Guerre d’Espagne : la parole aux femmes – Suzana Arbiz & Maëlle Maugendre

Lien vers le texte sur le site de Ballast
Lien vers la prochure en pdf (page par page)
Lien vers la brochure en pdf (livret)

 

Les hommes montent au front et les femmes aident à l’arrière : l’image est ancrée dans les représentations collectives. Mais lorsque ces dernières prennent les armes et font usage de la violence — malmenant ainsi la répartition patriarcale des tâches et leur condition de victime —, l’Histoire bafouille et opte trop souvent pour l’amnésie. Susana Arbizu, documentariste, et Maëlle Maugendre, historienne, ont participé à l’ouvrage collectif Libertarias, paru en 2017 aux éditions Nada : il s’emploie à rendre compte de la « spécificité de l’engagement des femmes anarchistes espagnoles » lors de la guerre civile remportée par Franco. Parler d’histoire, c’est bien sûr questionner le présent : au mois de mai 2018, le studio DICE annonçait la sortie prochaine du cinquième opus du célèbre jeu vidéo « Battlefield » ; une polémique éclata : le personnage principal de cette aventure, prenant place durant la Seconde Guerre mondiale, étant… une femme.

 

Pourquoi l’Histoire est-elle toujours racontée au masculin ?

Se pencher sur le vécu des femmes, de tout temps et en tout lieu, c’est se confronter à une absence criante de sources, à des silences lourds de signification. Mais les femmes ne sont pas les seules concernées. Toutes les populations considérées par ceux détenant le pouvoir comme étant « subalternes » — les serfs, les esclaves et les femmes, donc — n’apparaissent pas dans les documents officiels, qui ont longtemps été les sources privilégiées pour écrire l’Histoire. Cette invisibilisation des femmes s’explique en partie par une écriture genrée des événements. Les archives sont majoritairement masculines, c’est-à-dire produites par des hommes, sur des hommes et conservées puis analysées par des hommes. La question d’une Histoire toujours racontée au masculin relève bien évidemment du fait que ce sont les hommes qui ont toujours eu la parole. Redonner cette parole aux femmes, a posteriori, est donc un réel défi.

 

Que disent les récits historiques sur l’Espagne révolutionnaire de la capacité des femmes à mobiliser la violence dans le cadre de luttes politiques et sociales ?

Le processus d’écriture genrée des faits contribue à dénier aux femmes toute capacité d’action politique. Leur absence des sources est aussi due à un refus des scribes de l’Histoire de prendre en considération leurs possibles engagements au sein des luttes, qui plus est lorsque ces dernières sont violentes. On peut alors parler dans ces cas-là de violence « hors-cadre », pour citer Erving Goffman, c’est-à-dire d’une violence qui est déniée, non-reconnue, et n’est donc pas renseignée. Car les femmes sont le plus souvent considérées au sein de la société comme de potentielles victimes de violence : elles ne seraient pas elles-mêmes en mesure d’y avoir recours. Il y a donc un « non-récit » de ces actions violentes puisqu’elles viennent rompre le cadre normatif et patriarcal dans lequel la société a l’habitude de voir les femmes évoluer. L’ouvrage de deux sociologues, Coline Cardi et Geneviève Pruvost, Penser la violence des femmes, aborde très bien ce phénomène de refoulement, d’invisibilisation de la violence au féminin. L’expérience des miliciennes espagnoles (et d’autres nationalités) sur le front pendant la guerre d’Espagne est un bon exemple de la possibilité pour les femmes d’avoir recours à la violence mais aussi de la permanence d’une reprise en main masculine et autoritaire. Ces images de miliciennes armées ont marqué les consciences car elles laissaient entendre une possible subversion des rôles traditionnels au sein de la société espagnole.

