Musique et contre-culture en Italie : la scène napolitaine – Giovanni Vacca

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Texte de la brochure :

la suite de la seconde guerre mondiale, après une période de 20 ans de fascisme, l’Italie s’est lentement ressaisie d’une vie démocratique. Toutefois, du point de vue culturel, seules les élites vivant dans les grandes villes comme Rome, Turin ou Milan avaient la possibilité de goûter pleinement à l’ouverture qu’avait apporté la démocratie. Le reste du pays était partagé entre une frange conservatrice et catholique, soutenant les chrétiens démocrates au pouvoir (DC) et le parti communiste italien, de loin le plus grand parti communiste d’Occident. Pendant les années 1960, l’Italie vécut un boom économique et devint un pays « riche » : la consommation et la production de masse s’étendirent considérablement tandis que la circulation d’idées et de produits culturels atteignit une intensité jamais connue auparavant. Le mode de vie à l’italienne, encore largement provincial dans de nombreux endroits fut totalement bouleversé par cette révolution (Ginsborg, 1999).

Sur le plan musical, le jazz était revenu dans les programmes radio d’après-guerre, mais la chanson traditionnelle italienne, descendant de la « romanza » était encore hégémonique. Cette hégémonie était appuyée par un concours national de chansons très apprécié, le festival de San Remo. Cela jusqu’à ce qu’en 1958 Domenico Modugno choque le public avec Nel blu dipinto di blu (Volare), une chanson au contenu et à la forme novateurs, qui devint plus tard l’un des tubes italien les plus connus dans le monde. Dans les années 1960, les premiers germes de rock’n’roll s’infiltraient dans la musique populaire italienne par les premiers groupes de beat (que l’on appelait « complessi »), de même que les premiers éléments de contre-culture, dans le sillage de ce qui se passait aux États-Unis et dans d’autres pays européens. Après 1968 – année cruciale dans de nombreux endroits du monde – il y eut un grand saut en avant dans la culture et la musique jeune en Italie : c’est à partir de cette année que les rockstars américaines et britanniques commencèrent à inclure l’Italie dans leurs programmes de tournées et que, de leur côté, les groupes italiens semblèrent trouver une identité mieux définie, le beat déclinant aux dépens du rock progressif. À l’époque, l’Italie était confrontée au développement d’un conflit social impressionnant, qui n’allait atteindre son sommet qu’en 1977 avec le chapitre tragique du terrorisme. C’est dans cette période turbulente qu’une nouvelle culture politique radicale, née en dehors du parti communiste attira les étudiants et les jeunes travailleurs. Les critiques étaient dirigées contre « le système » dans toutes ses articulations : famille, éducation, politique, travail, divertissement. En un mot, ce que Louis Althusser appelait les « appareils idéologiques de l’État » était durement remis en cause (Balestrini et Moroni, 1997).

À l’encontre de ce qui était considéré comme le discours officiel de l’establishement (pas seulement la démocratie chrétienne au pouvoir, mais également la culture ouvrière du Parti Communiste Italien), les ingrédients créatifs et visionnaires apparus pendant les années 1960 furent marginalisés au profit d’un genre plus politiquement engagé et c’est de cette manière que le revival folk et la chanson politique s’imposèrent comme des genres populaires. Dans ce nouveau climat politique, la redécouverte de la musique folk s’entendait comme le renouvellement d’une culture et d’une musique de classe, tandis que le retour de la chanson politique était vu comme le développement d’une chanson à l’écoute de son temps. Parmi la constellation des idées de cette époque – souvent en conflit les unes avec les autres et parfois mélangées dans des combinaisons originales – beaucoup se considéraient comme des visions totales du monde et aspiraient d’une manière ou d’une autre à être des contre-cultures. La locution « contre-culture » sera utilisée dans un sens large, sans distinguer de manière trop tatillonne les « contre-cultures » des « subcultures » ; les subcultures seront ici considérées comme celles orientées vers une rébellion symbolique par le style (Hebidge, 1979) et les contre-cultures comme plus portées vers une participation active aux mouvements de protestation (Maffi, 2009). En Italie, la première s’est fréquemment fondue dans la seconde, aussi bien dans les années 1970 que dans les années 1990, lorsque les climats politiques tendus entraînaient tout dans un même tourbillon.

La musique fut évidemment un véhicule privilégié pour les contre-cultures : en fonctionnant comme un marqueur identitaire, en agissant comme un moyen puissant de réunion tout en bénéficiant d’une technologie en expansion qui permettait une circulation jusque-là inconnue, la musique finit par se trouver dans la position contradictoire d’être à la fois le vecteur attendu d’un changement social réel et un marché vierge potentiellement gigantesque sur lequel les industries culturelles pouvaient s’étendre. Cette contradiction déboucha, plus que partout ailleurs, sur l’idée très répandue que la musique devait être « libre », libérée des griffes de l’industrie et disponible pour tout le monde. Pendant une longue période, les concerts de rock furent le théâtre d’émeutes entre la police et des manifestants protestant contre le prix trop élevé des billets (ou contre le simple fait qu’il y ait un billet). Se battant à l’extérieur et parfois à l’intérieur des salles, les émeutes faisaient bien souvent office de première partie au concert. Les désordres qui commencèrent au début des années 1970 (Led Zeppelin, Milan, 1971 ; Jethro Tull, Bologna, 1973 ; Soft Machine, Naples 1974 ; Lou Reed, Rome, 1975 par exemple) devinrent de plus en plus fréquents, tant et si bien que vers 1977 les musiciens étrangers les plus célèbres rayèrent l’Italie de leurs programmes de tournée. De nombreux musiciens italiens étaient engagés dans le militantisme politique et la contre-culture. On peut les diviser grossièrement en deux catégories : d’un côté les « cantautori » (chanteurs-compositeurs), de l’autre les « gruppi rock » (les groupes de rock). Si les chanteurs-compositeurs existent partout, le cantautore italien se différencie par le rôle social que son public politisé lui attribue : celui d’être une sorte de Saint, à qui l’on demande d’être indifférent au succès, transparent et idéologiquement cohérent, dévoué à son art et à son rôle social. Plus encore, il est censé se prêter à des examens éthiques réguliers par son public.

