes par des « personnes conscientisées », mais le racisme structurel qui sous-tend l’incarcération systématique des Afro-Américain·es sous prétexte de « guerre contre la drogue » est beaucoup plus difficile à cerner et reste généralement invisible parce qu’il opère dans un espace fermé au public. Et lorsque ce racisme structurel éclate au grand jour, il mobilise rarement le public, même chez les élites afro-américaines. Dans ses recherches sur l’État carcéral, Loïc Wacquant s’interroge : « quelles sont les chances que les Blanc·hes s’identifient avec les prisonniers noirs lorsque même les personnalités noires leur tournent le dos ? »[9]

L’abandon des détenu·es noir·es par les associations de défense des droits civiques trouve son origine dans l’histoire de ces organisations. Entre 1975 et 1986, la NAACP et la Urban League[10] avaient identifié l’incarcération comme un dossier prioritaire, et l’emprisonnement disproportionné des Américain·es noir·es était compris comme un problème politique et structurel. Les porte-paroles de ces associations faisaient une analogie entre l’incarcération et la ghettoïsation des populations noires. Comme le rappelle Wacquant, les hommes noirs en prison étaient tout d’abord « des frères, des oncles, des voisins et des amis »[11]. Entre 1986 et 1990, le discours et la politique officielle de la NAACP et de la Urban League se sont brutalement recentrés autour de la notion d’innocence. Au début des années 1990, la NAACP a abandonné son volet anti-carcéral et a cessé de publier des articles sur la réhabilitation et l’après-incarcération. Ces associations ont alors adopté une rhétorique de la responsabilité individuelle et de l’intolérance face au crime, qui encourageait les Noir·es à collaborer avec la police pour sortir la drogue de leurs quartiers, allant parfois jusqu’à appuyer des sanctions plus sévères pour les mineur·es et les récidivistes.

Les Noir·es incarcéré·es qui étaient autrefois inclu·es dans le « nous » des associations de défense des droits civiques, étaient désormais rejetés dans un « elleux ». Selon Wacquant, cette réticence est en outre renforcée par le fait, relevé il y a bien longtemps par W.E.B. Du Bois, que la position fragile de la bourgeoisie noire au sein de la hiérarchie socio-raciale est directement tributaire de sa capacité à se distancier de ses congénères indiscipliné·es et imprévisibles des classes inférieures : pour compenser le handicap symbolique qu’iels doivent à leur appartenance à une caste stigmatisée, les Afro-Américain·es des classes moyennes doivent à toute force faire savoir aux Blanc·hes qu’iels n’ont « absolument aucune sympathie ni aucun lien connu avec aucun Noir ayant commis un crime. »[12] Lorsque la bourgeoisie et les dirigeant·es noirs se dissocient de leurs congénères moins bien nanti·es, iels finissent par avaliser une sorte d’exceptionnalisme noir qui met en déroute les luttes antiracistes. Cette classe de Noir·es exceptionnel·les (Barack Obama, Condoleeza Rice, Colin Powell) donne aux États-Unis l’image trompeuse d’une société post-raciale.

Ce basculement des discours et des actes des associations de défense des droits civiques s’enracine sans doute dans la crainte d’entériner l’amalgame entre les Noir·es et la criminalité. Mais en plus d’abandonner les personnes incacéré·es, ces organisations ont consolidé et étendu l’emprise de l’État carcéral en individualisant, en dépolitisant et en décontextualisant la question du « crime et châtiment », ainsi qu’en vilipendant celleux qui sont le plus exposé·es à la violence racialisée de l’État. Cette dissociation entre les Afro-Américain·es riches et pauvres ne se limite pas aux hommes. Elle embrasse également les femmes noires, qui sont vilipendées à travers la figure de la « reine des allocs » [welfare queen], fustigée pour ses supposées paresse et débauche sexuelle, et décrite comme un véritable fardeau pour la société (en particulier pour les contribuables blanc·hes qui travaillent dur). La complémentarité de l’État-providence et de l’État carcéral a été mise en évidence par la déclaration de Bill Clinton qui en 1998 condamnait les ex-détenu·es bénéficiant de l’aide sociale, les accusant de commettre sournoisement « des fraudes et des abus » à l’encontre des « familles de travailleurs » qui « respectent les règles du jeu »[13]. Cette complémentarité est par surcroît genrée. Ce sont d’abord les femmes noires qui encaissent le choc de la crise sociale provoquée par l’État carcéral : l’emprisonnement des hommes noirs augmente considérablement la charge de travail des femmes noires, qui sont acculées à combiner travail salarié et travail domestique, à élever seules leurs enfants, et qui sont punies par l’État lorsque leur mari ou leurs proches sont reconnus coupables de crimes (par exemple, une famille ne peut plus bénéficier d’aides au logement si l’un de ses membres est condamné pour un crime lié à la drogue). La reconfiguration de l’État-providence sous l’administration Clinton (qui a imposé des règles plus strictes aux bénéficiaires de l’aide sociale) a encore intensifié la double peine des femmes noires pauvres. Dans cette perspective, l’État-providence doit être compris comme un appareil de contrôle des femmes noires, qui ne sont pas visées par le contrôle de l’État carcéral plutôt destiné aux hommes noirs – bien qu’il soit important de rappeler que la féminisation de la pauvreté et la criminalisation de la délinquance non violente ont engendré une augmentation de 400 % de la population carcérale féminine entre 1980 et la fin des années 1990[14].

L’incarcération racialisée et le ciblage des populations urbaines pauvres ne sont pas considérées comme des formes de violence raciste d’État, car aux yeux du public les condamné·es (ainsi que leurs familles) méritent leur sort. La politique de l’innocence encourage directement cette culture du dénigrement, même lorsque ce sont des organisations de défense des droits civiques qui s’en prévalent.

L’espace blanc

Le voyeurisme carcéral [crime porn] présente souvent les prisons et les ghettos urbains comme des « univers alternatifs » où l’ordre social serait complètement différent. Le rapport entre nos structures sociales et la production de ces environnements est sciemment laissé de côté. En particulier, les prisons, même si elles sont des institutions publiques, sont soustraites à l’expérience
quotidienne des Américain·es.

Jessi Lee Jackson et Erica R. Meiners
« Fear and Loathing:  Public Feelings in Antiprison Work »,
Women’s Studies Quarterly,
vol. 39, no 1-2, 2001.

L’organisation du paysage urbain suit une politique spatiale de la sécurité [politics of safety]. Les corps qui suscitent des sentiments de peur, de dégoût, de rage, de culpabilité ou même d’inconfort doivent être isolés et éliminés pour que les Blanc·hes sentent que leur espace est sécurisé. Autrement dit, l’espace occupé par les Blanc·hes doit être purifié. La visibilité de corps noirs pauvres (ainsi que d’autres personnes racisées, des personnes trans, de sans-abri, de personnes qui vivent avec des handicaps et ainsi de suite) est source d’anxiété. Ces corps doivent donc être circonscrits, contrôlés et mis à l’écart. Les prisons et les ghettos urbains sont là pour empêcher ces corps pauvres à peau noire ou marron de contaminer l’espace blanc. Historiquement, les campagnes pour la sécurité sexuelle des femmes ont entériné l’extension du contrôle policier et carcéral par l’invocation de l’image raciste du violeur noir. Avec l’essor du mouvement d’émancipation des femmes dans les années 1970, la violence sexuelle est devenue un sujet d’intérêt public. Les manuels et les cours d’autodéfense, comme les manifestations et rassemblement du mouvement Take Back the Night[15], se sont multipliés à travers le pays. Dans les années 1970 et 1980, de plus en plus de campagnes médiatiques se sont mises à cibler les femmes en zone urbaine, afin de les mettre en garde contre le danger de circuler seules dans l’espace public. La brigade anti-viol de la ville de New York déclarait que les « femmes doivent éviter de circuler seules quel que soit le quartier, et quelle que soit l’heure »[16]. Un guide d’autodéfense à l’intention des « femmes rationnelles » indiquait quant à lui qu’ » un peu de paranoïa ne fait pas de mal à une femme »[17].

