Un jour nous vaincrons – Zehra Doğan

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Texte de la brochure :

Le projet anticapitaliste porté par le mouvement révolutionnaire kurde reste méconnu — quand il n’est pas ignoré, y compris de la plupart des formations féministes et antiracistes européennes[1]. Il présente pourtant la singularité de placer l’émancipation des femmes au cœur de sa théorie et de sa pratique : « le principe fondamental du socialisme est de tuer le mâle dominant », c’est là son mot d’ordre le plus fameux. Zehra Doğan, 30 ans, est l’un de ses multiples visages. Née en Turquie, cette jeune artiste-peintre a été incarcérée en 2017. 600 jours de prison pour avoir réalisé un dessin évoquant la répression militaire du régime d’Erdoğan et diffusé le témoignage d’un enfant sur sa page Facebook. Sa correspondance avec la cofondatrice du magazine libertaire Kedistan a récemment paru aux Éditions des femmes : Nous aurons aussi de beaux joursNous en publions quelques extraits de notre choix.

 

Ballast

Ce monde masculin pue des aisselles. Il vocifère de sa bouche putride. Il vomit sur nous ses guerres, son exploitation et la vie toxique qu’il nous impose en l’appelant « liberté ». Et chaque fois, c’est par les femmes qu’il commence. Parce que la guerre qu’il mène contre nous n’est pas une guerre des sexes mais une guerre idéologique. Le monde que nous, les femmes, nous proposons, est un monde antinomique au leur. Le nôtre est avant tout politique, moral et écologique. Tu sais, cela ne fait pas si longtemps que nous l’avons perdu ; seulement cinq mille ans[2]. Au regard de l’âge de la Terre estimé à 13,5 milliards d’années, l’histoire de notre défaite paraît minime. J’ai l’intime conviction que le monde auquel nous aspirons verra le jour. Sinon, ces enfants continueront encore et encore à raconter ces horreurs, et les adultes à les écouter comme d’habitude dans une indifférence lasse. Nous aussi, je ne cesse de le dire, avons notre part de responsabilité dans ces horreurs. Si nous contribuons d’une manière ou d’une autre à faire tourner cette roue, nous en sommes complices.

La « civilisation » qu’ils veulent nous faire avaler n’est qu’un trou nauséabond. John Stuart Mill dit : « La première leçon de la civilisation est celle de l’obéissance. » Nous obéissons à tout. Ils décident de quelle façon nous devons vivre, ce que nous devons manger, ce qui doit nous faire pleurer ou nous rendre heureux. Ce sont eux qui définissent l’unité de mesure du bonheur, même le degré de ce que l’on doit ressentir lorsque l’on reçoit ou que l’on offre un cadeau en fonction de sa valeur, de son poids, de son prix. Je n’arrive plus à comprendre ceux et celles qui ne sont pas conscient·e·s de cela et à leur pardonner. Ceux et celles qui s’entêtent dans leur aveuglement, peuvent-ils·elles être innocent·e·s ? Tout ce monde-là est coupable. Si tu veux le meilleur, tu dois lutter. Pourquoi serait-ce un crime de résister contre ceux qui oppriment, exploitent et dominent ? En réalité, le système judiciaire qui qualifie un tel acte de « crime » est le contraire de la Justice. Cela saute aux yeux. Je suis coupable parce que j’ai dessiné, parce que j’ai informé. Nezahat[3] est coupable parce qu’elle a participé à une manifestation. Bahar est coupable car elle a refusé d’obtempérer. Sevgi est coupable d’avoir tenté de transformer l’ordre établi pour instaurer un système plus égalitaire. Peut-on dire que toutes ces actions sont des crimes ? Ce ne sont que des tentatives de l’être humain pour résister face à l’oppression et agir afin de se reconstruire.

