Lien vers la brochure en pdf : Salaire contre le travail ménager
Texte de la brochure :
Le texte de Silvia Federici (auteure aussi de « Caliban et la sorcière », paruen juin 2014 chez Entremonde et Senonevero) « Wages against Housework » paraît en 1975 et en 1977 dans sa traduction française dans un ouvrage collectif « le foyer de l’insurrection, Textes pour le salaire sur le travail ménager » édité par le collectif féministe l’Insoumise de Genève. Ce livre collectif rassemble uniquement des textes autour de la perspective du salaire contre le travail ménager à propos des luttes importantes sur cette perspective en Italie, en France, en Angleterre, aux USA, et au Canada.
Il n’y a que peu de traces et encore moins de discussions présentement sur l’histoire de ce mouvement, qui s’appuyait notamment sur le livre de Mariarosa Dalla Costa et Selma James « Pouvoir des femmes et subversion sociale » (livre épuisé dans sa traduction française dont on peut lire un extrait dans les archives de la revue Camarades sur archives autonomie)[1].
Ce texte évoque à plusieurs reprises l’ampleur internationale du mouvement, et les conflits comme les questions que l’exigence d’un salaire contre le travail ménager soulevait alors. Silvia Federici déplie le sens et les raisons portées par cette revendication, et en explique surtout la stratégie générale et les choix tactiques qui dans des temps austères comme aujourd’hui rappellent bien des questions on ne peut plus présentes.
La lutte du salaire contre le travail ménager partait du refus du travail (plutôt que l’inverse, comme dans bien d’autres luttes aujourd’hui), et des volontés de gagner en pouvoir face au capital, y compris par le salaire. Comme Federici le montrera ensuite avec son livre « Caliban et la sorcière », le capitalisme n’exploite pas seulement la force de travail quand elle est à l’usine ou sur tout lieu de « travail » mais aussi tout une part de travail non payé, non reconnu, principalement assuré par les femmes dans les tâches ménagères et la reproduction.
Les mots de la conclusion du « foyer de l’insurrection » sont suffisamment clairs :
Contrairement à une partie du mouvement féministe, nous n’avons pas peur de ces propositions gouvernementales, catholiques, sociales-démocrates et réformistes. Nous n’avons pas peur d’être « renvoyées à nos casseroles » : les avions-nous jamais quittées ? Et qui faisait le ménage avant la crise ? Ce ne sont pas les quelques miettes que l’État nous allouerait qui vont nous empêcher de lutter. Au contraire, quand on goûte à ce gâteau-là, on y prend goût et on en veut toujours plus !
S’opposer à tout le système sur la ligne du « droit au travail », c’est sans avenir. Cette ligne découle du mépris de soi-même, mépris qui nous a été soigneusement inculqué dès l’enfance. L’image de la ménagère aliénée, obsessionnelle, dont l’horizon est « limité à ses casseroles », incapable de lutter, c’est la seule image que la gauche ait jamais propagée, l’opposant à l’image-modèle de la femme travailleuse.
Les comportements de la masse des femmes, souvent interprétés par la gauche bien-pensante comme « l’aliénation », sont des comportements de révolte et de refus. Ce sont aussi des comportements heureux et positifs d’appropriation, tels que vols individuels ou collectifs dans les magasins. Parfois, ces comportements sont destructeurs, faute de pouvoir être autre chose, comme la grève du travail ménager qui, pratiquée dans l’isolement, conduit des milliers de femmes à l’asile psychiatrique, en prison, au suicide et à l’infanticide. Nier ce refus massif de la part des femmes, c’est les renvoyer à leur isolement, à leur désespoir. Continuer de propager l’image de la « femme travailleuse » opposée à celle de la « ménagère », c’est continuer de propager une des plus graves erreurs du mouvement ouvrier : celle de ne pas avoir impliqué toute la famille dans la lutte.
Renoncer à prendre un rôle dirigeant dans le mouvement révolutionnaire, en tant que femmes, c’est accepter la défaite, la mort et la soumission comme destin collectif des femmes.
Nous osons réclamer autre chose que du travail et revendiquer que toutes ces heures de travail gratis que nous faisons au ménager soient rétribuées, et avec effet rétroactif. C’est par le travail des femmes que le monde tient debout. Nous n’avons pas à « prendre conscience de notre oppression », mais de notre pouvoir. Osons l’utiliser pour attaquer le capital.
Laissons les planificateurs planifier. Laissons le capital régler ses problèmes de capital, ses problèmes entre les différentes caisses, la publique et les privées. Mais l’argent qui se trouve dans les caisses de l’État, des patrons et des banques, il est à nous. Donnons-nous les moyens de les vider ! Déjà des milliers de femmes se prennent des choses individuellement – dans les grands magasins par exemple – ou collectivement – c’est toutes les petites luttes que nous faisons dans une crèche, contre une hausse de loyer, pour un centre femmes, etc.
La revendication du salaire pour le travail ménager pourrait être un moyen pour concentrer notre révolte, un moyen pour s’organiser, pour sortir de notre isolement, pour donner une dimension collective, sociale, internationale à notre lutte.
Genève, 1977.
INTRODUCTION A L’ÉDITION ITALIENNE DU LIVRE « LE FOYER DE L’INSURRECTION »
Nous introduisons en Italie le document « Salaire contre le travail ménager », de Silvia Federici, parce qu’il représente une mise point de la définition de stratégie du salaire pour le travail ménager. Il a été produit aux États-Unis, donc dans une situation capitaliste plus « avancée » par rapport à celle du capital italien, par une camarade, Silvia, engagée comme nous dans, la campagne internationale pour le salaire pour le travail ménager.