Au moment même où l’État se présentait comme le protecteur des femmes (blanches), les États-Unis étaient le théâtre d’une extension fulgurante des prisons et de la criminalisation du fait d’être Noir·e [blackness]. On peut dire que l’État et les médias avaient alors opportunément récupéré l’énergie du mouvement féministe et s’étaient réapproprié sa rhétorique pour renforcer l’appareil carcéral, et que, simultanément, ils cherchaient à contrôler les déplacements des femmes (en diffusant l’idée que l’espace public leur serait fondamentalement hostile). Dans cette perspective, la frénésie médiatique à propos de la sécurité des femmes apparaît comme un contrecoup visant à les discipliner, à renverser les acquis du mouvement féministe en suggérant, pour citer Georgina Hickey, qu’en dernière instance, « les femmes sont individuellement responsables de ce qui leur arrive dans l’espace public »[18]. Kristin Bumiller soutient pour sa part que le mouvement féministe aurait joué un rôle de « partenaire dans la criminalisation sans précédent de la société ». En mettant l’accent sur la « contestation et la poursuite judiciaire agressive des crimes sexuels », les féministes ont participé à la mise en place d’un modèle policier et carcéral hautement intolérant.[19]

Au-delà des différentes manières de penser la question de collaboration entre le mouvement féministe et l’État, la coïncidence entre la racialisation de l’incarcération et la prolifération des campagnes publiques alertant les femmes du danger rampant des agressions sexuelles n’est pas fortuite. Si la sécurité des femmes avait réellement été au cœur du débat, ces campagnes « féministes » n’auraient pas tant insisté sur la menace d’être violée par un inconnu dans l’espace public, car toutes les statistiques montrent qu’il est beaucoup plus courant pour une femme d’être agressée par un proche. La sécurité des femmes a simplement fourni le prétexte à un renforcement du système pénal, qui était requis pour contrôler et confiner certaines populations excédentaires. Selon Wacquant, ce nouveau régime de contrôle social racialisé visait à réguler la crise des ghettos urbains (provoquée par la disparition massive d’emplois et de ressources au cours de la désindustrialisation) et la menace des mouvements radicaux noirs[20]. La vague d’émeutes dans les ghettos noirs entre 1963 et 1968 (particulièrement en réaction à l’assassinat de Martin Luther King en 1968) a été suivie par une vague de soulèvements dans les prisons (notamment à Soledad, Attica et San Quentin, ainsi que dans des pénitenciers au Michigan, au Tennessee, en Oklahoma, en Illinois, en Virginie-Occidentale et en Pennsylvanie). Mais ces derniers ont été plus facilement étouffés et dissimulés au regard du public, parce qu’ils étaient confinés entre les murs des prisons.

L’urbanisme et la gestion de l’espace public délimitent notre imagination politique en déterminant quels récits et quelles expériences il nous est permis de concevoir. La construction médiatique des ghettos et des prisons comme « univers alternatifs » les condamne à être perçues comme des zones inaccessibles à la compréhension, des lieux éloignés de l’expérience quotidienne blanche. Les réserves autochtones sont un autre exemple de ces zones « vides » auxquelles les Blanc·hes n’ont accès qu’à travers les représentations fantasmatiques des médias. Ce qui se passe à l’intérieur de ces zones aussi bien vulnérables que désespérées n’a rien de commun avec ce que peuvent imaginer les Blanc·hes. Pour qu’une « injustice » soit perçue comme telle, elle doit être traduite dans des termes plus compréhensibles.

Lorsqu’on se penche sur les réactions qui ont suivi les meurtres d’Oscar Grant et de Trayvon Martin, il faut se rappeler que ces meurtres ont eu lieu dans des espaces accessibles à l’imaginaire blanc, ce qui a permis aux Blanc·hes de développer un récit des événements dans des termes familiers. Martin a été abattu alors qu’il rendait visite à des proches dans un quartier riche, alors que Grant a été tué dans la station de métro Fruitvale, à Oakland. Ces espaces ne constituent pas des « univers alternatifs » ou des zones vides qui seraient hermétiques à l’expérience et à l’imaginaire blanc. Faut-il en déduire que ces cas ont attiré davantage d’attention en raison du fait que la violence qui les caractérisait empiétait sur des espaces occupés par des Blanc·hes ? Qu’arrive-t-il lorsque la violence racialisée frappe hors de ces zones de confort ? Lorsque Frantz Fanon décrit la spatialité propre aux colonies de peuplement, il évoque une « zone de non-être, une région extraordinairement stérile et aride » où « le Noir n’est pas un homme »[21]. Là où les Noir·es ne sont pas humains, il n’y a pas d’histoire à raconter. Ou plutôt, il n’y a pas de sujets qui semblent dignes d’avoir leur propre histoire.

Traduction

Lorsqu’un cas de violence raciste se produit sur le territoire des Blanc·hes, comme dans le cas de Trayvon Martin ou d’Oscar Grant, il reste encore le problème de la traduction. Je crois que la politique de l’innocence ne rend cette violence compréhensible que s’il est possible à n’importe qui de s’imaginer dans cette situation. Ce cadre implique souvent de greffer une perspective blanche (c’est-à-dire soi-disant neutre et universelle) sur des incidents qui contredisent ce récit. J’ai été sidérée de lire un appel à manifester en appui à Trayvon Martin sur le site web d’Occupy Baltimore qui disait « le cas de Trayvon Martin est un symbole de la guerre menée contre les jeunes en général et de la dévalorisation systématique des jeunes ». (Je doute fort que George Zimmerman se soit dit : Faut que je tue ce garçon parce qu’il est jeune !) Dans ce tract, on ne trouve aucune trace de la race ou du racisme anti-noir [antiblackness], auxquels on a substitué la jeunesse, une condition à laquelle l’imaginaire blanc peut facilement s’identifier. Dans la manifestation, on criait dans les enceintes que « le cas de Trayvon Martin n’est pas un problème de race, mais un problème des 99 % ! » Comme Saidiya Hartman le disait à Frank Wilderson, « l’autre doit être assimilé, ce qui signifie dans ce cas qu’il doit être écarté et effacé complètement »[22].

Fin 2011, des émeutes ont éclaté à Londres et ailleurs au Royaume-Uni à la suite de l’assassinat par la police de Mark Duggan, un homme noir. Bon nombre de gauchistes et de libéraux, incapables d’interpréter la rage incontrôlable des personnes racisées, pauvres et sans-emploi, refusèrent d’appuyer ces soulèvements enflammés qu’iels considéraient comme incontrôlés et délinquants. Des gauchistes sont même tombé·es dans le travers de désigner l’État et les propriétaires (surtout de petites boutiques) comme les véritables victimes, en vilipendant l’incohérence politique et l’opportunisme des émeutier·es. Slavoj Žižek par exemple a publié une critique cynique des émeutes, décrites comme un « déchaînement insensé », titrée « Pilleurs de tous les pays, unissez-vous ! ». Se sentant obligés d’appuyer les émeutes, d’autres gauchistes bien intentionné·es ont plaqué sur ce mouvement largement spontané une conscience et une cohérence politiques fabriquées de toutes pièces, définissant ses participant·es comme « le prolétariat » ou comme des consommateur·ices frustré·es dont les actes de vol et de pillage jetaient une lumière crue sur l’idéologie capitaliste.

