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Texte de la brochure :
Maria Candea est enseignante-chercheuse en linguistique et sociolinguistique à l’université de Paris 3 (Sorbonne Nouvelle) et membre du comité de rédaction de la revue électronique GLAD ! — sous-titrée Recherche sur le langage, le genre et les sexualités. Pour cette chercheuse engagée, longtemps militante dans l’association féministe Mix-Cité, les convictions politiques sont parfaitement compatibles avec la recherche, à condition d’être réinterrogées en permanence. Quoi de plus normal que d’interroger politiquement un objet politique, le langage ? Oui, un objet politique, historique et social. Sait-on assez que le masculin ne l’a pas toujours emporté sur le féminin ? Que l’Académie française, qui assure décréter ce qu’est le « bon français », est pour l’essentiel composée d’absentéistes ? Que les citoyens ont un mot à dire sur les choix qui gouvernent notre orthographe ?
Les membres de l’Académie française ont rendu hommage à Simone Veil, en parlant de leur « confrère décédée ». Ils ne vont pas jusqu’à dire « consœur », mais ils accordent au féminin ! Un grand pas en avant depuis la notice d’Assia Djebar, entièrement rédigée au masculin[1]… Dans le même temps, le Premier ministre lance un « Madame le ministre », au JT de France 2. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Ça montre que, petit à petit, les gens prennent conscience du fait que le langage est politique. Le fait que l’Académie française n’ait pas osé masculiniser Simone Veil (et ait corrigé presque en cachette la notice d’Assia Djebar !) montre qu’ils sont forcés de s’adapter à une certaine évolution politique — pour le coup, on peut accorder au masculin, vu la présence masculine et l’idéologie masculiniste de l’Académie ! C’était sans doute difficile de masculiniser une figure féministe comme Simone Veil… Quant à Édouard Philippe, en disant « Madame le ministre », il affiche certaines positions politiques. Quand quelqu’un comme lui, de son âge, de sa génération, emploie le masculin pour parler d’une femme ministre, c’est forcément un choix, une condescendance délibérée. Cela montre que, pour lui, être ministre reste un métier traditionnellement masculin : on accepte les femmes mais on les garde sur des strapontins.
Cette sortie n’a pas relancé les débats sur la féminisation, contrairement au fameux « Madame le Président » lancé à l’Assemblée nationale, en 2014, à Sandrine Mazetier[2]…
Ce n’est pas un sujet nouveau. Les débats, on les a eus ; les arguments sont connus. Maintenant, les gens prennent position. Tout le monde ne prend pas les mêmes positions sur l’égalité et d’autres sujets politiques : pourquoi serait-on d’accord sur le langage ?
Vous avez co-écrit[3] un ouvrage, L’Académie contre la langue française, qui est une attaque en règle contre l’Académie, son ignorance et ses nuisances. Pourquoi tant de haine ?
Alors, haine… Oui, si quand même, c’est de la haine ! (rires) Avec le temps, l’Académie française a bien réussi sa politique de communication, si bien qu’il y a encore beaucoup de gens qui pensent que c’est à l’Académie de dire comment on doit parler. Pour ma part, je ne leur reconnais aucun rôle, aucune légitimité — mais il y a tellement de gens qui pensent qu’ils sont légitimes que je leur en veux de diffuser ces messages sexistes, conservateurs, réactionnaires.
En vous lisant, on se rend compte — et c’est frappant — qu’on a effectivement tendance à penser que l’Académie française est légitime à parler de langue française, alors qu’on ne sait pas grand-chose de cette institution. C’est peut-être représentatif d’un rapport de confiance spontanée et aveugle envers les institutions…
Oui, on pense spontanément que l’Académie française est légitime à parler de langue française, alors que c’est vraiment une position usurpée. Il n’y a aucun linguiste parmi eux ! Ils ne sont pas du tout cooptés sur la base d’une quelconque formation linguistique. Il y a par exemple Valéry Giscard d’Estaing. En quoi serait-il légitime à dire quelque chose sur la grammaire ? Mais l’incompétence des académiciens remonte bien plus loin. Selon ses premiers statuts, à sa création, l’Académie était censée faire un Dictionnaire, une Grammaire, une Poétique et une Rhétorique. En presque quatre siècles, ils ont bouclé à peine huit éditions de leur dictionnaire et ont édité une seule grammaire, en 1930… immédiatement tournée en ridicule par les linguistes à cause de sa piètre qualité.
