Claudel-Louis – Magali Latry

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Le titre « Camille-Séraphine » aurait été plus compréhensible : en effet l’usage du prénom, et parfois du seul prénom, est de mise quand il s’agit d’évoquer des artistes femmes. Pour les artistes hommes au contraire, au siècle et dans le pays de ces deux artistes, c’est plutôt le seul nom de famille qui est utilisé. Afin de les rétablir dans leur statut d’artiste, elles seront ici Claudel et Louis, plutôt que Camille (Claudel) et Séraphine (Louis, qui signe parfois Louis-Maillard, noms de son père et de sa mère, dite Séraphine de Senlis).

Elles sont strictement contemporaines, naissant toutes les deux en 1864, Claudel mourant à l’asile d’aliénés de Montdevergues en 1943, Louis à l’asile de Clermont-de-l’Oise en 1942. Selon toute probabilité, elles sont toutes deux mortes de faim. Louis avait en outre un cancer du sein et un œdème des membres inférieurs, Claudel était fortement carencée mais son certificat de décès mentionne un ictus apoplectique.

Le motif de leur enfermement est similaire : « psychose paranoïde » pour l’une, « psychose chronique » pour l’autre. L’une comme l’autre souffrent d’un « délire de persécution ». Elles refusent de pratiquer leur art une fois enfermées.

« Aliénées », elles le furent : dépossédées, empêchées, méprisées. Rendues incapables de produire leurs sculptures et tableaux faute de revenus suffisants. Les échelles ne sont certes pas les mêmes : Claudel sculpte et emploie des matériaux coûteux, elle a besoin de commandes avant d’entreprendre un travail lent, long et patient, quand Louis peint avec les moyens de sa condition de domestique, avec des pigments mêlés à du ripolin, après ses journées de travail ; le soutien de son mécène lui a seulement permis d’envisager de plus grands formats et de se consacrer une courte période de sa vie uniquement à la peinture.

La relation de dépendance à un homme, Rodin pour Claudel, Uhde pour Louis, les a rendues particulièrement vulnérables, jusqu’à ce qu’elles « sombrent », comme il est d’usage de l’écrire, quand ce soutien a disparu.

C’est mon hypothèse : que la persécution n’était pas qu’un délire. Que l’empêchement matériel, l’absence de soutien, une réception

condescendante des œuvres, un contexte sociétal hostile ont favorisé, sinon généré, la « folie » de ces femmes.

Les écrits de l’une comme de l’autre, reproduits dans leurs biographies respectives, sont sans conteste incohérents, profèrent des accusations peu étayées et qui semblent fortement exagérées. L’absence de maîtrise de l’orthographe pour Louis, la colère et l’ironie propres à Claudel, amplifient une réception pour ainsi dire méfiante. D’autant plus que cette réputation de folie les précède.

Je ne suis pas psychiatre, pas plus qu’historienne de la psychiatrie. Je ne vais pas, comme parfois je l’ai vu faire, poser un diagnostic à une telle distance. Je n’ai que des textes et des œuvres pour imaginer les souffrances mais aussi la vitalité créative de ces deux femmes.

Jacques Cassar, un des biographes de Claudel, ne parle de sa folie qu’entre guillemets. Il écrit « à l’époque, pas de thérapeutique autre que l’internement en asile psychiatrique, alors qu’aujourd’hui une chimiothérapie adaptée conduirait à une amélioration sensible, voire à la guérison ». Il aurait pu aller plus loin et imaginer que de nos jours, une enfant bourgeoise présentant un goût pour la sculpture n’aurait certainement pas eu à subir ce que Claudel a subi, et qu’elle n’aurait peut-être pas « sombré », sauf à penser que la folie est une malédiction personnelle qui n’a que faire du contexte. De fait, il liste deux sortes de causes : matérielles, psychologiques (ou affectives). Il décrit, avec l’appui de témoignages, un manque d’argent qui l’a poussée à se priver de toilettes, de nourriture, de distractions,  car tout était consacré à la sculpture, une vie sans aucun confort, une constante dépendance financière à ses ami·es et à sa famille, car les commandes étaient trop rares. Il souligne aussi l’engagement physique autant que financier que nécessite l’art statuaire, et qualifie l’artiste d’héroïque. Viennent ensuite les difficiles relations, avec sa mère notamment, qui, avec l’accord de son ambassadeur et poète de frère, la fait interner au lendemain de la mort de son père, en la sacrifiant consciemment : « si on la relâchait, ce serait toute la famille qui aurait à souffrir au lieu d’une seule ». De nos jours, il y aurait certainement eu de la part de sa mère et de son frère moins de réticence face aux choix de vie et aux « scandales », de la part de Rodin moins d’ascendant, de la part de la société plus de reconnaissance, donc pour elle moins de problèmes d’argent et moins de frustration créatrice. Tout ce qui a concouru à son enfermement a changé. Ne serait-ce qu’une offre de formation : si Claudel a été élève, puis praticienne, puis maîtresse de Rodin, de 24 ans son aîné, ce qui a rendu son abandon si cruel et son ombre si écrasante, c’est parce que c’était alors la seule voie pour apprendre le métier de sculptrice quand on était une femme. De nos jours, Claudel n’aurait sans doute même pas eu à être soignée ou guérie : elle n’aurait pas été « folle ». Quand aux accusations que ses contemporains (et admirateurs) jugent extravagantes, selon Cassar, elles sont pour une part plausibles : certains praticiens lui ont vraiment mené la vie dure, et certaines de ses sculptures ont effectivement été plagiées; elle fut, effectivement, sans arrêt comparée à Rodin même quand elle a affirmé un langage plastique éminemment personnel.

