Une enfance gabonaise – Anonyme

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Texte de la brochure

Texte inédit pour le site de Ballast

Une grande enveloppe kraft tachetée : dessus, on peut lire « Courrier intérieur ». Ballottée ici et là au fil des ans. Un manuscrit s’y trouve, inachevé, parfois annoté et raturé. C’est un texte écrit par une femme originaire du Gabon, fille d’un menuisier gabonais et d’une Normande qui s’étaient rencontrés dans les années 1950. C’est le récit de son enfance, et l’on y croise la saison des pluies, un coup d’État et un amour malmené. L’enveloppe n’a pour ainsi dire jamais été ouverte et son auteure a disparu, sans terminer son ouvrage, il y a une décennie de cela. Il est rare que l’on écrive seulement pour soi ; peut-être fallait-il recopier un jour ces pages, du moins quelques-unes d’entre elles, pour d’inconnus destinataires.

J’ai encore dans la bouche le goût de fer des pierres de latérite que nous cassions en nous écorchant les mains pour en saisir le rouge secret, de la pointe de la langue. Le goût des badames, aussi, les fruits du badamier, ce grand arbre d’Afrique centrale. Fruit que l’on ne retrouve sur aucun marché, mal aimé puisque trop commun : dédaigné par les adultes, méprisable nourriture du pauvre. Le badame a la forme d’une prune ovale et aplatie sans en avoir le moelleux. Rouge et jaune, un gros noyau, peu de pulpe. Il peut être mangé en deux fois : on mord d’abord dans la peau lisse, un peu âpre, plus ou moins charnue ; on procède par petites bouchées prudentes car l’on ne tarde pas à tomber sur le noyau dur, gainé d’une enveloppe de chair rouge et fibreuse que l’on mâche puis recrache. Le noyau lui-même est acide, tout d’aspérités tranchantes. On le tète avec circonspection. Le fruit laisse la bouche écarlate, des fibres entre les dents (bien après, de petites particules continuaient de nous rouler sur la langue). On casse le noyau avec une pierre pour recueillir l’amande — le choix du caillou est primordial : autant que l’angle d’attaque, par la tranche. Nous remplissions d’amandes des bouteilles vides et réservions les plus belles pour l’apéritif à La Maison aux Rats, que nous habitions alors. Nous étions quatre enfants et vivions au rythme de la sieste de notre mère. Notre père était en prison.

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La radio occupée par les insurgés diffusait le discours de démission du chef de l’État. Nous venions à peine de nous lever. Mon père nous annonça qu’il y avait eu un coup d’État durant la nuit. Coup d’État : un mot comme un coup de canon, un mot, pour qui le connut, de terreur et de répression. Les magasins étaient ouverts, mais déserts. La ville, anormalement calme, semblait comme suspendue. Les Français de notre quartier vinrent se réfugier chez nous. Beaucoup craignaient que les évènements survenus au Congo belge n’inspirent nos têtes brûlées. Je me souviens des voisins affolés autour du poste de radio, de l’attente des flashs d’informations, de l’interminable musique militaire, de l’odeur du café qui circulait en permanence et de ce mot étrange, couvre-feu, auquel j’avais donné une interprétation littérale absurde. Les enfants étaient sommés de jouer en silence — nous l’avions fait spontanément. Les honnêtes gens se calfeutraient. Tous les volets du chemin étaient fermés. J’entrebâillai l’un d’eux quand une dizaine d’individus, hurlant, yeux fous, armés de machettes, débouchèrent du carrefour. Ils poussaient devant eux six ou sept hommes nus — l’humiliation suprême — couverts de sang. Dont un Européen. Français, peut-être. Cette vision me glaça. Violence brute d’une foule qui semblait capable de se retourner contre quiconque se dresserait sur sa route.