Toutefois, comme les munitionnettes en France qui travaillaient dans les usines d’armement lors de la Première Guerre mondiale, cette transgression des normes de genre a été rapidement circonscrite, les femmes ayant été appelées à réintégrer les espaces privés qui leur sont habituellement dévolus. Ce retour aux valeurs traditionnelles de genre étant nécessaire pour le pouvoir masculin, même progressiste, même révolutionnaire, afin de contenir les velléités d’émancipation que les femmes étaient susceptibles de revendiquer. L’usage des armes par des femmes, dans quelque conflit que ce soit, soulève donc de très fortes réticences. Le monopole de la violence est habituellement réservé aux hommes et à l’État, et lorsque des femmes bouleversent la distribution sexuée des armes, cela revient dès lors à transgresser un interdit social majeur. Ces femmes représentent de fait une menace et sont considérées comme déviantes car participant au désordre des sexes qui sape l’organisation morale de la société. Plus encore que l’usage des armes, c’est l’implication politique des femmes à l’origine de leur engagement militaire aux côtés de leurs compagnons masculins qui est niée ou bien critiquée. Une bonne manière d’invisibiliser cette violence féminine, c’est de la taire, de ne pas la documenter, pour ne pas qu’elle se diffuse à d’autres. Car le silence est performatif[1] : moins on raconte les actions des femmes, leurs modalités de mobilisation, moins le champ des possibles est étendu pour les générations suivantes.

 

Quels étaient les dispositifs d’assujettissement spécifiques aux femmes réfugiées espagnoles développés par les autorités françaises lors de l’exode qui a suivi la défaite face au franquisme ?

Dès leur arrivée sur le sol français au début de l’année 1939, les femmes ont eu un traitement différencié des hommes — ce qui offre la possibilité de parler d’un accueil genré des réfugié·e·s espagnol·e·s. Leur avenir en France se dessine non seulement en fonction de leur sexe et de leur âge (hommes, femmes ou enfants) mais plus encore selon leur genre, c’est-à-dire selon les représentations sociales que se font les encadrants de leur appartenance à un sexe donné. Les réfugié·e·s des deux sexes sont perçu·e·s par le pouvoir en place par le biais de stéréotypes extrêmement performatifs qui les enferment dans des catégories administratives facilitant leur encadrement. La catégorie principale qui concerne les hommes est celle des « miliciens ». Ainsi, tout homme en âge de porter une arme, même s’il n’a pas combattu dans un corps de l’armée républicaine, est considéré comme potentiellement dangereux. Il sera donc envoyé comme tous ses semblables dans des camps de concentration montés pour la majorité d’entre eux à la va-vite sur les plages du Roussillon. Les femmes, elles, bénéficient d’un regard plus bienveillant à leur entrée sur le sol français. La présence d’enfants à leurs côtés accentue leur statut de victimes de la guerre, facilitant la compassion à leur égard et leur permettant de bénéficier d’un accueil plus humanitaire, dans la mesure du possible. Car les conditions de prise en charge se révèlent — que ce soit pour les hommes comme pour les femmes — extrêmement précaires, la France accueillant à contrecœur ces centaines de milliers de réfugié·e·s qui se pressent sur sa frontière. Les femmes, donc, et leurs enfants, sont pour une majorité d’entre elles convoyées dans des centres d’hébergement dispersés aux quatre coins de la France, dans 77 départements. Et si ces espaces sont pensés pour être plus accueillants que les camps d’internement, plus adaptés à une population féminine considérée comme « fragile », c’est loin d’être toujours le cas, et les dispositifs d’encadrement sont parfois tout aussi coercitifs que pour les réfugiés hommes, bien que différents à certains égards. La majorité des modalités d’assujettissement qui sont pensées par les autorités françaises à l’encontre des réfugié·e·s espagnol·e·s concerne autant les hommes que les femmes : séparation des membres d’une même famille, interdiction de circuler librement sur le territoire français, internement (en camps ou en centres d’hébergement), conditions de séjour très précaires (manque d’hygiène, promiscuité, etc.).

