Y’en a pas une sur cent – Marianne Enckell

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Texte sur le site de Réfractions

Texte de la brochure :

En février 1999, les femmes libertaires d’Amérique latine avaient organisé une réunion à Montevideo. Le dernier jour elles se sont rendues au centre-ville, tout de noir vêtues selon la mode imposée par les talibans, pour rendre hommage à la résistance des femmes ailleurs dans le monde et protester contre l’oppression des femmes afghanes. Les passants se sont arrêtés; alors, sans hésiter, elles se sont dévêtues et ont terminé leur manifestation, nues comme au premier jour. Faut le faire.

Il y a quelques années, le CIRA, le Centre international de recherches sur l’anarchisme à Lausanne, a monté une exposition sur quelque vingt-cinq femmes anarchistes dont il conserve des écrits. Depuis lors, nous avons repéré au moins une soixantaine de femmes auteures, certaines féministes, d’autres non. Je leur donne la parole, elles parlent mieux que je ne saurais le faire. Y en a pas une sur cent… et pourtant elles existent, les femmes anarchistes (comme aurait pu le chanter Léo Ferré), et elles sont bien plus nombreuses que celles présentées ici. Nos grands-mères, ce ne sont pas seulement Louise et Emma !

Je ne connais rien de plus odieux, de plus révoltant, qu’une femme qui répond quand on lui parle de féminisme : « Le féminisme, ça ne m’intéresse pas, je n’en ai pas besoin. »

Nelly Roussel, Paroles de combat et d’espoir, 1919.

Dans l’Argentine de la fin du XIXe siècle, une forte croissance économique et l’afflux d’immigrants venus d’Europe favorisent la naissance d’un mouvement ouvrier militant et radical. Les anarchistes y ont la part belle, qui publient une vingtaine de journaux en espagnol, en français, en italien. La Voz de la Mujer, publiée à Buenos Aires en 1896, à 1000 ou 2000 exemplaires, et distribuée de manière semi-clandestine dans les villes principales du pays, critique férocement les compagnons et leur «féminisme» hypocrite. « Ni dieu, ni maître, ni mari ! » clament les rédactrices, Pepita Gherra, Luisa Violeta, Virginia Bolten (« la Michel rosarina »), Teresa Marchisio. Militant pour l’amour libre et le communisme anarchiste, elles s’en prennent violemment à l’Église et aux curés, elles encouragent au boycott et à l’action directe.

Compagnons et compagnes, salut ! Voici : Lasses de tant de pleurs et de misères, lasses du cadre permanent et désolant que nous offrent nos malheureux enfants, tendres morceaux de notre cœur, lasses de réclamer et de supplier, d’être le jouet du plaisir de nos infâmes exploiteurs ou de vils époux, nous avons décidé de lever la voix dans le concert social et d’exiger, oui, d’exiger notre part de plaisir au banquet de la vie.

La Voz de la Mujer, Buenos Aires 1896, rééd. 1997.

Leur colère n’a sans doute pas pris fin avec la cessation du journal, due à des raisons financières. Elles avaient probablement été influencées par les Espagnoles Soledad Gustavo, Teresa Claramunt, par les Françaises Flora Tristan ou Marguerite Durand. Il n’empêche que c’est vraisemblablement le premier journal de femmes anarchistes,

Il y en eut plusieurs autres par la suite : citons L’Exploitée (Lausanne, 1907­1908) de Margarethe Faas-Hardegger, Tian Yi Bao (Justice naturelle, Tokyo, en chinois, 1907) de He Zhen et de son compagnon, The Woman Rebel (New York, 1914) de Margaret Sanger, Seiko (Bas-Bleu, Japon, vers 1920) de Noe Ito – puis bien sûr Mujeres libres en Espagne depuis 1936.