Le même public attendait des groupes rock qu’ils soient expérimentaux, non-commerciaux et évidemment politiquement engagés. Les cantautori étaient appréciés pour les paroles de leurs chansons, les groupes rock pour leur musique.

Naples et la Napoletanità

Dans ce contexte, Naples occupait une position à part. Dans un pays fait de différences régionales évidentes, l’unification tardive de l’État, la distance économique et géographique entre le nord et le sud – le Nord plus proche de l’Europe, le Sud de l’aire méditerranéenne – ont produit une grande variété de cultures locales. Cependant, Naples est sûrement l’unique ville italienne dont les traditions sont pratiquement impossibles à ignorer ou éviter pour l’artiste local. C’était la capitale du règne avant que la nation n’existe, et de riches traditions de musique, de théâtre, d’arts visuels et de littérature y ont été élaborées. Ces traditions allaient devenir avec la perte du rôle officiel de la ville en faveur de Rome, des symboles de la culture italienne tout entière. Plus grande ville du sud de l’Italie lorsque le pays fut unifié, Naples devint la capitale de la zone la plus en crise économiquement. Elle était grande et surpeuplée, et possédait un sous-prolétariat sans emploi fixe, héritage de l’ancien régime et de la monarchie des Bourbons[1]. Dans les années 1950, Naples était entre les mains d’une classe moyenne de parvenus très conservateurs qui élurent comme Maire l’armateur Achille Lauro, un démagogue qui donna le feu vert à une spéculation urbaine sans limite qui dévasta la ville. Dans les années 1960, Naples tomba sous la coupe de la famille Gava, un groupe de pouvoir Chrétien Démocrate qui poursuivit la politique de Lauro tout en resserrant les liens avec le gouvernement fédéral à Rome.

La chanson occupe une place centrale dans la culture napolitaine. Bien que la ville ait été une des capitales de l’Opéra, c’est ici que l’Italie développa son répertoire de chansons modernes le plus fameux, la chanson napolitaine née entre les xixe et xxe siècles, produit d’une bourgeoisie aux goûts continentaux. La chanson s’intégrait dans un grand projet de modernisation qui impliquait autant la culture que l’urbanisme. Tandis que le second libérait les rues d’une culture folklorique locale pour y installer un véritable environnement capitaliste, la première pourvoyait ce nouveau scénario social d’une forme de divertissement qui lui serait destiné. Ainsi, la chanson napolitaine se développa comme partie intégrante de l’identité d’une classe moyenne locale émergente, mais elle était également sans cesse reprise et revisitée par les classes populaires – comme ces musiciens itinérants appelés « posteggiatori » (Artieri, 1961) qui adaptaient les chansons en style folklorique, permettant ainsi au commun des mortels de les reconnaître immédiatement. Par le charme de la chanson napolitaine, les valeurs conservatrices de la bourgeoisie devinrent hégémoniques localement, et l’on inventa la Napoletanità (une sorte de « vision napolitaine du monde »), une idéologie unificatrice qui permettait de garantir une cohésion interne, empêchait les conflits de classes de voir le jour et générait une fierté citadine transversale. Il est également vrai, comme le remarque l’écrivain Raffaelle La Capria, que c’est la Napoletanità qui a donné aux citoyens de Naples, y compris ceux de basse extraction cet esprit européen, ce sens de l’humour et cette ironie si typiques (La Capria, 1986, 39).

La chanson napolitaine, bien que chantée en dialecte napolitain est aujourd’hui considérée comme la chanson italienne « classique », comme l’un des premiers répertoires de musique populaire dans le monde et amplement reconnue comme l’une des composantes les plus pertinentes de la culture italienne. La chanson a toujours été omniprésente dans la ville : sifflée dans chaque rue, mémorisée par des disques entendus à travers la fenêtre (particulièrement dans les quartiers populaires), jouée dans les restaurants, à chaque cérémonie (dans les fêtes privées et plus particulièrement aux mariages) et mentionnée dans les conversations quotidiennes. Mais dans les années 1960, une fois ce cycle créatif terminé, elle fut de plus en plus utilisée comme un outil idéologique par les forces les plus réactionnaires, et, en tant que symbole d’une certaine chanson italienne (mélodique, traditionaliste, sentimentale) qu’ils jugeaient en dehors de la modernité, elle pesait comme un fardeau sur la créativité des musiciens napolitains. Afin de se sentir comme participant de la modernité, les musiciens durent se battre contre une telle hégémonie, tout cela dans le but de conquérir leur liberté et se raccrocher à ce qui se passait en Italie et dans le reste du monde. Le développement de la musique napolitaine de ces 50 dernières années est à analyser à la lumière de l’influence que les nouvelles tendances musicales ont eu sur les musiciens napolitains (particulièrement celles considérées comme contre-culturelles) et à l’aune de ses relations avec cet objet (la chanson napolitaine) qu’il fallait d’abord distancer et déconstruire, afin de pouvoir le reprendre de manière critique pour ensuite s’en servir comme modèle de nouvelles compositions. Cependant, au début du procédé, alors que les jeunes musiciens expérimentaient encore, il aura fallu la violenter, la discréditer, la dépouiller de ses conventions afin de la soumettre à des possibilités expressives jusque-là inédites.