[7 décembre 2018]

 

Ma voisine de dortoir, Astêra, tient son livre, bras levé, sur le haut de son lit superposé éclairé par la lune. C’est la seule manière de pouvoir lire après l’extinction des feux. Sous le halo de la lune. Mon amie a encore quatre ans de prison à purger. « Il me reste peu de temps, il faut que j’achève tous les livres que j’ai à lire », dit-elle. Elle les lit à la hâte. La vie d’Astêra est une tout autre histoire. En combattant Daesh au Rojava, elle a été grièvement blessée à la jambe et son état est, depuis, incertain. La blessure s’infecte sans cesse. Les médecins disent que si ça continue ainsi, ils devront l’amputer. Nous essayons de prendre soin d’elle. Mais elle ne nous laisse pas faire, elle se fâche : « Nous sommes toutes à égalité. S’ils veulent m’amputer, qu’ils le fassent, ce n’est pas la fin du monde ! » Si tu la voyais, c’est une femme très joyeuse qui rit sans cesse aux éclats. Il y a quelques jours, après avoir eu sa famille au téléphone, elle nous a raconté que son père avait été torturé. Mais elle en a fait le récit en riant aussi : « Le couvre-feu a été déclaré au village mais mon père ne l’a pas entendu et a ouvert son café. Les villageois s’y sont donc rendus comme d’habitude. Les militaires leur sont tombés dessus et les ont placés en garde à vue. Mon père m’a dit : Ma fille, à force de coups, ils m’ont mis à terre », et elle se marre. Et toi aussi tu rigoles bien évidemment en l’écoutant.

Dans les années 1990, leur village a été incendié. Sa mère n’a pas réussi à sortir son petit frère de la maison en feu et il est mort. Son oncle a été condamné à la perpétuité et son cousin aussi mais, pour lui, incompressible. En bas du lit superposé d’Astêra, il y a Efrîn. En fait, son vrai prénom est Berivan, mais comme elle est d’Afrin [canton du Rojava, sous occupation turque depuis 2018, ndlr], on l’appelle ainsi. Tu ne me croiras pas mais elle a dessiné des rameaux d’olivier partout. Sur son sac, son cahier, son livre, partout. Elle me fait dessiner aussi, sans cesse, des rameaux d’olivier. Lors du bombardement d’Afrin, plusieurs personnes de sa famille ont été tuées. Il ne lui reste plus que quelques proches en vie. « Je ne sais pas où je pourrais bien aller quand je serai libérée », se demande-t-elle. En principe, celles et ceux qui ne sont pas des ressortissant·e·s de Turquie sont accompagné·e·s par les militaires jusqu’à la frontière et on les renvoie dans leur pays d’origine. « Je ne sais pas ce que je vais devenir. J’espère tomber sur une région sûre », dit-elle, tout en riant. Elle rigolerait pendant des heures, elle aussi. Que des femmes dont les éclats de rire rendent cette vie en gris chatoyante. Nous avons une amie qui s’appelle Halise. Avant notre arrivée à la prison, elle avait eu l’idée de décorer à la main les murs en utilisant de la peinture à l’eau qu’elle avait trouvée au quartier. Elle et ses amies ont aussi dessiné des papillons, des animaux. Une enquête disciplinaire a été ouverte contre Halise qui en a endossé la responsabilité, mais peu importe, le lieu est maintenant de toutes les couleurs.