Mais les femmes ont aussi été actives dans le mouvement anarchiste quand elles se sentaient suffisamment autonomes pour être aux côtés des hommes. Ce qui n’est pas si facile, comme en témoigne Rirette Maitrejean:

J’avais à prendre une étiquette. Serais-je individualiste ou communiste? Je n’avais guère le choix. Chez les communistes, la femme est réduite à un tel rôle qu’on ne cause jamais avec elle, même avant. Il est vrai que chez les individualistes, ce n’est guère différent. L’individualisme, pourtant, eut mes préférences. Je n’en dirais pas autant de l’illégalisme. J’en trouve les risques peu proportionnés aux avantages.

Rirette Maitrejean, Souvenirs d’anarchie [1913],
rééd. La Digitale, 2005.

La condition féminine

Un des premiers soucis des femmes anarchistes, qu’elles écrivent dans les journaux, dans des brochures ou dans des lettres, c’est bien sûr la condition des femmes dans leur société et à leur époque. J’en citerai seulement deux, une Suédoise et une Espagnole. Moa Martinsson, collaboratrice du journal syndicaliste suédois Arbetaren, écrivait à Elise Ottesen Jensen vers 1923:

Essaie d’imaginer la vie que nous menons, femmes d’ouvriers perdues dans une lointaine province. Jamais une occasion d’entendre de la bonne musique, ni d’assister à un exposé instructif, utile pour les femmes. La vie quotidienne, c’est: repas, vêtements, rapiéçages, et le potager et le cochon, et c’est à peine si nous savons si la terre est ronde ou carrée… Quand nos fils voient que nous ignorons tout de ce qui n’est pas le foyer, ils commencent à mêler un peu de mépris à leur affection. Et cette supériorité se retrouve quand à leur tour ils ont pris femme, et qu’elle cherche à connaître un peu de ce qui se passe dans le monde.

Cité dans Arbetaren, en fri tidning, Stockholm 1980.

Et une des fondatrices de Mujeres Libres, Lucia Sanchez Saornil, intervenait ainsi en 1935 dans Solidaridad Obrera:

On ne discute plus comme au siècle passé pour savoir si la femme est supérieure ou inférieure : on affirme qu’elle est différente. Il ne s’agit plus d’un cerveau d’un poids ou d’un volume plus ou moins grand, mais de quelques petits corps spongieux qui impriment un caractère particulier à l’être, déterminant son sexe et, par là, ses activités sociales.

Si je n’ai rien à objecter à cette théorie sous son aspect physiologique, j’ai par contre beaucoup à dire quant aux conclusions que l’on prétend en tirer. La femme est différente? D’accord. Bien que cette diversité ne soit peut-être pas due autant à la nature qu’au milieu ambiant dans lequel elle a évolué. […] On considère la femme actuelle comme une espèce achevée, sans tenir compte du fait qu’elle n’est que le produit d’un milieu perpétuellement coercitif et que, si les conditions primaires étaient rétablies, il est presque sûr que l’espèce se modifierait ostensiblement, ridiculisant les théories d’une science qui prétend la définir. […]

En lui donnant la qualité de valeur passive, vous dédaignez la femme comme valeur déterminante dans la société. Vous dédaignez l’apport direct d’une femme intelligente pour un fils peut-être inepte. Je répète qu’il faut rendre aux choses leur vrai sens. Que les femmes soient femmes avant tout: c’est seulement si elles sont femmes que vous aurez les mères dont vous avez besoin.

« La cuestión femenina en nuestros medios »,
Solidaridad Obrera, 1935.

Organiser les femmes

Pour s’en sortir, il faut que les femmes s’organisent. Il y a plusieurs manières de le faire, il y a d’abord la vieille méthode de Lysistrata, la grève du lit. Madeleine Vernet la repropose en 1905 avec emphase (Cariatides, 1905):

Non, nous ne voulons plus de maîtres, ni d’esclaves,
ont déclaré jadis les manants révoltés.
Eh bien ! Femme, à ton tour, clame tes volontés,
revendique tes droits et brise tes entraves.
De fières sœurs déjà t’ont montré le chemin,
suis leurs pas aux sentiers de colère et de haine
car l’amour ne se peut où se montre la chaîne.
Abandonnons l’amour, ô sœurs, jusqu’à demain
et suivons fièrement la Révolte intrépide.
Vers le ciel fulgurant, vers l’horizon vermeil,
conquiers donc ta part d’air pur et de soleil.
ô femme ! Et fais tomber ton fardeau, cariatide !

