Les mains, les outils, les armes – Paola Tabet

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(une version en plusieurs livrets sera proposée, 68p c’est beaucoup !)

Texte de la brochure :

L’homme qui meurt
se change en jaguar,
la femme qui meurt
avec l’orage s’en va
avec l’orage disparaît.

Paroles nambikwara[1]

Il est en ethnologie un aspect de la division sexuelle du travail qui jusqu’à présent n’a pas été étudié globalement ni considéré convenablement : c’est celui des outils dont se servent hommes et femmes. La question est de savoir s’il existe une différenciation par sexe des outils ; si oui, quels en sont les caractères et quel est le rapport entre cette différenciation, la division même du travail et la domi­nation de l’homme sur la femme.

Dans la littérature récente sur ce sujet, la division sexuelle du travail dans les sociétés de chasse et de cueillette est souvent définie comme une relation de complémentarité, de réciprocité, de coopération. On se réfère notamment au cadre général des sociétés « égalitaires » ; toutefois on s’est aussi et surtout inter­rogé sur l’origine et le fondement de la division du travail et, souvent, de l’inéga­lité entre les sexes. Je citerai quelques affirmations, que l’on retrouve en termes presque identiques dans une grande partie de la littérature anthropologique[2]. Pour M. Godelier, la division du travail « est instaurée seulement avec la chasse au gros et au moyen gibier, introduisant de cette façon la complémentarité économique des sexes, leur coopération permanente […] Coopérer, c’est-à-dire s’entraider, partager l’effort et ses résultats pour se reproduire globalement en tant que société » (Godelier 1977 : 371-372 ; traduit par moi). E. Leacock (1978 : 252, 278), à propos des femmes dans les sociétés de chasse et de cueillette (egalitarian societies), écrit :

« Their status was not as literal ‘equals’ of men (a point that has caused much confusion), but as what they were—female persons, with their own rights, duties, and responsibilities, which were complementary to and in no way secondary to those of men. »

Elle mentionne ensuite la « transformation of relationships between the sexes from what had been a reciprocal division of labor to what became a female service role for individual male entrepreneurs », liée à l’intervention des Blancs et au commerce des peaux.

D’autre part, A. Leroi-Gourhan (1964 : 214-215, 219-220) soutient que

« dans tous les groupes humains connus, les rapports techno-économiques de l’homme et de la femme sont d’étroite complémentarité : pour les primitifs on peut même dire d’étroite spécialisation ». Quant à la chasse et à la cueillette qui incombent respectivement à l’homme et à la femme, il soutient même que cette division a un caractère organique, « la spéciali­sation sexuelle […] apparaît donc comme fondée sur des caractères physio­logiques ». De plus, puisque « la totalité culturelle vitale est incluse dans le groupe conjugal et répartie entre l’homme et la femme », les « activités techniques complémentaires des époux constituent un fait de symbiose au sens strict parce qu’aucune formule de séparation n’est concevable, au plan techno-économique, sans déshumaniser la société ».

Ou encore, B. Arcand (1977 : 8), à propos des chasseurs-cueilleurs :

Il faut se rappeler que l’égalité des sexes dans ces sociétés est fondée sur une division du travail généralement rigoureuse et qu’elle résulte d’un rapport harmonieux et réciproque entre des secteurs d’activités différents. Les hommes ont le plus souvent pouvoir sur la chasse, les femmes sur la cueillette, et ces pouvoirs relatifs se reproduisent dans une réciprocité égalitaire aux niveaux des activités politiques et religieuses. »

La notion de complémentarité est donc employée dans le sens spécifique et positif d’une division équilibrée, non orientée, de tâches d’importance égale. Mais on insiste tout de même sur le caractère naturel et biologique, donc sur la nécessité objective de cette division, et l’on accepte comme un fait établi qu’elle soit en tout cas fondée sur les « limites » que la nature imposerait aux femmes. C’est ainsi que pour M. Godelier (1977), même si la notion de complémentarité n’exclut pas celle d’inégalité entre les sexes (inégalité qui peut-être serait peu accentuée dans les sociétés antérieures à l’homo sapiens), la division du travail est due aux

« conditionnements objectifs, matériels, impersonnels, imposés par la nature et par les limites des forces productives », elle « destine les hommes à la chasse et à la guerre, les femmes à la cueillette, au transport des charges, à la cuisine et au soin et à l’éducation des enfants […] La chasse au gros gibier est devenue, semble-t-il, la prérogative des hommes moins pour des raisons de force physique que pour des raisons de plus grande mobilité, individuelle et collective, par rapport aux femmes » soumises aux contraintes biologiques des grossesses et des soins aux enfants. Selon M. Godelier, « c’est sur cette répartition des tâches que se fonde la capacité qu’ont les hommes d’incarner et de défendre plus que les femmes les inté­rêts du groupe […] et donc la capacité de dominer politiquement, culturelle­ment, symboliquement les femmes » (ibid. : 372, 377 ; traduit par moi).

Présentée en ces termes, la notion de complémentarité et de réciprocité a aussitôt une portée qui, au delà des sociétés de chasse et de cueillette, en fait le modèle du rapport entre les sexes dans les sociétés stratifiées. Je retiendrai parmi d’autres l’exemple de Firth (1959) qui donne des activités masculines et féminines chez les Maori une description qui recoupe celle récemment proposée par Murdock et Provost (1973), et Brown (1970) :

parmi les activités de subsistance, c’est aux hommes qu’incombent celles qui exigent force, courage et initiative, et qui sont définies aussi comme les plus « energetic, arduous and exciting occupations », avec « a spice of excitement and risk »; c’est aux femmes, par contre, que reviennent les activités requérant « patient rather dull labour » et en général « the more sober and somewhat more monotonous tasks ». Certes Firth nous rassure sur le fait que si les femmes « certainly worked hard » et que si « such tasks as the carrying of firewood and weeding of crops tended to make them appear bent and aged before their time » (cf aussi Best 1924 : 401), les hommes eux aussi faisaient leur part de travail pénible : la division du travail avait un « fairly equitable character. And a glance at purely house-hold arrangements tells the same tale. Reciprocity of tasks between husband and wife was the economic motto of the family » (Firth 1959: 206, 210).

Ce qu’il en est réellement de cette réciprocité apparaît à son insu, un peu plus loin, dans le chapitre sur la division du travail selon la stratification sociale. Ce qui restait caché lorsqu’il s’agissait du rapport entre homme et femme émerge alors en toute clarté. Les tâches pénibles qu’accomplissent les femmes — trans­port du bois et de l’eau, désherbage, cuisine —, et qui sont considérées comme dégradantes pour l’homme et destructrices du « tapou », sont exécutées également par les esclaves :

« As might be expected, the most unpleasant and dull work was assigned to the slaves. They drew water, carried firewood, bore loads of food and gear, helped in the cooking, and did much of the paddling of canoes. All this was in conformity with the not incomprehensible principle that no one will perform unpleasant work without special incentive if he can make other people do it for him. Moreover, the provision of a certain class of persons to carry out the disagreeable but necessary tasks of the society affords a greater opportunity to others to develop the finer arts of life. There is much to be said for the point of view that slavery promotes culture » (Firth, ibid.: 181-182, 208 sq.).

Dans leur étude sur les facteurs de la division sexuelle du travail — qui porte sur 185 sociétés et prend comme base 50 activités technologiques — Murdock et Provost (1973) attribuent une grande importance, pour analyser la répartition sexuelle de toutes les activités, à deux facteurs définis comme « masculine advantage » et « feminine advantage » (facteurs A et B, pp. 210-211) :

« The probability that any activity will be assigned to males is increased to the extent that it has features which give males a definite advantage, and/or females a definite disadvantage, in its performance, regardless of whether the distinction is innate or socio-cultural. Thus males tend in general to be endowed with greater physical strength than females and probably also a superior capacity for mobilizing it in brief bursts of exces­sive energy, whereas females tend to be more closely attached to the home by the burdens of pregnancy and infant care and to this extent suffer a disadvantage in undertaking tasks which must be performed at a distance from the household. »

Ces facteurs de « masculine advantage » caractériseraient la plupart des activités réservées, exclusivement ou presque, aux hommes (cf. ibid.: 208-209). Les auteurs admettent que la définition du « feminine advantage » est beaucoup plus malaisée (il en serait de même des rapports entre ce facteur et la répartition des activités) et reprennent à l’appui de leur analyse un texte de J. Brown (1970 : 1974)

« Women are most likely to make a substantial contribution when subsistence activities have the following characteristics : the participant is not obliged to be far from home ; the tasks are relatively monotonous and do not require rapt concentration ; and the work is not dangerous, can be performed in spite of interruptions, and is easily resumed once interrupted. »[3]

Murdock et Provost ajoutent que « these activities require practically daily attention and are thus relatively incompatible with such masculine tasks as warfare, hunting, fishing, and herding which commonly require periods of absence from the household ».

Il faut souligner (et nous y reviendrons) d’abord qu’il n’y a pas d’activités classées comme exclusivement féminines, ensuite que les activités des femmes semblent définies sur la base de caractères négatifs. Si, sous l’angle descriptif, ceux-ci sont incontestables, leur valeur explicative apparaît tout de suite incer­taine : ils sont explicitement définis, distinction non faite de leur caractère culturel ou inné. De ce point de vue, on est en droit de rapprocher les descriptions de ce type de celles que nous avons commencé par rappeler. Les autres facteurs proposés par Murdock et Provost pour expliquer la répartition sexuelle des activités présentent par contre un grand intérêt. Il s’agit des corrélations qui rendraient compte des variations dans l’attribution sexuelle des « swing activities », c’est-à-dire des activités qui, suivant les sociétés, sont tantôt masculines tantôt féminines. Des corrélations positives sont ainsi établies entre le développement technologique, la spécialisation, la sédentarité, le type d’agriculture, et la tendance à une masculinisation de ces activités « oscillantes »[4].