Il existe toutefois des différences de traitement entre les sexes. Et l’une des particularités de l’assujettissement de cette population féminine est l’emprise sur leur corps. Du fait de l’image sociale de la milicienne qui a circulé jusqu’en France, les raccourcis sont nombreux et les réfugiées sont parfois considérées comme des « femmes de mauvaise vie », susceptibles de transmettre des maladies vénériennes. Pour éviter toute propagation, des dispositifs prophylactiques[2] sont pensés par les autorités françaises dès la frontière. Outre des vaccinations, les femmes doivent se soumettre à des visites médicales, parfois collectives, effectuées par des hommes la plupart du temps, où leur consentement n’est pas de mise. La violence ressentie est très forte. En arrivant en France, le message est clair : les femmes doivent abandonner jusqu’à leur pudeur. Leurs corps appartiennent désormais à l’État. L’autre violence ressentie, plus symbolique celle-ci, est le déni de leur statut d’interlocutrices. Qu’elles soient vues par le prisme de la victime ou bien de la femme de « mauvaise vie », dans tous les cas, elles n’ont pas leur mot à dire sur leur devenir en France. Séparées des hommes de leur famille, que ce soit de leur père ou de leur compagnon, elles se retrouvent sous une tutelle non plus masculine mais étatique, et rares sont les autorités locales à prêter attention à leurs possibles revendications. Pourtant, la vie dans les centres d’hébergement comme dans les camps d’internement suppose de très nombreux aménagements au quotidien : les femmes sollicitent, qui, la possibilité de réaliser elles-mêmes leurs repas, qui, la non-ingérence de personnel religieux dans leur quotidien, qui, la permission de scolariser les enfants, qui, la possibilité d’obtenir une radio ou des journaux pour se tenir informées, etc. Si les autorités accèdent à leurs demandes lorsque celles-ci concernent la gestion du quotidien, pour tout ce qui touche au politique ou au devenir de ces femmes, leurs sollicitations restent lettre morte. C’est ainsi que leur rapatriement en Espagne se décide en fonction de la situation de leur mari ou de leur père, et que toutes celles qui font état d’engagement politique, passé ou présent sont alors transférées au sein d’un dispositif plus coercitif dans le camp répressif du Rieucros, en Lozère. Elles y seront rejointes par des femmes d’autres nationalités, femmes militantes, antifascistes pour la plupart, communistes ou anarchistes, mais aussi par des prostituées ou des reprises de justice. Femmes déviantes, indésirables, que le gouvernement pourtant républicain (à l’ouverture du camp) préfère enfermer pour ne pas risquer de « contaminer » la population française.

 

Y avait-il des modes de résistance spécifiques aux femmes ou s’agissait-il plutôt de réponses non-genrées en tant que telles à des mécanismes genrés d’assujettissement ?

Face aux contraintes et aux violences subies, les femmes espagnoles mobilisent différentes stratégies pour résister aux injonctions verbales ou physiques qui leur sont adressées. Procédés inconscients ou bien actions politiques publiquement revendiquées, le spectre de la puissance d’agir des femmes se révèle très large, avec différents niveaux de mobilisation, et une capacité de subversion sans cesse renouvelée face aux dispositifs d’assujettissement déployés à leur encontre. Cependant, il est fréquent que l’aspect militant d’une activité ne soit pas reconnu par les autorités ni même revendiqué par les femmes qui les réalisent. Ces registres d’action, que l’historien E. P. Thompson qualifie d’« actes obscurs » peuvent être subversifs et venir perturber l’organisation dominante imposée, sans que leurs protagonistes ne les pensent, du moins publiquement, comme tels. Ce qui ne doit pas empêcher les historien·ne·s de questionner la généalogie politique de certaines actions menées par des femmes, et leurs conséquences. Parmi les mobilisations des femmes dans les centres d’hébergement et dans les camps, nombreuses sont celles qui peuvent être analysées a posteriori comme des postures de résistance à l’encadrement, bien que ne correspondant pas aux définitions habituelles et masculinisantes d’un acte politique. Confinées dans les discours et dans les actes à un rôle domestique, les femmes espagnoles ne sont donc pas pour autant sans ressources pour se faire entendre dans ces espaces où elles sont enfermées.