Au-delà de la chanson napolitaine

Parmi les premiers artistes qui essayèrent différentes voies au-delà de la chanson napolitaine, il y eut les Showmen, un groupe actif pendant une courte période à la fin des années 1960 mais qui laissa une forte empreinte sur la musique napolitaine. Certains de ses membres (James Senese and Elio D’Anna) formèrent plus tard des groupes proéminents de la scène napolitaine comme Napoli Centrale et Osanna. Le jazz et le rythm’ n’ blues étaient les influences principales des Showmen et le fait que le saxophoniste James Senese comme le bassiste Mario Musella soient fils de soldats américains et de mères napolitaines (les deux étaient nés alors que les troupes occupaient Naples en 1945 ; Senese était le fils d’un soldat noir et Musella d’un Amérindien), semblait leur conférer la légitimité de jouer de la musique noire. Bien que les Showmen écrivaient eux-mêmes leurs chansons et chantaient le plus souvent en italien, c’est intentionnellement qu’ils se confrontèrent à la tradition de la chanson napolitaine. Un exemple significatif est la reprise de Catari (marzo), une chanson d’amour classique écrite par Salvatore di Giacomo et Mario Pasquale Costa en 1893. Dans leur version, cette composition mélodique et romantique est étirée et jouée dans un esprit résolument « noir ». Senese devenant un protagoniste central des années suivantes (Mario Musella meurt en 1979), ses origines aidèrent à construire le mythe de la nouvelle musique napolitaine comme celle des « nègres » italiens. Le sentiment d’appartenir à la race méprisée des meridionali , celle des gens du sud discriminés par ceux du nord (Teti, 1993), fit associer chez les musiciens, et parmi le nombre croissant de journalistes se spécialisant dans la musique, marginalisation, subordination culturelle et énergie créatrice. De même que le renouveau de la musique américaine était dû à la musique noire, le renouveau de la musique italienne était pour la presse de l’époque l’oeuvre des « nègres » italiens, des « nègres du Vésuve ». « Pourquoi cela leur a-t-il pris si longtemps d’apparaître ? – se demande le journaliste et producteur de rock Mario Marengo – Parce que tant que l’obscurantisme de la chanson napolitaine franchement pas populaire, pas folk, pas authentique, plutôt comme une gravure pour touriste, donnait une vision décadente, faussée et non-culturelle de la musique napolitaine, personne ne croyait aux Napolitains. Et les jeunes napolitains se sentirent frustrés et ils trouvèrent avec difficulté le courage de sortir du bois » (Marengo, 1974 : traduction de l’auteur).

Bien évidemment, la musique noire n’était pas la seule à intéresser les musiciens, puisque c’était également l’époque du rock psychédélique et du rock progressif, qui se montrèrent d’une grande influence. Des groupes comme Osanna ou Il Baletto di Bronzo observaient et s’inspiraient de la scène anglaise, les premiers de Genesis et Jethro Tull (les concerts de Osanna étaient très « théâtraux » avec visages peints et lightshows), les seconds avec leur pianiste virtuose Gianni Leone lorgnaient plutôt vers les « keyboard-heroes » comme Keith Emerson et Rick Wakeman. Les deux groupes s’attelèrent à des concept-albums comme L’uomo (1971) ou Palepoli (1973) d’Osanna ou Ys du Balletto di Bronzo (1972). Alan et Jenny Sorrenti (tous deux d’une mère galloise) faisaient également partie des chanteurs les plus singuliers de l’époque. Jenny avait fondé Saint Just en 1973, un groupe combinant les influences folk anglaises avec des sons de musique classique, et devint une des rares « cantautotrici » (féminin de cantautore, chanteur-compositeur) enregistrant des albums de qualité en solo. Selon Lili Greco, l’une des plus célèbres productrices de musique pour la RCA, Jenny est « une chanteuse exceptionnelle (…) bien au dessus de tous ses possibles concurrents » (Becker, 2007, 218 et 226, traduction de l’auteur). Alan enregistra son premier album Aria en 1972, et le second Come un vecchio incensiere all’alba di un villaggio deserto en 1973. Les deux, de même que les albums de Saint Just, parurent chez Harvest, label anglais crée par EMI pour promouvoir le rock progressif. Sa musique était hautement expérimentale, éthérée et minimaliste, faite de longues compositions psychédéliques accompagnées de paroles cryptiques. Cependant, en 1974, Alan enregistra Dicitencello vuje, une chanson napolitaine des années 1930. Sa version chantée, principalement en style falsetto (défiant ainsi les puristes établis) était à la fois surprenante et originale ; elle montrait comment les jeunes interprètes pouvaient percevoir et travailler avec ces chansons classiques. Deux ans plus tard, il écrivit Sienteme une chanson très axée sur le travail vocal que l’on pourrait interpréter comme une tentative de composer une chanson napolitaine passionnée « moderne ». Sorrenti est également l’homme qui dans sa chanson Vorrei Incontrarti écrivit un couplet qui en peu de mots réussissait à communiquer l’esprit du temps : « Vorrei incontrarti fuori i cancelli di una fabbrica/vorrei incontrarti lungo le strade che portano in India… » (je voudrais te rencontrer hors des murs de l’usine/je voudrais te rencontrer le long des routes qui mènent en Inde…). L’usine et l’Inde étaient deux véritables symboles de la contre-culture italienne : l’usine (l’usine fordiste, dotée d’une chaîne de montage qui s’était développé à vitesse grand V en Italie) était au centre de spéculations théoriques marxistes de la gauche radicale, née hors du giron du Parti Communiste. Dans l’esprit du groupe radical le plus influent de l’époque, les « operaisti » [la gauche « ouvrièriste »] (Wright 2002 ; Tronti, 2009) la jeune main d’œuvre sous-qualifiée réagissait aux pressions de l’usine par une nouvelle forme de subjectivité et un mode de vie en communautés autonomes ; celle-ci finirait par refuser le travail et pratiquer des actions illégales de masse pour obtenir des biens qu’il lui était impossible d’acheter avec des salaires ordinaires. De l’autre côté, l’Inde représentait le mythe d’une civilisation alternative, tributaire d’une sagesse ancestrale désormais perdue dans le monde industrialisé. De nombreux hippies italiens, à l’instar des Beatles, voyagèrent en Inde, à la recherche de gourous.

