Ni les femmes, ni la terre ! – Marine Allard, Lucie Assemat et Coline Dhaussy

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« Ni les femmes ni la terre » est un film documentaire réalisé par les autrices de ce texte sorti en 2018. En Argentine et en Bolivie, ces femmes des favelas combattent pour le droit à disposer de leur corps. Elles luttent contre les violences faites aux femmes et pour un changement de cap des modèles économiques capitalistes.

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Nous sommes trois jeunes femmes françaises impliquées dans un projet documentaire sur les initiatives féministes et altermondialistes en Amérique latine. Nous venons d’horizons variés : milieu de l’audiovisuel et de l’art, sociologie du genre et militance féministe, travail social spécialisé dans les violences de genre.

Nos parcours ont convergé vers ce projet, qui nous permet de synthétiser nos questionnements personnels sur d’autres modes de vie plus harmonieux pour autrui et l’environnement. En tant que jeunes citoyennes, nous nous interrogeons sur l’impact que peuvent avoir l’oppression des femmes et des minorités sexuelles et ethniques ainsi que la surexploitation des ressources naturelles sur les générations présentes et à venir.

Des filiations diverses

« Ni las mujeres ni la tierra somos territorios de conquista ! Ni les femmes ni la terre ne sommes des territoires à conquérir ! » Ce cri résonne dans toute l’Amérique latine. Il est apparu par la voix du groupe féministe anarchiste Mujeres Creando, qui s’est opposé dans la Bolivie de Morales à ce qu’on appellerait en France un grand projet inutile : il s’agissait de construire une autoroute qui passerait par la forêt amazonienne dans l’Est du pays et déstabiliserait des faunes et flores pourtant protégées. Au départ, nous avons pu remarquer des similitudes entre les modes de surexploitation de l’écosystème et d’oppression de genre. Dans les deux cas, il s’agit de s’approprier et d’objectifier des entités, dans le but d’en tirer profit. Mais au-delà, ce slogan est révélateur du lien très net sur le continent et ailleurs entre violences sexuelles et saccage de la planète. Si, en Bolivie comme dans bien d’autres pays, des femmes assimilent la surexploitation des ressources naturelles – ou l’extractivisme – à un viol, il ne s’agit pas que d’une métaphore.

On gardera en mémoire le procès historique au Guatemala suite à la guerre civile, où pour la première fois la violence sexuelle envers ces femmes a été reconnue comme un crime de lèse-humanité perpétré et orchestré par l’État. Cette reconnaissance fait écho en creux à l’ensemble des conflits armés, coups d’État, répressions, où les femmes ont été – et sont – systématiquement violées, depuis la colonisation et la politique de destruction des communautés indigènes. Partout en Amérique latine les peuples ont été colonisés, partout les femmes ont été exposées massivement à la violence sexuelle.

Cependant, il ne s’agit pas pour autant de souscrire à une analyse manichéenne d’un patriarcat exclusivement colonial, détruisant une unité harmonieuse des peuples précolombiens où l’égalité voire le matriarcat auraient régné. Julieta Paredes, fondatrice de Mujeres Creando Comunidad explique ainsi que le patriarcat colonial et le patriarcat indigène auraient convergé lors de la colonisation, rigidifiant les rôles sexuels et anéantissant les quelques sphères d’autonomie et de savoir des femmes (santé, médecine, spiritualité, avec pour corollaire une certaine maîtrise par les femmes de leurs capacités reproductives).