La particularité du conflit espagnol, où le facteur politique est surreprésenté, conduit de nombreuses réfugiées à mener des actions dont les racines sont politiques. Par exemple, la réalisation des tâches quotidiennes dans les centres et les camps est aussi une manière pour les réfugiées de se positionner de nouveau comme protagonistes au sein de l’environnement qu’on leur impose et non comme assistées. Les femmes n’hésitent pas à enfreindre les règles, à aller à l’encontre des consignes et des conseils pour se réapproprier un rôle dont elles ont été privées. Ce statut de pourvoyeuses du foyer, qu’elles revendiquent, peut donc acquérir un caractère subversif, notamment lorsqu’elles vont jusqu’à créer des émeutes ou des grèves de la faim pour se faire entendre. De même, des préoccupations de l’ordre de la sphère privée sont pensées par certaines réfugiées dans un registre politique, militant, comme la question des relations sexuelles, ou encore de la prise en charge des avortements. Le recours aux témoignages oraux prend ici tout son sens, car ces actes restent intrinsèquement clandestins, et ne peuvent donc être racontés que par celles qui les ont vécus…

Qui sont, justement, les Solidarias ?

Nous avons donné ce nom aux femmes qui faisaient partie du groupe Los Solidarios. Il s’agissait d’un groupuscule clandestin et armé de la CNT espagnole dans les années 1920-1930. Les premiers membres du groupe se sont fait appeler « Los Justicieros » en 1920, puis « Los Solidarios » en 1922 et sont devenus « Nosotros » dans les années 1930. Ce groupe est né, à l’intérieur de la CNT, de la nécessité d’une action directe pour frapper au sommet de l’appareil répressif les responsables et commanditaires qui visaient les leaders syndicaux en payant des mercenaires pour les assassiner. Le groupe est devenu célèbre car il était composé de plusieurs figures devenues mythiques dans l’anarchisme espagnol : Buenaventura Durruti, Francisco Ascaso et Juan García Oliver, entre autres. Ils représentaient une mouvance qui prônait la violence révolutionnaire par rapport à d’autres courants plus modérés et réformistes à l’intérieur de la CNT. Ce groupe a été impliqué dans des hold-up et braquages des banques, dont l’argent était utilisé pour acheter des armes, créer des écoles, financer des revues anarchistes, aider des compagnons dans la clandestinité, etc. Plusieurs membres du groupe, et des femmes aussi, ont été inculpés et condamnés pour ces faits, ainsi que pour des complots contre le gouvernement et des hauts fonctionnaires, contre le roi et dans l’assassinat d’un cardinal qui avait des liens très étroits avec la haute bourgeoisie de l’époque, radicalement opposée à l’organisation syndicale des ouvriers. On connaît les noms des quelques femmes qui faisaient partie des Solidarios : Pepita Not, María Luisa Tejedor, Ramona Berri, Juliana Sánchez Mainar, Maria Rius. Elles étaient cuisinières, couturières, tisserandes, employées dans les maisons ou ouvrières en usines et affiliées à la CNT. Ce qui nous a interpellées à leur propos c’est que des femmes ouvrières des années 1920 décident un jour de prendre les armes et de lutter de façon clandestine contre l’injustice sociale. Personne n’a jamais parlé d’elles, leur histoire ne nous a pas été racontée.