Ce document clarifie les liens qui existent entre le discours sur le salaire et la destruction du « rôle féminin ». Avec le livre « Les ouvrières de la maison »[2] déjà, nous clarifions comment tous les rôles et par conséquent aussi le rôle féminin, sont fondés sur le travail ; dans ce texte, nous disions aussi que le capital a mystifié fortement les origines du rôle féminin, dans la mesure où il a nié un salaire au travail ménager, travail sur lequel se fonde ce rôle. « Salaire contre le travail ménager » analyse amplement le rapport entre le rôle féminin et le travail ménager, et par conséquent, le rapport entre la destruction du travail ménager et la destruction du rôle féminin à travers la lutte pour le salaire au travail ménager.
Ce n’est pas un contre-sens que de demander un salaire dans la perspective de la destruction du travail ménager, comme une partie de la gauche voudrait l’insinuer.
Faire coûter toujours plus cher le travail, et le travail ménager en particulier (qu’il s’agit en fait de commencer a faire coûter en terme de salaire) ne signifie pas institutionnaliser ce rôle », c’est-à-dire vouloir maintenir inchangées nos conditions de travail, nos conditions de vie, notre rôle. Si tel était le cas, nous devrions en déduire que chaque fois que les ouvriers ont exigé une augmentation de salaire, ils voulaient en réalité institutionnaliser davantage leur rôle, ils voulaient donc continuer à travailler aussi durement qu’auparavant et mener une vie de chien pour quelques sous en plus.
Personne n’a jamais interprété de cette façon les luttes des ouvriers qui ont déjà un salaire. Et ce n’est pas un hasard si ces « interprétations aberrantes » sont adressées aux femmes, ouvrières à la maison 24 heures sur 24, qui commencent à demander un salaire.
De notre point de vue, ceux qui se placent dans cette perspective, ceux qui s’agitent encore pour trouver des raisons qui entravent notre lutte pour le salaire pour le travail ménager, ceux-là ne veulent pas voir que cette demande est la demande révolutionnaire pour la classe dans son ensemble, parce qu’elle est la seule à garantir non seulement la destruction du travail ménager, et donc du rôle féminin fondé sur ce travail, mais aussi la destruction du rôle masculin. En effet, la lutte pour le salaire au travail ménager est un levier de pouvoir fondamental pour tous les autres non-salariés qui dépendent du travail des femmes (enfants, vieillards, malades etc.) ; pour la destruction de la stratification de pouvoir à l’intérieur de la classe entre salariés et non-salariés ; et donc pour la destruction de la stratification de pouvoir à l’intérieur de la famille entre homme, femme, enfants et vieillards, ainsi que pour la destruction du rôle masculin.
Au contraire, la lutte des ouvriers pour les augmentations de salaire, tout en ayant comme perspective la destruction du rapport salarié par rapport au patron, étant donné qu’elle ne crée pas directement plus de pouvoir d’attaque et de négociation pour les non-salariés, elle ne détermine pas une destruction du rôle masculin, à savoir du rôle de contrôleur et de destinataire (objet) du travail gratuit d’autrui, mais elle tend plutôt à le renforcer. Ceux qui s’agitent encore pour trouver des raisons d’entraver notre lutte pour le salaire au travail ménager sont dans le même bateau que les curés, idéologues, sociologues, psychologues, psychiatres, psychanalystes et gens de culture qui, en continuant à voir les origines de notre rôle et de nos malheurs dans l’idéologie et non pas dans notre travail non-salarié, aident les patrons et l’État dans leurs tentatives de dévier nos énergies et de réprimer nos luttes.
Nous avons voulu dire tout cela pour clarifier le discours sur les « rôles des autres ».
Pas besoin d’en dire davantage… Le salaire pour le travail ménager, depuis qu’il a commencé à circuler comme perspective politique, a donné de nouvelles forces à toutes les femmes en lutte.
Depuis toujours, pour affirmer leurs droits à la lutte, les femmes doivent faire leurs comptes avec tout le monde. Mais ces dernières années, elles ont commencé a changer. Avant tout dans la famille, avec le mari, avec le père, avec les frères. Souvent, luttant contre la volonté des mâles de leur famille, les ouvrières licenciées ont occupé les usines pendant la nuit, des ménagères ont porté en avant les luttes de l’autoréduction, etc., affirmant ainsi dans la famille non seulement leur droit à la lutte, mais aussi leur droit à l’organisation de la lutte même, c’est-à-dire le droit d’aller aux assemblées, aux réunions, etc.
