De la transparence des femmes – Colette Guillaumin

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Texte de la brochure :

Vous vous rappelez, à l’école ? « Pousse-toi, ton père est pas vitrier ! Tu me caches la vue. » Eh bien si, apparemment nous avons été engendrées par des vitrières, transparentes nous sommes : on nous voit à travers, on pourrait même dire qu’on ne nous voit pas du tout. Dans nos métiers intellectuels, par exemple. On écrit, pas mal même… c’est normal, c’est notre métier. Mais le «hic» c’est que si tout le monde le sait, personne n’a l’air de s’en apercevoir. Voyez, l’autre jour, je lisais un livre très sérieux sur l’«agression», très bien fait ce livre, très bien appuyé, très bien argumenté et pas si mal. Au moins trois cents citations, et des auteurs les plus divers. Trois cents, ça n’est pas rien (c’était peut-être plus). Grâce à un si grand nombre de citations, j’ai tout de même pu trouver une femme citée dans le texte. Après tout, il n’y en a peut-être qu’une seule qui a travaillé là-dessus, c’est possible, tout est possible, moi je n’en sais rien et c’est un domaine où jusqu’ici je n’ai entendu parler que d’hommes ; ce n’est d’ailleurs pas étonnant, l’agression «naturelle» est bien une idée de dominant, de celui qui est du bon côté du manche dans un rapport social. Bref, j’ai quand même trouvé une femme. Alors, c’est normal, j’ai voulu savoir de quel livre ou article était tirée l’argumentation qu’on lui attribuait. Et je me suis reportée à l’appareil de notes final qui donne, pour tous les auteurs cités, les indications bibliographiques des citations, page par page. C’est très bien fait, très précis et très détaillé, avec titre, année, ville, éditeur, pages concernées, etc. : trois cents comme ça. Très bien fait, sauf que je n’y ai pas trouvé la femme en question, rien, aucune référence. Comme d’habitude.

Parce que, ne croyez pas, c’est toujours comme ça ; une femme citée : c’est l’exception, une femme citée avec précision comme les autres auteurs (qui eux sont des hommes et ont droit de nature à toutes les précisions voulues en général) : c’est le miracle. Portez un œil attentif à la chose, avec calme, et vous verrez que ça crève les yeux.

Ou bien la femme, pourtant connue dans le domaine, n’est même pas mentionnée, c’est le cas le plus fréquent… au fait, ça me rappelle une histoire récente : une ethnologue, de statut élevé (je veux dire pas n’importe quelle pousse-balai) a écrit un livre fondamental sur un peuple africain. Or récemment – de l’autre bout de l’Europe – une jeune chercheuse est venue la voir pour parler avec elle et, entre autres, lui dire à quel point le livre en question lui avait été précieux, etc. Mais, tout normalement, dans la thèse qu’elle avait écrite, ni le livre ni l’ethnologue n’étaient même cités. Ben voyons ! comme disait un journal anarchiste de la génération chenue. J’ai vu aussi une de mes petites camarades rester ébahie et presque incrédule devant des tableaux statistiques extraits d’un de ses articles et repris sans citation de source par un des jeunes loups de sa profession (sociologie), et même, disons-le, présentés comme le fruit de son propre travail (au jeune loup) ; mais au moins est-ce là le produit franc et joufflu de la malveillance, bien reposante à côté de l’ignorance décontractée.

Ou bien le nom et l’un des travaux d’une femme sont mentionnés dans le courant du texte, mais elle n’apparaît pas pour autant dans la bibliographie générale, c’est un cas très fréquent également. Ou bien encore un travail de femme, mentionné, ne donne pas lieu à un renvoi en note de bas de page, au contraire des autres travaux. Il peut arriver même que son seul nom soit indiqué sans qu’aucun de ses travaux ne soit mentionné, ni dans le texte, ni en note, ni en bibliographie. Autre solution, orale celle-ci le plus fréquemment, mais pas toujours : elle se transforme pour ses collègues masculins en un simple prénom, solution très commode qui unit les avantages de la familiarité à ceux de l’ignorance du travail. D’ailleurs l’usage du prénom nous suit de sa condescendance sentimentalo-porno : dans sa préface à l’Introduction à l’économie politique de Rosa Luxemburg, monsieur je-ne-sais-qui nous assène deux ou trois «Rosa» par page. Jamais «Karl» ni «Sigmund» – pas plus que Paul ou Jacques – n’ont droit à une si touchant et affectueuse attention.

Anecdotes ? Pas du tout, simples exemples d’une réalité quotidienne dont l’épuisante banalité n’est certes pas limitée au travail : voyez chez l’épicier où une file d’attente, qu’elle soit composée de une ou de quatre femmes, a de fortes chances de n’être pas vue par le client mâle qui proclame son urgent besoin d’un paquet de café ou d’une tranche de jambon. Et au restaurant, que vous soyez une ou deux ou trois femmes installées à une table, votre commande sera prise après celle de ce ou ces hommes (accompagnés ou non d’appendice(s) féminin(s)) qui viennent d’arriver à l’instant dans toute la majesté modeste que pratiquent les occupants de droit des lieux publics ; il en sera de même au moment de partir : l’addition demandée arrive plus vite pour les hommes. Quant aux trottoirs des villes, ne les mentionnons que pour mémoire car de deux choses l’une : soit le regard de l’occupant de droit est orienté sur la consommation de l’objet féminin et dans ce cas il n’est pas question de transparence, l’acuité du regard déclenche l’émission de la voix et s’accompagne du geste. Soit le regard, centré sur soi-même, demeure opaque et permet de regarder le seul droit fil de la direction juste ; laquelle juste trajectoire ne peut en aucun cas être également occupée par un individu féminin arrivant en sens inverse. Si l’individu féminin en question essaie aussi de marcher droit et se refuse à pratiquer l’habituel slalom (qui doit être une des caractéristiques fondamentales de ce fameux sens de l’espace biologiquement spécifique aux femmes, sans doute !), eh bien ça se concluera par une collision, brutale ou hypocrite. Et on viendra nous dire que nous ne sommes pas transparentes ?