 

En plus de la visibilité des femmes dans les traces et récits historiques, vous pointez du doigt la tendance de celles-ci à minimiser leurs rôles, participant ainsi à ce phénomène d’invisibilisation…

L’impossibilité pour les femmes de s’inscrire en protagonistes des luttes, le moindre degré de visibilité donné à leurs actes dans la vie quotidienne mais aussi au sein des actions politiques est probablement lié, comme le dit Joël Delhom, « au statut subalterne des femmes dans nos sociétés latines, qui les prive en quelque sorte d’une légitimité à exprimer leur propre vécu[3] ». Cela conditionne de fait la production des archives à leur sujet. Rares sont les traces qui peuvent être retrouvées, sauvées, remémorées concernant les femmes et leurs actions. Le récit historique dépend toujours de qui tient la plume, de qui porte la parole considérée comme légitime… Pour obtenir des informations sur Las Solidarias et sur leurs actions menées, nous sommes dépendantes du peu de sources disponibles. Les documents que nous avons mobilisés sont essentiellement des ouvrages écrits par des protagonistes de l’époque ou des militants anarchistes ayant été en contact avec elles et avec eux. Ces ouvrages ne se veulent pas nécessairement historiques : ce sont pour beaucoup des mémoires. Certains donnent à voir et à lire la trajectoire et la participation des femmes, Ricardo Sanz le premier, alors que d’autres la nient complètement, notamment Abel Paz. Il reste donc très difficile de déterminer le rôle des femmes dans ce groupe militant puisque le regard masculin des auteurs se focalise sur les « héros ».

Et lorsque les femmes sont présentes dans ces récits, elles sont représentées comme invalides, malades, fragiles. Ricardo Sanz, dans son livre Figuras de la Revolución española, fait un récit bien édulcoré de Pepita Not, qui était sa compagne et la mère de ses enfants, pour la présenter comme une femme bonne, douce et belle qui a consacré sa vie à se sacrifier pour les autres — « una santa ! ». C’est donc une représentation totalement orientée qui empêche de penser les femmes comme protagonistes de la lutte et comme sujets politiques : au mieux elles accompagnent les actions, ou bien elles sont les gardiennes du foyer assurant les diverses tâches domestiques, mais dans tous les cas elles souffrent et, au pire, n’existent pas. Même Sara Berenguer décrit Pepita Not selon les propres termes de Ricardo Sanz, sans poser de regard critique. Cela suppose des rapports de force genrés y compris dans le processus d’écriture historique. À cela s’ajoute le fait qu’il s’agit d’un groupe armé dont les modalités d’action politique sont pensées pour être aussi clandestines que possible : il est donc d’autant plus difficile de retrouver leurs traces dans les archives publiques. Évidemment, plus encore que leurs compagnons d’armes, ces femmes se trouvent invisibilisées car les autorités de l’époque sont peu enclines à investir ces dernières d’une capacité d’action, qui plus est lorsqu’elle est violente. Ainsi, l’une des rares archives que nous avons retrouvée sur ces femmes qui nous intéressent est une nécrologie, dans Solidaridad Obrera, de l’une d’entre elles : Pepita Not. Cette colonne consacrée à son décès est illustrée, sous l’en-tête « Les compagnes de nos héros », par un dessin du visage de son compagnon, Ricardo Sanz — ce qui n’est pas sans faire écho au titre lapidaire du film d’Agustín Díaz Yanes : Nunca hablarán de nosotras cuando hayamos muerto (Personne ne parlera de nous quand nous serons mortes[4]).

 

Vous rendez compte de l’avancement difficile de vos recherches sur l’engagement politique radical de ces femmes. Êtes-vous parvenues à trouver de nouveaux éléments ?