On voit donc s’affirmer une tendance à décrire la division sexuelle du travail à l’aide de paramètres assez homogènes. En particulier, un certain accord semble se faire sur le caractère « naturel »[5] presque originel, et « complémentaire » de cette division, même pour ceux qui reconnaissent l’importance que peut avoir dans l’inégalité le monopole masculin de la chasse et de la guerre, donc celui des armes (Gough 1975 ; Arcand 1977). Je voudrais justement contester ce caractère naturel, cette idée de la complémentarité et de la réciprocité dans la division du travail. Ma thèse est que la division du travail n’est pas neutre, mais orientée et asymétrique, même dans les sociétés prétendument égalitaires ; qu’il s’agit d’une relation non pas de réciprocité ou de complémentarité mais de domination ; que cette domination se manifeste objectivement et que des constantes générales régissent la répartition des tâches, qui reflètent les rapports de classe entre les deux sexes (sans qu’il soit besoin de recourir aux valeurs idéologiques attachées à ces tâches). Cette domination se traduit dans la façon même dont est instituée la division du travail, dans les devoirs et les interdits relatifs à la division du travail et aux obligations familiales, ainsi que dans la création d’une identité sociologique masculine ou féminine, d’une gender identity d’êtres qui sont biologiquement hommes ou femmes (Mathieu 1973 ; Rubin 1975). Dans ce contexte, enfin, la division sexuelle du travail doit être analysée en tant que relation poli­tique entre les sexes.

 

  1. Pour démontrer cette thèse, mon terrain d’analyse privilégié sera celui des instruments. En effet, malgré le développement de la recherche technologique en anthropologie, la question des outils est souvent négligée quand il s’agit de problèmes théoriques généraux, notamment des relations entre hommes et femmes et de la division sexuelle du travail ; une faible importance est donnée aux outils et moyens productifs (qui, croit-on, seraient à la portée de tous)[6] ; on préfère insister sur la force de travail et sur le contrôle direct du producteur et plus encore des reproductrices des producteurs (Godelier 1976, 1977 ; Aaby 1977 ; Meillassoux 1975)[7]. Au contraire, mon travail vise à reconnaître une importance fonda­mentale au contrôle des outils et à poser au départ l’hypothèse d’une différence qualitative et quantitative des outils mis à la disposition de chacun des deux sexes ; plus exactement l’hypothèse d’un sous-équipement des femmes et d’un gap technologique entre hommes et femmes, qui apparaît dès les sociétés de chasse et de cueillette et qui, avec l’évolution technique, s’est progressivement creusé et existe toujours dans les sociétés industrialisées[8].

Leroi-Gourhan (1965 : 41 sq.) trace une synthèse de l’évolution humaine du point de vue du geste technique :

« Au cours de l’évolution humaine, la main enrichit ses modes d’action dans le processus opératoire. L’action manipulatrice des Primates, dans laquelle geste et outil se confondent, est suivie avec les premiers Anthropiens par celle de la main en motricité directe où l’outil manuel est devenu séparable du geste moteur. » Parmi les gestes des primates, ceux qui sont accomplis avec les dents et les ongles « s’extériorisent » d’un seul coup chez l’homme dans les différents types d’outils à percussion, tandis que ceux qui correspondent aux actions de manipulation (interdigitale ou digito-palmaire) trouvent de nombreuses applications dans les techniques humaines comme la céramique, la vannerie, le tissage, etc., et sont remplacés assez tardivement par les outils. Nous constatons donc d’une part la séparation entre outil et corps humain, la scission entre geste et outil, de l’autre la permanence d’opérations à main nue dans lesquelles « geste et outil se confondent ».

« A l’étape suivante, franchie peut-être avant le Néolithique, les machines manuelles annexent le geste et la main en motricité indirecte n’apporte que son impulsion motrice. » A cette étape appartiennent les outils (mais on les trouve déjà au Paléolithique, par exemple le propulseur) qui transforment le mouvement de la main quant à la force et à la direction, et qui appliquent les principes du levier, du ressort, du mouvement circulaire alternatif et continu. On obtient ainsi des arcs, des arbalètes, des pièges, des poulies, des meules à rotation, des courroies de transmission, etc.[9].

Puis, à l’époque historique, « la force motrice elle-même quitte le bras humain, la main déclenche le processus moteur dans les machines animales ou les machines automotrices comme les moulins ». Avec l’intervention de l’ani­mal, l’énergie humaine est en partie déviée vers la conduite du moteur animal ; avec les machines automotrices la main intervient seulement pour déclencher, alimenter et stopper l’action. L’emploi de la force du vent, de l’eau et de la vapeur permet un développement toujours plus complexe.

« Enfin au dernier stade, la main déclenche un processus programmé dans les machines automatiques qui non seulement extériorisent l’outil, le geste et la motricité, mais qui empiètent sur la mémoire et le compor­tement machinal. »

Avec l’évolution technologique, l’être humain n’est plus défini et limité par les possibilités de son corps : les outils deviennent son prolongement, élargissent sa capacité de s’approprier la nature et d’agir sur elle.

Il est clair cependant que l’évolution décrite par Leroi-Gourhan ne vaut pas de la même façon pour toutes les populations et que ses dernières étapes concernent seulement les grandes civilisations euro-asiatiques, mais nous pouvons nous demander si elle a touché dans la même mesure les deux sexes. Et si, comme il semble, la réponse est négative, si les deux sexes n’ont ni bénéficié également des résultats, ni participé également à leur production, nous devons chercher à savoir (1) de quelle façon et à quelles étapes s’est opérée la différenciation ; (2) quelles en sont les implications générales.

Un problème d’une telle complexité dépasse évidemment les limites d’un essai, et exigerait par ailleurs des recherches dans de nombreux secteurs, recherches qui font actuellement défaut. On peut cependant le poser et avancer des hypothèses sur la portée du sous-équipement constant de la part féminine du genre humain et sur sa signification dans l’appropriation matérielle (Guillaumin 1978)[10] et la domination que les hommes ont exercée sur les femmes. On doit en effet se demander ce que signifie le fait que l’un des deux sexes détient la possibilité de dépasser ses capacités physiques grâce à des outils qui élargissent son emprise sur le réel et sur la société, et que l’autre, au contraire, se trouve limité à son propre corps, aux opérations à main nue ou aux outils les plus élémentaires dans chaque société. Ne serait-ce pas là une condition nécessaire pour que les femmes puissent être utilisées elles-mêmes matériellement comme outils dans le travail, dans la reproduction, dans l’exploitation sexuelle ?

Lorsqu’on examine la différenciation sexuelle des outils, le premier problème à considérer est celui du rapport entre la division du travail et les outils dont chaque sexe dispose. D’après la littérature ethnographique en général, l’homme et la femme, tout en ayant des domaines d’activité distincts, détiendraient chacun des outils adaptés à leur activité particulière. La relation ainsi conçue ne conduit jamais à remettre en cause d’une façon critique la division du travail en elle-même : les femmes, prises par les soins aux enfants, ne se consacreraient qu’à un travail moins complexe et, par conséquent, n’auraient besoin que d’outils simples, appropriés à leurs activités.

Je me propose au contraire de montrer que justement cette façon de formuler la relation est en fait une manière de liquider le problème, ou mieux, de le résoudre implicitement sans le poser explicitement et sans le prendre comme objet de recherche scientifique. Il en résulte que lorsqu’on traite des rapports entre les sexes, le problème du contrôle des instruments de production est rarement envi­sagé et, de toute façon, jamais examiné à fond.

 

Dans le texte qui va suivre, je soutiens :

  • Qu’il faut intervertir cette relation entre tâches et outils. Je démontrerai que les femmes accomplissent certaines tâches à l’exclusion d’autres, selon les outils à utiliser.
  • Que c’est dans les formes de contrôle masculin des instruments de production (contrôle qui a pour corollaire le sous-équipement des femmes) qu’il faut chercher les facteurs objectifs, les constantes de la division sexuelle du travail. Ce contrôle apparaît donc comme un des éléments du rapport de classe entre hommes et femmes.

Ma démarche sera la suivante :

  • En partant de l’activité classique des femmes dans les sociétés de chasseurs-collecteurs, mettre en évidence le moindre équipement féminin.
  • Montrer que, même dans les activités qui requièrent un outillage d’une certaine complexité, et même si l’apport des femmes dans ces activités est le plus important, celles-ci doivent se contenter d’outils plus rudimentaires et souvent moins spécia­lisés que ceux employés par les hommes qui exercent ces mêmes activités dans la même société. Et, qui plus est, que pour chaque activité ne reviennent généra­lement aux femmes que les opérations les plus archaïques pour ce qui est de l’évolution technique, notamment les opérations de manipulation et de motricité directe et, en général, les outils où l’on n’emploie que l’énergie humaine.
  • Montrer que l’emploi et le contrôle des outils par les femmes sont limités de façon précise, ce qui prouvera que ce sont les outils qui déterminent l’attribution des différentes activités aux femmes ou leur exclusion. Certaines données statis­tiques sur la division sexuelle du travail (Murdock & Provost 1973) prendront alors un sens plus clair et plus précis :
    1. Il n’y a pas d’activités proprement féminines ;
    2. Les activités féminines, quel que soit leur poids dans l’évolution techno­logique en général, sont des activités qu’on peut définir comme « résiduelles » : elles ne sont permises aux femmes que lorsqu’elles sont accomplies sans outils ou bien avec des outils simples, l’introduction d’outils complexes masculinisant jusqu’aux activités les plus traditionnellement féminines.

En tout dernier lieu, j’essaierai de montrer comment le monopole de certaines activités clés est nécessaire aux hommes pour s’assurer le contrôle des instruments de production et, finalement, l’utilisation globale des femmes.

 

La collecte

La cueillette des aliments sauvages d’origine végétale et animale est divisée dans la liste de Murdock et Provost (1973) en plusieurs catégories[11], avec des pourcentages de participation masculine et féminine très divers suivant les types de récoltes : on passe de la cueillette surtout féminine (80,3 %) des produits végétaux à la récolte surtout masculine (91,7 %) du miel.