Ici, chaque femme vient d’un lieu différent, et possède un caractère et une nature différent·e·s. Mais nous avons une conviction commune et c’est elle qui nous tient unies. Nous partageons les mêmes valeurs de lutte. Cette sororité n’a rien à voir avec un troupeau de moutons. C’est tout autre chose. C’est la mise en commun de ce qui est authentique en chacune de nous. Ici, chacune poursuit son chemin vers l’objectif qu’elle s’est donné avec une maîtrise quasi artistique. C’est ce qui nous permet de commencer chaque matin une nouvelle journée, motivées, avec l’ambition chevillée au corps de nous recréer. Chaque jour, nous sommes curieuses de ce que nous allons apprendre les unes des autres. Nous passons des années ensemble, au même endroit, genou contre genou et nous parvenons, malgré cette promiscuité, à être attentives à chaque parole, à nous écouter. Ici, il y a une force. C’est celle des femmes conscientes de l’énergie et de la détermination qu’elles portent en elles. Une force comparable à celle évoquée par Nieztsche. Celle-ci n’est ni belliqueuse ni défensive. C’est l’essence de la vie, intime, propre à chacun, chacune. Je trouve chez ce philosophe aux sourcils froncés les sédiments de l’histoire que j’ai perdue. J’y vois la philosophie zoroastrienne dont le principe fondamental repose sur le fait que chacun, chacune, doit trouver le juste et le vrai par lui·elle-même. Nietzsche nous dit de suivre notre propre chemin, d’essayer de créer nos propres vertus et de réaliser notre propre vie. Être nous-mêmes et non pas ce qui nous est dicté par la morale, la religion ou l’État. Il nous invite à remettre en cause toutes les valeurs admises et nous dit que personne ne sait ce qui est bon et ce qui est mauvais, que chacun, chacune, doit en être créateur·trice. En tant que femmes, nous en avons besoin. Nous le voulons. Nous devons arrêter d’essayer d’avancer en marchant sur les pavés placés par les hommes, et trouver notre propre chemin.

Dans Le Deuxième Sexe, Simone de Beauvoir parle du destin de la femme et de la difficulté pour chacune de s’en extraire. Ce sont les hommes qui ont inventé ce destin. Les hommes veulent des femmes qui obéissent silencieusement aux dieux qu’ils ont inventés. En fait, elle parle du monde masculin d’aujourd’hui et de la nécessité pour les femmes de mener une vraie lutte. Ici, les prisonnières refusent de vouer silencieusement un culte à ces dieux-là, elles se battent pour un monde libre et savent que c’est aussi en luttant pour la préservation de la terre que la lumière vaincra l’obscurité. Pour paraphraser Simone de Beauvoir, je dirais que le jour où l’être humain tirera sa fierté, non pas de la différence des sexes, mais de la gloire et de la dignité d’une vie libre obtenue malgré mille difficultés, et seulement ce jour-là, la femme pourra considérer que son histoire, ses problèmes, ses doutes et espoirs sont les mêmes que ceux de l’humanité entière.

[8 décembre 2018]

 

Lorsque mes parents sont venus en ville, ma mère n’avait qu’une paire de boucles d’oreille en or. Elle l’a vendue et ils ont survécu avec cet argent. Elle a toujours trouvé une solution à chaque difficulté. Plus tard, mon père, bien qu’il ait travaillé des années durant comme chauffeur de taxi, conducteur de tracteur et contrebandier, n’arrivait toujours pas à joindre les deux bouts ; il est alors allé voir le frère de ma mère qui était à cette époque un notable de Diyarbakır, pour lui demander de l’aider à trouver du travail. C’est ainsi qu’il a obtenu un emploi d’ouvrier d’État, ce qui lui a permis de remonter la pente et d’élargir son cercle. Mes parents ont commencé à bâtir une petite maison de deux pièces. Nous avons vécu un temps au village, un temps en ville, et pour finir, alors que la situation politique commençait à chauffer, nous nous sommes définitivement installé·e·s en ville. Mes oncles, les frères de mon père, nous ont progressivement rejoint·e·s. Il nous est arrivé, à une époque, de vivre à trente dans ces deux pièces. Mes oncles s’étaient à leur tour mariés. Une des deux pièces servait de chambre pour les nouveaux marié·e·s et l’autre de lieu de vie, de salle à manger et de dortoir pour toute la marmaille, parents, grands-parents, et invité·e·s. Un vrai bazar ! Il me semble que ma mère faisait pas mal de soupes pour remplir tous ces ventres. Mes oncles disaient : « Şehem la radine, elle a encore fait de la soupe ! » Mais personne ne demandait comment ce plat avait été cuisiné. Ma mère courait dans tous les sens mais ce n’était jamais suffisant. Pourtant, elle restait debout, droite. Elle était à la fois très belle et elle savait comment survivre.