Le Vieux avait été séquestré par les putschistes. Ficelé et transporté dans un coffre comme un vulgaire sanglier (la rumeur prétendit qu’il avait été mis au secret au sud-est de la capitale, sur les bords de l’Ogooué). D’ordinaire, le Vieux entrait dans nos maisons par la fenêtre de la télévision et la bouche de la radio. Le Président vous parle, prévenait une voix grave après l’hymne national — mon père se redressait alors et, bras tendu, nous intimait l’ordre de nous taire. Mais le gentil lamantin s’était peu à peu transformé en dragon furieux : un frisson de crainte s’était mis à parcourir l’échine du pays dès lors que l’hymne s’achevait. L’ambassadeur de France demanda l’intervention des forces de la Communauté afin d’assurer la protection de ses ressortissants. Des renforts furent dépêchés de Dakar : les opposants au régime ignoraient encore que l’Afrique allait devenir, pour plusieurs décennies, le terrain de jeu privilégié des troupes françaises. Le Vieux fut remis au pouvoir et la répression se referma sur le pays comme le piège du chasseur. Les affrontements avaient fait vingt-cinq morts. L’un de mes oncles fit partie de la première vague d’arrestation. Son épouse, tante Claire était antillaise : ils avaient trois garçons, le dernier était un nourrisson de cinq mois. Elle serait suspectée d’avoir passé des informations à l’intérieur d’un pain à son mari incarcéré : on l’arrêta. Un an plus tard, mon père fut arrêté à son tour.

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Peu de gens nous rendaient visite. Beaucoup craignaient des représailles. La ville semblait figée dans l’attente. La grande saison des pluies était arrivée, ses averses violentes, soudaines, crépitant sur les toits de tôle. Elles drainaient la terre en de longues rigoles boueuses et nous emprisonnaient dans la maison. Mais la boue durcissait vite, sous la chaleur d’un soleil toujours victorieux. Il crevait les nuages gris qui s’empressaient de fuir. L’absence de mon père semblait interminable. Ma mère lui portait des colis trois fois par semaine. Elle faisait la queue pour y déposer des effets, de la nourriture, des livres dans un carton (ils partaient directement à la censure pour y être feuilletés, en un temps infini, par des officiers de police qui hachuraient ou arrachaient les pages interdites). Elle commençait à connaître celles qui attendaient comme elle. Elles se saluaient comme des habituées. Parfois, se rencontraient en ville. Elles s’échangeaient les nouvelles glanées sur les procès hypothétiques, les rumeurs d’arrestations, de libérations. Elles se faisaient part des courriers reçus et envoyés, ce qu’elles avaient pu saisir entre les lignes, les délais d’acheminement aléatoires.

Mes parents formaient un couple domino. Un beau couple, disait-on d’eux. Ma mère était une blonde aux yeux bleus, le visage fin, légèrement allongé, le nez pointu. Ils s’étaient mariés à Paris : la contraception n’existait pas, on ne donnait pas cher des unions mixtes. Ma famille maternelle avait considéré leur histoire comme contre-nature et fait l’économie de sa présence ; seule Yvonne, ma grand-mère, avait consenti à assister aux noces. Sur la photographie de mariage, elle se tient droite comme un caporal, méfiante, l’œil suspicieux, un rien bravache. Mon grand-père avait combattu aux côtés de soldats africains durant la guerre et prétendait bien les connaître — il lui promit, dans une lettre amère, des jours de malheur et des larmes de sang.

Mon père était le fils des missionnaires plus que de son propre père, autoritaire et violent, ces missionnaires qui eurent l’immense bonheur d’arracher une âme au noir démon de l’Afrique. Il avait à peine quinze ans lorsqu’il avait embarqué pour la métropole, comme jeune boursier de l’administration coloniale. Le Gabon vivait son boom forestier ; mon père serait donc professeur de menuiserie. Il aimait rire, des autres et de lui-même. Des travers de ses concitoyens et de ses proches, qu’il parodiait. De ses mollets de poulet bicyclette, maigres mais racés, qu’il offrait à nos regards d’une rotation de la cheville : il disait d’eux c’est le petit piment qui pique fort. L’ongle de l’index de sa main droite était atrophié, épluché dans son enfance par une machette malencontreuse. Ce doigt symbolisait, à mes yeux, toutes les souffrances — réelles ou imaginaires — qu’il avait eues à subir : je le chérissais tout particulièrement, ce doigt. Il nous raconta souvent son départ. Un rêve fou que caressaient tous les collégiens au début des années cinquante. Une chance inouïe. Les couturiers du quartier ne savaient pas ce qu’était l’hiver : il lui fallut, une fois sous la morsure du froid, plier les genoux afin de mettre les mains dans les poches cousues au bas du manteau. Il observa, fasciné, les petits Français jouer avec leur langue, devinettes et blagues, la triturant, la malaxant, osant même y placer de l’argot. Cette langue donnée en sacrement par les missionnaires, cette langue dont la maîtrise ouvrait aux plus méritants la voie royale des études et suffisait, avec l’accent, à situer quelqu’un sur l’échelle sociale. Mon père et ses deux compagnons croisaient les bras et baissaient les yeux pour parler, leur valant quelques moqueries. D’autant qu’ils avaient souvent le mal du pays : ils se remémoraient la voix de leur mère, le village de leur enfance, l’odeur du feu, le fumet de l’odika cuit sur trois pierres de latérite dans une petite casserole cabossée et le goût de la banane chaude trempée dans la sauce pimentée.