Les techniques sont limitées ; prévalent les opérations à main nue (surtout pour les baies, fruits et graines) et les opérations effectuées avec des outils très simples (bâton à fouir pour les tubercules et les racines, quelques outils tranchants, récipients pour le transport, etc.).

Dans les cas que nous examinerons, et en particulier pour les produits végétaux, il ne semble pas y avoir de division sexuelle des outils qui d’ailleurs s’y prêteraient mal en raison de leur caractère extrêmement rudimentaire. Il existe cependant une différenciation quand l’outil principal pour la cueillette est la hache avec laquelle on coupe les troncs pour en extraire le contenu, larves ou miel (cf. Clastres 1972 : 82, 121-122), ou sagou. Dans ce cas, la hache est généralement utilisée par les hommes, les femmes ayant pour tâche de transporter et/ou de traiter la récolte. Au total, la cueillette est surtout une activité féminine, la participation masculine y étant sporadique et occasionnelle.

Soulignons d’abord deux points : (1) le travail de cueillette exige des connais­sances importantes sur le milieu. Les femmes fournissent en outre aux chasseurs des indications essentielles sur la présence et les mouvements des animaux (Draper 1975 ; Kaberry 1939 ; Yengoyan 1968 ; Spencer & Gillen 1927). Dans de nombreuses sociétés, ce travail contribue, pour un pourcentage assez élevé, à la production de subsistance (Hiatt 1974) ; (2) mettre l’accent sur le niveau rudimentaire des outils de cueillette et sur leur éventuelle différenciation sexuelle ne signifie pas diminuer la portée du travail des femmes[12]. Il s’agit seulement de spécifier les conditions réelles de pouvoir dans lesquelles ce travail s’effectue, autrement dit de démontrer comment la division du travail est une structure de domination[13].

Les descriptions concernant le début de la journée ou le départ au travail donnent un tableau très vivant (même s’il est à compléter) de la différence d’équipement entre les hommes et les femmes. Voici ce qu’en disent Spencer et Gillen (1927: 15) à propos des Aranda :

« Early in the morning, if it be summer, and not until the sun be well up if it be winter, the occupants of the camp are astir. Time is no object to them, and, if there be no lack of food, the men and women all lounge about while the children laugh and play. If food be required, then the women will go out, accompanied by the children, and armed with digging-sticks and pitchis, and the day will be spent out in the bush in search of small burrowing animals such as lizards and small marsupials. The men will perhaps set off armed with spears, spear-throwers, boomerangs and shields in search of larger game, such as emus and kangaroos. »

Une première donnée apparaît : les femmes partent en quête de petits animaux et de racines[14]. Elles disposent de deux outils de base utilisés un peu partout, le récipient (pitchi) et le bâton à fouir : « il faut avoir tenu soi-même quelques heures ce bâton pointu pour savoir combien son maniement est pénible et peu efficace » (Leroi-Gourhan 1973: 119-120). Spencer et Gillen (1927 : 23-24) décrivent gestes et outils des femmes pendant la cueillette :

« A woman has always a pitchi — that is, a wooden trough varying in length from one to three feet, which has been hollowed out of the soft wood of the bean tree (Erythrina vespertilio), or it may be out of hard wood such as mulga or eucalypt. In this she carries food material, either balancing it on her head or holding it slung on to one hip by means of a strand of human hair or ordinary fur string across one shoulder. Not infrequently a small baby will be carried about in a pitchi. The only other implement possessed by a woman is what is popularly called a ‘yam stick’, which is simply a digging-stick or, to speak more correctly, a pick […] When at work, a woman will hold the pick in the right hand close to the lower end, and, alternately digging this into the ground with one hand, while with the other she scoops out the loosened earth, will dig clown with surprising speed. In parts of the scrub, where the honey ants live, that form a very favourite food of the natives, acre after acre of hard sandy soil is seen to have been dug out, simply by the picks of the women in search of the insect, until the place has the appearance of a deserted mining field where diggers have for long been at work ‘prospecting’. Very often a small pitchi will be used as a shovel or scoop, to clear the earth out with, when it gets too deep to be thrown up merely with the hand, as the woman goes on digging deeper and deeper until at last she may reach a depth of some six feet or even more. »[15]

Les hommes disposent d’un tout autre équipement : couteaux de pierre, haches, boucliers, lances, boomerangs et propulseurs.

Parmi ces outils, « the amera or spear-thrower is perhaps the most useful of the implements possessed by the native. It serves not only as a spear-thrower, but also as a receptacle […] and, more important still, the flint, which is usually attached to one end, serves as the chief cutting implement of the native, by means of which he fashions wooden weapons and implements of various kinds » (ibid. : 525).

Le propulseur est utilisé également pour faire du feu et, complétant la lance, il en augmente fortement l’efficacité :

« Le propulseur proprement dit est une planchette ou une baguette qui prolonge le bras du lanceur en ajoutant au levier du bras et de l’avant-bras et aux pivots de l’épaule et du coude un levier supplémentaire et le pivot du poignet : la courbe de lancement est allongée d’une trentaine de centi­mètres dans son rayon, la force et la précision du jet considérablement améliorées » (Leroi-Gourhan 1973 : 6o).

Le propulseur se place donc à un niveau qualitativement différent de l’outil presque « dérisoire » qu’est le bâton à fouir. La fabrication particulière du propul­seur aranda — son caractère multifonctionnel — lui confère deux caractéristiques importantes : (1) il améliore la précision et la force du jet et est donc efficace comme arme ; (2) il constitue l’objet de base pour la fabrication d’autres outils, y compris ceux des femmes.

Le rapport entre outils et activités masculines et féminines est repris par Warner (1937: 133-134) pour une autre population australienne, les Murngin. Chez les Murngin, « men make and use the greater number of the more complex tools, weapons, and implements ». Un tableau général de la technologie murngin pourrait se résumer ainsi :

« The greater the complexity of the technology, the greater the participation of the men in it, and the simpler the technological processes, the more women participate […] The most elaborate and only complex technique a woman uses is that of making baskets […] The digging of yams, the gathering of shells, of roots, of fruit, are probably the simplest of all the economic processes found in Murngin society. It is with these things she is chiefly engaged. Among men the harpooning of turtles —which includes such elaborate technical background as the making of a canoe, its sailing and proper use, the construction of the harpoon and its use—is probably at the maximum end of Murngin technological complexity » (Warner 1937).

Chez les !Kung de Nyae Nyae, tandis que les femmes ne doivent en aucun cas toucher arcs et flèches ni participer à la chasse sous peine de compromettre les capacités du chasseur et son succès, « no such beliefs and no social regulations restrict the men from gathering ». Les hommes collectent s’ils le veulent, mais le travail quotidien est assuré par les femmes et normalement les hommes n’y participent pas.

« The equipment used in gathering consists merely of a digging stick and containers to carry the food gathered. Men make the digging sticks for themselves and their wives » (Marshall 1976 : 98). Le bâton est une branche de 1 m de long environ et de 2,30 cm de diamètre, écorcée, polie et taillée à l’extrémité « in one slanting plane ». La femme elle-même appointe ce bâton avec la hache ou le couteau du mari. Pour fouir, femmes et hommes se tiennent à croupetons ou assis et jambes allongées (ou l’une repliée pour garder l’équilibre) : « The person begins by loosening the ground with slashing strokes at the spot where the vine or stem emerges, both hands on the digging stick, right hand high if chopping toward the left, left hand high if chopping toward the right. When the top ground is loosened, the person chops at it with one hand on the stick, and scoops out loosened ground with the other hand till the root is revealed » (ibid. : 100). Pour déterrer les racines les plus profondes, il faut creuser pendant 15 à 20 minutes ; mais si le terrain est trop dur ou la racine trop en profondeur, la femme est contrainte d’abandonner : « A woman uses her time more advantageously in finding roots easier to dig. Digging, then stand­ing up, picking up one’s load and probably a child, moving on to find another root, digging again—this activity carried on for hours in the heat is strenuous work » (ibid. : 101).

Marshall décrit comment se déroule habituellement la cueillette durant la saison sèche.

Deux femmes, Di!ai et Ungka, partent de bonne heure le matin. Elles parcourront environ 6 km et autant pour revenir. Tout d’abord, elles cueillent des baies, puis elles cherchent des racines : « That day Di!ai found thirty-four roots ; thirty-four times she sat down, dug a root, stood up, picked up her son, walked on to look for another root to dig » (ibid. : 106). Certaines racines, de mauvaise qualité, sont jetées, d’autres « were so deep in the ground, Di!ai abandoned them in the holes after struggling with each ten or fifteen minutes ». Il lui reste donc à porter vingt-trois racines et les baies. Ungka en porte à peu près autant. Vers deux heures de l’après-midi, les femmes prennent le chemin du retour. C’est là un des aspects les plus pénibles de la collecte et du travail des femmes en général : « The loads of roots and berries weighed about twenty pounds. Di!ai had her two-year-old son to carry also. Her heavy kaross, her ostrich eggshell, and the axe she carried to sharpen her digging stick were added weight. We figured that this thin little woman, four feet, ten inches in height, was carrying about fifty pounds on the return trip. In the oppressive heat of the latter half of the afternoon, the women were an hour and a half trudging the four miles back to Gautscha » (ibid.)[16].

Tandis que les femmes !kung collectent, portent l’eau et le bois, construisent les cabanes, etc., les hommes chassent et exécutent presque tous les travaux utilisant la peau, la pierre, le bois, l’os… Ce sont eux qui font le feu. Ils possèdent à la fois plus d’équipement et plus de savoir technique pour travailler les matières premières[17]. Que la subsistance dépende en grande partie du travail des femmes n’empêche pas les hommes de dominer. Les femmes elles-mêmes le disent lorsqu’elles déclarent que les hommes en savent plus : « men can do everything, they can shoot and make fire » (ibid.: 176)[18].