[Zygmunt Bauman a décrit les émeutiers comme des « consommateur·ices disqualifié·es et exclu·es ». Žižek a écrit qu’iels représentaient la « manifestation violente d’un désir de consommation frustrée par l’incapacité à se réaliser de manière « normale » – par l’achat. En tant que tels, iels sont également l’expression d’une contestation authentique, sous la forme d’une réponse ironique à l’idéologie consumériste : « Vous nous appelez à consommer alors que vous nous privez simultanément des moyens de le faire – alors voilà notre manière de nous y prendre pour consommer ! » Les émeutes démontrent la force matérielle de l’idéologie dans une « société post-idéologique ». D’un point de vue révolutionnaire, le problème de ces émeutes n’est pas leur violence, mais le fait que cette violence n’est pas véritablement autoaffirmatrice ».][23]

Ces intellectuel·les ont eu tôt fait de purger et de mettre à l’écart les éléments antisociaux et délinquants présents lors de ces émeutes plutôt que de les intégrer dans leurs analyses, insistant sur la figure du sujet-émeutier comme – pour reprendre les mots de Gayatri Chakravorty Spivak – « conscience souveraine délibérée »[24].

Après les émeutes de 1992 à Los Angeles[25] certain·es observateur·ices gauchistes ont tenté d’insister sur le caractère politique des événements en les présentant comme une rébellion plutôt que comme une émeute. Cette tentative de recadrage du discours public est certes motivée par de « bonnes intentions » (la volonté de combattre les médias présentant les émeutes comme de la « pure criminalité »), mais elle reflète également une volonté de contenir, de regrouper, de s’approprier et de concilier des événements qui ne cadrent pas avec les modèles politiques et les traditions blanc·hes euro-américain·es. Quand les médias dépeignent ces irruptions sociales comme des actes apolitiques, vides de sens, voire criminels, les gauchistes rétorquent souvent en les présentant comme politiquement justifiés. Ici, la convergence de tendances antisociales et politiques dans les émeutes/rébellions n’est ni reconnue ni acceptée. Il ne fait aucun doute que certaines personnes ayant pris part aux émeutes de Londres étaient armées d’analyses complexes de la violence structurelle, et voulaient transmettre des messages explicitement politiques – le groupe des émeutier·es n’était pas homogène, ni politiquement ni démographiquement. Cependant, les sympathisant·es radical·aux tendent à privilégier la voix des personnes éduquées et politiquement cultivé·es au lieu d’écouter celleux qui ont une conscience viscérale du fait que le système les a abandonné·es, et qui passent à l’acte sans chercher de caution morale. Plusieurs gauchistes et radical·aux ont hésité à appuyer les éléments les plus perturbateurs de ces émeutes, comme les propos de cette femme de Hackney, un quartier de Londres, qui disait : « on ne se rassemble pas pour une cause, on va mettre à sac Foot Locker »[26] – ou bien l’excitation politiquement « déraisonnable » de ces deux filles questionnées par la BBC alors qu’elles buvaient du vin volé plus tôt et qui, questionnées sur ce qu’elles faisaient, ont parlé de la « folie » des événements, des « bons moments » qu’elles passaient et du fait qu’elles montraient enfin à la police et aux riches « qu’on peut faire ce qu’on veut »[27]. La traduction d’une émeute en des termes moralement acceptables est un autre avatar de la politique de l’innocence – les émeutier·es, les pillard·es, les criminel·les, les voleur·euses et les perturbateur·ices ne sont pas des victimes éligibles, et par conséquent, iels ne sauraient être des acteur·ices politiques légitimes. L’ennoblissement moral par victimisation est devenu un prérequis obligatoire pour qu’une souffrance soit digne d’être reconnue et autorisée.

Cela dit, si je refuse de traduire la rage noire dans un langage blanc, ce n’est pas pour affirmer la viabilité politique d’une politique du pur refus. Les anarchistes, les insurrectionnalistes, les postmarxistes et les ultragauchistes (qu’on peut rapprocher prudement des mouvements autonomes en France [targae]) blanc·hes qui fétichisent la posture « pour rien et contre tout » ne se sont pas privé·es non plus de s’approprier des événements comme les émeutes de 2011 à Londres, pour appuyer leur propre (absence de) programme. Iels insistent sur une analyse de la crise du capitalisme qui met de côté sa dimension anti-Noir·es, et occulte la violence gratuite quand elle ne peut pas être attribuée exclusivement à des forces économiques. Comme le discours libéral, les perspectives antisociales et post-gauchistes (autonomes) sont structurées par des prémisses blanches, qui délimitent quelles questions peuvent être posées et quelles catégories sont les plus utiles. Par exemple, le groupe d’ultragauche situationniste français Tiqqun explore les manières dont les sujets sont enchevêtrés dans le pouvoir par le biais de leur identité, mais se concentre surtout sur les formes de pouvoir qui investissent la vie (la « biopolitique ») au détriment de ce qu’Achille Mbembe décrit comme « le pouvoir et la capacité de décider qui doit vivre et qui doit mourir » (la « nécropolitique »).

[La biopolitique et la nécropolitique ne sont pas réciproquement exclusives. Si ces deux formes de pouvoir coexistent et se constituent mutuellement, la nécropolitique « régule la vie depuis la perspective de la mort, et transforme donc cette vie en une simple existence en dessous de tout minimum vital »[28]. Dans un écrit sur le nécropouvoir chez Mbembe, Grzinic remarque que ce pouvoir requiert « la destruction des personnes et la création de paysages de mort, c’est-à-dire des formes d’existence sociale uniques où l’on soumet des populations entières à des conditions de vie qui leur confèrent un statut de morts-vivants ». Bien que Mbembe se penche surtout sur l’Afrique, de tels paysages de mort peuvent être observés dans les prisons, en Palestine, à la Nouvelle-Orléans après l’ouragan Katrina et ailleurs.][29]

Le cadre d’analyse de la biopolitique relève résolument d’une perspective blanche, car il y est affirmé que le pouvoir ne se manifeste pas dans des rapports de force ou de violence directs, et que le capitalisme se reproduit en nous poussant à nous produire nous-mêmes, à exprimer notre identité par nos choix de consommation, et à fonder notre politique sur l’affirmation d’identités marginalisées. Dans ses recherches sur l’afro-féminisme, Joy James rejette cette conception du pouvoir en termes de production et d’affirmation de la vie. En réponse à l’idée de Foucault selon laquelle « le réseau carcéral ne rejette pas l’inassimilable dans un enfer confus, il n’a pas de dehors […] il économise tout, y compris ce qu’il sanctionne »[30], James écrit :

Et pourtant le système carcéral tue aux États-Unis, et il tue, dans ses prisons, davantage de Noir·es que de n’importe quel autre groupe ethnique. Les prisons américaines constituent un
« dehors » par rapport à la vie politique du pays. […]
Foucault passe sous silence la vulnérabilité des personnes incarcérées face aux passages à tabac, aux viols, aux traitements de choc [et] à la peine de mort. L’incarcération et les exécutions sont les procédures que l’État emploie pour se débarrasser de tout ce qu’il n’arrive pas à assimiler, en le vouant à l’extériorité infernale de la non-existence. Il n’économise donc ni tout, ni tout le monde.[31]

Selon James, une conception purement générative et disséminée du pouvoir occulte complètement la réalité de la violence policière, la militarisation du système carcéral, la violence institutionnelle de l’État providence et de l’État carcéral, ainsi que la mort sociale et la terreur que vivent les personnes de peau noire ou marron. Assurément, les prisons « produisent » de la race ; par conséquent, une théorie du pouvoir comme configuration générative où les rapports de force directs sont minimisés ne peut relever que d’une position subjective blanche.

Parmi les différentes tendances de l’ultragauche, c’est la théorie de la communisation qui se démarque en étendant son regard au-delà des relations salariales lorsqu’elle tente de saisir les dynamiques du capitalisme avancé. Maya Andrea Gonzalez écrit au sujet du groupe Théorie Communiste (TC)[32] qu’il « se concentre sur la reproduction de la relation capital-travail, plutôt que sur la production de la valeur. Ce changement d’orientation [lui] permet de mettre à [sa] portée l’ensemble des relations qui construisent réellement la vie sociale capitaliste – au-delà des murs de l’usine ou du bureau »[33]. Néanmoins, si ce basculement permet d’éclairer les rapports qui caractérisent la vie sociale hors des lieux de travail, il ne permet pas d’éclairer la mort sociale – car les relations définies par la mort sociale ne sauraient être réduites au rapport capital-travail.