Il est intéressant d’observer les différents niveaux auxquels sont connectés la scène napolitaine et le monde anglo-saxon : un niveau mythique (Senese et sa prédisposition « génétique » au Jazz), un niveau matériel (Jenny et Alan Sorrenti ont enregistré pour Harvest) et un niveau quotidien concrétisé par la présence de deux musiciens américains : Shawn Phillips et Patrizia Lopez. Phillips était un chanteur américain aux cheveux longs qui avait travaillé avec Donovan et les Beatles (il s’était même produit au festival de l’île de Wight). En 1967, il s’était installé à Positano, sur la côte de Sorrente, non-loin de Naples. Il semblait être l’incarnation même de l’esprit des contre-cultures américaines. Patricia (devenue plus tard Patrizia) Lopez était une chanteuse-compositrice née à Los Angeles qui s’était également installée à Naples, amenant avec elle les chansons du Jefferson Airplane et du Grateful Dead, de Joni Mitchell et de David Crosby qu’elle mélangeait avec les chansons de Rafaelle Viviani et les « Villanelle » napolitaines[2]. De fait, les connexions établies entre Naples et la culture anglo-saxonne ne signifiaient pas uniquement un accès plus rapide des musiciens napolitains aux tendances en vogue dans la musique rock mais également une grande proximité à ce qui pouvait se construire de contre-culturel dans le monde anglo-saxon. La manière que Bob Dylan avait de tout absorber pour ensuite le restituer dans ses chansons a énormément inspiré Edoardo Bennato, un des « cantautori » des années 1970 les plus couronné de succès. Frisé, portant de petite lunettes, détenteur d’un diplôme d’architecture, Bennato avait commencé par se produire comme one-man-band, jouant d’une guitare douze cordes, d’un harmonica et d’un kazoo, tout en s’accompagnant rythmiquement au tambourin en utilisant un dispositif qu’il déclenchait du pied droit. Chantant d’une voix nasillarde, il apparaissait comme au croisement entre Dylan et « Pulcinella » un masque folklorique typique de la région de Naples qui, à la façon de tous les masques, tournait en dérision le pouvoir tout en incarnant la voix de l’homme du commun. Et de fait, Bennato se moquait très ouvertement du pouvoir et des valeurs officielles de l’État Italien. Les politiciens corrompus, le parti communiste, le président de la République ou même le Pape ; aucun n’échappait aux ravages de sa critique assassine aux accents anarchistes. Si Bennato chercha très tôt à s’adresser à un public national plus nombreux, et ne s’exprimait qu’occasionnellement en dialecte napolitain, il resta très attaché à sa ville de Naples (la pochette de son album Io che non sono l’imperatore [ndt : moi qui ne suis pas l’empereur] en 1975 donnait à voir son projet de métropolitain pour la ville qu’il opposait par provocation au projet officiel). Bennato atteint le faîte de sa gloire après avoir produit trois albums (Burratino senza fili en 1977, Uffà Uffà et Sono solo canzonette tous les deux sortis en 1980). Il fut le premier « cantautore » italien à récolter un tel succès tant et si bien qu’afin de répondre aux demandes d’un public toujours plus nombreux, il fut nécessaire de programmer les concerts dans des stades. Sa chanson Cantautore, restée culte depuis, souligne intelligemment et d’une manière ironique les attentes excessives du public concernant les chanteurs-compositeurs en Italie et le rôle barbare que ces derniers sont contraints d’adopter.

Le revival de la musique traditionnelle

Eugenio Bennato, le frère d’Antonio était de son côté l’un des membres fondateurs de la Nuova Compania di Canto Popolare (NCCP), un groupe de revival de musique traditionnelle à qui l’on doit la redécouverte d’un corpus de chansons populaires devenu plus tard la base du mouvement de retour vers la musique folklorique napolitaine. Ce revival des musiques traditionnelles figurait en bonne place dans la culture de la gauche italienne. Dans un premier temps écartés par les migrants [ndt : intra-italiens] parce qu’elles leur rappelaient la misère de leurs origines, les chansons traditionnelles furent réévaluées par le fait qu’elles appartenaient à un répertoire libre de droit, à l’abri du mercantilisme, qui pouvait être un partie prenante d’une culture progressiste. Le folklore lui-même (originellement analysé par Antonio Gramsci et l’ethnologue Ernesto de Martino) avec ses festivals ruraux, ses rituels, sa médecine traditionnelle était vu comme le socle possible de valeurs anticapitalistes (et en tant que tel, comme une contre-culture à part entière). La musique traditionnelle, en tant que seule musique authentiquement italienne, était aussi vue comme la seule dont l’Italie disposait qui soit capable de rivaliser avec le rock et la fascination qu’il engendrait. Cette attitude était d’ailleurs commune aux différents revival de l’époque. Dans l’esprit du NNCP la chanson napolitaine de carte postale était responsable de la disparition de la musique traditionnelle de la conscience des gens – et avec elle, des conditions de vie des classes les plus basses de la société qui l’utilisaient comme moyen d’expression, en l’occurrence les paysans au nord de Naples. C’était dans l’idée de montrer une direction possible pour la musique napolitaine que NCCP reprit le morceau Tammurriata nera – une chanson classique écrite en 1944 – en l’arrangeant de manière traditionnelle. En 1977, Eugenio Bennato franchît une étape supplémentaire et quitta NCCP pour fonder le groupe de musique traditionnelle Musicanova, qui composait de nouvelles chansons se basant sur des modes traditionnels dont les paroles se montraient critiques de l’histoire officielle de l’unification du pays. Les recherches de Bennato sur le brigandage dans le sud de l’Italie[3] se pensaient comme la redécouverte d’une culture alternative : celle des bandits et des villages les soutenant dans leur opposition au mode de vie moderne qu’amenaient avec eux les nouveaux occupants. S’opposant à NCCP, un groupe de travailleurs d’Alfa Sud, une usine de voiture située à Pomigliano d’Arco dans le hinterland napolitain, donnèrent naissance au Gruppo Operaio di Pomigliano D’Arco ‘E Zezi (Groupe Ouvrier de Pomigliano d’Arco « E Zezi »). Ceux-ci adoptèrent des paroles engagées et, de manière polémique, refusèrent les « recherches philologiques[4] » de NCCP.