La chasse, activité principale des hommes, est pratiquée avec arcs, flèches et sagaies. Fabriquer l’arc (machine manuelle, selon les définitions de Leroi-Gourhan), calibrer et empoisonner les flèches sont des opérations qui exigent beaucoup de soin (ibid.: 145 sq.). Entre les outils masculins et les outils féminins se produit un saut technique évident. Le caractère élémentaire du bâton à fouir ressort de cette observation de Tanaka (1976 : mi), décrivant le milieu des Kada San du Kalahari central où seul l’homme peut vivre parce que les singes ne sont pas aptes à déterrer les plantes qui donnent eau et nourriture : « The gathering technique of digging with a digging stick is specific to human beings. » A-t-on jamais ressenti le besoin d’insister sur le caractère spécifiquement humain d’un outil comme l’arc ?[19]

Considérons maintenant le ramassage des mollusques et des petits animaux aquatiques par les femmes yamana (Gusinde 1961 ; Hyades & Deniker 1891 ; Lothrop 1928). Les descriptions de Gusinde sont nombreuses, riches et détaillées, ce qui ne l’empêche pas de s’en tenir aux vieux clichés sur la division sexuelle du travail et d’insister sur son caractère équitable et complémentaire chez les Yamana.

Dans cette population, on retrouve l’habituelle division du travail : les hommes font la chasse au gros gibier (principalement des mammifères marins), les femmes ramassent mollusques, oursins, crabes, et pêchent. Pour se déplacer en groupe et pour aller chercher de quoi manger, l’ « outil » de base est le canot d’écorce, fabriqué par les hommes, mais entretenu par les femmes. Ce sont elles qui rament et qui dirigent le canot, durant la chasse ou la pêche, ou pour les déplacements[20]. Ramassage et pêche sont des occupations quotidiennes.

« To the Yamana the mussel is simply indispensable » (Gusinde 1961 : 542). Ces mollusques « have the same importance for the diet of our Fuegian as bread, for instance, has for the European » (ibid. : 478). Les fruits de mer sont ramassés le long du rivage ou à gué, et si la mer est calme, à bord du canot. Quelques outils sont employés : un bâton pointu, wasinix, une spatule fendue, kalana, et une fourche à crabe, sirsa. Le premier sert à ramasser les mollusques le long du rivage : « Women and girls step into the water and wade out to the densest accumulations of mussels. They either tear them off with their hands or loosen them with a stick the length of an arm, flattened at one end, which I call the mussel breaker, wasinix » (ibid. : 255). Gusinde explique comment il est fabriqué et utilisé : « This is nothing more than a sturdy stem or thick branch of Berberis ilicifolia. The husband makes it for his wife. He removes the twigs smoothly but leaves the bark, since its rough surface always assures the hand a firm grip, no matter how thoroughly the stick is soaked with sea water […] At the bottom the mussel breaker is cut off in the shape of a chisel and with a dull edge » (ibid. : 182). Le bâton peut être improvisé : « If she does not happen to have it, she reaches for a stick the length of an arm which she cuts to a short, dull point » (ibid. : 182, 489).

La quête des mollusques se fait à marée basse : « at almost every tide the women comb the wide surfaces laid bare by the receeding sea […] Assuming that low tide sets in during the day, one woman will make a date with another, and immediately others will join them. Each of them brings along her baby clinging to her back, and little girls run ahead, each with her own little basket […] These women are only short […] distances apart. Walking slowly, they go from one spot to another, for the entire ocean floor is usually densely strewn with mussels. They seldom exchange a few words, and they keep their bent position unchanged. Sometimes they also squat down, without touching the damp earth, since the mussels can be easily grasped from any position. They stop working only when their little baskets are full […] In winter they take along a glowing stick of wood and a few dry sticks in order to fan up a fire near the place where they are gathering. They return to it for a few minutes to warm their stiff hands and refresh themselves with a few roasted mussels. After they have filled their baskets, if the harvest is ample, they even spread their back-capes on the ground and empty more mussels on them, with which they afterwards return heavily laden to the but » (ibid. : 256-257).

Par temps calme, les femmes s’installent dans le canot pour ramasser non seulement des mollusques, plus gros et meilleurs que ceux du rivage, mais encore des oursins, des crabes, etc. Elles utilisent alors le kalana, appelé par Gusinde « fourche à moules », « sorte de spatule fendue, débordant de 0,17 m un manche en bois de 3 m environ de longueur » (Hyades & Deniker 1891 : 368) et la sirsa, « fourche à quatre dents […] liée sur un long manche comme celui du kalana » (ibid. : 369), dont on se sert pour les oursins et les crabes. Ces deux outils sont fabriqués par les hommes pour leurs épouses : « The Indian woman uses the so-called mussel fork, which she calls kalana […] The husband must make this implement for her, for he alone has the necessary tools » (Gusinde 1961 : 181)[21].

Gusinde note la patience dont il faut faire preuve pour ramasser les moules avec le kalana :

« This long mussel fork is very easy to handle. A gentle push from above loosens the clinging mussel below, and making the fork spring back and forth, always from the same direction, finally releases it. If possible, it is lifted up from the ground by hand. In deep places the woman with her long fork pushes it under water to the open beach. Usually, however, and this is a second reason for the long shaft, she presses the shell between the two distended prongs and carefully draws it up. Often the shell slides out just before she gets it up ; then she simply picks it up again […] Patiently she squats in her vessel, bent over the edge, and spears one mussel after another […] until after two or three hours she returns to the hut with the yield of her diligence » (ibid.: 255).

Le travail, effectué avec la fourche à crabe, n’est pas vraiment différent : « She squats in her light vessel and bends her head far over the rim. As soon as she discovers a sea urchin, she lets the crab fork […] slide down perpendicularly through both her hands and tries to squeeze the calcareous shell bristling with spikes into the prongs […] Carefully she lifts the long pole up again, precisely perpendicular […] If she is lucky, she gathers […] a whole dozen within an hour ; if not, it takes her three to five hours to collect this amount [. . .] In exceptional cases the Indian woman jumps out of her canoe and dives down to get the sea urchin with her hands […] She does this when she sees several animals next to each other on the sea floor, which she cannot grasp with her crab fork because of the tangle of algae floating on top of it. She is not afraid of the cold water. She is used to it, because at all times of the year she must fasten her canoe a considerable distance from the beach and must swim back and forth » (ibid. : 259-260).

La pêche aussi, pratiquée avec des moyens très rudimentaires, exige de la part des femmes beaucoup de patience : « Every Indian woman is extraordinarily skillful in fishing. Since she does not use an actual fish hook, she waits until the fish has swallowed the bait and only then very gently pulls up the line. When the fish has been brought near the surface, she reaches down and grasps it with a sure hand » (ibid.: 184-185).

Non seulement outils féminins et masculins diffèrent (les outils de chasse yamana sont très simples, mais ils ne peuvent être comparés aux outils grossiers utilisés par les femmes pour ramasser les fruits de mer ou pour la pêche), mais à cette différence dans les activités et les techniques correspond également une différence quant au temps libre et au repos. La femme yamana vaque à de nom­breuses tâches qui lui laissent « scarcely a moment to rest her hands idly in her lap. She stirs about the livelong day and often at night. The man, on the other hand, is entitled to rest periods of several hours at a stretch whenever he has exhausted himself in extraordinary physical efforts » (ibid.: 46o). La différence est fondamentale à tous points de vue, y compris celui du loisir consacré à l’activité intellectuelle, qu’elle concerne les danses, les rituels ou les outils[22]. En effet, en imposant et en extorquant aux femmes plus de travail, les hommes se garantissent plus de temps libre. Si, comme l’affirme Meillassoux (1975 : 91), « c’est par la dépossession de ce temps libre que l’homme est aliéné », c’est pour les femmes que les possibilités de repos et de temps pour faire un travail qui ne soit pas étroitement lié à la subsistance — « temps indispensable à tous les épanouissements et à tous les progrès » — sont le plus limitées. Cette expropriation du temps que subissent les femmes est un aspect fondamental de leur exploitation.

Tous les types de collecte ne sont pas aussi fatigants et pénibles que ceux que nous venons de mentionner. Mais ils sont tous caractérisés par la pauvreté des outils employés. Sans doute quelques-uns sont-ils un peu plus élaborés, par exemple le bâton à fouir avec manche des Indiens Kwakiutl (Boas 1921) ou Thompson (Teit 1910). II vaudrait la peine de décrire les modes de collecte chez les Kwakiutl à partir des informations détaillées fournies par Hunt à Boas (Boas 1921) sur les outils et les procédés de travail (très rare cas où l’on indique qui se sert de l’outil, qui le fabrique, en quoi il est fait, et qui procure les différents types de matériaux, etc.). Mais cela ne modifierait guère le tableau d’ensemble et prouverait une fois de plus combien les femmes dépendent des hommes pour la fabrication des outils de base.

La chasse

La chasse est classée dans la liste des activités technologiques de Murdock et Provost (1973) comme activité à 100 % masculine quand il s’agit des grands mammifères aquatiques, à 99,4 % dans le cas des gros animaux terrestres, à 98 % quand il s’agit d’oiseaux, à 97,5 % pour la chasse avec pièges de petits animaux terrestres. La capture des petits animaux terrestres est masculine à 54,6 % et appartient au groupe des « swing activities ». Comme la technologie de pointe se développe généralement dans le domaine de la chasse, il est intéressant de voir si les femmes participent à cette activité, dans quelles limites et avec quels outils. Bien des populations, en effet, n’en excluent pas complètement les femmes.

Il n’est pas impossible que des femmes chassent le gros et moyen gibier, mais il s’agit de cas individuels, sporadiques et très rares. Elles peuvent aussi participer à des battues communautaires ; il arrive enfin qu’elles chassent elles-mêmes, à main nue ou à l’aide d’outils élémentaires, de petits animaux. Dans ces deux derniers cas, ce sont des activités qui incombent normalement aux femmes dans la division sexuelle du travail au sein d’une population donnée. Considérons les techniques et les outils utilisés dans chacune des trois occurrences.