D’autres femmes ont développé cette analyse, telle Lorena Cabnal, figure de la lutte des femmes guatemaltèques de la montagne de Xalapan. Confrontées à trente concessions minières, imposées par la violence d’État, sur leur lieu de vie, les femmes ont développé une analyse des liens entre expropriations colonialistes de leurs territoires et violences patriarcales, et ont accouché du terme de « territoire-corps-terre ». Ce concept est intimement lié aux cosmovisions indigènes survivantes de l’époque précolombienne où la Terre-Mère et les femmes sont connectées dans leur fécondité, et où les deux territoires sont victimes de la prédation néolibérale et patriarcale. Si l’on pourrait identifier ces analyses à de l’écoféminisme essentialiste, nous y voyons autre chose, et surtout une forme de résistance aux prédations néolibérales et à l’homogénéisation culturelle. Il nous semble que ces féministes opèrent une synthèse entre identité indigène, intersection des oppressions, et resignification des contrats de genre dans les communautés.

Les fils rouges du documentaire

Nous nous sommes donc fondées, pour la réalisation de ce documentaire, sur ce concept de « territoire corps-terre », qui permet de comprendre et de lier ces problématiques. Le fil rouge du film est la possibilité d’une autodétermination et autogestion des corps, des territoires, des communautés et des luttes.

Notre film consistant en une recherche des points de convergence entre luttes écologistes et luttes féministes, nous l’avons structuré comme un dialogue entre différentes femmes impliquées dans des luttes, qui se répondent et construisent ensemble des analyses et perspectives positives pour le territoire-corps et le corps-territoire : résistances locales aux prédations extractivistes entre Argentine et Bolivie ; mobilisations pour le droit à décider sur son corps dans un territoire donné, tel que les favelas de Buenos Aires.

Les femmes que nous avons interrogées et filmées ne se définissent pas toutes comme féministes et aucune n’emploie le terme d’écoféminisme. Pour nous, l’objectif n’était pas d’aller à la rencontre de femmes ayant nécessairement une longue expérience de militance dans les mouvements féministes. Notre choix était de mettre en lumière des expériences de vie ayant conduit à participer ou organiser un mouvement de lutte proposant un réel changement social, qu’on peut qualifier d’écoféministe. Les femmes que nous allons présenter ici sont toutes des femmes pauvres ou appartenant à la classe populaire, elles vivent sur des territoires ruraux ou en périphérie de villes, et certaines sont descendantes de peuples indigènes. Elles appartiennent ainsi à une catégorie de la population qui a le moins accès à la parole, à l’espace public mais elles transforment leur quotidien en objet de luttes politiques et par là, produisent du sens afin de changer la réalité.

Femmes des périphéries contre le monde de Monsanto

Nous commençons notre recherche dans la province de Cordobá, au nord de l’Argentine où deux luttes environnementales sont menées par des femmes : les Mères d’Ituzaingo et l’Assemblée Malvinas en Lutte pour la Vie.

La province de Cordobá en Argentine est une région où se concentre la production de soja transgénique. Les milliers d’hectares de champs de soja transgénique sont fumigés quotidiennement, c’est-à-dire que par voie aérienne, on arrose les champs de soja avec des produits agrotoxiques (pesticides).

C’est en 2002, que commence la lutte des mères du quartier d’Ituzaingo à la périphérie de Cordobá. Tout débute quand des voisines se retrouvent et constatent de nombreux cas de leucémie, malformations, cancers, problèmes de peau, fausses couches dans leur quartier. Elles commencent alors à comptabiliser les différentes maladies et personnes touchées. Le constat est effrayant : au moins une personne par foyer est victime d’une maladie grave. Les mères d’Ituzaingo font le lien avec la fumigation dans les champs de soja attenants au quartier. Elles se mobilisent pour exiger des études de l’eau, de l’air et du sol au ministère de la santé. Après de nombreux refus, des manifestations, des blocages de routes, elles finissent par obtenir les résultats : arsenic, plomb, chrome et agrotoxiques sont présents.

Nous rencontrons Norma et Vita, deux mères d’Ituzaingo qui nous livrent avec émotion l’histoire d’une lutte qui n’en finit pas. Vita nous raconte les difficultés de la lutte : « Nous vivons dans une société machiste où la femme, en plus de lutter pour la vie de ses enfants, doit lutter contre la violence de genre. Pendant les premières années, quand on allait lutter pour nos droits, on nous disait qu’on n’était que des femmes au foyer, qu’on n’y connaissait rien, et qu’on avait le cerveau plein d’eau de javel. » En plus de ces insultes, elles subissent les pressions du gouvernement, qui paye les gens pour qu’ils se taisent.