Mais hors de la famille aussi, surprenant les politicards de métier les femmes ont souvent affirmé leur présence, alors qu’elles commençaient à parler dans les assemblées d’usines, d’immeuble, de quartier, d’école, et à s’organiser de manière autonome dans des commissions, groupes d’étude, collectifs, comités, composés exclusivement de femmes, pour analyser leur condition et lutter sur leurs intérêts en tant que femmes. Sur la base de ces nouveaux comptes que les femmes ont réglés un peu partout, la potentialité de lutte des femmes, toujours violemment réprimée, a explosé avec une incroyable force d’attaque sur tous les fronts. Rien n’a été épargné. Même les absurdes congrès nationaux et internationaux dans lesquels les hommes voulaient encore pontifier sur notre rôle social, psychologique, émotionnel, sexuel, etc., ont été entravés et ridiculisés.[3]
« Aujourd’hui plus que jamais, il est clair pour tout le monde que les femmes ne tolèrent plus et empêchent même matériellement la construction de l’orchestration idéologique à travers laquelle le capital mystifiant et niant le travail sur lequel est fondé notre rôle, prétend continuer de restructurer et reconstruire ce rôle. »
Depuis que « faire l’amour « a été démystifié et défini comme travail ménager ; depuis qu’on a dit qu’il s’agit d’exploitation et non pas seulement de répression, contrairement à ce qu’affirment tous les mâles plus ou moins illuminés depuis Reich, le travail ménager a été « découvert » dans sa continuité du jour à la nuit, et avec lui, chaque détail de notre rôle. La lutte s’est ouverte sur chaque minute du jour et de la nuit de notre exploitation.
Le 8 mars1974[4], à mesure sur La place Feretto, un grand nombre de femmes manifestaient pour la première fois pour le salaire le travail ménager qu’elles réclamaient directement à l’État. Et cette première manifestation sur le salaire pour le travail ménager, avec ses chants et ses discours dans la rue, avec des slogans criés par des milliers de femmes, avec toute la force qu’elle exprimait, était la première destruction publique et massive du rôle féminin.
Mais ce processus toujours plus ouvert et massif de destruction du rôle féminin à travers la lutte, à Padoue, nous l’avions déjà commencé le 5 juin 1973 quand nous avions transformé pour la première fois un procès pour avortement en procès d’accusation contre l’État, et ceci bien avant le début du sordide marchandage parlementaire sur l’avortement.
Dès ce moment, pour nous, la lutte sur le salaire pour le travail ménager et la lutte pour l’avortement libre et gratuit ont toujours été une même lutte. Et là aussi, nous refusions le rôle, cette fois « purement défensif », auquel toutes les forces politiques de droite et de gauche ainsi que l’église voulaient nous contraindre. Nous attaquions directement l’État et tous ses bourreaux contre nous, nous luttions et nous marchions dans toutes tes villes par dizaines de milliers, toujours plus nombreuses, et dans chaque manifestation, nous criions :
« Soit c’est un enfant pour l’État, soit c’est un avortement et c’est un crime », « Ils défendent le fœtus pour exploiter l’enfant ». « Faire l’amour, c’est du travail ménager, et le faire dans ces conditions, sans aucun dispositif de sécurité (lois, contraceptifs sûr et pas nocifs), comporte aussi un niveau très élevé de risque. Chaque année, en Italie, il y a trois millions avortements ! Dans ces conditions, tomber enceinte contre notre volonté, c’est un accident de travail. Nous demandons à l’État une indemnité pour toutes les fois où nous tombons enceintes contre notre volonté, en plus d’une somme pour dommages et intérêts pour chaque avortement que nous sommes forcées de subir ! »
Dans chaque manifestation, des slogans aux brefs discours de rue, nous attaquions jusqu’au fond le discours sur l’avortement, menant jusqu’au bout le discours sur le travail.
« Salaire pour le travail ménager pour pouvoir décider nous-mêmes si on veut avoir une enfant et combien nous en voulons ! » Salaire pour le travail ménager pour toutes les femmes dès l’âge de 15 ans, étant donné que l’État lui-même nous définit « ménagères » ; ceci afin qu’elles ne doivent pas subir le chantage du mariage obligatoire ou du double travail, afin qu’elles puissent décider de faire un enfant sans être soumises au contrôle de la paye de l’homme ou de leur double travail ! Salaire pour le travail ménager, afin que les femmes mariées aussi puissent déterminer différemment les relations à l’intérieur du mariage ou puissent se séparer ou divorcer dans une position de force plutôt que de faiblesse ! Salaire pour le travail ménager afin que la femme qui a un enfant puisse l’élever sans être soumise au chantage de personne ! »
Le premier mai 1975, lors de la première manifestation internationale pour le salaire ménager, nous étions des milliers et des milliers dans les rues non seulement en Italie (sur la place Ferretto à Mestre, à Naples, en Émilie, à Florence), mais aussi en Angleterre, en Suisse, aux États-Unis et au Canada.
Et le 15 février, à Trento, pour l’avortement, nous étions des dizaines de milliers, même si les journaux n’ont pas voulu en parler et qu’ils ont réservé leur espace au parti radical plutôt qu’à l’autonomie féministe. Mais le 6 décembre, lorsqu’on nous a vues à Rome. 40.000 femmes, organisées de manière autonome sur une échéance à nous, une nouvelle réflexion sur la question des rôles s’est imposée à toute la gauche. Non pas tant sur le rôle féminin désormais évident même pour les politiciens les plus obtus mais plutôt sur le rôle masculin. C’était le moment ! Le premier mai 1976, dans tous les pays, nous descendrons encore dans la rue pour le salaire au travail ménager. En Italie nous irons à Naples pour cette journée de lutte pour le salaire au travail ménager. Et d’ici là, nous n’aurons pas un jour de répit ni sur la question du travail, ni sur celle de l’avortement.
Le fait que les hommes aient ostensiblement commencé à repenser de nouvelles choses sur la question de leur rôle, depuis la manifestation de Rome, aura de très nombreuses occasions de s’affiner dans toutes les directions. Nous suggérons de les cueillir toutes, déployant pour cela au moins autant d’énergie qu’ils en ont dépensé pendant des siècles pour définir le rôle féminin.