Vous montrez que les académiciens sont extrêmement absentéistes et ne font pas le travail pour lequel ils sont payés. On a une image de l’Académie un peu ridicule, un peu poussiéreuse, mais pas forcément l’image d’une institution parasite.
C’est un point qui a notamment été étudié par Daniel Garcia[4]. L’Académie française a un patrimoine exorbitant, parce qu’ils ont des legs de toute sorte. Qu’ils fassent une amicale privée avec tout leur argent, d’accord, mais que ça ne soit pas encore cautionné et augmenté par l’État et nos impôts ! Ils sont extrêmement absentéistes. Le dernier dictionnaire de l’Académie, par exemple, est en train d’être rédigé par des agrégés employés par le service du dictionnaire, pas par les académiciens. Ils sont censés coordonner un peu le dictionnaire mais ne le font quasiment jamais — c’est pour ça qu’ils mettent plus de cent ans à en faire un ! C’est vrai, ça fera bientôt cent ans, leur dernier dictionnaire date de 1935 ! Ils travaillent à la 9e édition depuis les années 1980… Maintenant, grâce au professionnalisme des équipes du Robert, Hachette, Larousse, on n’a pas besoin du dictionnaire de l’Académie. Ils ne servent vraiment à rien.
L’Académie française a donc un pouvoir abusif ?
L’Académie française a été, depuis sa fondation, un pouvoir politique abusif — d’ailleurs, c’est un peu bizarre qu’une institution, en 2017, se dise légitime en se revendiquant de l’Ancien Régime… Elle a été créée par Richelieu pour prendre le pouvoir sur les lettres et les gens de lettres. Même le Parlement de l’époque ne voulait pas entériner les statuts de l’Académie parce qu’elle était déjà perçue comme un pouvoir abusif !
Vous montrez également qu’il ne s’agit pas seulement d’un pouvoir abusif linguistique, mais bien d’un pouvoir politique. L’Académie française prend le prétexte de la langue pour faire passer des idées réactionnaires. On se souvient de la phrase de l’académicien Pierre Gaxotte, en 1980 : « Si on élisait une femme, on finirait par élire un nègre… »
C’était à propos de l’élection de Marguerite Yourcenar, la première académicienne… Après, Senghor a été élu. Mais tout ne s’est pas terminé dans les années 1980 ; les préjugés sexistes et racistes des académiciens ne se sont pas évaporés entre-temps !
Justement : Alain Finkielkraut. Il se sert de sa légitimité « d’Immortel » et d’« amoureux de la langue française » afin de véhiculer des messages politiques. Lors d’un petit déjeuner organisé par l’UMP, il avait associé les « Beurs » et l’accent « de banlieue » tout en déplorant un accent qui n’est plus « français tout à fait », ajoutant qu’il n’est du reste pas possible d’être né en France et d’avoir un « accent ». Autant d’aberrations linguistiques, non ?
Finkielkraut semble ignorer la diversité des accents régionaux de France, ce qui est sidérant. Je travaille depuis quelque temps sur le mythe de l’accent de banlieue, car c’est un mythe, tout comme le stéréotype du jeune-de-banlieue. Ce qu’on appelle l’accent de banlieue n’est pas lié à l’immigration, à un territoire, à une religion, comme le dit Finkielkraut, ni même à un profil social, mais à une affiliation de groupe. C’est une pratique stylistique liée à la culture de rue. Et tous les jeunes d’un quartier ne se sentent pas concernés de la même manière par cette culture ! C’est fluide, c’est un style et aussi un phénomène de mode, avec quelques traits hérités du français populaire (par exemple, un certain type de prononciation, l’allongement de l’avant-dernière syllabe, décrit depuis le XIXe siècle). Ce n’est donc en aucun cas un accent hérité de parents immigrés, qui montrerait quoi que ce soit d’« anti-français ». D’ailleurs, la plupart du temps, les parents de ces jeunes ne parlent pas du tout comme leurs enfants ! Les propos de Finkielkraut relèvent, pour moi, tout simplement du racisme (le mot « beur » prend, du reste, une connotation raciste de nos jours) et de l’ignorance. Ça contribue à propager des clichés qui n’ont rien à voir avec les dynamiques linguistiques.