Notre recherche continue toujours ! Oui, on peut dire que nous avons retrouvé quelques éléments, quoique très dispersés et fragmentaires. Dans les Archives historiques de Saragosse, la ville où a eu lieu l’assassinat du cardinal Soldevilla en 1923, nous avons pu lire le dossier judiciaire de cette affaire dans laquelle Juliana López Mainar a été impliquée et condamnée. Nous avons trouvé aussi la fiche policière signalant son entrée en prison, sa tombe au cimetière, quelques traces de sa vie à Saragosse. Les témoignages de sa famille pendant le procès, des voisins la connaissant, des autres inculpés et témoins, nous donnent des pistes parcellaires et subjectives, mais qui laissent entrevoir le portrait de cette femme militante. Il reste à trouver, parmi d’autres archives en principe existantes, le Conseil de Guerre de 1931 contre les inculpés du Complot de Vallecas, où une autre femme du groupe, María Luisa Tejedor, fut également accusée d’un complot contre le roi et le gouvernement. À notre retour de Saragosse, nous nous sommes rendues à Toulouse pour rencontrer Violeta Sanz, la fille de Pepita Not et Ricardo Sanz, que nous avions enfin réussi à contacter. Nous attendions beaucoup de cette rencontre ; au point d’en rêver, réellement, et d’imaginer, la veille, au cours de la nuit, des archives, plein d’archives personnelles dans une valise que Pepita aurait léguée à sa fille Violeta, mais que celle-ci n’aurait jamais vue. Dans ce rêve, cette valise nous posait un dilemme : nous étions réalisatrices, armées donc d’une caméra, et nous ne savions pas si nous devions d’abord filmer l’intérieur de la valise lors de son ouverture, ou bien le visage de Violeta découvrant ce que sa mère lui avait laissé…

Malheureusement, dans la réalité, il s’avère que Violeta n’a presque aucun souvenir de sa mère, morte lorsqu’elle était petite (elle aussi a découvert la figure de sa mère à travers le récit d’autres et notamment de son père qui n’avait jamais trop parlé de Pepita à sa fille !). Mais ce qui nous a surtout marqué lors de cet entretien, c’est l’obstination de son mari qui ne nous a pas laissées seules avec Violeta mais qui voulait absolument nous montrer le masque mortuaire qu’il possédait de Durruti ainsi que des photos, livres, etc., sur ce passé narré au masculin. Il ne comprenait pas que c’était le récit des femmes, et en l’occurrence celui de sa propre femme Violeta, qui était précieux pour nous. Par contre, coïncidence inouïe, il nous a précisé qu’ils possèdent une valise que Ricardo Sanz, le mari de Pepita, a laissé à sa mort, sans que l’on puisse ni la voir, ni l’ouvrir, ni obtenir plus d’information sur ce qu’elle contient… Cette valise est ainsi devenue pour nous, d’une certaine façon, la métaphore de notre recherche en cours : on rêve d’elle, on n’a pas pu l’ouvrir pour l’instant, c’est un homme qui la garde bien fermée et, surtout, elle nous met face à nos questionnements sur comment raconter cette histoire, sous quelle forme, dans quel cadre, en se focalisant sur quoi, sur qui…

 

Vous citez dans votre écrit Monique Wittig : « Fais un effort pour te souvenir. Ou, à défaut, invente.» Quels intérêts et quelles limites voyez-vous à cette proposition politique audacieuse ?

Cette phrase de Wittig, qui est par ailleurs une écrivaine qui nous inspire beaucoup, a résonné longtemps dans nos esprits après une intéressante exposition organisée par « Le peuple qui manque » à Bétonsalon, sur la production d’une réécriture féministe de l’Histoire qui pourrait, au-delà du fait de révéler la présence minorisée des femmes dans l’Histoire, questionner surtout les formes classiques et normalisées des récits historiques linéaires. Ce qui fait écho à nos propres réflexions car nous aimerions — si jamais notre recherche aboutie un jour à un livre ou à un film —, mélanger faits et affects, archives retrouvées et archives produites, témoignages directs ou indirects mais aussi inventions des paroles non-dites, non-écrites, tues, silencieuses et — pourquoi pas — nos propres rêves par rapport à cette histoire ! En somme, Wittig nous offre une invitation à fictionnaliser l’histoire de Las Solidarias en jonglant avec les silences et le vide, le besoin et l’envie de créer tout ce qui manque, pour mieux la rendre visible, la faire connaître. Si la partition des femmes (mais aussi de toutes et tous les invisibles de l’Histoire, celles et ceux à qui l’on dénie toute modalité d’action politique parce qu’elle ne rentre pas dans les cadres de pensée habituels), n’est jamais mise en lumière, alors on ne facilite pas la poursuite d’actions, de tentatives politiques. Taire des manières de faire, c’est supprimer toute mémoire des gestes, toute histoire de la contestation. Nos actes se nourrissent du passé, de ce qui s’est fait, de ce qui s’est tenté, ou même de ce qui a raté, peu importe. D’où l’importance de documenter les luttes inédites, de changer nos points de vue historiques pour admettre dans nos champs de réflexion des expériences autrefois passées sous silence — pour créer une généalogie des actions au féminin. Pour créer du collectif, quitte à traverser les siècles : passer par la collecte de témoignages, par exemple, pour redonner de la voix à ces actions — et si jamais c’est trop tard, pourquoi ne pas les imaginer ? Pour nourrir les expériences à venir. Pour créer un écho, pour se sentir plus fortes, accompagnées par toutes celles qui ont tenté, par le passé, d’agir. Mais si dès lors, les scribes de l’Histoire, garants majoritairement masculins d’une histoire à sens unique, refusent d’apposer à ces récits une validation institutionnelle, transformons-les en fiction ! L’important est que ce texte soit performatif, qu’il nous porte et nous pousse à agir.