Au lieu de réduire la race à la classe, le penseur afro-pessimiste Frank Wilderson attire notre attention sur la différence entre le fait d’être exploité sous le capitalisme (en tant que travailleur·euse) et le fait d’être marqué comme sacrifiable ou superflu sous le capitalisme (en tant qu’esclave ou prisonnier·e). Selon lui, « l’absence de la subjectivité noire au cœur des discours radicaux est le symptôme d’une incapacité à affronter la possibilité que le sujet génératif du capitalisme – le corps noir des XVe et XVIe siècles – et le sujet génératif qui résout les crises de suraccumulation du capitalisme tardif – le corps noir (incarcéré) des XXe et XXIe siècles – ne se laissent pas réduire aux catégories fondamentales qui structurent le conflit au sein de la société civile, c’est-à-dire les catégories du travail et de l’exploitation »[34]. Le sociologue de la culture Orlando Patterson insiste également sur la nécessité d’analyser l’esclavage en termes de mort sociale plutôt qu’en termes de travail ou d’exploitation[35]. Pour ces penseurs, le travail forcé fait indiscutablement partie de l’expérience de l’esclave, mais cela n’est pas suffisant pour définir l’esclavage en tant que rapport [slave relation].

[Cette conception paradigmatique et décidément pessimiste de la race a été soumise à un examen minutieux dans l’ouvrage remarquable de Christopher Kyriakides et Rodolfo D. Torres, Race Defaced. A l’aide d’exemples tirés des États-Unis et de la Grande-Bretagne, les auteurs développent une critique systématique des doctrines « pessimistes » de la race, autant de droite que de gauche. Ils accusent notamment ces doctrines de rendre impossible tout projet d’émancipation humaine, car elles affirment que la pensée racialisée appartient à l’essence même de l’ordre capitaliste moderne. Selon Kyriakides et Torres, les doctrines pessimistes de la race, comme celles qui psychologisent le racisme et naturalisent la haine, ne constituent pas une position politique tenable.][36]

L’exploitation économique ne suffit pas pour expliquer le caractère racialisé de l’incarcération de masse. Ainsi, les critiques du capitalisme qui ne tiennent pas compte du racisme anti-Noir·es – ou qui ne le considèrent que comme un sous-produit du capitalisme – sont nettement insuffisantes.

Le safe space

On retrouve aussi la stratégie discursive qui consiste à faire appel à la sécurité [safety] et à l’innocence au niveau interpersonnel, lorsque les radical·aux blanc·hes manipulent le langage de « l’espace sûr » [safe space] pour conserver leur pouvoir dans les milieux militants. Par exemple, iels réduisent au silence les critiques qui leur sont adressées par des personnes racisées au prétexte que ces critiques les mettraient « mal à l’aise » [unsafe]. [Cette tactique est également utilisée pour réduire au silence et délégitimer la parole d’autres personnes, comme les femmes qui font trop de bruit ou les queers qui prennent part à des actions illégales.] En utilisant ainsi le langage de l’espace safe, on peut faire passer un inconfort pour un danger imminent. L’expression « je ne me sens pas à l’aise / en sécurité » [I don’t feel safe] est facilement manipulable, puisqu’elle décrit la situation depuis le seul angle du sentiment personnel de læ locuteur·ice. Il est donc compliqué d’y répondre de manière critique (même lorsque cette personne tient, par exemple, des propos racistes) parce que cela pourrait blesser son intégrité personnelle. Qu’un individu se mette à politiser son sentiment personnel d’inconfort dans le langage du safe space peut couper court à toute discussion. L’exemple le plus frappant dont je me souvienne est celui d’une femme d’Occupy Baltimore, qui utilisait un vocabulaire féministe pour défendre les policiers, après qu’un « occupant » les ait appelés pour se débarrasser d’un sans-abri. Quand les policiers sont arrivés sur les lieux, certains activistes leur ont lancé des injures. Cette militante a tenté de calmer la situation en s’interposant entre la police et les activistes pour chercher à convaincre ces derniers qu’il serait injustifié d’exclure la police. Ses propos ont été rapportés dans les pages du Baltimore City Paper : « je pense, disait-elle, que ces manifestants ont pénétré sans leur consentement l’espace privé des policiers »[37].

L’invocation de la sécurité et de l’intégrité personnelle joue sur un registre purement affectif et émotif, elle peut donc être manipulée pour tout justifier, du profilage racial à la guerre.

[Jessi Lee Jackson et Erica R. Meiners définissent l’affect de la façon suivante : « L’affect est la réponse du corps au monde — amorphe, inconsciente, sans direction, indéfinie et remplie de possibilités. Ainsi compris, l’affect se distingue de l’émotion. L’affect devient une émotion quand il est canalisé par l’expression d’un sentiment personnel, selon des conventions sociales ». L’affect est utile pour comprendre comment « le criminel » et « le terroriste » finissent par être associés à certains corps racialisés, et comment les gens répondent viscéralement à la présence de ces corps, même lorsqu’iels prétendent s’opposer consciemment au racisme.] [38]

Une personne qui utilise le langage du safe space pour dénoncer quelqu’un dans un espace militant est nécessairement présumée innocente ; on peut même aller jusqu’à amplifier ou politiser cette innocence présumée. Lorsque la militante d’Occupy Baltimore a déclaré qu’elle était la survivante d’un événement violent, qu’elle avait été traumatisée par les manifestant·es qui lui criaient dessus lorsqu’elle défendait la police, plusieurs personnes ont cessé de critiquer ses actes et ses propos, bien qu’ils fussent manifestement pro-police, classistes, et stigmatisants pour les sans-abri – elle a par exemple dit : « Il y a trop d’ivrognes et de sans-abri là-bas, iels sont vraiment malades de leur dépendance à l’alcool. Mais qu’est-ce que j’en ai à foutre qu’iels soient là ? Je préférerais les voir en cure, c’est certain, mais je me fous bien de l’endroit où iels finiront par tomber dans les pommes ». [Elle a publié ces commentaires dans l’article du City Paper.]

Le fait d’avoir survécu à un acte de violence sexuelle n’empêche pas les survivant·es de perpétuer d’autres formes de violence. De même, les expériences de racisme, de transphobie ou de classisme peuvent être mobilisées dans le but de se purifier soi-même. Lorsqu’une personne s’identifie à son statut de victime, il est important de se demander si cela ne constitue pas en réalité une manœuvre tactique pour être perçue comme innocent·e et gagner ainsi du pouvoir dans un espace social donné. Cela n’implique pas de délégitimer les propos tenus par les survivant·es, mais plutôt de se débarrasser de l’idéologie de l’innocence afin d’examiner chaque situation dans le détail et de demeurer conscient des multiples luttes de pouvoir à l’œuvre dans les conflits.

Dans ce débat sur la sécurité, l’autre opposé du spectre est la critique radicale du modèle de l’espace safe formulée par certains milieux queers radicaux. Dans un communiqué émis par le Festival queer de Copenhague intitulé « Cette année, l’espace ne sera pas plus safe ! », les organisateurs annonçaient leur décision de supprimer les lignes directrices du safe space pour en appeler plutôt à « la réflexion et la responsabilité individuelles »[39]. À mon avis, ce rejet des formes d’organisation collectives – et ce refus de penser au-delà de l’individu comme unité politique de base – doit être resitué dans un glissement historique plus large chez certain·es queers, avec le passage de l’émancipation queer à la performativité queer, qui coïncide du reste avec l’hégémonie néolibérale et la « politique » du choix centrée sur le « souci de soi » [care of the self].