 

  1. Dans la littérature on fait quelquefois allusion à des femmes qui chassent. C’est là un des rares cas où l’on voit les femmes utiliser de véritables armes, du même type que celles qu’emploient les hommes. Ces armes sont empruntées momentanément, ou bien leur appartiennent. Chez les Esquimaux, il est des femmes, en général jeunes, qui chassent le caribou et le phoque (Jenness 1922 : 81, 161 ; Murdoch 1892 : 413). C’est pour elles une occupation intermittente. La chose est cependant peu fréquente. La division sexuelle du travail et des outils reste en effet conforme au modèle général. L’homme fabrique et possède des outils variés et perfectionnés pour la chasse et la pêche : arcs, harpons, divers types d’armes (y compris des fusils qu’ils se procurent depuis longtemps grâce au commerce) et cette embarcation « aux qualités nautiques surprenantes » qu’est le kayak (Leroi-Gourhan 1971 : 151). La femme ne dispose que d’ustensiles domestiques : le couteau, ulu (Mason 1891 ; Murdoch 1892 : 161 sq.), qui ne saurait être rangé comme les couteaux masculins parmi les ustensiles « à tous usages qui servent alternativement d’arme et d’outil » (Leroi-Gourhan 1973 : 146-148), la lampe, la casserole, les aiguilles, etc.

« The property necessary for establishing a new family is the hunting gear of the man and the knife, scraper, lamp, and cooking pot of the women […] As a great part of the personal property of a man is destroyed at his death or placed by his grave, the objects which may be acquired by inheritance are few. These are the gun, harpoon, sledge, dogs, kayak, boat, and tent poles of the man and the lamp and pots of the woman. The first inheritor of these articles is the eldest son living » (Boas 1888 : 579-580 ; cf. aussi Murdoch 1892 : 414 ; Balikci 1964 : 39 ; Jenness 1922 : 88-89).

Dans d’autres groupes d’Amérique du Nord, des femmes participent à la chasse à titre individuel. Cette activité a pour elles une importance considérable. De nombreuses femmes ojibwa étaient habiles aux travaux masculins « of setting complicated traps and of handling a gun » (Landes 1938 : 135-177). Je ne citerai que deux cas : celui de Sky Woman et celui de Gaybay.

Sky Woman avait appris de sa grand-mère adoptive à vivre de la chasse et de la pêche et à faire « everything that an Indian woman does […] She learned how to trap, to set snares and nets. They were both good hunters […] In the fall they went to Swampy River. They used to hunt and fish there every f all and they stayed until the lakes froze up. They gathered a lot of meat, fish, muskrats and rabbits and they killed a bear and made lots of bear grease » (ibid. : 138-140). Sky Woman poursuivit cette activité jus­qu’au jour de son mariage, puis la reprit lors de son veuvage. Gaybay, pendant son enfance, vivait seule avec sa mère dans des lieux isolés ; elle apprenait à chasser, à tendre des pièges aussi bien qu’à accomplir les tra­vaux propres aux femmes. Dans les intervalles qui séparèrent ses cinq mariages, elle reprenait ce type de vie : « She was like a man. She could kill a deer any time she wanted to. » Mais durant les périodes de vie conjugale, elle devait se contenter d’une activité subordonnée, « de femme », même lors­qu’elle chassait : « After her mariage, Gaybay did less trapping, since operating an independent trapping line breaks up the domestic household » (ibid.: 137, 169). Notons que ces femmes qui « hunted and trapped for fur (like a man) and fished and made rice (like a woman) » (ibid.: 159) vivaient avec d’autres femmes (mères, filles, soeurs, parentes adoptives) dans des groupes au sein desquels il n’y avait pas de division traditionnelle du travail.[23]

Il faut souligner ici deux points. D’une part, dans les cas ojibwa que nous venons de rappeler, les femmes disposent d’outils adéquats et technologiquement élaborés ; et ce, précisément pour la chasse, une des activités où la démarcation entre outils masculins et outils féminins est la plus nette et souvent protégée et renforcée par des interdits religieux. Mais d’autre part, cette activité n’est prati­quée par les femmes que lorsqu’elles ne vivent pas en couple.

Il semble donc que, pour les femmes, vie matrimoniale et activités de chasse avec armes (et, plus généralement, activités masculines complexes) s’excluent réciproquement. La levée de la division sexuelle du travail, de l’interdiction pour les femmes d’accomplir les travaux masculins avec un équipement qui ne le cède en rien à celui des hommes, apparaît incompatible avec la vie conjugale, comme le montrent dans les mythes le thème des amazones ou celui des vierges chasse­resses et guerrières. La division du travail est une institution solidaire de celle du couple et de la famille (Lévi-Strauss 1956).

 

  1. On dispose de nombreux renseignements sur la participation des femmes et des enfants aux battues collectives dans diverses populations, des Esquimaux aux Pygmées Mbuti, des Indiens des plaines aux Chuckchee. La fonction princi­pale des femmes est de servir de rabatteurs ou de signaler aux hommes à l’affût l’arrivée des animaux.

Ainsi, chez les Esquimaux Netsilik, les femmes préviennent les hommes qui sont cachés de l’arrivée des caribous :

« Although the hunters lying on the beach could not see the approaching caribou because of the hilly nature of the area, they could be easily seen by the women in the camp on the opposite shore, who would signal to the hunters the movements of the herd. As soon as the herd was driven into the lake by the beaters, the kayakers would go into action, while the women and children, waving pieces of clothing in their hands and shouting, would run around the lake trying to push the caribou back into the water, to be speared by the hunters » (Balikci 1964 : 12).

Ou encore, chez les Esquimaux Copper :

« The women and children behind the deer howl like wolves hu-u-u-u u-u-u-u » et poussent les caribous vers les chasseurs cachés dans les kayaks. L’importance de cette chasse collective est soulignée par Jenness (1922 : 148-149) : « As long as the natives used only bows and arrows comparatively few caribou were shot by individuals hunting alone. The majority were obtained in drives. »

Dans une tout autre région, chez les Aeta des Philippines, les femmes jouent le même rôle : elles participent à la battue surtout si les chiens sont peu nombreux. Pendant la battue, les femmes courent çà et là dans la brousse en aboyant ; elles n’ont jamais d’armes, lesquelles sont réservées aux hommes (Reed 1904 : 47-48). Il en va de même chez les Mbuti (Turnbull 1965) et chez les Blackfoot pour la chasse au bison :

After swift-running men located a herd of buffalo, the chief told ail the women to get their dog travois. Men and women went out together, approaching the herd from down wind so the animals would not get their scent and run off. The women were told to place their travois upright in the earth, small (front) ends up. The travois were spaced so that they could be tied together, forming a semicircular fence. Women and dogs hid behind them while two fast-running men circled the buffalo herd, approached them from up wind, and drove them toward the travois fence. Other men took their positions along the sides of the route and closed in as the buffalo neared the travois enclosure. Barking dogs and shouting women kept the buffalo back. The men rushed in and killed the buffalo with arrows and lances » (Ewers 1955 : 302).

Avec l’introduction des chevaux, les techniques se transformèrent et les femmes furent évincées de la chasse.

Pour la chasse au phoque, femmes et enfants esquimaux épouvantent l’animal et le dirigent vers les chasseurs armés :

Still later in the season, when the snow is all gone, a very successful method of hunting is practiced. All the inhabitants of the settlements set out at once, men, women, and children, and occupy every seal hole over a large area. The men keep their harpoons ready to strike the animal when it comes up to blow, while the women and children are provided with sticks only, with which they frighten away the seals whenever they rise where they are standing. The animals are compelled to rise somewhere, as otherwise they would be drowned, and thus an ample supply is secured in a short time » (Boas 1888 : 485).

Balikci (1964 : 18) décrit en des termes presque identiques les chasses très produc­tives de la fin mai chez les Netsilik.

Autre forme de participation sans armes à la chasse : celle des femmes yamana, d’autant plus remarquable qu’il s’agit du type de chasse plus strictement réservé aux hommes, la chasse aux gros animaux marins. Les femmes dirigent le canot à la poursuite de l’animal :

« The canoe was paddled by the women, who sat in the stem, while the men crouched in the bow to cast the spears. When paddling, owing to the short handle, one hand was under water » (Lothrop 1928 : 147).

« Not infrequently the success of the hunt depends upon the accurately timed cooperation of both partners in the canoe, for as soon as the man starts pursuing a game animal, he is fully occupied with his weapons and his prey. It is the woman’s responsibility to guide her vessel according to her husband’s directions, to take it on this or that course faster or slower until the animal they have been pursuing is theirs » (Gusinde 1961 : 459)

Cette activité, qui n’est évidemment pas sans risques, exige en outre les « sursauts d’énergie » prétendument caractéristiques des activités masculines et pour lesquels les hommes, selon Gusinde, « mériteraient » un repos bien gagné. De toute évidence, à ses yeux, les femmes ne ressentiraient pas le même besoin ! Celles-ci non seule­ment rament mais, le canot étant fragile et ne pouvant être hissé sur le rivage, elles doivent aussi nager dans l’eau glacée pour l’amarrer :

« When it was desired to make a landing the canoe was paddled in to the beach, bow-on, and the man of the family and the children stepped ashore. The wife then paddled the canoe out to a piece of kelp, moored it, and swam ashore. As a result all the women were able to swim, while few of the men could do so » (Lothrop 1928 : 148).

Peut-être pourrait-on dire que la femme et le canot ensemble servent à l’homme de moyen de transport.

Dans tous les cas que je viens de mentionner le rôle des femmes est indispen­sable et fait partie intégrante des opérations de chasse. Mais leur participation se fait à main nue : elles servent seulement de moyen sonore pour effrayer l’animal, elles sont une sorte d’épouvantail sans aucun pouvoir offensif et en même temps sans protection ni moyen de défense personnel. Leur position reste subordonnée, elles ne capturent jamais directement l’animal.

 

  1. Les femmes, cependant, peuvent chasser — le phoque par exemple — sans qu’il s’agisse d’une occupation sporadique ou individuelle. Mais leurs outils ne sont pas toujours les mieux adaptés.