En 2004, grâce aux mères, une loi provinciale est votée pour interdire la fumigation dans un rayon de 1 500 mètres des zones habitables. Mais cette loi n’empêche pas des fumigations illégales nocturnes protégées par la police. Les champs de soja reculent de quelques centaines de mètres mais le vent transporte avec lui les agrotoxiques qui continuent à se déverser dans le quartier. Il faudra attendre août 2012, après 10 ans de lutte, pour qu’il y ait une première condamnation en Argentine d’un producteur de l’agro-industrie. Une maigre victoire pour le quartier dont les habitants meurent encore des suites des maladies. Norma raconte son quotidien avec sa fille atteinte de leucémie. Aujourd’hui elle se bat encore pour que sa fille puisse avoir accès à des soins. Il faut attendre trois mois pour avoir un rendez-vous chez un médecin, et celui-ci coûte très cher.

Après toutes ces années de lutte, ignorées par le gouvernement, elles continuent à faire face. En 2012, d’autres femmes se soulèvent aussi dans la province de Cordobá, et leurs voix s’unissent à celle des mères d’Ituzaingo. Cette année-là, la présidente Christina Kirchner annonce l’installation d’une usine Monsanto dans la commune de Malvinas Argentinas en périphérie de Cordobá.

À Malvinas, nous sommes accueillies par Ester et Silvana. Elles ne savaient pas ce qu’était Monsanto en 2012, elles se sont alors renseignées et auto-formées. Après de nombreux échanges avec la municipalité pour demander le retrait de Monsanto, au vu de l’ignorance totale des autorités, elles n’ont eu d’autre choix que d’organiser le blocage de l’usine en construction. Ce blocage s’est rapidement transformé en campement. Ester nous raconte qu’elle y a vécu 4 mois à affronter de jour comme de nuit l’arrivée des camions transportant du matériel de construction, les répressions policières, et les conditions de vie très difficile, sans eau, sans nourriture, loin de ses enfants. Elles s’allongent sur la route pour empêcher les camions de passer, elles subissent les coups des policiers mais rien ne peut les arrêter. Comme Silvana nous le dit, c’est une lutte qui sort du ventre. Elles se sont engagées en tant que mères, c’est une lutte pour leurs enfants et pour les générations futures qui ont le droit de vivre dans un environnement sain.

« En tant que femmes, nous prenons soin de notre corps, comme nos mères nous l’ont appris. On ne peut pas permettre que des inconnus viennent envahir notre corps. Qu’il s’agisse de notre corps-terre ou de notre propre corps. On ne peut pas le permettre, et on apprend à se défendre. J’ai appris que c’était une seule et même lutte qu’on mène, contre ce modèle de destruction, ou comme on dit extractivisme. Et c’est vrai qu’il mérite ce nom parce qu’il extrait et emporte toutes les richesses des entrailles de notre Terre-Mère. Il emporte notre richesse de femme. Il nous vole notre droit à donner la vie. C’est ça, extraire. Ce sont des entreprises qui jouent en faveur des gouvernements en place. Et les gouvernements jouent en leur faveur, contre nous. Ils sont contre les populations les plus pauvres, les plus vulnérables. Les gouvernements parlent de zones sacrifiables. Nous ne sommes pas sacrifiables[1]. »

Lorsqu’Ester prononce ces mots, la construction de l’usine est toujours arrêtée et le campement veille à ne laisser personne la reprendre. Mais quelques mois après notre rencontre, nous apprenons l’annonce du retrait de Monsanto à Malvinas. Même si c’est une région encore fumigée, les femmes de Malvinas ont prouvé qu’elles lutteraient continuellement pour sauver leurs enfants et la Terre, et qu’elles ne seront jamais sacrifiables.