[Les post-gauchistes (à rapprocher toutes proportions gardées des mouvements autonomes en France [tarage]), sans doute parce qu’iels tiennent compte de notre fragmentation et de notre atomisation sous le capitalisme tardif, rejettent catégoriquement les modèles d’organisation politique collectivistes. Dans « La communisation et l’abolition du genre », Maya Andrea Gonzales propose d’inaugurer « des relations entre individus définis dans leurs singularités ». Et dans la troisième de ses « Thèses sur la communauté terrible », qui concerne l’affectivité, Tiqqun élabore l’idée que la « communauté » humaine serait un agrégat de singularités monadiques : « La communauté terrible est un agglomérat humain, non un groupe de compagnons. Les membres de la communauté terrible se rencontrent et s’agrègent par accident plus que par choix. Ils ne s’accompagnent pas. Ils ne se connaissent pas ». Dans quelle mesure l’idée que notre seule option serait une (non-)stratégie singulariste (c’est-à-dire individualiste) ou rhizomatique finit-elle par renforcer l’individualisme libéral ? Dans « La Femme unidimensionnelle », Nina Power examine la manière dont le choix, la flexibilité et la liberté des individus servent à atomiser et à diviser les travailleur·euses. Tout en tenant compte des dynamiques contemporaines du travail salarié, elle montre comment le fait de considérer « l’individu » comme l’unité politique de base rend incompréhensibles certains problèmes, comme la discrimination des femmes enceintes sur leur lieu de travail. Power soutient que la pensée individualiste est incapable de résoudre l’exploitation du travail de soin (caring labor) chez les femmes, car le caractère individualisé de ce travail empêche les femmes de se défaire du fardeau qui pèse sur elles, en tant que principales responsables des tâches liées aux enfants. Pour Power, la transition d’un féminisme de l’émancipation à un féminisme du choix a aussi pour conséquence que « toute répartition sociale des prérogatives propres à la maternité est immédiatement bloquée, de même que toute tentative de partager équitablement les responsabilités parentales ».][40]

Celleux-ci ont réagi à l’échec des safe spaces par une remise en cause de toute forme de communauté et de toute politique fondée sur le discours articulé/explicite. En méprisant les efforts visant à contrebalancer les déséquilibres de pouvoir, iels finissent par aplatir ces enjeux et ratent une occasion de poser des questions cruciales sur la distribution du pouvoir, la vulnérabilité et la violence – pourquoi et comment, par exemple, certaines personnes recourent à des langages et des structures afin de répondre à des dynamiques internes oppressives.

D’un autre côté, moi qui suis fanonienne, je reconnais que la volonté d’éliminer tous les risques et dangers aboutit à une politique réformiste qui reconduit souvent l’ordre social en vigueur. La politique de sûreté [safety politics] peut avoir un effet pacifiant sur la combativité. Quand toutes les actions risquées sont bloquées du seul fait qu’elles provoquent de l’inconfort, il devient impossible de penser un programme politique révolutionnaire. Les personnes racisées qui soutiennent que c’est en vertu de leurs privilèges que les Blanc·hes peuvent prendre part à des actions risquées – contrairement aux personnes racisées (qui sont plus souvent ciblés par la police, n’ont pas les ressources nécessaires pour sortir de prison, etc.) – font une évaluation assez juste des différences de pouvoir entre les Blanc·hes et les non-Blanc·hes, mais iels finissent par effacer les personnes racisées de l’histoire des luttes en associant faussement la combativité avec le privilège blanc. Quand une analyse du privilège se transforme en un programme politique où les plus vulnérables sont tenu·es à l’abri du risque, la seule politique acceptable devient le réformisme et le repli – une politique menant tout droit à la capitulation devant le statu quo, qui efface l’héritage de groupes comme le Black Panther Party et la Black Liberation Army.

[Dans Black Is a Country. Nikhil Pal Singh dresse une histoire dans le « temps long » du mouvement pour les droits civiques, en se concentrant spécifiquement sur la création de sphères publiques alternatives pour les activistes noir·es radical·aux, qui résistent aux « formes institutionnalisées de l’appartenance nationale » et renoncent à « l’égalité symbolique de la citoyenneté » en faveur d’une politique de l’émancipation fondée sur « un soulèvement par la base avec des rêves planétaires ». Lorsqu’il discute du mouvement Black Power dans son chapitre « Décoloniser l’Amérique ». Singh suggère que les Panthers «  représentaient une menace pour l’État non simplement parce qu’iels étaient violent·es, mais parce qu’iels violaient le principe de réalité de l’État ». Selon Singh, si l’usage de la violence par les Black Panthers était si puissant, c’est parce qu’il était d’abord d’ordre rhétorique : il s’appropriait symboliquement le monopole de la violence de l’État et révélait par là même que la violence constitue « la condition de possibilité même » de l’État.][41]

Selon Fanon, c’est précisément le risque qui nous pousse à l’action révolutionnaire : l’émancipation exige de risquer sa vie. La combativité n’est pas seulement une nécessité tactique. Son objectif est double : transformer les gens et « modifier fondamentalement » ce qu’iels sont, raffermir leur courage, et les débarrasser du « nœud de désespoir » qui s’est cristallisé dans leur corps.[42]

La politique des safe spaces priorise le bien-être personnel, ce qui peut parfois entraver l’action des groupes fondés sur le consensus. En l’occurrence, lorsque des participants d’Occupy Baltimore se sont confronté à des agresseurs sexuels, j’ai assisté à une assemblée générale qui était tellement alourdie par les procédures de consensus, que la seule décision à avoir été être prise concernant les agresseurs présents dans l’espace fut d’organiser un atelier de dix minutes sur le concept d’espace safe à la prochaine assemblée. Personne n’a voulu expulser les agresseurs d’Occupy. (Comme le disait Stokely Carmichael, « les libéraux ont peur de se mettre des gens à dos, et sont donc incapables de proposer une alternative réelle »)[43]. L’insistance sur le bien-être individuel peut paralyser l’énergie et l’élan des corps en mouvement. La politique de l’innocence et la politique de la sécurité et du confort sont liées, en ce que les deux stratégies ont pour effet d’entretenir la passivité. Le bien-être et l’innocence se renforcent mutuellement, comme lorsqu’on réclame du confort sur la base d’une position subjective innocente. Il va sans dire qu’aucune position subjective n’est éthique en soi. Même si je suis une femme racisée et queer, le simple fait que j’habite aux États-Unis fait reposer mon existence sur la violence. En tant que personne non-incarcérée, ma « liberté » ne peut être comprise que par opposition à la captivité d’autres personnes, comme mon frère, qui purge une peine de quarante ans en prison. Lorsqu’on considère la question de la sécurité [safety], on néglige souvent de s’interroger sur la co-constitution de la sécurité et de la violence. Il faut tenir compte du fait que la violence raciale est le revers invisible et nécessaire de la sécurité, particulièrement de celle des Blanc·hes. La sécurité nécessite la suppression ou la relégation de celleux qu’on considère comme une menace. La société civile blanche investit beaucoup d’énergie psychique dans l’effacement et l’abjection des corps sur qui elle projette des sentiments hostiles, afin de s’assurer un peu de tranquillité au milieu d’une violence généralisée.

Pour établir les fondations précaires des États-Unis, il fallut faire disparaître les peuples autochtones d’Amérique, et justifier ce geste par une association entre les corps autochtones et la saleté. Selon Andrea Smith, « cette “absence” est rendue effective par la transformation métaphorique des corps autochtones en une pollution de laquelle le corps colonial doit constamment se purifier »[44]. La liberté et la sécurité des Blanc·hes sont tributaires de cette violence fondatrice des États-Unis, mais les gens qui vivent en sécurité s’en souviennent rarement, car leurs vies sont organisées de manière à rendre cette violence invisible. Lorsque cette violence apparaît, elle est parfois considérée comme légitime et n’est pas qualifiée de violente (comme celle perpétrée par la police et les prisons). Les liens entre nos vies et l’atmosphère de violence généralisée sont immergés dans une toile complexe d’institutions, de structures et de relations économiques qui légalisent, normalisent, légitiment et – par-dessus tout – sont constituées de cette répétition de la violence.