SALAIRE CONTRE LE TRAVAIL MÉNAGER
« Ils disent que c’est de l’amour, nous disons que c’est du travail non payé.
Ils l’appellent frigidité nous l’appelons absentéisme.
Chaque fausse couche est un accident de travail.
L’homosexualité comme l’hétérosexualité sont des conditions de travail… mais l’homosexualité est le contrôle ouvrier de la production, et pas la fin du travail.
Plus de sourires ? Non, plus d’argent. Rien ne nous donnera plus de pouvoir, sinon de détruire les vertus consolatrices d’un sourire.
Névroses, suicides, « désexualisation » sont les maladies de la ménagère. »
Les difficultés et les ambiguïtés que les femmes expriment quand elles discutent du salaire pour le travail ménager proviennent souvent d’une réduction du problème à une question d’argent, d’un peu d’argent, au lieu de le voir comme une perspective politique. Et la différence entre ces deux points de vue est énorme. Le fait de voir le salaire pour le travail ménager comme un peu d’argent en plus plutôt que comme une perspective politique revient à détacher le résultat final de notre lutte de la lutte elle-même, c’est-à-dire à laisser de côté toute sa signification subversive et démystificatrice du rôle qui a été imposé à la femme dans la société capitaliste.
Si nous considérons le salaire ménager sous cet angle réducteur nous commençons à nous demander : qu’est-ce que ça peut apporter de plus à notre vie que de recevoir un peu plus d’argent ? Nous pouvons même être d’accord que pour des femmes qui n’ont pas le choix d’être autre chose que des ménagères, ça peut être très important. Mais nous pensons que pour celles d’entre nous qui ont d’autres possibilités ; travail professionnel, mari intéressant, vie en communauté, relations homosexuelles… cela ne changerait rien. Nous croyons que pour nous, il existe d’autres moyens d’accéder à l’indépendance économique, et surtout nous refusons d’être identifiées et de nous identifier à des ménagères, car nous refusons cette destinée qui est, nous sommes toutes d’accord, pire que la mort. Le problème, avec ce type de proposition c’est que nous ajoutons un peu d’argent, de manière imaginaire, aux tristes vies que nous sommes en train de mener, et nous nous demandons : alors quoi ? Qu’est-ce que ça change ? Et ceci avec la conviction fausse que nous obtiendrons cet argent sans devoir, en même temps — dans le processus de lutte pour l’obtenir — révolutionner toutes nos relations sociales et familiales. Si, au contraire, nous envisageons le salaire pour le travail ménager comme une perspective politique, nous pouvons voir que la lutte pour l’obtenir produit une révolution dans nos vies et dans notre pouvoir social en tant que femmes.
D’autre part, il est clair que si nous pensons que nous n’avons pas « besoin » de cet argent, c’est parce que nous avons accepté des formes particulières de prostitution de corps ou d’argent pour cacher ce besoin. Ce que je vais essayer de montrer, c’est que non seulement le salaire pour le travail ménager est une perspective révolutionnaire, mais qu’elle est la seule perspective révolutionnaire féministe qui unira finalement l’ensemble de la classe ouvrière.
« UN TRAVAIL D’AMOUR »
Il est important de comprendre que, quand nous parlons de travail ménager, nous ne parlons pas d’un travail comme un autre, mais nous parlons de la manipulation la plus perverse, de la violence la plus subtile et la plus mystifiante que le capitalisme ait jamais perpétrée contre n’importe quelle autre partie de la classe ouvrière.
C’est vrai que sous le capitalisme, tout travailleur est manipulé et exploité, et que son rapport au capital est complètement mystifié. Le salaire donne l’impression d’un marché honnête : tu travailles, on te paye pour ce travail, donc toi et ton patron, vous êtes sur un pied d’égalité. Alors que le salaire, au lieu de payer le travail que tu fais, n’en paye en réalité qu’une partie et évacue tout le travail non payé qui part en profit dans les poches du patron. Mais au moins, si on reçoit un salaire, on est reconnu comme un travailleur, on peut marchander et lutter autour de ce salaire, on peut se battre contre la quantité de salaire (toujours trop basse) qu’on détient, et contre la quantité de travail (toujours trop grande) qu’on fournit. Le salaire rend le travailleur partie prenante d’un contrat social, ce qui est très important. Car il n’y a plus de mystification possible : toi tu travailles, non pas parce que tu aimes ça ou parce que ça fait partie de ta nature, mais parce que c’est la seule possibilité pour toi d’avoir le droit de vivre. Et que tu sois exploité ou non, au moins, tu n’es pas le travail que tu fais. Un jour, tu peux être facteur, le lendemain chauffeur, etc… et tout ce qui importe, c’est combien d’argent tu reçois en retour.
Dans le cas du travail ménager, la situation est qualitativement, différente. Et la différence est dans le fait que non seulement le travail ménager a été imposé aux femmes, mais qu’il a été déformé en une attribution naturelle de notre corps et de notre personnalité de femme, en un besoin interne, en une aspiration venant du fond de notre caractère féminin. Si le travail ménager a dû être transformé en un attribut naturel, plutôt qu’être reconnu comme un contrat social, c’est que dès le début du capitalisme, ce travail devait être non payé. Et, afin de nous faire accepter notre travail non payé, le capital a dû nous convaincre que c’était une activité naturelle, inévitable et même enrichissante. De plus, la condition matérielle du travail non payé de la ménagère a été l’arme la plus puissante pour renforcer l’idée généralement répandue que le travail ménager n’est pas un travail, ce qui empêche les femmes de lutter contre ce travail, sinon dans le cadre privé de la cuisine-chambre à coucher. Et tout le monde s’accorde à ridiculiser cette lutte, en neutralisant ces protagonistes. Nous sommes considérées comme des ménagères hystériques et des bécasses râleuses et non pas comme des travailleuses en lutte.