Chez les Esquimaux, le chasseur dispose d’une gamme d’outils variés et spécialisés, tandis que la femme utilise des outils rudimentaires. Boas décrit comment le chasseur, en mimant les mouvements du phoque, réussit à l’appro­cher :

« As long as the seal is looking around the hunter lies flat and keeps perfectly still, or, if lie is somewhat close to the animal, imitates its movements by raising his head and rolling and playing with his hands and feet as a seal does with its flippers » (Boas 1888 : 484). Le phoque trompé s’endort et est tué : un chasseur expert peut en tuer dix ou quinze par jour. Dans ce type de chasse « the women at Repulse Bay are very skillful, and when they have no harpoon frequently use a small wooden club, with which they strike the seal on the nose, killing it » (ibid. : 485).

Les Tasmaniennes chassaient les phoques à peu près de la même façon (cf. Hiatt 1968 : 207-208).

Chez les Ainu, les hommes possèdent un équipement beaucoup plus perfec­tionné que les femmes.

Aussi n’est-ce pas un hasard si « in hunting, men played the leading part » (Watanabe 1964 : 44). Les hommes chassent le cerf et l’ours en utilisant les arcs ou les pièges à arc avec des flèches empoisonnées. Mais, « besides the method mentioned above, the Ainu hunted deer down with dogs, caught them by the horn or neck with ropes and killed them with clubs as they fled struggling in the snow or crossed the rivers. This method was widely practised among the Ainu ; however, it seems to have been only supplementary to others. It was also the only method of deer hunting by women and children » (ibid. : 36). En effet, « it was a taboo for Ainu women to use bow and arrow which constituted the major weapon of the people » et « only the males were to handle them » (ibid. : 31, 44).

De même, les femmes ona ne chassent le guanaco qu’à l’aide de chiens, sans arc ni flèches, tandis que « as a hunting people the Ona depended for their existence on the bow (ha) ; and to its manufacture, management and protection they devoted an extraordinary amount of care » (Lothrop 1928 : 71 ; Gusinde 1971: 391).

Quant aux Esquimaudes, elles peuvent chasser avec une arme, mais « adaptée à elles », c’est-à-dire inoffensive : l’arc muni seulement de flèches à pointe glo­buleuse (blunt point) pour étourdir les oiseaux, qui est réservé aux femmes et aux enfants (cf. Stefansson 1919: 96, 427).

La chasse aux petits animaux incombe presque à égalité aux hommes et aux femmes. Pour les animaux de petite taille tels les lapins, les femmes peuvent utiliser des pièges si ce sont des pièges simples. Les femmes ojibwa, par exemple, fabriquaient des pièges en fibres végétales et les utilisaient elles-mêmes, surtout à proximité du wigwam.

Il revient souvent aux femmes de capturer les animaux petits et lents ou qui creusent un terrier. C’est en fait la seule forme de chasse qui puisse être régulièrement pratiquée, même sans armes ad hoc. Chez les Aranda, les Tiwi et bien d’autres populations australiennes, l’activité de quête des femmes concerne à la fois les baies, racines, etc., et de petits animaux comme les opossums, les iguanes, les bandicoots, les lézards, etc. Pour l’Australie en général, R. M. Berndt et C. Berndt (1964: 104) affirment : « The division of labour is not entirely fixed. In the North a woman may get a kangaroo with her dogs if she has the opportunity ; and women hunt for such small meats as goannas and snakes, possums and rabbits. »

Ainsi, dans les Kimberleys, les femmes capturent parfois les kangourous à l’aide de chiens, ce qui n’est pas permis aux adolescents qui doivent, eux, apprendre à se servir des armes, du propulseur et de la lance (Kaberry 1939 : 12). La chasse avec chiens s’oppose donc comme chez les Ona à la chasse masculine avec armes.

La chasse typiquement féminine se fait donc sans armes ou avec des armes improvisées : cailloux, bâtons, etc.[24]. Il arrive que les hommes aussi chassent de cette manière, mais la division sexuelle n’est pas pour autant mise en cause : les hommes peuvent bien chasser à main nue, les femmes, elles, ne peuvent chasser avec les armes. Comme le dit Watanabe (1968 : 74-75)

« Among modem hunter-gatherers, exclusion of females from the individualistic hunting of larger mammals seems to be closely related to the making and using of hunting weapons and associated economic and/or religious ideas. Women have no weapons of their own which are specially made to hunt animals. If they want to hunt they must do so without weapons or otherwise with some provisional weapons such as sticks. Rarely do they use specially made hunting weapons such as harpoons or spears, although these might be borrowed temporarily from males […] Ethnographic data suggest that perhaps the development of hunting weapons and ideas associated with them is one of the factors relevant to the tendency towards the exclusion of females from hunting. »

Les formes de chasse pratiquées par les femmes s’approcheraient en effet des schémas de chasse archaïques : en raison du caractère rudimentaire des moyens utilisés, les animaux capturés sont le plus souvent endormis, lents, malades ou petits (Laughlin 1968 : 313-314). Il ne semble donc pas que ce soient les contraintes liées à la charge des enfants, à la moindre mobilité, à l’infériorité physique des femmes qui puissent rendre compte de leur place dans la division sexuelle du travail. Ce n’est pas la chasse qui est interdite aux femmes, ce sont les armes ; c’est l’accès aux armes, en tant que telles et en tant que concrétisation d’un développement technologique, qui leur est refusé.

 

La pêche

La pêche fait partie de la série d’activités définies par Murdock et Provost (1973) comme « quasi masculines ». Le pourcentage moyen de participation masculine est de 82,4 %, bien que chez certaines populations la pêche soit prati­quée d’une façon prédominante par les femmes.

Si l’on consulte les documents ethnographiques et si l’on examine la classification proposée par Leroi-Gourhan qui part « du seul point de vue des actes techniques » (Leroi-Gourhan 1973 : 69), ainsi que les classifications fonctionnelles du point de vue du poisson » (Monod 1973 et von Brandt cité ibid.), on constate que pour la pêche la situation est plus complexe que pour la chasse. Les femmes disposent en effet d’une large gamme d’outils : différents types de filets, nasses, pièges, lignes, poisons, etc. En outre, l’importance du rôle des femmes et les types d’outils qu’elles peuvent utiliser varient considérablement d’une population à l’autre. Enfin, il s’agit souvent d’outils fabriqués à partir de matériaux qui sont généralement travaillés par les femmes. Dans la pêche, donc, l’ensemble du processus technique, de la fabrication de l’outil à son utilisation, pourrait être contrôlé par les femmes, du moins pour les techniques qu’elles utilisent. Cette autonomie est toutefois limitée par la nécessité fréquente de disposer d’une embarcation, dont la construction est la plupart du temps masculine (96,6 %). Les femmes, pour ne citer qu’un exemple, peuvent parfois participer à la mise en place de la couverture des canots en écorce ou en cuir, mais les carcasses en bois sont presque toujours l’œuvre des hommes.

La répartition des outils de pêche serait-elle donc moins nette et rigide que pour la chasse ? Y aurait-il sur le plan technologique moins de disparité dans l’équipement ? Pourrait-on même dire que la masculinité de l’activité résiderait seulement dans le taux de participation et non dans la différenciation interne des techniques ? En fait, si nous nous demandons de quels outils disposent les femmes, lesquels leur sont interdits, et quels sont ceux qui sont totalement masculins, on découvre des formes spécifiques de différenciation au niveau de l’utilisation et de la détention des engins ; formes où l’on retrouve des constantes également présentes dans d’autres domaines.

La première grande distinction oppose la pêche avec armes et la pêche sans armes (c’est-à-dire à la main, avec un animal chasseur ou divers engins tels leurres, pièges, filets, récipients, etc.). D’une façon plus précise, et en reprenant la classification de Monod, la division passe entre la pêche caractérisée par la « perforation balistique » (et, dans une moindre mesure, par la « percussion avec objets contondants et avec objets tranchants ») et la pêche caractérisée par les « parois immobilisantes » (filets et pièges) et par la perforation non balistique (crochets et hameçons). Cette division oppose d’emblée pêche masculine et pêche féminine, et ce d’autant plus quand il s’agit d’armes non spécialisées pour la pêche, mais pouvant servir aussi à la chasse et à la guerre (arcs, flèches, sagaies, etc.)[25]. Cela dit, l’équipement respectif des hommes et des femmes et leur participation à la pêche sont très variables. Là où les deux sexes s’adonnent à la pêche dans une mesure sinon égale, du moins comparable, comme là où la participation masculine prédomine, l’activité des femmes est souvent entravée non seulement par la productivité limitée des engins qui leur sont permis, mais aussi par les tabous et interdits qui réglementent les lieux où, et les périodes pendant lesquelles les femmes peuvent utiliser tel ou tel engin (Watanabe 1964 : 21, 24, 29). Soulignons également que les outils masculins tels que les armes ont en général une rentabilité supérieure à celle des engins féminins.

Là où la pêche quotidienne est pratiquée principalement par les femmes, la pêche masculine revêt un caractère exceptionnel, prestigieux et en même temps sportif : les hommes n’interviennent alors que dans des formes de pêche cérémo­nielle et dans la pêche collective à l’approche des bancs de poissons[26]. La pêche féminine se caractérise souvent par une productivité modérée mais constante et indispensable, ce qui la rapproche notamment de la cueillette.

Une autre opposition technologique plus importante encore — et qui ne ressort pas immédiatement des grands découpages fonctionnels des engins de pêche — apparaît quand on considère la pêche comme un complexe technologique, c’est-à-dire en tenant compte non seulement des engins employés pour attraper le poisson mais aussi des moyens qui sont nécessaires, et en premier lieu l’embar­cation, dont l’utilisation détermine le milieu où la pêche est possible : pêche en pleine mer ou en général en hautes eaux (avec des outils et des techniques appro­priés) opposée à la pêche le long du rivage et/ou en basses eaux, dans les lagunes ou les étangs. En fonction de cette opposition spatiale et technique, on pourra mieux préciser la différenciation sexuelle des méthodes et des outils.