Les mères d’Ituzaingo, Vita et Norma, et les femmes de Malvinas, Ester et Silvana, nous ont montré la convergence des luttes qui existe entre féminisme et écologie. Pour approfondir cette idée, nous partons en Bolivie, à la rencontre d’un mouvement de femmes qui lutte contre les violences environnementales.

Les collectifs CASA et RENAMAT en lutte contre la violence environnementale faite aux femmes

En Bolivie, le président, Evo Morales, se revendiquant indigène, se présente comme défenseur d’un nouveau modèle social et économique ainsi que des droits des peuples indigènes et de la Terre. Cependant, le gouvernement a choisi de ne pas remettre en cause les politiques extractivistes telles qu’elles existent depuis la colonisation, essentiellement l’extraction de minerais, de pétrole et de gaz. S’il a nationalisé une grande partie des entreprises extractivistes, il n’y a pas eu de changements en termes d’impact sur l’environnement et de pollution sur les territoires affectés. La consultation des populations impactées n’est que très peu mise en place.

Margarita, Noémi et Calixta militent au sein du Réseau National de Femmes pour la Défense de la Terre-Mère. Angela et Carmen travaillent quant à elles au sein de la Coordination d’Actions Socio-Environnementales qui appuie des organisations impliquées dans les mouvements de défense des droits de l’environnement. Ensemble, ces collectifs ont travaillé à renforcer le rôle des femmes tant au sein même de leur communauté que dans les mouvements de luttes et dans les phases de négociations et de prises de décisions. Les militantes ont élaboré le concept de violence environnementale faite aux femmes pour décrire et analyser leur vécu en tant que femmes sur ces territoires affectés et porter des revendications propres tant à l’intérieur des mouvements qu’à destination des pouvoirs publics. Ce concept revêt trois dimensions : la dimension économique, la dimension vitale et la dimension symbolique de la violence environnementale faite aux femmes.

La dimension économique

Les communautés indigènes sont organisées selon un schéma économique et social traditionnel ancestral que viennent bouleverser les activités d’extraction. Le modèle de production local se base ainsi sur une conception durable et soutenable de l’utilisation des ressources et de la production, dans l’idée de rendre à la Terre ce qu’elle donne, et dans le but d’assurer la souveraineté alimentaire. Les entreprises extractives polluent l’eau, les sols et l’air par l’utilisation de produits chimiques et de métaux lourds. Les bêtes meurent et la fertilité des terres et la production diminuent dramatiquement. Les communautés subissent un exode forcé, soit masculin soit plus rarement de l’ensemble des habitant-e-s. Dans ce contexte, les femmes connaissent une surcharge de travail domestique et productif. Elles se retrouvent dans l’obligation de faire plusieurs heures de marche pour s’approvisionner en eau.

La dimension vitale

Les opérations extractivistes affectent directement la santé en général des femmes, leur santé sexuelle et reproductrice et entraînent une augmentation de la violence qui leur est faite.

Du fait des tâches qu’elles accomplissent, les femmes sont les premières affectées en termes de santé : affections cutanées et problèmes gastriques, problèmes pulmonaires, fausses couches. Par ailleurs, les femmes se retrouvent d’autant plus en situation de vulnérabilité lorsque leur communauté affronte directement les entreprises pour défendre leur terre. Dans ces situations, les femmes sont bien souvent en première ligne mais elles représentent aussi, comme dans tous les conflits, des butins de guerre dont il faut s’approprier les corps pour déstabiliser l’ensemble du groupe. Les agressions sexuelles et viols sont alors une manière d’affirmer le pouvoir sur un territoire et la supériorité sur une communauté.