On est également surpris par l’extrême pauvreté des arguments de l’Académie française contre les tentatives de féminisation des noms de métiers…
Bien souvent, ce ne sont même pas des arguments. Par exemple, les académiciens n’aiment pas doctoresse parce que ça rime avec fesse. Comment peut-on compter cela comme un argument contre l’accord grammatical ? À ce compte-là, ça rime aussi avec princesse, enchanteresse… Fumaroli ne veut pas qu’on dise rectrice, qui lui fait penser à rectal, alors que tout le monde dit directrice, actrice. Tous ces arguments esthétiques ne veulent pas dire grand-chose ; ce sont juste des questions d’habitude. Un autre exemple de mauvaise foi : dans une interview en 2015, sur Arte, Érik Orsenna a déclaré qu’écrivaine n’était pas un joli terme parce qu’on entendait vaine. Toujours le même pseudo-argument éculé, rejeté par la journaliste, Nadia Daam, qui lui a fait remarquer que dans écrivain on entendait aussi vain. Il n’y avait même pas pensé…
L’Académie française accepte la féminisation des métiers situés en bas de l’échelle sociale, mais pas celle de ceux tenus pour « importants »…
Oui, ça n’a absolument aucune cohérence linguistique ; on voit bien que leur position est politique. Cela témoigne de leur sexisme mais aussi de leur mépris de classe. Ils se battent pour les fonctions qui leur semblent importantes. On voit que ce combat se déplace quand on observe l’histoire des mots : par exemple, étudiante est jugé comme un mot extrêmement vulgaire à la fin du XIXe siècle, quand les femmes qui s’étaient battues pour avoir accès à l’université y sont enfin parvenues. Étudiante, ça voulait dire prostituée pour étudiant. Maintenant, plus personne, même pas l’Académie, ne trouve ce mot choquant. Au lieu d’admettre qu’en français tous les noms de métiers s’accordent avec le genre de la personne qui les exerce, l’Académie préfère légiférer au cas par cas, de manière arbitraire. Pharmacienne figure dans le dernier dictionnaire de l’Académie, mais chirurgienne n’est pas admis : allez trouver une logique…
On a tendance à penser la langue comme apolitique et anhistorique : peut-être est-ce l’une des raisons qui nous conduit à ne pas prendre la mesure de toutes ces manipulations ?
Oui. On ne connaît pas l’histoire de la langue ni celle de la normalisation de la langue. Ce n’est absolument pas enseigné à l’école et on en voit les effets — par exemple avec les croyances au sujet de l’orthographe. Les gens pensent sincèrement que « la langue de Molière » est la même que la nôtre, que si on fait une réforme de l’orthographe on va déformer « la langue de Molière ». Alors que Molière, comme Racine, c’est retranscrit, c’est retraduit. Il y a eu plusieurs réformes de l’orthographe depuis les éditions de la fin du XVIIe, qu’on peut retrouver sur Gallica. Ce qui a changé, c’est le vocabulaire, en partie, la syntaxe, un peu, mais surtout l’orthographe. Elle était très différente au XVIIe siècle : pas de différence entre le u et le v, pas de circonflexe, l’usage des tildes ~ pour noter les nasales…
L’orthographe est historique, mais serait-elle aussi politique ?