L’abjection et la violence sexuelle

Dans la mesure où l’innocence sert à sélectionner les sujets avec qui l’on peut s’identifier ou montrer de l’empathie, elle régule aussi notre capacité à répondre aux autres formes de violence comme le viol et l’agression sexuelle. Lorsqu’une femme est violée, son passé sexuel est inévitablement utilisé contre elle, et sa chasteté sert de critère pour évaluer la véracité de ses allégations. Les femmes « débauchées », les travailleuses du sexe, les femmes sans-abri et les consommatrices de drogues ne sont pas considérées comme de véritables victimes lorsqu’elles sont violées – leur moralité est toujours remise en question (elles ne demandent toujours-déjà que ça). Dans les années 1980 et 1990, au sud de la Californie, les policiers avaient l’habitude de classer tous les signalements de viol et d’agressions sexuelles de travailleuses du sexe, de membres de gangs ou de toxicomanes dans un dossier marqué « NHI » : No Human Involved (aucun humain impliqué)[45]. Cette pratique policière attire l’attention sur la façon dont la violabilité d’une personne est toujours simultanément une inviolabilité, dans la mesure où le viol d’une personne qui n’est pas considérée comme humaine n’est pas considéré comme un viol. Seuls les « êtres humains » peuvent être violés. Par convention[46], on définit le viol comme une « relation sexuelle non consentie », puisque le consentement exige la participation de sujets en pleine possession de leurs moyens. Celleux qui ne sont pas considérés comme humain·es ne peuvent pas donner leur consentement, car la position subjective depuis laquelle iels pourraient exprimer leurs désirs n’est pas reconnue.

[L’individualité est-elle une condition préalable pour être en capacité de dire « non » et d’être entendue ? L’individualité est-elle une catégorie racialisée ? Les travaux de Dwight A. McBride sur les témoignages des esclaves montrent comment il leur était « impossible […] de parler de soi en tant qu’individus ». McBride poursuit en soutenant que la racialisation fonctionne de façon similaire dans nos sociétés : « cette logique explique en grande partie pourquoi les corps blancs font sens en tant qu’individus alors que les corps noirs – qui ont un accès restreint au statut d’individu – ne font presque jamais sens qu’au sein de corps représentatifs. Les expériences individuelles des esclaves – la terreur, la torture et la mutilation des corps – n’ont pas de sens en soi ».][47]

Ceci ne signifie pas que les corps qu’on a construits comme violables ne peuvent pas exprimer leur consentement ou refuser des activités sexuelles, mais simplement que leurs demandes sont inintelligibles, car elles s’expriment depuis une position extérieure à la « bonne » féminité (donc blanche).

Les femmes racisées sont considérées comme débauchées par nature et donc incapables d’accéder à la pureté qui est au cœur de la féminité blanche. Comme le rappelle Andrea Smith dans son livre sur la conquête de l’ouest, la violence sexuelle et le génocide des Premières Nations, les femmes autochtones ont plus de chances d’être violées que tous les autres groupes de femmes – et pourtant les médias et les tribunaux attirent systématiquement plus d’attention sur les viols de femmes blanches par des personnes racisés[48]. Les femmes immigrantes sans papiers sont particulièrement vulnérables à la violence sexuelle – non seulement parce qu’elles ne peuvent pas fuir ni dénoncer leur partenaire violent sous peine d’être déportées, mais également parce que la police et les agents d’immigration abusent souvent de leur pouvoir sur les femmes sans papier en les agressant, en les violant ou en menaçant de les déporter pour qu’elles se soumettent et gardent le silence. Les femmes noires sont aussi systématiquement ignorées par les médias et le système judiciaire. Selon l’avocate Kimberlé Crenshaw, « les femmes noires dénoncent moins souvent leurs viols, leurs dossiers ont moins de chances d’aboutir à des procès, leurs procès ont moins de chances d’aboutir à des condamnations et – fait assez perturbant – elles sont moins susceptibles de chercher conseil ou d’utiliser les ressources qui existent pour les aider et les orienter »[49]. Si les femmes noires dénoncent moins souvent les viols, c’est parce que l’intervention de la police se retourne souvent contre elles : les femmes racisées démunies qui font appel à la police pour des conflits conjugaux risquent de perdre la garde de leurs enfants, d’être arrêtées ou d’être agressées sexuellement par les policiers. Étant donné que les infrastructures existantes pour soutenir les survivantes (conseillers, foyers, etc.) répondent souvent aux besoins des femmes blanches et négligent les communautés racisées, il n’est pas surprenant que les femmes racisées y fassent moins souvent appel. Néanmoins, lorsqu’on se penche sur la façon dont la police, le système légal et les institutions négligent les populations les plus vulnérables, il semble nécessaire de critiquer l’idée que le principal problème serait la « négligence », ce qui supposerait que ces dispositifs sont neutres, que leur rôle serait de protéger les personnes opprimées et qu’ils devraient simplement mieux remplir leur mission. Au contraire, leur rôle est de maintenir l’ordre social et de protéger les intérêts des propriétaires blanc·hes. Si ces institutions sont elles-mêmes violentes, leur donner davantage de pouvoir n’aidera en rien les gens qui combattent l’ordre suprémaciste blanc, et cela tant que le racisme et le patriarcat régneront sur la société.

En fin de compte, même lorsqu’elle cherche à contester stratégiquement la violence subie par nos camarades, la politique de l’innocence a pour effet de circonscrire ceux et celles dont le corps est sacrifiable ou violable. L’utilisation d’une rhétorique de l’innocence pour s’opposer à la violence sexuelle nous piège en renforçant l’idée que les corps des femmes cis blanches seraient les seuls à ne pas pouvoir être violés, car seule la féminité blanche mérite la sanctification. [La sexualité des femmes blanches tire sa valeur de sa capacité à se distinguer des sexualités « déviantes » comme celles des femmes racisées.] Comme l’écrit Kimberlé Crenshaw, « dès l’origine, l’insistance des lois relatives au viol à décrire la chasteté comme une sorte de propriété appartenant aux femmes a diminué la sollicitude envers les victimes dont la chasteté avait été d’une manière ou d’une autre dévaluée »[50]. Lorsqu’une femme « abandonne » sa chasteté, elle n’en est plus la « propriétaire » et peut donc être « violée ». Quant aux femmes racisées, le fait qu’elles aient été historiquement associées avec la déviance sexuelle leur interdit de posséder cette « précieuse » chasteté.

[Des féministes libérales tentent aujourd’hui de se réapproprier cet accent mis par les premières lois sur le viol sur la sexualité des femmes comme « propriété ». Ces féministes cadrent le débat sur la santé des femmes l’avortement et le viol, autour de la notion du corps de la femme comme propriété. L’usage du corps comme d’une propriété personnelle à défendre est selon moi une idée contre-productive, car tous les corps n’ont pas la même valeur sociale. Les arguments des féministes libérales font écho aux arguments de ceux qui réclament le libre-échange et la non-intervention de l’État dans les questions de propriété privée (nos corps), car en tant que propriétaires, nous devrions être libres d’en user à notre guise. Pour être propriétaire de notre corps, il faut d’abord le transformer en une propriété – en une marchandise -, en concevant notre corporalité de manière à ce qu’elle puisse être conquise et expropriée. Le discours pro-choix, qui insiste sur le droit pour les femmes de faire ce qu’elles veulent de leur propriété, substitue simplement une stratégie individualiste et libérale orientée sur le choix à une stratégie collectiviste et émancipatrice. (En mettant en avant la question du choix en politique, on ignore la stérilisation forcée des femmes racisées et l’inégalité d’accès aux ressources médicales entre les femmes des classes moyennes et les femmes pauvres.) Là où les hommes blancs sont reconnus comme des sujets, les femmes et les personnes racisées doivent formuler leurs demandes en tant qu’objets – c’est-à-dire en tant que propriétés (ou si elles parlent en tant que sujets, elles doivent le traduire dans le langage des hommes blancs). Aux États-Unis, la loi ne reconnaissait à l’origine que les hommes blancs et leur propriété. Ces critères de reconnaissance restent en vigueur aujourd’hui – et nous devons les contester avec véhémence. Les féministes libérales essaient de gagner une certaine reconnaissance en se présentant à la fois comme propriété et comme propriétaire.]