Une autre pionnière de la contraception et de la liberté des femmes à disposer de leur corps, Margaret Sanger, a publié à New York en 1914 un petit journal (The Woman Rebel, New York 1914, rééd. 1976), saisi presque à chaque numéro:

Les femmes rebelles réclament :
le droit à la paresse,
le droit d’être mère célibataire,
le droit de détruire,
le droit de créer,
le droit d’aimer,
le droit de vivre.

L’Exploitée de Margarethe Faas-Hardegger (Berne, 1907-1908, rééd. Noir, 1977) est quant à lui le premier journal qui s’adresse aux femmes syndicalistes, tant sur des questions proprement féminines (exploitation, harcèlement, contraception) que pour les inviter à célébrer le Premier Mai:

Allons, femmes qui travaillez dans les usines, les ateliers et les ménages: prenez un jour de liberté ! Cessez de travailler !… Sortons aujourd’hui de toutes les maisons qui nous étranglent: de l’usine bruyante, de l’atelier plein de poussière, du domicile à plafond oblique, sortons toutes ! Prenons nos enfants par la main et allons nous asseoir sur les prés verts, au bord des forêts et, en commun avec les camarades qui pensent comme nous et qui désirent ce que nous désirons, fêtons la journée prolétarienne !

He Zhen fut rédactrice d’un des premiers journaux anarchistes chinois, Justice naturelle, publié en exil à Tokyo en 1907.

La majorité des femmes sont déjà opprimées par le gouvernement et par les hommes. Le système électoral accroît leur oppression en y ajoutant un troisième groupe dominant, les femmes d’élite… Lorsque quelques femmes au pouvoir dominent la majorité des femmes sans pouvoir, cela produit des inégalités de classe parmi les femmes. Si la majorité des femmes ne veulent pas être contrôlées par les hommes, pourquoi vouloir être contrôlées par des femmes? Au lieu de concurrencer les hommes au pouvoir, les femmes devraient renverser la domi­nation des hommes, qui deviendront alors les égaux des femmes. Il n’y aura plus ni femmes soumises ni hommes soumis. C’est cela, la libération des femmes.

Cité in Robert Graham, Anarchism, a documentary history,
Montréal 2005.

Le 8 mars, c’est le Premier Mai des femmes, quoi qu’en dise la mode actuelle d’en faire une journée œcuménique. Message radio des matelots de la ville insurgée de Kronstadt, le 8 mars 1921:

Aujourd’hui, le monde entier est en fête. C’est la Journée des Travailleuses. C’est sous le tonnerre des canons que nous autres, ceux de Kronstadt, envoyons notre fraternel salut aux ouvrières du monde entier. Écoutez tous, de loin et de près ! Comprenez que votre liberté, à vous, est aussi un enjeu de la lutte soutenue à Kronstadt. Puissiez-vous conquérir bientôt l’émancipation sociale de toute forme de violence et d’oppression. En 1917, nous avons cru l’avoir obtenue. C’était une erreur. Mais pour vous comme pour nous, il n’est pas encore trop tard. Ici, nos ouvrières, nos femmes sont menacées. N’oubliez pas que vous êtes en communion avec nous, unis toujours par le destin. Vive la révolution sociale à travers le monde entier ! Nous vous envoyons notre salut, libres travailleuses révolutionnaires !

Janis Bogdanow, Ceux de Kronstadt, traduit de l’allemand, Gallimard 1962.

En Allemagne, il a existé de 1921 à 1930 une alliance féminine (Syndikalistische Frauenbund) au sein de l’organisation syndicaliste révolutionnaire Freie Arbeiter-Union Deutschlands, qui s’adressait essentiellement aux « ménagères », ignorées par les syndicats.