Comme c’est naturel, d’être une ménagère… quand on sait qu’il faut au moins vingt ans de conditionnement – entraînement[5] quotidien prodigué par une mère non payée pour préparer une femme à son rôle, pour la convaincre que des enfants et un mari, c’est ce qu’elle peut attendre de mieux dans la vie.
Et même ainsi, cela marche rarement. Malgré tout cet entraînement, rares sont les femmes qui ne se sentent pas « roulées » quand la lune de miel est terminée et quand elles se retrouvent devant leur évier sale pour le nettoyer. Beaucoup d’entre nous ont encore l’illusion que nous nous marions par amour. Mais de plus en plus, les femmes reconnaissent aussi qu’elles se marient pour de l’argent et pour avoir plus de sécurité. Nous pensons que c’est le moment d’affirmer très haut que ce qui nous attend en fait, après le mariage, c’est beaucoup moins l’argent et la sécurité qu’une quantité de travail incroyable. Et quand des femmes plus âgées nous disent : « Profitez de votre liberté pendant que vous n’êtes pas mariées, achetez-vous ce qui vous fait envie », elles ont aussi raison. Mais, malheureusement, il est difficile de profiter de notre liberté alors que depuis les premiers jours de notre enfance, on nous a entraînées à nous sacrifier, à être dociles, serviles et dépendantes, alors qu’on nous a toujours dit : si tu n’aimes pas ça, c’est ton problème, c’est de ta faute, si tu n’es pas normale.
Nous devons admettre que le capitalisme a été très habile pour camoufler le fait que notre travail ménager, c’est du travail : en n’accordant pas de salaire pour ce travail et en transformant ce travail en un acte d’amour, le capitalisme a fait d’une pierre deux coups. Tout d’abord, il empoche une quantité incroyable de travail gratuit (reproduction de la force de travail), tout en s’assurant que les femmes, loin de lutter contre ce travail, s’imaginent que c’est la meilleure chose qui puisse leur arriver. Ensuite, il a embrigadé également le travailleur mâle en lui donnait quelqu’un à asservir, après qu’il ait dû lui-même tant servir à l’usine et au bureau
En fait, notre rôle en tant que femmes, c’est d’être les servantes non payées, heureuses, et surtout aimantes de la ’ »classe ouvrière », c’est-à-dire de cette couche du prolétariat à laquelle le capital a été forcé de donner plus de pouvoir social.
De la même manière que Dieu a créé Eve pour faire plaisir a Adam, le capital a créé la ménagère pour servir son « homme travailleur » physiquement, émotionnellement et sexuellement, pour élever ses enfants, pour repriser ses chaussettes, pour lui remonter le moral quand il rentre écrasé par le travail et le type de relation sociale (des relations de solitude) que le capital lui réserve.
Et c’est cette combinaison de services physiques, émotionnels et sexuels que la femme doit accomplir pour le capital qui constitue la caractéristique de ces servantes que sont les ménagères. C’est cette même combinaison qui rend leur travail tellement ennuyeux en même temps « qu’invisible ». Ce n’est pas par hasard que les hommes commencent a penser au mariage dès qu’ils ont leur premier travail. Ce n’est pas seulement parce que dès ce moment-là, ils peuvent se le permettre, mais c’est aussi parce qu’ils ont besoin qui s’occupe d’eux quand ils rentrent le soir après le bureau, et que c’est le seul moyen pour eux de ne pas devenir fous.
Toutes les femmes savent que c’est le rôle qu’elles sont supposées jouer pour être de bonnes épouses et avoir un mariage « heureux ». Dans ce cas aussi, plus la famille est pauvre, plus l’esclavage est fort, et pas seulement à cause de la situation financière.
En fait, le capital a une double politique : une pour la classe moyenne, et une autre pour la famille prolétaire. Ce n’est pas un hasard si c’est dans la famille ouvrière que nous trouvons le chauvinisme-mâle le plus violent. En effet, plus le travailleur se fait humilier et exploiter au travail, plus sa femme doit s’efforcer de le réconforter, et plus aussi il se défoule sur elle. Un homme bat sa femme ou il l’insulte quand il est frustré ou éreinté par son travail, ou quand il a perdu une lutte (aller à l’usine, c’est déjà une défaite).
Le foyer du travailleur, c’est son château… et sa femme doit apprendre à attendre en silence quand il « fait la gueule », à le réconforter quand il est déprimé, à patienter quand il dit « je suis trop crevé cette nuit », ou quand il fait l’amour tellement vite qu’elle se demande s’il ne la prend pas pour un trou et rien de plus. Les femmes ont toujours trouvé des moyens pour se défendre, mais toujours de manière isolée et privée. Le problème c’est, en fait, de faire sortir dans la rue cette lutte cantonnée dans la cuisine et dans la chambre à coucher. Cette escroquerie camouflée sous le nom d’amour et de mariage nous affecte toutes, même celles d’entre nous qui ne sont pas mariées. Parce que, une fois que le travail ménager est devenu un attribut féminin, nous sommes toutes déterminées par ce travail.