[10 décembre 2018]

 

Encore la nuit et encore moi.

Je lis un livre sous la lumière de la lune. Je regarde les photos de Sakine Cansız [cofondatrice du PKK, ndlr], éclairée par la lune. Comme cette femme est belle. Dans mon imagination, je la dessine, avec ses cheveux tout roux. Si elle défaisait sa natte et lançait ses cheveux au vent, des étincelles en jailliraient. J’espère que tu arrives à me lire. C’est tout ce que je peux faire dans le noir. Il n’y a pas beaucoup de possibilités pour lire et écrire dans cette geôle. Nous sommes sans cesse dérangées par des bruits de loquets, de portes en fer, de gardiens, les annonces. Du fait aussi de notre boucan habituel, les pleurs ou les rires de la petite Dersim. Mais la nuit, quand tout ce petit monde dort, tout est magnifique. Tu écris les yeux fatigués ou ensommeillés mais tu y prends beaucoup de plaisir.

[…] Comme c’est difficile de vivre dans ce coin du monde. Il y a quatre ans, le village de Zergele dans la province d’Erbil a été bombardé par des avions de chasse. Il n’est plus resté qu’une colline de décombres sur laquelle un enfant se tenait. Il essayait de deviner où étaient les chambres de sa maison détruite et il riait. Il était content chaque fois qu’il trouvait l’emplacement d’une pièce. Il me montrait : « Regarde, là, c’était notre salon », puis il prenait un coussin qui traînait parmi les débris, et il était heureux. Il avait les mains toutes rouges, couvertes de sang. Il creusait dans les décombres. De ses entrailles, il retirait son passé. À ce moment-là, une jeune femme avec un tout petit bébé dans les bras a couru vers moi. Elle grimpait sur la colline de gravats. À chaque enjambée, sa robe de toutes les couleurs s’accrochait à quelque chose et, à chaque embûche, elle tiraillait sa jupe et continuait à grimper avec entêtement. Elle est enfin arrivée près de nous. « Mon enfant, a‑t-elle dit, regarde, il a trois mois. Il ne connaîtra jamais son père. Tu comprends ? Il ne connaîtra jamais son père ! Il ne saura pas non plus pourquoi il est mort. Parce que ni moi, ni toi, ni personne dans ce village ne savons pourquoi nous mourons sous des bombes. Nous avons été subitement bombardés aux aurores. Notre monde s’est obscurci d’un coup. Pourquoi ? Nous ne le savons pas. Même la pluie a une raison de tomber. Une plante ne verdit pas sans raison, sinon le printemps n’aurait pas de raison d’être. Le loup mange l’agneau parce qu’il a faim. Nous, alors, pourquoi sommes-nous bombardés ? » Elle pleurait sans répit. Mais je n’avais aucune réponse à lui offrir.

 

[11 décembre 2018]

[1] En 2017, la militante féministe et anticapitaliste kurde Diral Dirak s’interrogeait ainsi sur la raison « pour laquelle la large majorité des mouvements de femmes dans le monde ne semble pas se soucier du fait qu’une armée entière de femmes autonomes, mue par une idéologie d’émancipation, a […] dédié leur victoire aux femmes du monde entier, à travers le slogan Femme-Vie-Liberté ».

[2] L’auteure fait référence à l’une des thèses développées par Abdullah Öcalan, laquelle structure la « science de la libération des femmes » du mouvement révolutionnaire kurde : « Le patriarcat n’a pas toujours existé. […] Au cours de l’époque néolithique, un ordre social communal total, appelé le socialisme primitif, fut créé autour de la femme. […] La cueillette, puis l’agriculture, éléments prédominants de la culture de la femme-mère, sont des activités pacifiques qui ne nécessitent pas la guerre ; la chasse, activité principalement masculine, repose en revanche sur une culture guerrière et une autorité sans partage. » Öcalan, Libérer la vie : la révolution de la femme, International Initiative Edition, 2013.

[3] L’auteure dresse ici la liste de ses camarades de prison.