Contre l’innocence

Le privilège donné à l’innocence se traduit par le refus d’écouter les personnes que l’État considère comme « coupables » ou « criminelles ». Quand nous faisons appel à l’innocence d’une victime, nous excluons toute forme de résistance qui déborde les limites de la loi pour nous allier au contraire avec l’État. On ignore ainsi que les véritables « ennemis » de la guerre contre la drogue ou de la guerre contre le terrorisme sont définis par la race, et que le sexe et la classe sociale déterminent qui mérite une reconnaissance légale. À l’apogée du mouvement Occupy, j’ai lu d’innombrables articles et rencontré beaucoup de gens qui voulaient contrôler les tactiques et les idées des individus qui ne se conformaient pas au modèle de résistance non violent. Cette tendance voulait fonder sa politique sur la position de la classe moyenne blanche déshéritée, quitte à éliminer, nier et dissocier du mouvement Occupy ses éléments « délinquants » ou radicaux, en condamnant les dégradations, les affrontements avec la police et – comme nous l’avons vu à Baltimore – les analyses anticapitalistes et anarchistes. Quand Amy Goodman[51] a demandé à Maria Lewis, une participante d’Occupy Oakland, ce qu’elle pensait des manifestants « violents », après que plus de 400 personnes aient été interpellées pour avoir tenté d’occuper un immeuble vacant, j’ai été ravie d’entendre Lewis réaffirmer la colère de ces personnes plutôt que de la taire :

Amy Goodman : Maria Lewis, on nous rapporte que les
manifestant·es étaient violent·es, qu’en pensez-vous ?

Maria Lewis : Tout à fait. Il y avait beaucoup de colère, et je crois que cette colère des manifestant·es dans la rue et leur réaction face aux événements reflétaient une colère généralisée à Oakland vis-à-vis de la trahison du système. Je crois que les gens réalisent chaque jour que l’économie s’effondre, que le chômage monte en flèche, qu’il y a de plus en plus de sans-abri et que le système économique et le capitalisme sont en train de nous détruire à Oakland. Et les gens sont vraiment en colère à cause de ça, et iels commencent à répliquer. Et je crois que c’est très stimulant.

Maria Lewis, dans un entretien avec Amy Goodman,
« Occupy Oakland: Over 400 Arrested as Police Fire Tear Gas, Flash Grenades at Protesters »,
Democracy Now, 30 janvier 2012.

Bien que son commentaire se cantonne toujours à formuler le problème dans les termes de la crise du capitalisme, la réponse de Lewis réarticule habilement les termes du débat : a) en soutenant immédiatement les actions ; b) en refusant de diviser le mouvement par l’intégration, au lieu de l’exclusion, des éléments « violents » ; c) en légitimant la colère et les désirs des manifestant·es ; et d) en axant le débat sur la nature structurelle du problème plutôt que de porter des jugements moraux sur des acteurs individuels. Autrement dit, Lewis rejette la politique de l’innocence et sa figure du « bon citoyen » collaboratif. Stokely Carmichael a donné une formulation brillante de cette idée en disant que « le moyen qu’utilise l’oppresseur afin d’empêcher les opprimé·es de recourir à la violence pour se libérer, c’est de soulever des questions éthiques ou morales sur celle-ci. Je voudrais affirmer ici, avec empathie, que dans toutes les sociétés, la violence n’est jamais morale ni éthique. Elle n’est jamais un bien ou un mal. Il s’agit simplement de savoir qui a le pouvoir de légaliser la violence ».[52]

La pratique consistant à sélectionner les cas moralement acceptables pour mettre en lumière la violence raciste exige d’autres corps noirs qu’ils meurent en silence. Elle relève donc d’un cadre qui renforce et dissimule les tendances actuelles du racisme. Même s’il est factuellement vrai de dire que Trayvon Martin n’était pas armé, ce fait ne devrait pas être rapporté avec un sentiment de satisfaction morale. Qu’aurait-on fait si Martin était vraiment armé ? Et s’il avait été capable de se défendre ? Si la situation avait mené à la mort de George Zimmerman plutôt qu’à celle de Martin, il est fort probable que l’opinion publique ne se serait pas indignée de la même manière. Avant l’acquittement de Zimmerman, beaucoup de gens à gauche avaient confiance dans l’idée que « justice serait rendue pour Trayvon », comme si le fait de jeter Zimmerman en prison pouvait compenser la mort de Martin. Une politique construite autour de critères qui définissent la légitimité d’une victime à partir d’un sacrifice passif est une politique qui exige la mort d’un homme noir pour devenir réalité. Il n’est donc pas surprenant que la population – ou même les grandes figures de la communauté noire – ne se soit pas levée pour soutenir CeCe McDonald, une transsexuelle noire qui a été reconnue coupable d’homicide involontaire. Un groupe de Blancs racistes et transphobes l’a attaquée, elle et ses ami·es, et elle s’est fait ouvrir la joue par un tesson de verre. Un homme blanc arborant un tatouage de croix gammée est mort dans l’altercation qui a suivi. Les femmes trans racisées qui tuent accidentellement leurs agresseurs sont criminalisées pour y avoir survécu. Quand Akira Jackson, une femme trans noire, a poignardé mortellement son conjoint qui l’avait violemment battue avec une batte de baseball, elle a été condamnée à trois ans de pénitencier pour meurtre.

En revanche, les cas qui impliquent une victime noire « innocente » (passive) fournissent une occasion de purification et d’ennoblissement moral à la conscience libérale des Blanc·hes, qui peuvent afficher leur rejet du racisme. Il importe de remettre en question l’utilisation de certains sujets racisés ou genrés pour fournir un soulagement émotionnel à la société civile blanche, ou pour fournir des analogies amplifiant la souffrance des Blanc·hes (« l’esclavage » étant la plus courante de ces analogies). Même s’il faut appuyer le fait que Troy Davis n’a pas tué l’agent de police Mark MacPhail, il faudrait sans doute se demander pourquoi l’opinion publique s’indigne de la mort d’un flic, mais pas de celle des 136 Afro-Américain·es tué·es par des policiers, des agents de sécurité ou des miliciens volontaires en 2012 seulement. Le fait de parler de ces meurtres ne les annulera pas. Défendre la « bonne ligne » ne fait rien pour changer la réalité si l’on ne place pas nos corps au même endroit que nos paroles. Comme le dit Spivak, « notre objectif ne saurait être de surveiller constamment notre langage »[53].

Rejeter la politique de l’innocence, ce n’est pas simplement adopter une certaine posture ou une perspective théorique : c’est une position vécue.

 

[1] « Charges Dropped Against 5 in luvenile Offender’s Death », CBS Baltimore, 29 mars 2012.

[2] Frank Wilderson, « Gramsci’s Black Marx: Whither the Slave in Civil Society? », Social Identities, vol. 9. no 2, 2003.

[3] Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Paris, François Maspero, 1961.

[4] Lisa Marie Cacho, Social Death: Racialized Rightlessness and the Criminaliziation of the Unprotected, New York University Press, 2012

[5] Saidiya V. Hartman et Frank B. Wilderson, « The Position of the Unthought », op. cit.

[6] Ruth Wilson Gilmore, « Race, Capitalist Crisis, and Abolitionist Organizing », in Jenna M. Loyd, Matt, Mitchelson et Andrew Burrige, Beyond Walls and Cages, Prisons, Borders, and Global Crisis, Athens, University of Georgia, 2012.

[7] Avery F. Gordon, « Methodologies of Imprisonment », PMLA 123, no 3, 2008.

[8] “Justice means ‘just-us-white-folks.” H. Rap Brown (Jamil Abdullah Al-Amin), Die, Nigger, Die!: A Political Autobiography, Chicago, Lawrence Hill Books, 2002.

[9] Loïc Wacquant, « Social Identity and the Ethics of Punishment », Center for Ethics in Society. Stanford University, 2007.