 

Le documentaire et la fiction cinématographie comme outils de constitution d’une mémoire collective, en somme ?

Les documentaires peuvent en effet être envisagés non seulement comme des documents mais aussi comme des objets d’histoire, des événements et donc des agents de l’Histoire. Dans ce sens ils peuvent bien évidemment construire des lieux de mémoire. Jacques Rancière disait à propos des films de Chris Marker que « la mémoire doit se constituer contre la surabondance des informations aussi bien que contre leur défaut. Elle doit se construire comme liaison entre des données, entre des témoignages de faits, des traces d’actions[5] ». Il propose une définition particulière de la mémoire : la mémoire vue comme fiction, dans son sens étymologique — du latin fingere —, c’est à dire forger, créer, élaborer. Les films permettent en effet de dévoiler une fiction qui peut être si quotidienne qu’elle en devient imperceptible. Avec la forme fictionnelle, on met donc en avant cette élaboration, cette construction, et le dévoilement qui s’opère est fondamental pour penser la constitution de la mémoire, individuelle ou collective. Ce qui nous intéresse donc de la forme cinématographique pour raconter cette histoire ce sont les marges, les frontières entre fiction et témoignage, entre fiction et documentaire dans la mesure où n’importe quel récit cinématographique relève d’un point de vue et d’un montage qui construit une lecture historique et une configuration de ce qui est donné comme réel. On envisage de travailler à partir d’images fragmentaires et manquantes qui pourraient nous aider à imaginer le hors-champ et à penser donc les limites de la représentation du passé. Ce passé de l’anarcho-syndicalisme espagnol des années 1920 où les femmes ont été passées sous silence ou bien représentées d’une certaine façon, d’un point de vue toujours masculin, soit comme compagnes amoureuses, soit comme femmes fragiles et malades, soit comme femmes sacrificielles, mais jamais comme véritables sujets politiques protagonistes de l’histoire. Et pourtant… Écoutons une fois encore ce que Les Guérillères de Monique Wittig ont à nous dire : « Elles parlent ensemble du danger qu’elles ont été pour le pouvoir, elles racontent comment on les a brûlées sur des bûchers pour les empêcher à l’avenir de s’assembler. »

[1] Qui réalise une action par le fait même de son énonciation.

[2] Qui préserve la santé de tout ce qui pourrait lui être nuisible.

[3] Joël Delhom, « Ana Delso, Trois cents hommes et moi (1989). Quelle mémoire pour les femmes libertaires ? », communication présentée le 20 mars 2015 à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour, lors de la journée d’étude « ¡ Libertarias ! Femmes militantes et anarchistes de l’Espagne à l’exil (1934-1975) ».

[4] 1995.

[5] Jacques Rancière, « La Fiction de mémoire. À propos du Tombeau d’Alexandre », Trafic, n° 29, 1999, p. 36-47.