Alain Vircondelet, un des biographes de Louis, n’a pas les mêmes prudences. Son livre Séraphine. De la peinture à la folie ne semble être qu’un compte à rebours vers la folie finale. Cette téléologie contamine tous les éléments biographiques, et la lecture des œuvres. Il faut regarder les derniers tableaux, ceux réalisés juste avant le scandale mené par une femme de ménage mystique et esseulée, sans plus de moyen de subsistance, devant une gendarmerie, scandale qui a justifié son internement. Ces tableaux d’avant la crise sont un enchantement de couleur, une prolifération de fleurs et de fruits, un foisonnement décoratif. Connaissant les enjeux religieux pour l’autodidacte Louis, on peut y lire un acte de foi, nourri d’images pieuses, notamment mariales. Dans une perspective d’histoire de l’art, on pourrait y lire une marche vers l’abstraction comme celle de Mondrian. Vircondelet, lui, voit une marche vers la folie. Des « couleurs délétères », des « feuilles mortes aux couleurs d’un linceul ». Il affirme que « l’asymétrie des motifs indique assurément que l’ordre et l’harmonie universels sont désormais rompus ». Je ne suis pas psychiatre, je suis plasticienne. S’il y a une chose que je peux affirmer, c’est qu’il y a ici une surinterprétation. Quelques certitudes factuelles (fournies par la biographie de Vircondelet, celle de Françoise Cloarec, et les quelques pages consacrées à Louis par son mécène Wilhelm Uhde)  peuvent éclairer ce « basculement ». Louis est orpheline de mère à 1 an et de père à 7 ans. Elle a travaillé vingt ans dans un couvent, puis pour de riches bourgeois.es. Elle semblait avoir un caractère assez trempé, et une foi considérable. Elle quittait la place quand elle ne lui convenait pas. Dure à la tâche, elle trouvait de nouveaux patrons. L’un deux fut Uhde, qui découvre lors d’un dîner chez d’autres bourgeois un tableau de sa propre femme de ménage. Il l’encourage à peindre. La guerre de 1914-1918 éclate, les biens d’Uhde sont saisis et il quitte la France. De retour bien plus tard, en 1927, il devient véritablement le mécène de Louis, qui a alors plus de 60 ans. Le soutien (achat des toiles, livraison de matériel) cesse avec la crise de 1930 : il aura duré trois ans. Elle n’est plus en âge ni en état de travailler, n’a plus aucun soutien. Couplé à son mysticisme, cet état anxieux aboutit à des propos apocalyptiques et de persécution. À l’asile, après la prostration, elle écrira des lettres à la police dénonçant des vols, des crimes, mais ne peindra plus jamais.

Les soutiens, Rodin, Uhde, avaient certes de très bonnes raisons, personnelles, matérielles, pour abandonner leurs protégées ; reste que sans leur aide, seuls la misère et le désespoir étaient possibles. Ils auraient essayé tous deux de rendre l’asile moins dur, en bienfaiteurs anonymes, pour que Claudel soit au régime spécial, que Louis fasse partie des « pensionnaires ». Cette aide n’est pas complètement attestée, et de toute manière n’a pas duré ; elle n’a, surtout, pas empêché l’inhumation en fosse commune qui était la hantise de Louis, qui signait parfois « Séraphine Louis, sans rivale » et avait écrit sa propre épitaphe.

Parmi les injustices les plus bouleversantes, le fait qu’on annonce leur mort à toutes les deux bien avant que celle-ci n’advienne : les notices de dictionnaires et d’encyclopédie notent Claudel morte en 1920, l’erreur persistera jusque dans les année 1960 ; quant à Louis, c’est Uhde lui-même qui l’écrit : « en 1934, elle mourait à l’asile d’aliénés de Clermont », avec presque dix ans d’avance. Toutes deux mortes au monde ou mortes tout court : qu’est-ce que cela change, au fond, si ce n’est leur propre calvaire ?

L’une avait tous les dons, était née bourgeoise, ravissante selon les critères établis, elle fut l’élève du plus grand maître qu’elle pouvait espérer, a connu un certain succès de son vivant. L’autre était pauvre, autodidacte, la risée de son voisinage, mais a également exposé de son vivant et vendu des œuvres. Elles débordaient toutes les deux des cases étriquées. Le manque d’argent qui se traduisait automatiquement en manque de matériel pour travailler à leurs œuvres les ont désespérées. Elles ont causé trop de tapage. On les a enfermées. Elles sont mortes à l’asile, pendant la guerre. Elles n’ont pas de tombe. Pour celles et ceux qui se souvenaient et se souciaient d’elles, on les croyait mortes déjà.