La dimension symbolique

Dans les cosmovisions indigènes, les femmes ont une relation privilégiée avec la Terre, qui nourrit, abreuve et donne la vie comme elles. La complémentarité des rôles de genre dans la spiritualité des peuples indigènes assurait aux femmes des rôles et missions importantes qui disparaissent ou se perdent sous l’effet de la dégradation des conditions de vie et des conditions environnementales, qui déstructure l’ordre social et symbolique de ces communautés.

Le collectif CASA appuie ainsi les femmes de la RENAMAT par des ateliers d’empoderamiento (renforcement du pouvoir individuel et collectif des femmes) afin de les aider à travailler leur prise de parole, la consolidation de leur rôle dans les prises de décisions et les négociations. Elles tentent d’imposer leurs revendications propres pour que soit reconnue la violence environnementale spécifiquement faite aux femmes. Il s’agit bien par la revendication de leurs droits en tant que femmes indigènes et paysannes affectées par les opérations extractivistes de proposer un nouveau modèle économique et de développement et ainsi un nouveau projet global de société. Pour approfondir cette proposition, nous avons rencontré Moira Millan, militante mapuche vivant en Argentine.

L’irruption des femmes indigènes dans la définition des institutions démocratiques

Moira Millan est une militante indigène du peuple Mapuche et féministe. Elle lutte depuis plusieurs années pour la récupération des territoires indigènes volés par la colonisation et les industries extractives. Elle a par ailleurs fondé une communauté sur son territoire ancestral, qu’elle a récupéré suite à une lutte. Elle y mène des actions de formation à l’écoconstruction, au Buen Vivir, et le conçoit comme un lieu d’accueil et de convergence des luttes. Depuis quelques années, elle milite pour la diffusion du Buen Vivir. C’est une philosophie présente dans plusieurs cultures indigènes sur le continent, et surtout connue par les exemples de la Bolivie et de l’Equateur, que les gouvernements progressistes de Morales et Correa ont inscrite dans la constitution, avec la reconnaissance de droits spécifiques de la Terre-Mère. On pourrait le traduire ce terme par « Vie belle ». Le Buen Vivir serait une alternative au capitalisme, au colonialisme, et, pour Moira, au patriarcat. Ce n’est pas un concept transposable dans une logique rationnelle ; il s’agit de repenser un rapport harmonieux à la nature, au monde, à l’autre, et à soi, dans la compréhension et le respect de la diversité, et la récupération de spiritualités multiples. Moira Millan critique la manière dont les gouvernements de Correa et Morales ont vidé ce concept de son sens, pour preuve les politiques extractivistes nationales décrites plus haut. La militante a lancé un mouvement, la Marche des Femmes Indigènes pour le Buen Vivir. Elle explique que si la lutte pour le Buen Vivir ne peut pas se faire sans les femmes indigènes, qui sont les gardiennes du territoire, la lutte pour les droits des femmes ne peut se faire sans la lutte pour le territoire :

« En février dernier, les sœurs ont mis en commun leurs différentes visions et on a pu comprendre, décrire, réaffirmer que le Buen Vivir c’est la réciprocité entre les peuples et avec la Nature. On n’a pas le droit de faire quoi que ce soit qui porte atteinte à la Nature et ses autres formes de vie. On ne peut pas non plus porter atteinte aux droits des autres peuples, il faut construire la réciprocité, pour récupérer et réparer le cercle d’harmonie de la vie qui a été brisé par ce système colonisateur qui propose l’inverse, l’anthropocentrisme. Comme si l’être humain était plus important que toutes les autres espèces. Pour nous ce n’est pas vrai, et cet anthropocentrisme nous a conduits à détruire aveuglément la planète, à soumettre d’autres espèces. Il est accompagné d’une vision totalement individualiste. Il a contribué à la rupture des liens, des relations, des affects du communautaire, de la solidarité. Il se développe pleinement dans un capitalisme prédateur, sauvage, qui propose l’asymétrie sociale, le pillage, l’oppression des uns sur les autres. Et comme si ça ne suffisait pas, l’asymétrie et l’inégalité entre hommes et femmes […] On ne peut pas penser l’autodétermination des peuples, la lutte pour un véritable changement ou révolution sans notre participation, sans notre certitude que ces processus aboutiront à une reconnaissance véritable de nos droits en tant que femmes[2]. »

Moira Millan a fait un tour des communautés indigènes en Argentine, et y a recueilli la parole des femmes, grandes invisibilisées en Argentine. Elle a entamé un processus de mémoire, de transmission culturelle, et de revendication d’autonomie.