Oui. Il y a toujours eu plusieurs variantes orthographiques en concurrence dans les usages, mais la tradition de l’Académie française a toujours été de choisir les variantes les plus difficiles. C’était un choix nettement politique et élitiste ; il s’agissait de choisir les variantes les plus éloignées de l’écriture « des ignorants et des simples femmes », qui avaient très peu accès à l’éducation scolaire et qui écrivaient de manière plus proche de la prononciation. Pourtant, le courant « phonétiste », qui plaidait pour une écriture proche de la prononciation, a existé dès le XVIIe siècle, y compris parmi les premiers académiciens, mais il n’a jamais réussi à s’imposer. Pendant longtemps, l’écriture a été dissociée de l’orthographe. On apprenait d’abord à écrire et puis ensuite, éventuellement, à « mettre l’orthographe » en lien avec l’étude du latin et du grec. À l’époque, jusqu’au XIXe-XXe, l’orthographe n’est vraiment pas destinée à tous : c’est une pratique de distinction sociale. Cela a posé beaucoup de problèmes quand, à la fin du XIXe, avec la démocratisation de l’enseignement, il s’est agi d’enseigner à tout le monde quelque chose qui avait justement été inventé pour ne pas être pour tout le monde. On souffre actuellement de cette situation-là dans l’enseignement, par rapport à d’autres langues romanes comme l’espagnol, dont l’orthographe respecte bien davantage la prononciation et non l’étymologie.
Pouvez-vous donner un exemple de choix orthographique de pure distinction sociale, sans logique linguistique ?
Oh, il y en a plein. Boursouflé s’écrit avec un seul f, tandis que soufflé s’écrit avec deux. Il y aurait beaucoup à dire sur les consonnes doubles en français… De même, la transcription des mots d’origine grecque a toujours fait débat. En français, on a choisi de privilégier la représentation de l’étymologie dans l’orthographe, contrairement à l’italien, à l’espagnol, au portugais, au catalan ou au roumain, où il n’y a pas de ph mais un f, pas de y mais un i. On a donc longtemps écrit rhythme en français, pour marquer par la notation de trois sons le fait que ce mot venait du grec. Mais au XIXe siècle, même l’Académie a fini par trouver que trois lettres grecques dans un seul mot, ça faisait trop : ils ont quasiment tiré au sort pour savoir laquelle enlever de manière à ne jamais dépasser deux lettres grecques dans un mot ! Il n’y a aucune cohérence là-dedans. Un autre exemple dont on a parlé dans les médias récemment, c’est nénufar. Tout le monde a hurlé quand la réforme de 1990 a été appliquée, réforme qui prescrivait d’écrire nénufar et non pas nénuphar. Tout le monde a condamné une simplification de la langue, la baisse du niveau sous prétexte qu’avec cette réforme les élèves ne verraient plus l’étymologie grecque, etc. On a tellement tendance, de nos jours, à penser que l’orthographe est immuable et se confond avec la langue… Sauf que ce mot n’est pas du tout d’origine grecque : le latin l’a emprunté à l’arabe qui à son tour l’avait emprunté au persan. Il se trouve que tous les dictionnaires de l’Académie avaient recommandé d’écrire nénufar jusqu’au 8e dictionnaire, celui de 1935, qui a décidé tout d’un coup de mettre un ph. Pourquoi ? On ne sait pas. Probablement par erreur.
Si c’est tellement absurde, pourquoi existe-t-il encore tant de personnes hostiles à des réformes de l’orthographe ou à la féminisation de certains termes ?
Parce que ces personnes ne savent pas que les langues figées sont des langues mortes ! Et que le français n’est pas un « génie » qui serait aujourd’hui en danger, mais tout simplement un ensemble de pratiques socialement codifiées. Parce qu’on leur dit que la valeur de la langue française est dans l’orthographe. Parce qu’elles ne connaissent pas l’histoire de la langue, des langues. Parce qu’elles pensent qu’avec une orthographe proche de la prononciation, on ne pourrait pas avoir une pensée complexe ! Il suffit pourtant de leur rappeler qu’il existe une littérature extraordinaire en espagnol… Pour la féminisation, c’est pareil, il suffit d’enseigner l’histoire de la langue pour se rendre compte qu’il y a eu plusieurs vagues de masculinisation du français fondée sur des raisons politiques et profondément sexistes, raisons souvent contestées et parfaitement réversibles. On devrait enseigner que la fameuse règle « Le masculin l’emporte sur le féminin » n’est pas du tout une règle universelle. Ce mythe du masculin comme neutre, qui l’emporterait donc sur le féminin, a émergé au XVIIe siècle. C’est une invention ; contrairement à l’allemand ou à l’anglais par exemple, il n’y a pas de neutre en français. Au moment de cette réforme, à l’âge classique, il y avait des règles concurrentes, beaucoup de variations, et cette règle du « masculin l’emporte » a mis beaucoup de temps à s’imposer.