Dans les années 1970, Naples continua à produire des musiciens de jazz-rock et des artistes inspirés par les musiques « noires ». James Senese forma Napoli Centrale, un groupe plus adulte. Napoli Centrale s’inspirait de groupes comme Weather Report et de la période « rock » de Miles Davis. Ils enregistrèrent 4 albums entre 1975 et 1977. En 1976, le groupe recruta un jeune bassiste qui, bien que l’essentiel de sa carrière n’ait duré qu’une dizaine d’année, fut probablement le musicien napolitain le plus novateur de ces 50 dernières années : il s’agit de Pino Daniele. Issu d’une famille pauvre du centre-ville, ce guitariste-chanteur-compositeur est une figure clé de la musique napolitaine. Dans son travail poétique, ses paroles mélangeaient le dialecte local et l’anglo-américain, aussi bien pour effectuer des peintures délicates dans la tradition de la chanson classique napolitaine que pour décrire la vie chaotique de la Naples contemporaine. Dans son travail musical, il réussissait à marier les influences musicales de l’étranger (rock, jazz, blues, funk) avec les caractéristiques mélodiques et les structures harmoniques de la chanson napolitaine. Le chanteur chantait d’une voix nasale et expressive pleine d’inflexions blues ; le guitariste passait de la guitare acoustique à la guitare électrique avec la même efficacité. Pour finir, il incarnait symboliquement la maturité de la musique napolitaine, réunissant traditions et nouvelles tendances, attachement à la ville et projection vers un public national, tout cela sans même nécessairement chanter en italien. Daniele semblait véritablement à l’époque représenter la conscience critique d’une nouvelle génération ayant complètement assimilé la modernité et voulant sauver Naples, et le Sud dans son ensemble, de sa vieille aliénation. Par rapport à Edoardo Bennato, restant vague et général dans ses critiques, les premières chansons de Daniele semblaient refléter plus fidèlement les grands changements subis par la ville et sa jeunesse depuis 1968. Comme lorsqu’au milieu des années 1970, quand les Disoccupati Organizzati (« les chômeurs organisés ») – un mouvement de travailleurs précaires – avait rompu le pacte qui contraignait auparavant le sous-prolétariat napolitain à l’inféodation aux partis politiques. Ce thème se retrouve dans sa chanson ‘O mare. Son premier album, Terra mia fut enregistré en 1977, une année cruciale pour la société italienne contemporaine[5], tandis que son premier « tube » Je so’ pazzo sortit l’année suivante. Daniele avait clairement saisi l’esprit du temps de 1977 et exprima sa préoccupation, répandue à l’époque, concernant la pollution, qu’il évoqua dans de nombreuses chansons. Branchée sur son époque, son œuvre semblait néanmoins s’enraciner dans la culture traditionnelle et dans l’art de jouer des posteggiatori. Grâce à Pino Daniele, la chanson napolitaine cessa d’être un problème pour les musiciens napolitains. Le fossé était enfin comblé et personne ne se sentirait plus jamais mal à l’aise avec ce répertoire.

« Gli anni di riflusso »

Les années 1980 italiennes furent l’exact opposé des années 1970 : dans le sillage du déferlement conservateur inauguré par Ronald Reagan aux États-Unis et Margaret Thatcher au Royaume-Uni, l’Italie traversa une longue période de « restauration ». La défaite de la classe ouvrière à l’usine automobile Fiat de Turin, après un mois de lutte contre un plan de licenciement de près de 15 000 employés, était le symbole d’une situation politique en implosion. Le défilé d’un nombre largement surestimé de « cols blancs » (l’auto-proclamée « Marche des 40 000 ») en faveur de la réouverture de l’usine faisait montre d’une mutation dans les relations entre les syndicats et les industriels. De fait, les choses avaient d’abord évolué à l’intérieur de l’usine, avant de se répercuter à l’extérieur : l’automation avait réduit le besoin en termes de main-d’œuvre. La chaîne de montage était progressivement remplacée par un nouveau processus de production, dans laquelle les voitures sont produites sur demande et non plus à grande échelle étant donné la saturation croissante du marché. Au même moment, en dehors de l’usine, la société était traversée par une nouvelle donne idéologique, celle du désengagement. Les « années de plomb » (les années 1970, les puissants conflits de classe puissants et le terrorisme) étaient remplacées par les « années du reflux » (« anni di riflusso », années de l’individualisme que l’on désigne d’une métaphore qui laisse entendre en creux que le reflux de cette vague ne laisse que des vestiges éparpillés sur le rivage). Cette période-là par le développement d’une télévision commerciale à grande échelle, le démantèlement de l’État-providence et le culte du succès individuel, préparait le terrain pour l’Italie contemporaine caractérisée par l’hégémonie culturelle d’une droite agressive qui a trouvé son champion en la personne de l’homme d’affaires et politicien Sivio Berlusconi. Dans ce contexte neuf, les contre-cultures devinrent beaucoup moins séduisantes, et l’idée même de contre-culture fut renvoyée dans les espaces restants de la société (dans la musique, principalement les circuits hardcore et post-punk). Dans les années 1980, Naples assista également à l’explosion de la « Camorra », la mafia napolitaine qui, d’une vieille association illégale associée à la contrebande de cigarettes acheva sa mutation en une entreprise criminelle moderne et parfaitement organisée, prenant part aussi bien au trafic de drogue qu’aux travaux publics grâce à la collusion du pouvoir politique (Marrazzo, 1984). Le climat était redevenu très conservateur, les politiciens locaux soutenaient le pouvoir central et la ville étant forcée à la désertification sociale. La musique reflétait la situation et pendant que l’Italie entière avait adopté la musique disco – laissant par la même occasion le revival traditionnel s’éteindre et les chansons engagées se démoder – peu de choses remarquables furent produites à Naples en ces années. Bennato abandonna son folk-rock acoustique et satirique pour se lancer dans un rock n’ roll banal aux paroles insipides (comme par exemple Viva La Mamma, en 1989) – excepté lorsqu’il enregistra en 1992 avec le groupe de blues Blue Stuff, un album brillant et original sous le pseudonyme d’un bluesman appelé Joe Sartanaro – NCCP se consacra à une forme simplifiée de world music, Teresa de Sio (l’ex-chanteuse de Musicanova) atteint le succès avec de « bien jolies » chansons pop et Daniele paracheva ses années bénies pour commencer à devenir ce qu’il est aujourd’hui : un chanteur pop « œcuménique » pour les familles et la télévision. Le suicide en 1983 du compositeur napolitain d’avant-garde Luciano Cilio semblait résumer cette décennie. Bien que quelques artistes aient émergé à l’époque (Enzo Gragnaniello, Enzo Avitabile, Avion Travel) seul Bisca – un groupe rythm’ n’ blues underground qui a commencé dans les années 1980 et jouera un rôle notable dans les années 1990 – peut être vu comme ayant fait partie de la scène underground. De fait, le scénario redevint inspirant et inspiré dans les années 1990, non-seulement pour Naples, mais pour toutes les musiques populaires alternatives en Italie.