Le rôle des femmes indigènes de gardiennes de la Terre et des coutumes, de guérisseuses, d’autorité spirituelle, les rend pour Moira les plus légitimes à porter ce projet où coexisteraient cosmovisions, spiritualité, écologie radicale, sortie du capitalisme… Elle appelle à une révolution de perspective, dans la mesure où elle fait des non-citoyennes par excellence que constituent historiquement les femmes, qui plus est indigènes, les instigatrices d’une transformation qu’elle souhaite planétaire, car les maux visés touchent l’ensemble du globe. Elle plaide pour la création de nouvelles instances, dont un conseil national de femmes autochtones, qui aurait voix au chapitre sur toutes les mesures législatives affectant les domaines de la santé, du social, de la protection de l’environnement, mais aussi l’égalité femmes-hommes. Elle place au centre de ce projet le concept de territoire-corps des femmes indigènes, qui représente pour elle le lieu par excellence d’imposition des oppressions, et par là même de libération et de création. Dans cette perspective, elle milite pour la création de centres de soins basés sur la cosmovision mapuche, qui seraient accessibles à toutes et tous, indépendamment de leur appartenance à ce peuple ; pour elle, la culture mapuche au sens large est une source de réparation et d’apaisement pour toutes et tous.

La fin de l’exclusion des femmes hors de la citoyenneté

Cette brochure et d’autres sont disponibles sur tarage.noblogs.org

Nous avons vu, à travers ces trois exemples, des facettes d’un mouvement actif et créatif de femmes qui s’unissent contre les avancées destructrices du néolibéralisme qui n’en finit plus de prouver sa toxicité pour les peuples et l’environnement. Chacune à sa manière, ces femmes élaborent leurs analyses des impacts sur leurs corps et leurs vies de ces politiques, et des stratégies pour résister. Du plaidoyer envers les institutions à l’action directe d’occupation, de la spiritualité à la conceptualisation des droits humains, elles s’imposent sur la scène politique et exigent la prise en compte de leurs discours et de leurs actes. Nous oserons établir un parallèle avec l’histoire en France du mouvement féministe. Lors de la deuxième vague féministe, les femmes se retrouvaient en groupes de conscience, exploraient leurs vécus, leurs corps, partageaient leurs histoires de violences, de vexations, et ont ainsi construit des analyses extrêmement lucides des mécanismes de leurs oppressions, pour aboutir au slogan « le privé est politique ». Raillées par la société, par leurs camarades, comme des bonnes femmes qui parlent de leurs entrailles, elles ont pourtant révolutionné la conception de la politique, forçant les pouvoirs publics à légiférer sur l’intime. En écho, à 15 000 kilomètres de là, Vita nous relate les humiliations : « vous avez de la javel dans le cerveau ». On est tenté de faire le pari que celles-ci, avec toutes les autres femmes des périphéries qui s’organisent, préfigurent un changement de perspectives, où la légitimité en politique passerait d’un sujet universel conçu comme l’homme blanc riche occidental, à des femmes des périphéries et des pays du Sud. On se prend à rêver que les plus concernées par les catastrophes humaines et environnementales soient enfin celles qui décident du changement de cap, après une longue et sombre histoire d’exclusion de la citoyenneté.

[1] Entretien avec Ester Quispe, 25 janvier 2016.

[2] Entretien avec Moira Millan, 13 février 2016.