Comme c’est « naturel » de faire certaines choses, toutes les femmes sont censées les faire, et avec plaisir, et même les femmes qui, par leur position sociale, ont pu échapper à une partie ou à presque tout ce travail (leurs maris peuvent se payer des servantes, des psychiatres, et d’autres formes de relaxation et de distraction), même ces femmes vivent sous cette loi de la « nature ». Même si nous ne servons pas un homme précis, nous sommes toutes placées dans une relation de « servante-servi » par rapport à la totalité du monde masculin. C’est pour cette raison qu’il est si dégradant de se faire traiter de « femelle ». « Dis-donc, cocotte, souris, qu’est-ce qui t’arrive ? » C’est le genre de chose que n’importe quel homme se sent le droit de nous dire, qu’il soit notre mari, le contrôleur du tram ou notre patron.
LA PERSPECTIVE RÉVOLUTIONNAIRE
En nous fondant sur cette analyse, nous pouvons voir les implications révolutionnaires de la perspective du salaire pour le travail ménager. C’est précisément en demandant un salaire pour notre travail que notre « nature » féminine cessera et que notre lutte pourra commencer, car exiger un salaire pour le travail ménager signifie refuser ce travail comme l’expression de notre nature, et par conséquent, refuser le rôle féminin que le capital a inventé pour nous.
Demander un salaire pour le travail ménager, c’est miner l’attente que la société nourrit envers nous, ceci parce que cette attente (l’expression de notre socialisation) est liée à notre condition de non salariées au foyer. En ce sens, il est absurde de comparer la lutte des femmes pour un salaire à la lutte des ouvriers dans les usines pour plus de salaire. L’ouvrier salarié qui se bat pour plus d’argent marchande pour améliorer son rôle social. Quand nous nous battons pour avoir un salaire, nous nous battons au contraire clairement et directement contre notre rôle social. De la même manière, il y a une différence qualitative entre les luttes d’un ouvrier salarié et luttes d’un esclave qui demande un salaire pour sortir de l’esclavage.
II devrait être clair, cependant, que quand nous luttons pour obtenir un salaire, nous ne le faisons pas pour entrer dans des rapports de production capitalistes, nous n’avons d’ailleurs jamais été en dehors de ces rapports. Nous luttons pour briser le plan que le capital a pour les femmes[6], ce qui est un moment essentiel dans l’ensemble de la division planifiée du travail et du pouvoir social au sein de la classe ouvrière, à travers lequel le capital a été capable de maintenir son pouvoir.
Le salaire pour le travail menacer est donc une perspective révolutionnaire, parce qu’elle attaque le capital et qu’elle l’oblige à restructurer les relations sociales en des termes qui nous sont plus favorables, et par conséquent, qui sont plus favorables à l’unité de la classe. En fait, demander un salaire pour le travail ménager ne veut pas dire que, quand nous serons payées, nous continuerons à le faire. Cela signifie précisément le contraire. Dire que nous demandons de l’argent pour le travail ménager est un premier pas vers le refus de ce travail, parce que demander un salaire rend notre travail visible, et ceci est la condition indispensable pour que nous puissions commencer à lutter contre lui (sous ses deux aspects de féminité et de travail ménager proprement dit).
A ceux qui nous accusent d’« économisme », nous voulons rappeler que l’argent, c’est le capital, c’est-à-dire le pouvoir de commander du travail. C’est pour cette raison que, pour les femmes, la réappropriation de cet argent, qui est le fruit de notre travail – du travail de nos mères et de nos grand-mères – signifie en même temps l’attaque au pouvoir du capital qui nous impose un travail forcé. Nous ne devons pas sous-estimer le pouvoir du salaire comme manière de démystifier notre féminité et de rendre visible notre travail, notre féminité comme travail. Comme nous ne devons pas sous-estimer non plus le pouvoir que l’absence de salaire a eu pour nous enfoncer dans ce rôle et cacher notre travail.
Exiger un salaire pour le travail ménager, c’est donc rendre évident le fait que nos esprits, nos corps et nos émotions ont tous été déformés pour répondre à une fonction spécifique, et que, après coup on nous les a imposés comme des modèles auxquels nous devons toutes nous conformer si nous voulons être acceptées en tant que femmes dans cette société.
Exiger le salaire pour le travail ménager revient à montrer que le travail ménager est déjà de l’argent pour le capital, que le capital a fait et fait toujours de l’argent sur notre dos, quand nous cuisinons, quand nous sourions, quand nous baisons. En même temps. Cela montre que nous avons cuisiné, souri et baisé non pas parce que nous avions plus d’envies ou plus de dons que d’autres, mais que nous n’avions pas d’autre choix. Nos visages ont été déformés par trop de sourires, nos sentiments se sont estompés par trop d’amour donné, notre sur-sexualisation nous a laissées asexuées.
Le salaire pour le travail ménager n’est que le début de la lutte, mais son message est clair : à partir de maintenant, ils devront nous payer, parce que, en tant que femmes, nous ne garantirons dorénavant plus rien. Nous voulons appeler travail ce qui est du travail, de manière à ce que, éventuellement, nous puissions redécouvrir ce redécouvrir ce qu’est l’amour, et recréer notre sexualité que nous n’avons jamais connue. Et du point de vue du travail, nous pourrions demander plus qu’un salaire, car de fait, nous effectuons plus qu’un travail : nous sommes des bonnes, des prostituées, des infirmières, des servantes, etc. Ceci est l’essence de notre vocation « héroïque » que l’on célèbre le jour de la fête des mères. Nous disons : arrêtez de célébrer notre exploitation, notre prétendu héroïsme.