Les dix commandements de la syndicaliste :

    1. Instruis-toi dans tous les domaines de la connaissance. Savoir, c’est pouvoir.
    2. Lis attentivement ton journal Frauenbund et tous nos bons livres et brochures.
    3. Refuse de donner ta voix aux élections.
    4. Sors de l’Église. Sors tes enfants de l’instruction religieuse : l’Église sert les riches et les puissants.
    5. Vis de manière socialiste à la maison : dans l’égalité, la liberté et l’amour avec ton homme et tes enfants.
    6. Élève tes enfants comme des êtres libres, dans l’esprit des sciences naturelles.
    7. Pratique l’entraide avec tes voisins et dans la communauté.
    8. Participe à toutes les tâches de l’Alliance féminine.
    9. Soutiens tous les combats de tes camarades prolétaires pour le progrès et la liberté.
    10. Recrute sans cesse et partout de nouvelles militantes pour l’Alliance féminine syndicaliste.

À La Paz, en Bolivie, au sein de la Fédération ouvrière locale, fortement teintée d’anarchisme, se sont organisés dans les années vingt des syndicats de fleuristes, de femmes de ménage, de vendeuses au marché. Catalina Mendoza et Petronilla Infantes racontent, soixante ans plus tard :

Cette époque, quelle merveille ! L’organisation était ici, là, partout. Le Premier Mai, il fallait voir comment nous sortions, les femmes, réunies par lieu de travail, par fédération […] Nous étions avec les copains, les femmes étaient organisées de leur côté et les hommes aussi, en syndicats entièrement d’hommes, les mécanos, les tailleurs… et nous manifestions ensemble. Ah, quelle merveille c’était !

D’abord, il fallait être nous-mêmes, sans discrimination. Pour ça, on se respectait les unes les autres, entre compagnes comme entre compagnons, et aussi les copines avec leurs époux, elles ne disputaient pas comme ça se passe dans d’autres foyers où on s’envoie des coups, où la femme griffe, lance des bouteilles, nous on ne connaissait pas ça… Le syndicat, il était libre, avec les anarchistes, les anarcho-syndicalistes. Ça veut dire qu’on veut être libre, contrôler notre mode de vie, avoir la liberté dans la voix. Nous nous étions organisées de telle manière que personne ne nous dirigeait ni ne nous disait où aller.

Zulema Lehm A., Silvia Rivera C.,
Los artesanos libertarios y la ética del trabajo, La Paz 1998.

Le couple, le sexe

Il existe un certain nombre de textes d’hommes anarchistes sur l’amour libre; mais il n’est pas étonnant que les femmes anarchistes parlent ouvertement de la vie de couple et de la famille, des passions et des problèmes, de la prostitution, du corps, du sexe.

La condition sexuelle est mille fois plus importante pour nous que toute autre, à cause de l’interdit qui la frappe, à cause de son rôle direct dans notre vie quotidienne, à cause de son prodigieux mystère et des redoutables conséquences qui découlent de la méconnaissance que nous en avons.

Voltairine de Cleyre, vers 1900; in Selected Works,
New York 1914.

La vie de couple n’est pas facile, estime Madeleine Pelletier (L’Amour et la maternité, Paris 1923):

Le couple n’est pas formé d’un maître et d’une servante, mais de deux camarades unis par le lien de l’amour. Je ne doute pas qu’il faille de longues années avant que les hommes aient perdu l’habitude de se faire servir par leur femme. Les femmes accéléreront cette évolution en développant en elles le sentiment de la dignité et de la valeur personnelle.

En témoigne froidement Catherine Brechko, parlant de la Russie de 1871 (Hidden Springs of the Russian Revolution, Stanford 1931):

J’avais 26 ans et nous avions, mon mari et moi, la vie devant nous. J’ai voulu lui parler franchement. Je lui ai donc demandé s’il était prêt à supporter l’exil ou la mort pour la cause de la liberté. Il a dit non. Alors je l’ai quitté.