Les autres règles, comme celle de la proximité, qui implique l’accord en genre et nombre avec le terme le plus proche, étaient encore en vigueur : on retrouve des exemples de cette règle dans Racine — « Surtout j’ai cru devoir aux larmes aux prières / consacrer ces trois jours et ces trois nuits entières » (Athalie). Cette règle de la proximité existe dans d’autres langues romanes, en portugais, en espagnol, où on trouve encore de la variation. On prend la règle du masculin qui l’emporte sur le féminin comme une règle instituée depuis toujours alors qu’énormément de gens ont trouvé ça absurde et ont résisté contre cette masculinisation forcée, comme l’explique Éliane Viennot dans son ouvrage[5]. On peut citer par exemple Madame de Sévigné, qui rétorquait : « Vous direz comme il vous plaira […] mais pour moi, je croirais avoir de la barbe au menton si je disais autrement. » Le problème, c’est qu’aujourd’hui on fait confiance à des institutions, à des dictionnaires, sans chercher à comprendre comment sont prises les décisions en matière de normalisation du langage. Qui décide de ce qui est correct et selon quels critères ? Nous devons nous saisir du langage ; c’est un enjeu de lutte symbolique. Si ça te paraît important, puisqu’on dit vendeuse, qu’on dise aussi chirurgienne ou professeure, alors il faut se battre pour que cela soit accepté par tous les dictionnaires.
Le langage se fonderait alors sur le ressenti et les besoins du locuteur ou de la locutrice ?
Le langage ne peut être ni complètement individuel ni complètement unifié. On ne peut pas avoir toutes et tous le même usage du langage mais, en même temps, le langage est forcément collectif. Plus la communauté de gens qui utilisent une langue est grande, plus les usages seront différenciés. Il y aura une certaine unité sur la syntaxe, mais pas sur le lexique, la prononciation, ni même les graphies. Comme pour toutes les pratiques sociales, on utilise le langage pour afficher nos affiliations à des groupes de gens, à des communautés culturelles, sociales.
Mais est-ce un but politique à rechercher, de s’identifier ou d’être identifié.e malgré soi à un groupe social ? Parce que ce n’est pas toujours un choix….
C’est une vraie question : jusqu’à quel point rêve-t-on d’égalité et d’uniformité ? Jusqu’à quel point a‑t-on besoin de se distinguer ? Quel genre de société veut-on construire et en quoi le langage y participe ? C’est ce genre de questions qui importe, avant de décider si ça doit s’écrire avec f ou ph. Mon travail n’est pas d’y répondre, mais d’amener les gens à se poser cette question sur des bases solides et d’avoir les moyens de construire des réponses argumentées, documentées, éclairées. J’ai un avis sur cette question, mais c’est surtout un avis citoyen, pas seulement un avis de linguiste : à une question politique, il faut des réponses politiques. L’orthographe est une question politique. La confier à l’Académie, c’est comme confier à l’Église le pouvoir de faire les lois sur la famille, sous prétexte que c’est la tradition !