À partir de maintenant, nous voulons de l’argent pour tout ce que nous faisons, de manière à ce que nous puissions accepter ou refuser ce que nous voulons. En ce sens, rien ne peut être plus efficace que de montrer que nos vertus féminines ont une valeur quantifiable en argent (que le capital a d’ailleurs bien mesurée jusqu’à présent, puisqu’il l’a empochée sur notre dos), et que, dès maintenant, nous pouvons l’avoir pour nous, contre le capital, si nous organisons notre pouvoir.
LA LUTTE POUR LES SERVICES SOCIAUX
La perspective du salaire pour le travail ménager est la plus radicale que nous puissions adopter. En effet, nous pouvons demander des crèches, des salaires égaux, des machines a laver gratuites, mais nous n’obtiendrons jamais rien si nous n’attaquons pas notre rôle de femme à la base. Notre lutte pour les services sociaux – c’est-à-dire pour de meilleures conditions de travail – échouera à coup sûr tant que nous n’aurons pas imposé le fait que notre travail est du travail. Tant que nous ne lutterons pas a ce niveau très large, nous n’obtiendrons jamais de victoires spécifiques.
Nous échouerons dans une lutte pour des machines à laver gratuites, si nous ne luttons pas d’abord contre le fait que nous ne pouvons pas aimer, sinon au prix d’un travail sans fin, qui, jour après jour, mutile notre corps, notre sexualité, nos relations sociales ; si nous ne parvenons pas à échapper au chantage par lequel notre besoin de donner et de recevoir de l’affection devient un devoir envers nos maris, nos enfants, nos copains que nous commençons à détester (et nous sommes culpabilisées de les détester). D’après nous, trouver du travail a l’extérieur ne change pas ce rôle. Il ne fait qu’augmenter notre exploitation, et de plus, il reproduit ce rôle de différentes manières.
Où que nous allions, nous pouvons constater que les emplois féminins ne sont en général que des extensions de nos travaux ménagers. Non seulement nous devenons toutes des serveuses, des institutrices, des secrétaires, des infirmières — toutes les fonctions pour lesquelles nous avons été formées au foyer ! – mais encore nous nous retrouvons dans la même situation que celle qui bloque notre lutte dans la maison : l’isolement, le fait que la vie d’autres personnes dépende de nous, l’impossibilité de voir quand commence et quand finit notre travail, où il s’arrête et où commence notre désir. Est-ce que porter le café au patron et le consoler de ses problèmes matrimoniaux est un travail de secrétaire ou une faveur personnelle ?
Est-ce que le fait que nous devons nous soucier de notre aspect extérieur partout où nous allons travailler est une condition de travail ou le produit de notre vanité féminine (les hôtesses de l’air, par exemple, sont régulièrement pesées et doivent faire un régime) ? Comme ils le disent souvent, le marché du travail a besoin de la présence des femmes. Une femme peut faire n’importe quel travail sans perdre sa féminité, ce qui veut dire que, quoi que nous fassions, nous restons toujours « baisables »
Quant à la proposition de socialisation et de collectivisation du travail ménager, quelques exemples seront suffisants pour montrer la différence entre ce type d’alternatives et notre perspective. C’est une chose de mettre sur pied[7] une crèche comme nous la voulons, en demandant de l’argent à l’État. C’est autre chose de laisser nos enfants entre les mains de l’État pour qu’il les contrôle, les discipline, les intoxique à honorer le drapeau américain quatorze heures par jour. C’est une chose d’organiser[8] collectivement les repas que nous voulons (en groupe, etc.), et de demander de l’argent à l’État pour le faire. C’est autre chose de demandera l’État de faire les repas pour nous. Dons un cas, nous gagnons un contrôle sur notre vie, dans l’autre, nous permettons à l’État d’étendre son pouvoir sur nous.
LUTTE CONTRE LE TRAVAIL MÉNAGER
Certaines femmes disent : comment le salaire pour le travail ménager va-t-il changer les attitudes de nos maris envers nous ? Ne vont-ils pas encore davantage exiger de nous que nous remplissions nos tâches ménagères, justement parce que nous sommes payées ? Ces femmes ne voient pas que si nos maris peuvent exiger tellement de choses de nous, c’est précisément parce que nous ne sommes pas payées pour notre travail, car ainsi ils pensent que ce travail n’est qu’un truc de bonne femme, qui ne nous coûte pas beaucoup d’efforts.
Les hommes n’acceptent nos services et ne prennent leur plaisir que dans la mesure où ils sont sûrs que le travail ménager est facile pour nous, que nous aimons ça et que nous le faisons par amour pour eux. Ils attendent même de nous que nous soyons reconnaissantes, car ils croient que, du fait qu’ils nous ont fait l’honneur de nous épouser, ils nous ont donné l’occasion de nous exprimer en tant que femmes (c’est-à-dire de les servir). « Tu as de la chance d’avoir trouvé un homme comme moi ». C’est seulement quand les hommes percevront notre travail comme un réel travail, notre amour comme un travail, et surtout quand ils s’apercevront de notre détermination à refuser les deux qu’ils changeront leur attitude envers nous.