Le revival de la chanson dans les années 1990

Le début de la mondialisation est généralement situé entre la chute du mur de Berlin (1989) et la première guerre du Golfe (1991). Ces deux événements ont inauguré une époque dans laquelle la vieille division entre Est et Ouest n’avait plus lieu d’être, et pendant laquelle la planète fut unifiée selon les ordres du Fond Monétaire International et de la Banque Mondiale, deux institutions chargées d’étendre les lois du capitalisme au monde entier. En Italie, l’écroulement de l’Union Soviétique causa également la dissolution du PCI et sa mutation en PDS (parti de la gauche) puis en DS (démocrates socialistes). Les vieux politiciens de la démocratie chrétienne ainsi que leurs alliés socialistes furent tous deux terrassés par les enquêtes sur la corruption du monde politique italien que menaient un pool de juges à Milan. Craignant une possible victoire du PDS, Berlusconi entra dans l’arène politique, rassembla son parti (Forza Italia) et, avantagé par les médias qu’il possédait ainsi que par sa fortune personnelle, il remporta l’élection de 1994 (Ginsborg, 2003). Pendant ce temps, la fragmentation des grandes usines et la re-localisation de la production dans des pays à main-d’œuvre moins coûteuse entraînait une montée du chômage et causait la transformation en terrains vagues de ce qui avait jadis été des quartiers populaires. Écoles abandonnées, cinémas désaffectés, immeubles vides, abattoirs délaissés et autres espaces de même nature furent occupés par des exclus de la force de production, des immigrés et des étudiants hors les murs pour devenir les Centres Sociaux Occupés et Autogérés (CSOA). Les activistes des CSOA comprirent rapidement les dangers du virage à droite que représentait la présence de Berlusconi au pouvoir et utilisèrent les espaces occupés comme des lieux d’activités culturelles alternatives et des laboratoires d’opposition politique. Ainsi, les occupants des CSOA n’étaient pas de simples squatters, et c’est dans ces lieux que des aspects du radicalisme politique des années 1970, invisibles à la surface de la société ont réussi à survivre et que les subcultures et les contre-cultures ont pu se développer sur de nouvelles bases. Dans les CSOA, les gens pouvaient boire une bière à un prix modique, obtenir une assistance légale gratuite de militants juristes, socialiser et découvrir la technologie numérique, suivre des concerts à des prix très réduits (le prix moyen à l’époque était de 5 000 lires, soit l’équivalent actuel de cinq euros, alors qu’à l’époque les concerts ordinaires coûtaient au minimum cinq fois plus). Les CSOA étaient également opposés à la propriété artistique et refusaient de payer la Performing Right Society pour la musique jouée entre leurs murs (en sus, il était fréquent que les musiciens les autorisassent à enregistrer le concert pour en faire des disques ou des cassettes à vendre pour soutenir le lieu). Les CSOA revendiquaient le boycott des multinationales et la lutte contre les drogues dures, que la gauche radicale italienne désignait depuis longtemps comme un instrument de l’establishment visant à étouffer dans l’œuf toute tentative de révolte. Initialement combattus par les autorités, certains CSOA parvinrent avec le temps à être reconnus et aidés par les municipalités. Cependant ces endroits n’étaient pas exempts de contradictions : si une fois pour toutes le Coca-Cola avait été banni, les cigarettes produites par des multinationales et le tabagisme passif qui en résultait, en était une valeur sûre (et l’est encore) dans des endroits généralement pleins à craquer. Si l’on peut considérer que le Leoncavallo à Milan datant des années 1970 est le plus ancien, ces établissements se répandirent comme une traînée de poudre dans beaucoup de grandes et de moyennes villes. C’est dans de tels endroits que naquit la nouvelle musique italienne des années 1990 et Naples se trouva bientôt être l’une des villes les plus importantes du mouvement. Rejetant la figure solitaire du cantautore, des jeunes artistes présents sur la scène des CSOA commencèrent à former des groupes souvent appelés « posse », d’après le nom utilisé par les rappeurs noirs-américains. Le rap, le reggae et le raggamuffin étaient des modèles pour ces jeunes musiciens des CSOA – pour lesquels le terme musicien peut s’avérer réducteur ou inadéquat (selon le point de vue), étant donné que nombre d’entre eux ne savaient pas jouer d’un instrument mais travaillaient plutôt avec le sampling et le montage.