Le principe, ou le choix, de l’amour libre est théorisé par de rares femmes, notamment Madeleine Vernet qui part surtout en guerre contre le mariage et la prostitution – il est sûrement mis en pratique par des personnes bien plus nombreuses. Dans un texte récemment réédité (L’Amour libre, La Question sociale 7, Bogny 1997), une vieille dame, Madeleine Després, témoigne simplement et honnêtement vers 1908 :

J’ai pratiqué la liberté de l’amour, sans ostentation, mais non pas en hypocrite; je n’ai jamais voulu me lier définitivement à un compagnon, plus par tempérament, j’imagine, que par conviction. J’ai cohabité parfois avec l’homme que j’avais choisi pour compagnon… j’ai préféré, le plus souvent, garder mon chez moi, être libre de recevoir qui me plaisait… Je n’ai jamais accepté qu’on me conte fleurette sans poser la question préalable de la sauvegarde de ma liberté.

Mais il y a aussi, dans l’histoire de l’anarchisme, les couples apparemment réussis: Lucy et Albert Parsons, Milly Wittkop avec Rudolf Rocker, Mollie Steimer et Senya Flechine, Ida Mett avec Lazarévitch, Lola Iturbe et Juanel, Marie Equi et Harriet Speckart, Clara et Paul Thalmann, il y en a parmi la rédaction et probablement parmi les lectrices et les lecteurs de cette revue…

La Brésilienne Maria Lacerda de Moura dédicace son œuvre militante et provocatrice

à mon Carlos, qui sut comprendre toute la grandeur de mon idéalisme de penseuse impénitente, qui est digne de ma profonde reconnaissance par la façon dont il a renoncé aux préjugés pour que nous ayons une vie conjugale sans aucune vulgarité, pour son dévouement et sa loyauté exceptionnels – à mon plus grand ami, mon baiser le plus affectueux et le plus fraternel. Notre vie est le meilleur exemple que la véritable émancipation féminine n’est point la destruction du foyer, au contraire: lorsque hommes et femmes se rendent dignes les uns des autres, par la supériorité morale, lorsqu’ils s’élèvent aux hauteurs d’un grand amour qui exalte et purifie, comprenant la signification de l’existence, alors ils savent pourquoi les précurseurs se sacrifièrent pour une idée.

Maria Lacerda de Moura, A mulher e una degenerada, 1924.

Saluons aussi les femmes muettes, celles qui n’ont qu’une demi-mémoire parce qu’elles ont passé la moitié du temps à la cuisine pendant que les compagnons discutaient, comme me l’a raconté Esther Dolgoff, comme je l’ai vécu chez Coucou Bösiger, mémoires de leurs hommes, mères nourricières, femmes de l’ombre qui n’ont pas revendiqué d’autre place.

Femmes non « féminines »

Certaines se sont trouvées devant le choix ou de militer, ou de vivre une vie de couple, de famille. Louise Michel, par exemple, qui disait:

Si l’égalité des sexes était retenue, ce serait une belle brèche dans la bêtise humaine,

avouait aussi:

Il y a longtemps que j’ai fait le sacrifice de ma personne et que le niveau a passé sur ce qui peut m’être agréable ou désagréable. Je ne vois plus que la Révolution… C’est elle que je servirai toujours; c’est elle que je salue…

Quant à l’Italienne Nella Giacomelli, elle écrit à un ami en 1906:

La question sociale m’occupe beaucoup. Elle me passionne, enfin, la part la meilleure de moi. Réfractaire à l’amour, méfiante envers les hommes, sans curiosité pour la vie que j’ai connue trop triste et injuste pour l’apprécier, j’ai engagé toute l’énergie de mon âme et de mon intelligence dans la propagande pour les idées socialistes.

Lettre à Jacques Gross, CIRA.

Mollie Steimer enfin:

C’est à la réalisation de cette idée que je consacre toute mon énergie et que j’offrirais ma vie si nécessaire.

Mollie Steimer, Toda una vida de lucha, Mexico 1980.