Quand des milliers de femmes descendront dans la rue pour crier leur ras-le-bol de nettoyer sans arrêter, de sourire et de baiser sur commande, par peur de perdre leur travail, quand elles diront à quel point elles détestent ce travail qui gâche leur vie, alors les hommes auront peur et se sentiront attaqués en tant qu’hommes. Nous affirmons que c’est la meilleure chose qui puisse leur arriver, car en dévoilant la manière dont le capital nous a dressé les uns contre les autres, ce sont nous les femmes – leurs béquilles, leurs esclaves et leurs chaînes – qui ouvriront le processus de leur libération. D’une même manière, exiger le salaire pour le travail ménager sera beaucoup plus didactique que d’essayer de prouver que nous sommes capables de travailler comme eux.
Nous laissons cet effort méritoire aux « femmes de carrière », à celles qui échappent à leur oppression non pas par le pouvoir de l’unité et de la lutte, mais par le pouvoir du maître, pouvoir qui opprime, en général, d’autres femmes. Et nous n’avons pas à prouver que nous pouvons « porter les bleus de travail ». Beaucoup d’entre nous l’ont fait il y a longtemps, et elles ont découvert que la blouse ne nous donne pas plus de pouvoir que le tablier, et même peut-être moins, parce qu’alors nous avons encore moins d’énergie et de temps pour lutter.
Les choses que nous devons prouver sont : notre capacité de montrer ce que nous faisons déjà, ce que le capital nous oblige à faire, et notre pouvoir de nous battre contre lui.
Malheureusement, beaucoup de femmes – en particulier des femmes célibataires – ont peur de la perspective du salaire ménager parce qu’elles ont peur de s’identifier ne serait-ce qu’une seconde, à la ménagère. Elles savent que c’est la position qui a le moins de pouvoir dans la société, et donc, elles ne veulent pas se rendre compte qu’elles sont aussi des ménagères, que nous sommes toutes des prostituées, que nous sommes toutes des homosexuelles ; tant que nous ne reconnaîtrons pas notre esclavage, nous ne saurons pas contre qui et comment lutter.
Tant que nous penserons que nous sommes un peu mieux, un peu différentes que des ménagères, nous accepterons la logique du maître qui est une logique de division, et donc pour nous, la logique de l’esclavage. Nous sommes toutes des ménagères parce que, quelle que soit notre place ils peuvent toujours compter sur nous pour faire plus de travail, pour être plus craintives à formuler nos revendications, pour faire moins de pressions sur eux pour avoir de l’argent, car heureusement pour eux, notre esprit est dirigé ailleurs, vers cet homme qui dans notre présent ou dans notre futur « prendra soin de nous ».
Et nous nous illusionnons aussi quand nous pensons échapper au travail ménager. Combien d’entre nous, même en travaillant à l’extérieur, y ont échappé ? Et peut-on si facilement mépriser l’idée de vivre avec un homme ? Et si nous perdons notre emploi ? Et quand nous vieillirons et perdrons même le petit peu de pouvoir que nous avons maintenant parce que nous sommes jeunes (productives) et attrayantes (productivité féminine) ? Et qu’en est-il des enfants ? Est-ce qu’on va toujours regretter d’avoir choisi de ne pas en faire, de n’avoir pas même pu poser cette question de manière réaliste ? Peut-on se permettre des relations homosexuelles ? Sommes-nous prêtes à en payer le prix éventuel en isolement et en exclusion ? Mais peut-on vraiment se permettre des relations avec les hommes ?
La question est de savoir pourquoi ces alternatives sont les seules qui se présentent à nous et par quelles luttes nous pourrons les dépasser.
[1] On peut aussi trouver dans les archives de Camarades un entretien sur cette lutte à partir de l’histoire d’une lutte des femmes immigrées contre le meurtre de Mohammed Diab abattu par la police en 1972
[2] Aux soins du collectif international féministe, Le opearie della casa, Marsilio, Padoue-Venise, 1975.
[3] Parmi les épisodes les plus « spectaculaires » de ces contestataires dont tout les journaux ont dû parler, rappelons ceux de Padoue et de Milan : à Padoue, les féministes du Comité pour le salaire au travail ménager ont violemment contesté et plongé dans le ridicule le congrès national organisé par les habituels psychologues et psychiatres sur « Psychothéraphie : intégration ou libération », les 22 et 23 mars 1975. Les mêmes camarades interrompaient le congrès international de psychanalyse organisé à Milan, au mois de novembre, sur « Sexualité et politique ».
[4] Sur la signification politique et sur la problématique organisationnelle de cette manifestation : aux soins du collectif international féministe, 8 mars 1974, Marsilio, Padoue-Venise, 1975.
[5] Note de traduction (pour l’édition italienne) : lorsque l’auteur parle de conditionnement partiel du travail ménager, elle fait allusion à cet entraînement particulier au travail ménager qui advient dans la maison entre mère et fille, ou plus généralement entre les femmes qui travaillent à l’intérieur d’une même maison, entre voisines, etc…
[6] Ndt : nous renvoyons à l’introduction à l’édition italienne pour une spécification ultérieure de ce discours.
[7] Plus le pouvoir des femmes augmente, plus les occupations de maisons peuvent servir aussi à procurer un espace où nos enfants peuvent jouer de manière plus sociale qu’à l’intérieur (où ils sont collés à la mère qui travaille) ou plus sûre que la route.
[8] Il s’agit toujours de « l’organisation » qui advient à travers un certain moment de la lutte.