Pour la pêche en pleine mer, le moyen de production prédominant, celui dont la fabrication est la plus complexe et qui revêt une importance certaine sur le plan cérémoniel et idéologique, c’est l’embarcation. L’embarcation fonde la distinction entre activités masculine et féminine — distinction soulignée par les prescriptions religieuses régissant sa construction et son utilisation. C’est là aussi que se situe le plus grand obstacle au rendement productif de la pêche pratiquée par les femmes. L’interdiction faite aux femmes d’utiliser ce moyen productif semble d’autant plus marquée et rigoureuse que l’embarcation est plus complexe ou perfectionnée, que sa construction exige une spécialisation plus poussée et s’accompagne d’une ritualisation plus élaborée : l’embarcation se masculinise progressivement quand on passe du canot d’écorce et de la pirogue monoxyle (que peuvent utiliser les femmes yamana, ojibwa ou kapauku) aux pirogues à balancier et pirogues doubles, et à l’usage de la voile, sans parler des autres moyens de propulsion.

Ces deux oppositions fondamentales — utilisation ou non des armes, emploi ou non d’une embarcation — convergent et fixent les limites de l’activité des femmes dans la pêche, de telle sorte que celle-ci apparaît comme une activité « quasi masculine » même là où le travail féminin fournit une quantité considérable d’aliments.

La distinction entre les deux types de pêche selon la présence ou l’absence d’embarcation caractérise une bonne partie de l’Océanie, quel que soit le niveau de participation des femmes. Ce qui varie, c’est la nature et la quantité des engins (filets, nasses, etc.) utilisés par ces dernières.

A Truk, tandis que les hommes recourent à un grand nombre de techniques de pêche, « the major contribution cornes from the women, who fish in teams with hand-nets in the offshore shallows and along the reef » (Goodenough 1951 : 24). A Samoa :

« the sphere of the two sexes in fishing was clearly defined. Women spent quite a lot of time in the lagoon but the methods open to them were restrict-ed. A woman’s ordinary field kit consisted of an ola basket slung over her back or around her waist, a strong mele’i pointed stick for prising up stones and shell fish and a slender rod (la’au sao) for driving squids out of their holes. With this equipment she searched the shallow parts of the lagoon and the dry reef at low tide. The tu’u’u trap and groping under rocks formed other methods. In company with others, the ola tu plaited basket was used as a manipulated trap around the stone heaps and in connection with battering the branching coral amu. She also assisted on occasion in driving with the long leaf lauloa » (Buck 1930 : 517).

Par contre, les hommes utilisent toutes les autres méthodes et des engins nombreux et variés : « Men and boys are responsible for practically every form of fishing including net and torch-light fishing on the reef at night. The women, however, fish for the small things of the sea and invertebrates (figota), going at low tide to the reef and the lagoon. This involves poking into holes in the rocks and coral with the bare bands or sticks, and some women become remarkably proficient at determining what is in a hole merely by touch » (Grattan 1948 : 162).

C’est ainsi que les femmes pêchent des poulpes en eau basse, à l’aide d’un bâton, les hommes à bord de leur canot avec un leurre spécial. « It should be noted particularly as an important distinction that women do not fish from a canoe in deep water : that is reserved for the men, although occasionally women may poke about with sticks from a canoe in shallow water » (ibid. : 163). Ce n’est que pendant la pêche au palolo que les femmes peuvent pêcher à bord du canot avec les hommes.

La division du travail dans la pêche à Tikopia est une autre variante du même schéma général :

« Men and women have each their own particular economic sphere, the division of labour being along fairly obvious lines. The men, for instance, do all the work with canoes, and so engage in line fishing, set large nets in the lake, and catch flying-fish by torchlight at night—a most spectacular proceeding. The women daily search the reef with hand-nets and scoop up all that comes their way, including small fry and crabs » (Firth 1930 : 108 ; cf. aussi Firth 1963 : 123-124).

En outre, les femmes pêchent à la ligne, de nuit, avec des torches (Firth 1965 : 367-369). Tous les engins, y compris le filet qu’utilisent les femmes, sont fabriqués par les hommes. Firth souligne (ibid.: 249) que l’embarcation est le moyen productif essentiel et le plus important dans toute l’économie de Tikopia, et il ajoute que « the highest level of technical achievement of the Tikopia is reached in their canoes » (ibid.: 82)[27].

L’écart entre techniques féminines et techniques masculines est particuliè­rement important à Buka où les femmes, même si la pêche est pour elles une activité quotidienne, emploient des moyens incomparablement plus pauvres que ceux des hommes (Blackwood 1935 : 342). En dehors de la pêche au bonito, strictement masculine (ibid.: 327 sq.), les méthodes de pêche les plus pratiquées sont les suivantes :

 

 

METHODS USED BY MEN ONLY

  1. Open sea and lagoon fishing

Net on frame

Troll line

Rod and line

Fishing kite

  1. Reef fishing

Bow and arrow

Spear

Line and hook

Hand-plunging trap

METHODS USED BY WOMEN ONLY

Barricade of leaves

Women’s hand-net

Basket

Groping with hand under stones

Collecting shell-fish

METHODS USED BY BOTH SEXES

  1. Freshwater fishing

Hand-net

Dam made of leaves

 

 

Source : Blackwood 1935 : 341-342.

 

La pêche féminine se fait à main nue, avec un panier ou un petit filet et enfin selon ce que Blackwood appelle flipping method ou « méthode à la pichenette », en nous avisant que « it is not as easy as it looks ». Les outils sont : (1) « little stiff open-meshed baskets » ; (2) le pouce et un doigt de la main droite. La pêche collective se déroule de la façon suivante : on fait une longue chaîne de feuilles liées ensemble; à marée basse, femmes et jeunes filles courent dans l’eau en traî­nant la chaîne et en formant un demi-cercle. Une partie des femmes restent à l’extérieur de la chaîne et essaient avec leurs petits paniers d’attraper les poissons qui passent à travers le barrage :

« When they see any fish, they flip the water with the finger and the thumb of the right hand, in order to drive them towards the basket. The right hand is then placed over the mouth of the basket, which is picked up quickly […] Silohon and host of other tiny fish are caught in this way, at which the women and girls are very adept » (Blackwood 1935 356357)

Pour la pêche aussi le sous-équipement des femmes est donc bien réel : les armes leur sont interdites ; elles pêchent souvent à main nue ; elles ne peuvent disposer des engins les plus productifs et les plus importants, en particulier les embarcations.

 

L’agriculture

La division sexuelle du travail dans l’agriculture et surtout l’existence de vastes zones d’agriculture féminine qui s’opposent aux zones et systèmes d’agri­culture masculine attirent depuis longtemps l’attention des chercheurs[28]. On a constaté une double relation : entre agriculture féminine et utilisation de la houe, entre agriculture masculine et utilisation de la charrue. De nombreux documents illustrent le rôle capital de la charrue, outil généralement réservé aux hommes (à quelques exceptions près ; cf. Boserup 1970) dans le procès de masculinisation de l’agriculture en général.

« The sexual division of labour in farming is bound to be closely linked to the type of agriculture, the relations of production to the means of production. In particular the plough is an instrument employed almost entirely by men ; indeed it is the case that all large livestock, whether horses, cattle or camels, are almost exclusively in male hands. Their use in advanced agricultural production means that the male role becomes if not dominant, then at least equal to that of women, who frequently play the major productive roles in hoe farming » (Goody 1976 : 35).

Avec l’agriculture, on passe d’une organisation du travail où la ségrégation sexuelle domine à une organisation où les principales activités de subsistance incombent à la fois aux hommes et aux femmes. Il est donc nécessaire d’examiner la distribution par sexe des tâches et des différents procédés de travail pour chaque phase du cycle agricole, non pour l’agriculture dans son ensemble[29]. Il faudrait en même temps examiner dans les différentes sociétés le rôle des femmes tant dans l’activité agricole que dans le contexte du mode de production (Goody & Buckley 1973 : 114), compte tenu du niveau technologique atteint par la popu­lation considérée. C’est seulement dans ce contexte, en effet, que le sous-équipe­ment féminin peut être correctement évalué et que l’on peut dégager la signi­fication spécifique du rapport entre une activité de haute productivité et de technique spécialisée — comme l’élevage des bovins et des  camélidés dont s’occupent les hommes dans bien des populations pastorales africaines —, et l’agriculture féminine à la houe (Bonte 1974). Ou encore la signification de la division sexuelle du travail chez les Ganda où les femmes prenaient en charge toute l’activité agricole, aidées parfois d’esclaves razziés par les hommes, tandis que ces derniers, libérés du pénible travail des champs, pouvaient se consacrer aux activités artisanales et surtout à la politique et à la guerre (Roscoe 1911 ; Fallers 1960, etc.)[30].

La contribution des femmes aux activités agricoles est l’homologue de leur rôle dans les sociétés de chasseurs-collecteurs où la cueillette des végétaux sauvages leur est réservée.

« If at the hunting stage women were the ones who collected vegetable produce, they would tend to be the ones concerned with cultivating the domestic varieties of these plants ; just as men, who had formerly been concerned with hunting wild animals, would tend to take over the hus-bandry of domestic livestock. Thus in simpler systems of agriculture —those cultivating the ground by means of the wooden digging stick, the stone hoe or an iron blade—the fields would tend to be cultivated by women, though the physically stronger male sex is often called upon to perform some of the heavier tasks » (Goody & Buckley 1973: 108).

Les populations qui utilisent la houe et d’autres outils rudimentaires, et en général les sociétés où la charrue n’a pas encore été introduite, ne disposent pas d’outils qualitativement différents de ceux qui sont propres aux sociétés de chasse et de cueillette, depuis le bâton à fouir, « le plus rustique des instruments aratoires »[31], dont nous avons évoqué le « maniement pénible et peu efficace » pour la collecte des tubercules sauvages, jusqu’à la houe, les différentes formes de faucille, les haches.

La houe est « l’objet le plus propre à travailler la terre à la main. Sa forme et ses propriétés de percussion sont celles de l’herminette ; sa taille, très variable, est telle qu’on puisse la manœuvrer tantôt courbé vers le sol (surtout en Afrique), tantôt en station à peu près verticale. Sa matière est celle dont disposent ses usagers : pierre, os, bois, métal. Sans subir de transformation, elle est employée par des groupes qui se consacrent uniquement à la cueillette sauvage et par des agriculteurs de tous les niveaux » (Leroi-Gourhan 1973 : 120).