La mondialisation était aussi certainement le résultat de la révolution numérique et parmi ses nombreuses conséquences prenait bonne part une croissance indéniable de la circulation de son, et par la même occasion l’arrivée de la world music. Bien que sa définition comme genre de musique puisse être problématique, la world music signifiait l’expansion dans le monde occidental de musiques précédemment inconnues (plus particulièrement la musique des Pays de l’Est) qu’il était désormais plus simple de connaître et qui ont attiré à nouveau l’attention sur les idiomes traditionnels. On doit probablement à cet effet collatéral de la mondialisation la redécouverte par les musiciens italiens de dialectes et de musiques traditionnelles locales. Tout à coup, du nord au sud, plusieurs groupes – y compris ceux inspirés par les posses de noirs-américains – commencèrent à conjuguer le reggae et le raggamuffin chantés en dialectes locaux avec des formes de musique traditionnelles. C’était là un nouveau revival des musiques traditionnelles, mais très différent des précédents en ce que la musique traditionnelle n’était pas ici l’objet de recherches philologiques ou critiques mais se trouvait incorporée dans de nouveaux morceaux par une forme de « bricolage » : par le sample, par le traitement électronique ou simplement par la collaboration avec des musiciens traditionnels. Et c’est de cette façon que de vieux musiciens traditionnels tombés dans l’oubli depuis longtemps – comme l’octogénaire Antonio Sacco ou le septuagénaire Uccio Aloisi, tous les deux des Pouilles – devinrent les idoles d’une nouvelle génération d’adolescents (avec Aloisi jouant dans les CSOA). En somme, ils devinrent des vedettes comme cela était arrivé aux États-Unis à de vieux bluesmen comme Mississippi John Hurt ou Son House. À Naples, où dans les années 1990 une nouvelle administration de gauche était arrivée au pouvoir par surprise et semblait se débarrasser des vieilles façons de faire de la politique pour essayer quelque chose de neuf (ce que l’on appelait à l’époque « la renaissance napolitaine »), deux groupes étaient destinés à devenir très célèbres : 99 Posse et Almamegretta. Les deux firent leurs premières scènes à Officina 99, un ancien atelier déserté de la périphérie de Naples transformé en CSOA. Officina 99 avait simplement emprunté son nom au numéro de la rue, 99 Posse était en quelque sorte leur groupe « officiel ». Les 99 Posse étaient activement engagés en politique mais leur accoutrement empruntait beaucoup d’éléments fortement symboliques aux styles sub-culturels (Mohawk, bottes « rangers », chaînes, anneau nasal) tandis que Raiz, le chanteur d’Almamegretta semblait s’identifier pleinement à la culture afro-américaine, citant Malcom X et adoptant parfois l’accoutrement gangsta[6]. À Naples, il n’y eut pas de redécouverte à proprement parler du dialecte napolitain. Il semblait naturel aux artistes de s’exprimer en napolitain et c’est au contraire chanter en italien qui était assez exceptionnel, risqué ou novateur. Il était donc évident pour Almamegretta comme pour 99 Posse de chanter en italien. Les 99 Posse appartenaient à la frange ouvriériste de la gauche radicale. Leur tube « historique » Curre curre guagliò (1993) parlait de l’amour pour les CSOA et des batailles qu’il fallait livrer pour les défendre tandis que leur chanson Rigurgito antifascista, sur le même album, était un réquisitoire violent contre le fascisme résurgent[7]. 99 Posse était essentiellement un groupe de rap/raggamuffin, sauf lorsqu’il étaient secondé du groupe Bisca, qui injecta son rythm’ n’ blues puissant dans l’album couronné de succès Incredibile Opposizione Tour, né après une longue tournée des CSOA italiens. Bien que le double album ne rende pas exactement compte de l’atmosphère électrique de leurs concerts, la collaboration entre Bisca et le 99 Posse a sûrement été l’un des moments les plus importants de la musique italienne des années 1990. Les recherches musicales d’Almamegretta étaient plus poussées, s’intéressant aux recherches du trip-hop et de la scène dub britannique (Massive Attack, Asian Dub Foundation, Adrian Sherwood). Leur chanson antiraciste Figli di Annibale (1992) peignait Hannibal en général noir venu d’Afrique soumettant avec son armée le peuple italien pendant vingt ans et générant ainsi la race « bâtarde » des Italiens. La chanson – un fantasme humoristique, évidemment – était pleine de force, appuyée par une ligne de basse qui évoquait les pas d’un éléphant. Lorsqu’Almamegretta et le 99 Posse commencèrent leur carrière, la question des relations controversées des musiciens napolitains à la chanson classique avait, comme nous l’avons vu, déjà été réglée[8]. Cependant, on trouve chez les deux groupes la nécessité de l’affronter, de s’y mesurer. Almamegretta a écrit quelques nouvelles chansons dans la lignée des chanson classiques (Nun te scordà chanté avec Giulietta Sacco une célèbre chanteuse de chansons napolitaines, Pe’ dint’ ‘e viche addò nun trase ‘o mare, du même album, dont les paroles ont été écrites par Salvatore Palomba, poète connu pour avoir écrit des chansons pour Sergio Bruni, l’un des interprètes les plus célèbres de chansons napolitaines). De son côté, furieusement antiaméricain, le 99 Posse reprit Tu vuo’ fa’ l’americano, une chanson écrite dans les années 1950 pour se moquer des adolescents napolitains qui suivaient à tout prix la mode venue des États-Unis. Almamegretta et le 99 Posse, après une période initiale d’enregistrement pour des petits labels indépendants, signèrent tous deux avec des majors, et collaborèrent avec Pino Daniele et, ce qui leur obtint une énorme notoriété.

Conclusion

« Where have all the flowers gone ? » Où sont passées presque trois générations de musiciens napolitains ? La plupart sont encore là, souvent transfigurés à la mesure du succès qu’ils ont rencontré. Pino Daniele est toujours la plus grande des vedettes, remplissant les salles de concerts partout où qu’il se déplace, mais sans que subsiste ce qui faisait sa puissance contre-culturelle. Depuis vingt ans, ses chansons sont banales au possible. La dernière fois que je l’ai vu, en 2007, lors d’un concert sur une plage près de Rome, le public était dans sa majeure partie composé de familles avec poussettes et enfants. Le répertoire contenait presque entièrement des nouvelles chansons, et les trois chansons qu’il joua de son ancien répertoire firent l’effet de vaisseaux spatiaux venus d’ailleurs.