Éducation

À quoi consacrent-elles donc tant d’énergie, tant d’intelligence ? Souvent à l’éducation et à la propagande. À la fin du XIXe siècle les jeunes sœurs anglaises Olivia et Helen Rossetti prônent une éducation qui enseignerait aux opprimés à bien comprendre d’où vient le mal et quels sont leurs droits et leurs devoirs. La révolution sociale devra être internationale pour abolir toute haine mesquine et toute fierté nationale indue. (Cité par Hermia Oliver, The International Anarchist movement in late Victoria London, New York 1983.)

Emilie Lamotte, institutrice, propagandiste de la contraception, conférencière inlassable, a vécu et enseigné à la Colonie libertaire de Saint-Germain entre 1906 et 1908.

À l’école primaire, il s’agit de fabriquer des esclaves perfectionnés, il est impossible de le nier. […] Si au lieu de considérer l’enfant comme un être auquel nous devons infuser la science que nous possédons, et qu’attestent les diplômes, nous le considérions hardiment comme un génie à qui nous devons fournir la matière de ses découvertes et les instruments de ses expériences, le résultat serait une moisson de génies.

L’éducation rationnelle de l’enfance, 1912.

Etta Federn, une ancienne du Syndikalistische Frauenbund allemand, émigrée en Espagne, estime (Mujeres de las Revoluciones, Barcelone 1938) qu’il faut s’atteler dès aujourd’hui à la tâche, éduquer les enfants dans la liberté, loin de toute peur et de toute anxiété.

Parents, si vous êtes pour la Révolution et pour l’esprit libertaire, chassez les craintes, les châtiments et les menaces loin de vos foyers et de l’éducation. Faites de vos enfants des êtres de valeur, libres et sans crainte.

Maria Rygier critique toutefois les écoles Ferrer pour leur angélisme:

Ce qui manque à notre prolétariat, ce n’est pas le désir d’un monde meilleur, c’est seulement la foi dans sa possibilité de réalisation; si la foi manque, c’est qu’il manque l’audace de la lutte pour la conquête de ce monde tant désiré. Or la lutte se nourrit de violence, de haine, s’appuie sur les instincts primitifs du genre humain forgés par un passé cruel, rouge de sang… Les Écoles modernes peuvent-elles être les instigatrices de la haine révolutionnaire sacrée qui démolit pour construire ? Non, cent fois non !

« A proposito di scuole moderne », Il Pensiero, Rome 1910.

Action directe

En effet, écrit Lucy Parsons en 1905,

la charité ne peut pas libérer le peuple. Il doit le faire lui-même. Tout comme un petit groupe de révolutionnaires isolés ne peut agir au nom des masses. Celui qui veut être libre doit frapper lui-même. […] Ma conception de la grève de l’avenir, cela n’est pas faire grève et continuer de crever de faim, mais faire grève et prendre possession de la production.

Cité par Carolyn Ashbaugh,
Lucy Parsons, an American revolutionary, Chicago 1976.

Certaines femmes ne craignent donc pas l’action directe, elles l’aiment d’amour peut-être, comme cela arrive à bien des compagnons, « amants passionnés de la liberté» et de la révolution. Mother Jones raconte vers 1930, à l’âge de 100 ans, une vie de plaies et de bosses à organiser les mineurs et les ouvriers agricoles aux Etats-Unis (Autobiography, Chicago 1976); en voici un très court extrait.

Alors j’ai organisé une armée de ménagères. Au jour fixé, elles devaient sortir de leur maison, avec leurs balais et leurs seaux d’eau, pour chasser les briseurs de grève. Une Irlandaise a pris le commandement de cette « armée », elle tapait avec un marteau sur une poêle à frire et faisait peur aux mulets qui arrivaient avec les jaunes et le charbon. Le shérif ayant tenté de la calmer, elle lui a tapé sur la tête avec sa casserole, et toute son « armée » s’est mise à gueuler. Le shérif est tombé dans le ruisseau, les mules ont paniqué et les jaunes ont pris la fuite…

May Picqueray assiste à une conférence de Sébastien Faure vers 1920 (May la Réfractaire, Paris 1979, rééd. 2003):

Nous nous aperçûmes très vite que des éléments perturbateurs s’étaient faufilés dans nos rangs, qu’ils ne tarderaient pas à se manifester. Près de moi, un grand gaillard bourrait son chapeau de papier, ce qui présageait la bagarre. Je l’avais à l’œil. J’avais enfilé sous la manche de ma veste, maintenue à mon poignet droit, une petite matraque de caoutchouc dont un camarade m’avait fait présent pour me défendre si besoin était.