*

J’adorais regarder mon père travailler le bois, le samedi après-midi, un short ou un pagne arrimé sur ses reins nerveux, toujours torse nu. Moments bénis. Mon père était un courant d’air. Ma mère reprisait nos vêtements, installée sur un fauteuil de jardin. Ma sœur, assise en fleur de lotus au centre de la terrasse, posait ses yeux bridés autour d’elle. Et restait là, sans bouger. J’observais mon père couper et limer des tiges de bois dans de grands jaillissements de copeaux tire-bouchonnés, blonds, roux, odorants, qui tombaient au pied de l’établi. Les gouttelettes de transpiration commençaient à sourdre sur son dos ; elles grossissaient à vue d’œil, débordaient, formaient des rigoles à la faveur d’une cartographie précise et mystérieuse. Mais je l’imaginais désormais en prison. Captif dans une geôle grise, assis à même le sol nu, ne regardant jamais par la fenêtre garnie de barreaux — comme dans les bandes dessinées. Écrasé par le poids, pensais-je, de notre absence, le souci de notre devenir, les interrogatoires policiers, les tortures, peut-être. Je l’imaginais avoir perdu le goût de vivre. Mais il était jeune, à peine trente ans, plein de fougue. Et il n’était pas seul : une trentaine d’intellectuels, d’hommes politiques et de militaires étaient détenus à ses côtés à la prison de Gros Bouquet. Il se voulait démocrate et faisait ses classes d’apôtre de la Liberté. Y croyait-il encore ? En tout cas, il détenait une volumineuse collection d’auteurs socialistes et communistes.

Et puis un jour, il revint. En rentrant de l’école, nous le trouvâmes à la maison. Tout simplement. Il n’a plus jamais été le même après son séjour en prison, m’avouerait ma mère des années plus tard. Il avait des propos très durs contre tous ces Blancs qui, cinq ans après l’indépendance, continuaient à faire la pluie et le beau temps chez lui. Quand il s’enflammait ainsi, nous glissions un regard gêné vers notre mère. Elle avait affronté seule la traversée du désert, mais c’était lui le héros. La disparition du Vieux, malade, allait sonner leur glas. Sous le nouveau régime, les hommes en couple mixte seraient perçus comme des complexés, des renégats, des traîtres. Un jour prochain, le nouveau président irait jusqu’à interdire l’accès aux postes ministériels à tout ressortissant marié à une étrangère — espionne en puissance. Secret défense oblige. Il n’en épouserait pas moins une étrangère lui-même…

Mes parents s’aimaient mais étaient, tous deux, malades de la colonisation : elle contaminait et infectait insidieusement leur relation. Ma mère, fière de sa modernité, n’entendait pas avancer à reculons ; mon père, après des années d’humiliation muette, ne voulait plus se taire. Ses traditions paraissaient absurdes ? C’étaient les siennes. Il refusait désormais d’être accepté pour sa belle manière de parler le français. Tout, ou rien. Bientôt, ils ne surent plus aller l’un vers l’autre autrement qu’en missionnaire colonisateur, qu’en chef de village assiégé — par peur, sans doute, de se perdre respectivement à tout jamais. Mon père s’en prenait aux cochons grattés, ma mère aux sauvagesLe Blanc est enfermé dans sa blancheur. Le Noir dans sa noirceur, a écrit Frantz Fanon. Comptabilité meurtrière. Viendra la quête du métis.