[10] La National Association for the Advancement of Colored People a été fondée en 1909 notamment par W.E.B. Du Bois. C’est l’une des organisations de défense des droits civiques les plus anciennes et les plus influentes aux États-Unis. Jusqu’aux années 1970, cette association organisera plusieurs campagnes pour défendre les droits des Afro-Américains, par exemple en combattant les lynchages et la ségrégation raciale. La campagne la plus mémorable de la NAACP fut sans doute le mouvement de boycott des autobus publics pour s’opposer à la ségrégation raciale dans les transports publics de Montgomery, en Alabama, à la suite de l’acte de désobéissance de la militante Rosa Parks en 1955.

La National Urban League a été fondé en 1910 dans le contexte de l’exil et de la migration de milliers d’Afro-Américains du sud vers le nord des Etats-Unis. Cette ligue a notamment joué un rôle important pour réduire les obstacles à l’embauche des Noirs lors de la Grande Dépression.

[11] Loïc Wacquant, « Social Identity and the Ethics of Punishment », op. cit.

[12] Loïc Wacquant, « Symbiose fatale. Quand ghetto et prison se ressemblent et s’assemblent » Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 4, 2001.

[13] Ibid.

[14] Cf. Cassandra Shaylor, « « It’s Like Living in a Black Hole »: Women of Color and Solitary Confinement in the Prison Industrial Complex », New England Journal on Criminal and Civil Confinement, vol. 24. no 2, 1998.

[15] Le mouvement international Take Back the Night (Réclamer la nuit) a fondé en 1975 à Philadelphie, par une grande manifestation à la suite de l’assassinat de Susan Alexander Speeth, poignardée alors qu’elle rentrait seule à son domicile. Le mouvement vise à mettre fin à la violence sexiste et sexuelle, relationnelle et domestique sous toutes ses formes et à soutenir les survivant·es. https://takebackthenight.org/

[16] Cité dans « From Civility to Self-Defense: Modern Advice to Women on the Privileges and Dangers of Public Space », vol.39, no 1, 2011.

[17] Mary Conroy, The Rational Woman’s Guide to Self-Defense, New York, Grosset & Dunlap, 1975.

[18] Georgina Hickey, « From Civility to Self-Defense: Modern Advice to Women on the Privileges and Dangers of Public Space », WSQ: Women’s Studies Quarterly, vol. 39, no 1, 2011.

[19] Kristin Bumiller, In an Abusive State: How Neoliberalism Appropriated the Feminist Movement Against Sexual Violence, Durham, Duke University Press, 2009.

[20] Loïc Wacquant, « Symbiose fatale. Quand ghetto et prison se ressemblent et s’assemblent », op.cit.

[21] Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Éditions du Seuil, 1952.

[22] Saidiya V. Hartman et Frank B. Wilderson, “The position of the Unthough », op. cit.

[23] Slavoj Žižek, « Shoplifters of the World Unite », London Review of Books, 11 août 2011 ; Zygmunt Bauman, « The London Riots – On Consumerism coming Home to Roost », Social Europe Journal, 9 août 2011.

[24] Gayatri Chakravorty Spivak et Harasym Sarah, The Post-Colonial Critic, New York, Routledge. 1990.

[25] Ces émeutes ont éclaté le 29 avril 1992, après que quatre policiers aient été acquittés de l’accusation d’avoir tabassé Rodney King, un homme noir, après une course-poursuite. Durant les 6 jours d’émeute, 63 personnes sont mortes, plus de 2000 ont été blessées, plus de 12000 arrêtées et la situation n’a été maîtrisée qu’après l’intervention de l’armée américaine, de la garde nationale californienne de de plusieurs agences fédérales.

[26] Zoe Williams, « The UK Riots: The Psychology of Looting », The Guardian, 9 août 2011.

[27] « London Rioters: « Showing the Rich We Do What We Want » », BBC News, 9 août 2011.

[28] Marina Gržinić, « Necropolitics by Achille Mbembe: Extended Essay on the Book », Filozofski Vestnik, 2021

[29] Achille Mbembe, « Nécropolitique », Raisons politiques, 2006, vol. 1, no 21.

[30] Michel Foucault, Surveiller et punir, op.cit.

[31] Joy James, Resisting State Violence. Radicalism, Gender, and Race in U.S. Culture, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1996.

[32] https://sites.google.com/site/theoriecommuniste/home

[33] Maya Andrea Gonzalez, «La communisation et l’abolition du genre », Agitations, mars 2019, https://agitationautonome.com/2019/03/20/1a-communisation-et-labolition-du-genre

[34] Frank B. Wilderson, « The Prison Slave as Hegemony’s (Silent) Scandal », Social Justice: A Journal of Crime, Conflict & World Order, vol. 30, no 2, 2003.

[35] Orlando Patterson, Slavery and Social Death: A Comparative Study, Cambridge, Harvard University Press, 1982.

[36] Christopher Kyriakides et Rodolfo D. Torres, Race Defaced: Paradigms of Pessimism, Politics of Possibility, Stanford, Stanford University Press, 2012.

[37] Edward Ericson, « Occupy Baltimore Makes Up a Movement as It Goes Along », City Paper, 12 octobre 2011.

[38]Jessi Lee Jackson et Erica R. Meiners, « Fear and Loathing:  Public Feelings in Antiprison Work », Women’s Studies Quarterly, vol. 39, no 1-2, 2001.

[39] « No Safer Spaces 2011 ». Politics – CphQueerfestival. 2011. http://www.queerfestival.org/politics.html

[40] Maya Andrea Gonzales, « La communisation et l’abolition du genre », op. cit. ; Tiqqun « Thèses sur la communauté terrible », http://erroriste.free.fr/Brochures/TiqComInv/Th%E8ses-communaut%E9Terrible.pdf ; Nina Power, La Femme unidimensionnelle, Paris, Les Prairies ordinaires, 2010.

[41] Nikhil Pal Singh. Black is a Country, Cambridge, Harvard University Press, 2005.

[42] Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, op. cit.

[43] Stokely Carmichael, Stokely Speaks. From Black Power to Pan-Africanism, Chicago Review Press, 2007.

[44] Andrea Smith, Conquest: Sexual Violence and American Indian Genocide, Cambridge, South End Press, 2005.

[45] Cf. Amy Scholder, Critical Condition: Women on the Edge of Violence, San Francisco, City Lights, 1993, et l’essai d’Elizabeth Sisco, « NHI – No Humans Involved », allocution au symposium “Critical Condition — Women on the Edge of Violence”, San Francisco Cameraworks, 1993.

[46] Le New Oxford American Dictionary livre une définition particulière du viol : « le crime, commis par un homme, de forcer une autre personne à avoir des rapports sexuels avec lui sans son contentement et contre sa volonté, souvent par la menace ou l’usage de violence contre elle ». Dans quelle mesure cette définition normalise-t-elle la violence masculine en définissant le viol comme intrinsèquement masculin ?

[47] Dwight A. McBride, Impossible Witnesses: Truth, Abolitionism, and Slave Testimony, New York, New York University Press, 2001.

[48] Andrea Smith, Conquest, op. cit.

[49] Kimberlé Crenshaw, “Mapping the Margins: intersectionnality, Identity Politics, and Violence against Women of Color”; Stanford Law Review, vol. 43, no 6, juillet 1991.

[50] Kimberlé Crenshaw, « Mapping », op. cit.

[51] Amy Goodman est une journaliste et éditorialiste progressiste célèbre. Elle anime l’émission indépendante quotidienne Democracy Now!, qui combine journalisme d’information et d’investigation, analyse et critique politique. Elle est centrée sur les mouvements sociaux et les luttes, surtout non-violentes, pour la justice sociale et l’environnement, ainsi que sur la critique de la politique étrangère américaine. L’émission est largement diffusée sur internet et sur des stations de radio et chaines de télé à travers le monde.

[52] Stokely Carmichael, Stokely Speaks, op. cit.

[53] Gayatri Chakravorty Spivak et Harasym Sarah, The Post-Colonial Critic, op. cit.