Soudain une pluie de boulons gicla sur les glaces qui ornaient la salle et des cris d’orfraie jaillirent d’un peu partout. Mon voisin vidait ses poches avec acharnement. Je montai sur ma chaise pour pouvoir l’atteindre (il était grand et je mesure 1 m 55) et parvins à lui flanquer un coup de matraque sur le nez pour le calmer.

J’ai dû lui faire très mal, car il cessa son manège et essaya de se diriger vers la sortie. Ses copains firent de même, ayant rempli leur « mission ». Mais les anars ne sont pas manchots : de rudes gaillards les cueillirent à la sortie et leur flanquèrent une dégelée en rapport avec le montant des dégâts que nous devions payer de notre poche, par solidarité avec l’organisateur.

Tel fut mon baptême du feu. Je n’étais pas encore admise chez les anars. Cette bagarre me décida.

Elizabeth Gurley Flynn, celle que chante Joe Hill (The Rebel Girl, Autobiography, New York 1955), est restée dans les mémoires comme une oratrice légendaire, mais ses débuts n’avaient pas été faciles:

Quand je suis arrivée à Spokane en décembre 1909, le comité composé uniquement d’hommes a été déconcerté en apprenant que j’étais enceinte. […] À cette époque, les femmes enceintes se cachaient d’habitude. « Ça n’est pas beau à voir. Et puis Gurley va avoir ce bébé sur le podium, si elle ne fait pas attention !» Un beau jour, en route vers les locaux des IWW, j’ai été arrêtée, inculpée de «conspiration pour inciter les hommes à violer les lois» et placée dans la prison locale. J’ai passé la nuit seule et ai été relâchée le lendemain sur parole.

Les brutalités policières à Spokane avaient été si fréquentes que mes camarades étaient inquiets pour moi. J’ai alors porté un coup aux autorités en décrivant dans le numéro suivant du Industrial Worker mon expérience d’une nuit en prison. Tout le tirage du journal a été confisqué. Mais l’histoire a fait le tour des lieux et des centaines de protestations sont arrivées. J’ai raconté mon histoire au Club des femmes local, et elles ont exigé qu’une gouvernante soit nommée à la prison.

En 1945, Marie-Louise Berneri raconte à son compagnon, alors en prison:

Lundi matin, nous sommes allés à un meeting en plein air, et ils m’ont persuadée de prendre la parole. Tu sais que je n’avais jamais parlé en plein air auparavant, et c’était plutôt bizarre. Quand j’y pense, je me demande encore comment j’ai pu monter sur cette petite chaise et faire un discours. Ils m’ont tous dit que je m’étais très bien débrouillée, mais les camarades sont si gentils que je ne sais pas s’il y a quoi que ce soit de vrai là-dedans. Mais ils m’ont demandé de parler dans une autre manifestation le lendemain, et moi, bonne fille, j’y suis allée ! La seule chose agréable, avec ces discours, c’est qu’on se sent drôlement soulagée quand on a fini…

Lettre à Vernon Richards, in Marie Louise Berneri, A Tribute, Londres 1949.

(Et Emma Goldman, direz-vous? Pauvre Emma, exploitée comme la mère de toutes les anarcha-féministes, comme le parangon de l’anarchiste libérée, de l’amante et de la propagandiste, au point que certaines auteures essaient autant que possible de lui chercher noise, de la trouver insupportable… A-t-elle su vivre heureusement ses amours et son militantisme? C’est ce que je nous souhaite à toutes et à tous.)