Edoardo Bennato n’est plus une rockstar : toujours en activité, il ne parvient pas à retrouver cette inspiration qui l’a rendu si précieux dans les années 1970. Quant à Alan Sorrenti, après un détour par la musique disco qui l’a amené au sommet des ventes de 1977 avec Figli delle stelle et de 1979 avec Tu sei l’unica donna per me, il disparut bientôt non sans quelques tumultueux problèmes personnels[9], pour réapparaître de temps en temps, sans rencontrer de succès majeur. À l’inverse, sa sœur Jenny s’attelle toujours à ses projets qui tentent de mêler ses deux « racines », le folk anglais et la tradition méditerranéenne. De son côté, Osanna s’est reformé avec un nouveau line-up autour du chanteur-guitariste Lino Vairetti et avec l’aide de David Cross (ex King Crimson). James Senese joue encore son jazz-rock endiablé mais sa musique n’est plus aussi surprenante qu’autrefois. Eugenio Bennato surfe sur la dernière vague du revival des musiques traditionnelles, jouant une musique traditionnelle sans grande saveur composée par ses soins. Raiz s’est séparé d’Almamegretta mais n’a pas véritablement réussi à se lancer dans une véritable carrière solo. 99 Posse s’est séparé en 2005 et reformé en 2011 après la cure de désintoxication de leur chanteur, mais ils ne font plus les gros titres des journaux. Les Bisca sont toujours vivants, explorant leur rythm’ n’ blues et jouant toujours dans des CSOA mais ils ne réussirent jamais à réunir le public nombreux devant lequel ils jouaient avec le 99 Posse.

Les contre-cultures et les subcultures sont dynamiques : elles aident les choses figées à se mouvoir enfin, bien qu’elles aient également souvent été le terrain sur lequel le marché a pu expérimenter de nouvelles tendances et ainsi obtenir de nouvelles possibilités d’expansion (Buxton, 1975[10]). À Naples, elles eurent un effet libérateur. Cela prit trois décennies aux musiciens de découvrir leur propre voie au sein de la chanson et de la musique populaire moderne et, par la même occasion, de faire leur une tradition glorieuse. Les contre-cultures furent d’une aide estimable dans cette tâche, agissant comme autant moyens d’émancipation d’un répertoire fossilisé, qui colportait une vision du monde risquant de couper la ville de ce qui se passait en Italie et dans le reste du monde. En tant que telle, la musique napolitaine des quarante dernières années évoque l’enfant qui grandit. Elle a dû se détacher de ses parents et apprendre à marcher seule. Aujourd’hui l’héritage de la chanson classique napolitaine n’est plus un fardeau et toute une nouvelle génération d’artistes en ont fait son genre préféré et ont étendu leur curiosité jusqu’au répertoire antérieur à la période classique (1880-1945) – c’est le cas de Brunella Selo ou de Giovanni La Magna, un artiste issu de la musique traditionnelle. La Magna a enregistré un album (I Cottrau a Napoli, 2005) dans lequel il chante les vieilles chansons contenues dans I passatempi musicali, une collection de partitions de vieilles chanson recueillies entre 1824 et 1845 par Guillaume Cottrau, un musicien d’origine française qui travailla à Naples et collecta, retravailla et composa des chansons destinées en majorité à un marché de visiteurs et d’aristocrates étrangers voulant ramener avec eux des souvenirs de la ville[11].

 

 

Bibliographie

Pendant que les musiciens redécouvrent les chansons classiques, le nombre de chercheurs attiré par la chanson napolitaine montre que l’attitude envers celle-ci a définitivement changé. Cela est très certainement positif car ce n’est qu’en regardant son histoire que Naples peut mieux comprendre son héritage afin d’intégrer avec le plus de justesse possible la chanson napolitaine dans les sons de la musique globale.

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[1] Le philosophe Antonio Gramsci observa dans ses carnets de prison la particularité de Naples, qui semblait réfractaire à toute forme d’organisation rationnelle du travail (Gramsci, III, 2007, p. 2142).

[2] Raffaelle Viviani est l’un des dramaturges les plus célèbres de Naples, auteur des nombreuses chansons de ses pièces. La Villanella est un genre de composition polyphonique du XVIe Siècle. Patrizia Lopez enregistra son premier album en 1976.

[3] Résistance paysanne à la conquête du sud par les Piémontais pour l’unifcation du pays en 1860

[4] Mon livre Il vesuvio nel motore (voir la bibliographie), retrace l’histoire du groupe « E Zezi » dans le contexte de la mutation industrielle du hinterland napolitain comme dans celui du mouvement de revival folklorique.

[5] En 1977, en même temps que le radicalisme politique, les revendications d’ordre privé émergèrent d’une nouvelle génération qui refusait le distinguo entre vie privée et vie publique. C’était une explosion d’idées et de pratiques par lesquelles au travers des contre-cultures, les idées des avant-gardes visuelles du début XXe siècle pénétrèrent définitivement les arts populaires : originellement utilisés dans le cadre d’une communication politique alternative, les bandes dessinées, les magazines, le cinéma et le théâtre étaient désormais devenues le langage ordinaire du divertissement et de la culture de masse

[6] Raiz semblait vraiment rassembler tout un héritage d’admiration des musiciens napolitains à l’égard de la culture et de la musique noire.

[7] Beaucoup de chansons du 99 Posse était extrêmement agressives et causèrent de nombreuses réactions indignées (y compris une question parlementaire). Le mouvement des CSOA a en général été beaucoup accusé de ne pas se désolidariser de la violence politique.

[8] Au début des années 1990, Roberto Murolo, un chanteur-guitariste de chanson napolitaine classique fut redécouvert et célébré

[9] En 1983, Alan Sorrenti est arrêté pour détention et trafic de stupéfiants, il effectue quelques mois de détention [ndt].

[10] La plupart d’entre elles (hippy, grunge, punk) furent en effet assez vite assimilées à la mode

[11] Le travail de Guillaume Cottrau fut poursuivi à sa mort par son fils Teodoro (1827-1879). Beaucoup de chansons des Passatempi dérivaient de chansons traditionnelles ou de chansons écrites par les artisans de la vieille-ville, un répertoire qui circulait et qui est maintenant largement oublié, du fait du succès de la chanson classique.