Dans le travail scientifique, puisque c’est de lui que nous parlions, le regard, l’attention, la connaissance passent à travers les travaux des femmes comme s’ils étaient le pur produit de l’anonymat généralisé. Remarquez, je ne suis pas du tout contre l’anonymat, et même je suis plutôt pour. Mais alors vraiment généralisé. Qu’on ne cite personne, vraiment personne, et pas même soi-même, donc qu’on ne signe pas. C’est ce qui serait le plus conforme à la réalité du travail intellectuel, qui n’est pas une production aussi exquisément individuelle qu’on l’imagine. Mais il faut bien reconnaître que si l’idée d’anonymat fait du chemin, c’est uniquement quand les auteurs des idées sont des femmes ; car c’est curieux, il n’en est pas de même pour les hommes : un petit dysfonctionnement en quelque sorte.

Voyez aussi un autre exemple du mécanisme de la vitre : dans un récent numéro d’Actes, sur la justice et les femmes, l’un des articles donne diverses références, de femmes le plus souvent ; elles comportent normalement le titre de l’ouvrage, mais, en face du nom de l’une des femmes… rien. L’élan n’est pas parvenu jusqu’au bout de lui-même. Transparentes je vous dis, d’une troublant et universelle transparence. Et tout le monde, hommes et femmes, réagit pareil : une et un voient les hommes mais une et un regardent à travers les femmes : si c’est une femme qui est dans l’axe de vision, on ne voit littéralement… rien. Si l’on pense à l’exemple qui précède, c’est d’une drôlerie amère dans un journal dont le dessin de couverture montre, sur le haut plateau d’une balance, des femmes en train de hurler et de se contorsionner pour faire baisser le plateau, pendant que sur l’autre, celui du bas, pénards et décontractés, moitié moins d’hommes attendent en sifflotant la fin de ce vacarme. Même si tu hurles, on ne te voit même pas…

Si tout le monde était transparent, ce serait parfait, et cette note n’aurait pas de sens. Mais transparence des femmes égale opacité des hommes : c’est bel et bien une relation. Et qui crève les yeux : dans les bibliographies vides du nom des femmes (qui ont écrit sur la question) et pleines du nom des hommes, dans les citations vides de femmes et pleines d’hommes, dans les listes des «deux ou trois» grands spécialistes où manque généralement le nom «du» spécialiste de sexe femelle, pourtant effectivement reconnu comme tel verbalement (ça fait toujours plaisir et ça ne laisse pas de traces). J’ai vu ça, au cours des cinq dernières années, pour trois ou quatre sujets de sciences sociales où des monuments de huit cents pages écrits par des femmes étaient allègrement jetés aux oubliettes de l’histoire par de distingués auteurs de plaquettes, et ceci dans des domaines où les doigts des mains suffisent presque à faire un recensement mondial.

Et ne venez pas me jeter à la figure ces domaines où ne travaillent pratiquement que des femmes. Là, on est obligé de les citer, les femmes, il faut faire avec ce qu’on a. L’assistance sociale, l’éducation des petits, les «problèmes de la Femme», etc. – tous domaines où on trouve généralement un homme (toujours très bien traité, lui) qui a dû balancer longtemps dans les angoisses, tiraillé entre le déshonneur de traiter de pareilles nignorles et l’espoir toujours récompensé d’y faire figure de chef de file ou de brillant outsider.

La transparence vitrière atteint même la voix, les paroles, le son… Avez-vous remarqué dans les assemblées : une femme dit un truc… plouc, ça tombe au fond, pas une ride à la surface, rien. A condition d’ailleurs qu’on ne lui coupe pas la parole sans même se rendre compte qu’elle parlait, sans même ouïr qu’un son sortait de sa bouche. Car, qu’elle commence à parler ou qu’elle ait «fini» – elle a d’ailleurs intérêt à se dépêcher, ce que le plus souvent, l’excuse à la bouche et l’œil angoissé, elle ne montre que trop -, on n’a rien entendu. Ravivez vos souvenirs de colloques divers, congrès, réunions syndicales et autres assemblées, houleuses ou non. Donc, rien, on recommence à parler dès qu’elle l’a fermée, et souvent avant. Même si on ne pouvait pas le moins du monde l’accuser de digression, on ne l’a pas entendue, donc on peut continuer après qu’elle a cessé de faire du bruit et de troubler la concertation. Mais, mais… un quart d’heure après – ou une heure, c’est selon – quelqu’un (un) d’autre, mû par une inspiration soudaine et irrépressible, dit (ce qu’elle avait dit). Alors là on écoute, et on entend : c’est un homme qui parle. On écoute, même pour s’opposer au besoin, la question n’est pas là, on peut être contre mais on a entendu. On a même entendu quelqu’un qui vient – enfin ! – d’avoir une idée nouvelle, tout fraîche, toute neuve, que personne n’avait jamais eu… C’est pour ça, on est frappé ! C’est frappant quelque chose qui n’a jamais été dit, non ?

Transparentes nous sommes. Transparentes mais utilisées. Pas du tout inefficaces, très efficaces même, productrices d’idées anonymes, mères de la pensée en quelque sorte. Là où ça puise librement, là où on peut regarder et voir à travers…

Oui, nos mères étaient des vitrières.