Cela peut nous renvoyer à l’attitude à avoir vis-à-vis des langues régionales. Il paraît désormais oppressif de lutter contre celles-ci mais, pendant la Révolution française, c’était un enjeu important afin d’unifier le territoire, de combattre contre la « langue du curé »…
Tout à fait : la question des régionalismes ne doit pas être posée de manière figée. Les luttes sont toujours liées au contexte politique. Le plus important est d’abord de comprendre que le langage est une pratique sociale, qui, dès lors, s’inscrit dans un contexte historique. Avec le combat pour la féminisation, on lutte pour une vraie parité. Peut-être que, plus tard, une fois la parité gagnée, on essaiera d’aller plus loin en luttant pour une non-distinction des genres, avec un vrai neutre. Les combats, quels qu’ils soient, doivent être adaptés aux situations politiques. Si on prend la question de l’avortement, on ne peut pas la poser de la même manière dans des territoires où les femmes n’ont pas eu la même histoire, dans les DOM-TOM où souvent l’avortement et la stérilisation étaient importants, voire forcés, et en France où il était interdit. C’est la même chose pour la langue.
Prônez-vous la féminisation ou la dé-masculinisation pour des raisons militantes ou politiques ?
Il faut que les gens aient accès à l’histoire de la langue pour se former un avis. Mais une fois cela fait, pour moi, c’est surtout pour des raisons politiques. Je ne veux pas instaurer une régularité et une logique parfaite dans la langue — les mots les plus courants sont irréguliers. Par contre, le fait d’utiliser un langage où on donne la prééminence au masculin, où, quand on parle d’un groupe, on ne sait jamais s’il est mixte ou seulement masculin, c’est très problématique. Le fait de dire « un homme et cent cinquante femmes sont arrivés » n’a qu’une seule raison : institutionnaliser par le langage la domination masculine. Dans des cas de ce type, un accord à la majorité ne devrait choquer personne. Quand on prend conscience du sexisme de la langue, qu’il s’agisse de cette règle d’accord ou du caractère sexiste ou homophobe des insultes (« con », « pute », « pédé ») ou encore des expressions (« avoir des couilles »), c’est une révélation très choquante… C’est comme prendre conscience de ce que signifie dans la société d’être une femme. Je ne sais pas comment ça se passe pour un homme, même s’il y en a qui prennent conscience de leurs privilèges. On prend conscience d’un désavantage et on a un sentiment aigu d’injustice.
Un contre-argument souvent opposé aux tenantes de la féminisation, c’est la valeur symbolique de leur combat. Ce serait un combat dérisoire, il faudrait plutôt s’occuper des « vraies » inégalités, des différences de salaires, des violences conjugales…
En général, ce sont les mêmes qui s’occupent du langage et mènent tous les autres combats, car ils sont parfaitement compatibles ! J’ai l’impression que celles et ceux qui trouvent toujours des combats plus importants ne s’impliquent dans aucun. Bien sûr qu’il faut lutter contre les violences conjugales ! Mais je pense que le symbolique est aussi important, parce que le symbolique peut ajouter des freins ou, au contraire, libérer un potentiel d’imaginaire. Reprenons l’exemple de la féminisation des noms de métier, qui était pourtant une mini-réformette : il s’agissait simplement que les noms de métiers s’accordent en genre avec la personne qui les exerce ! Ça peut paraître tellement anecdotique… Mais quand on regarde la virulence des réactions machistes et les flots d’encre que ça a fait couler, on se dit que oui, c’est important. Le langage contribue à créer le réel.
[1] « Confrère, Mme Assia Djebar, Chevalier de la Légion d’honneur, Commandeur des Arts et des Lettres, décédé […] » — notice corrigée depuis le décès de S. Veil.
[2] Le député Julien Aubert avait été mis à l’amende après s’être obstiné à interpeller Sandrine Mazetier « Madame le président » : cela avait déclenché l’ire des députés UMP ; ils écrivirent une tribune évoquant le « totalitarisme » de la situation.
[3] Avec Y. Chevalier, S. Duverger, A.-M. Houdebine, sous la direction d’E. Viennot et avec la collaboration d’A. Lasserre.
[4] Daniel Garcia, Coupole et dépendances, enquête sur l’Académie française, Ed. du Moment, 2014.
[5] Éliane Viennot, Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! Petite histoire des résistances de la langue française, Donnemarie-Dontilly, Éditions iXe, 2014.