L’usage en agriculture d’outils archaïques d’une part, la présence de tech­niques et d’un savoir qui ont révolutionné le rapport de l’homme au milieu d’autre part montrent comment l’évolution, jusqu’à un certain point du moins, n’implique pas nécessairement l’outil complexe et la machine, et que « la culture matérielle n’est pas tout entière dans les acquisitions mécaniques » (Leroi-Gour­han 1971 : 229). Cette remarque permet de saisir une caractéristique possible du travail des femmes : en agriculture comme dans d’autres domaines, la poterie par exemple, il peut progresser au point de vue tant des connaissances que de la créa­tion, mais seulement jusqu’à l’introduction de moyens mécaniques plus complexes — tour du potier, charrue — qui fait passer les activités considérées et leur contrôle aux mains des hommes. Cela conduit à s’interroger sur la nature des limites qui ont été imposées au travail féminin et à la production du savoir par les femmes. Cela mène aussi à réfléchir sur le rapport complexe et « entrelacé », variable dans le temps et dans l’espace, entre des voies ou moments différents de l’évolution : l’une qui passe par les techniques mécaniques, une autre qui ne suppose pas nécessairement le perfectionnement des machines mais entraîne la connaissance et la transformation du réel, d’une façon aussi déterminante peut-être pour l’évolution humaine[32]. Enfin cela met en évidence la nécessité d’analyser plus à fond le rapport qui existe entre ces deux voies et l’élaboration des relations de pouvoir et de domination.

J’examinerai d’abord la répartition des outils et des tâches quand l’agriculture est pratiquée avec des instruments rudimentaires. Ceux-ci se regroupent en deux catégories : l’une comprend les bâtons à fouir, les houes, outils employés habituellement par les femmes pour la cueillette des produits sauvages ; l’autre comprend les outils tels que les haches, les coupe-coupe, les sabres d’abattis, etc., outils généralement réservés aux hommes chez les chasseurs-collecteurs. Dans le travail agricole, les outils du premier groupe sont utilisés pour les travaux de préparation du sol, l’ensemencement, le sarclage et la récolte, soit par les femmes, soit par les hommes s’ils cultivent[33]. Par contre, les outils du deuxième groupe, employés dans les travaux de défrichement, de construction de palis­sades, etc., sont d’usage presque exclusivement masculin. La plupart des auteurs expliquent cette répartition en soutenant que les travaux pénibles, qui demandent un plus grand effort physique, « sudden spurts of energy », ont été attribués aux hommes. Ma thèse est au contraire que les outils, employés pour les seules opérations effectuées presque exclusivement par les hommes, présentent deux caractéristiques : (1) ils sont « à la fois armes et outils »[34] ; (2) leur rôle est stra­tégique pour la production agricole, car ils conditionnent la culture du terrain et permettent de fabriquer les autres outils (voir l’exemple cité par Richards 1939 : 21)[35]. Ce double caractère peut expliquer le fait qu’ils constituent une première limite au travail des femmes, la seconde étant posée par le degré d’avancement technologique. On retrouve ici une situation parallèle à celle examinée à propos de la pêche : le travail féminin est bloqué par deux interdits (plus ou moins forts selon les cas), celui de l’emploi des armes et des outils-armes, celui des instruments de production les plus complexes (embarcation et charrue). Ces deux interdits convergent, car l’arme n’est pas seulement une arme, elle est sou­vent plus productive ou tout au moins d’un rendement plus prestigieux. L’emploi de ces outils assure souvent le contrôle de tout le processus productif et confine les femmes dans un rôle subordonné, même lorsqu’elles accomplissent la plus grande partie des opérations agricoles[36].

Le double rôle des outils masculins explique aussi leur rôle symbolique, leur identification avec le sexe masculin ou avec la virilité :

« The rationale the Siane men give for the division of agricultural tasks, which has already been indicated in passing, is that men do any tasks requiring the use of an axe, while women do the others. Since the use of axes is considered the basic skill by the Siane, this means that men do the “skilled” work and women the “unskilled” work. Men and boys gladly display their skill in splitting logs […] and spend hours polishing their axes to razor sharpness with wet sandstone. Men without axes are said to be “women”, while youths signify their approaching manhood by carrying an axe at their belts, eagerly seizing any opportunity to use their axes when they are permitted to do so as part of a work party » (Salisbury 1962 : 49).

Il serait aisé de multiplier les citations de ce genre ou celles relatives à l’habitude qu’ont les hommes de se promener avec cet ornement masculin « total » que peut être la hache, le coupe-coupe ou ailleurs le couteau[37].

En dehors de cette utilisation symbolique, considérons l’emploi de la hache pour le défrichage. Les données générales sur la participation par sexe ne per­mettent pas de bien saisir la différenciation sexuelle des tâches dans cette activité. Même si la coupe des arbres est réservée aux hommes, une participation féminine n’est pas exclue. En effet, dans de nombreuses sociétés, les femmes aident à défricher : débroussaillage du sous-bois et arrachage des herbes à la main ou à l’aide d’un bâton à fouir ou de quelque autre outil rudimentaire (Pospisil 1963 : 90-91, 104-105) et plus rarement avec des haches ou des sortes de machettes ; transport et amoncellement des broussailles, des branches, coupées par les hommes et laissées sur le sol ; nettoyage du champ après le brûlage. Ce sont là parfois les opérations les plus fatigantes de tout le cycle agricole (Richards 1939 : 293 ; Malinowski 1974 : 113-115 ; Salisbury 1962 : 46 ; Blackwood 1935 : 299 ; Pospisil 1963 : 80-86, 104-105 et tableau avec calcul des temps p. 424 ; Condominas 1974 : 203, 219). Chez les Bemba, l’opposition entre le travail masculin périlleux (couper les branches) et celui des femmes, simplement mais brutalement pénible et qui n’a rien de palpitant (transporter et amonceler les branches coupées), apparaît en pleine lumière. Le travail masculin s’étale sur plusieurs mois. Avec une hache très tranchante et continuellement affûtée,

un homme « clear[s] a good-sized tree of branches in ten minutes in this way […] At the top of the tree the work becomes more and more dangerous. A man may be left standing on a fork at the summit with one of the vertical stems as yet uncut. He has to clasp it with one hand to steady himself, while with the other he slashes at the trunk he is clinging to. He swings his axe tilt he hears the warning crack and feels the branch sway. Then he slides his body quick as a flash down the mutilated stump of the tree, yelling in triumph as he hears the bough fall » (Richards 1939 : 290).

Cela ne va pas sans danger et chaque année il y a des victimes. Mais les Bemba sont fiers de leur système icitemene, et c’est les flatter que les appeler « vrais singes ».

Sur le terrain du chef le travail est collectif :

« The young men seize their axes, and rush whooping up the trees, squabbling as to who should take the highest trunk. They dare each other to incredible feats and fling each other taunts as they climb. Each falling branch is greeted with a special triumph cry. I collected about forty different ukutema cries at the cutting of Citimukulu’s and Mwamba’s gardens in I933-[3]4. These are formalized boastings like the praise-songs commonly shouted before a Bantu chief. The cutter likens himself to an animal who climbs high, or to a fierce chief who mutilates his subjects, cutting off their limbs like the branches of this tree. A squirrel might be afraid of such a tree, he says, but not he! ‘The wind failed to bring down this trunk ! But look at me !’ Each shout is followed by a prolonged whoop of E-e-eh ! The noise is deafening for the first half-hour, as the great boughs rain down from above » (ibid.: 291).

Le travail est donc vu comme une action « héroïque », guerrière, courageuse, comme une compétition ou un jeu (ibid.: 292). Chaque homme laisse les branches par terre dans un certain ordre afin de les distinguer de celles des voisins. C’est alors qu’intervient le travail des femmes :

« Next comes the business of stacking the branches. Here the rationale of the icitemene system becomes evident. The aim of the native is plainly not to clear the bush of obstructions, but to collect the maximum amount of brushwood to burn. It is the ash which he considers valuable, and the burning of the soil. The woman who piles the branches carries them as high as possible from the ground, so that twigs and leaves should not snap off in transit, and thus waste valuable fuel.

Piling the branches is the hardest work a Bemba woman does, and I have heard the wives of urban natives say that they were afraid to go back to the villages ‘where we have to pile branches’. The women lift boughs, often fifteen or twenty feet long, stagger as they balance the length on their heads, adjust themselves to the weight, and start off with the load. All morning they come and go in this way. There is a good deal of skill required in the stacking of branches. They must be laid with their stems to the centre, so that they radiate out in a roughly circular or oval pile. The branches must be piled evenly one on top of the other until they reach a height of about two feet. If any portion of the garden is only lightly covered with boughs, the soil beneath it will be only partly burnt » (ibid. : 293).

L’aspect « héroïque » est peut-être moins exalté dans d’autres populations ; toutefois le contraste entre les deux types de tâches demeure.

Le rapport entre la charrue et la masculinisation de l’agriculture a été souligné de façon précise par de nombreux chercheurs. C’est un des cas cités par Murdock et Provost pour illustrer la corrélation entre masculinisation des activités et développement technologique :

« When the invention of a new artifact or process supplants an older and simpler one, both the activity of which it is a part and closely related activities tend more strongly to be assigned to males » (Murdock & Provost 1973 : 222).

Avec la charrue, qui permet de cultiver des étendues de terre auparavant inima­ginables, se produit un saut qualitatif dans la productivité du travail (Goody 1976 : 24-25, 107-108). L’emploi de la charrue, réservé généralement aux hommes, change le type et les conditions de l’agriculture, et en même temps la répartition sexuelle des tâches[38]. C’est aussi l’instrument de production qui, par rapport au modèle logique de Leroi-Gourhan, marque le passage du travail accompli par l’énergie humaine, avec un outil manuel, au travail de la « machine », où l’énergie n’est plus fournie par l’homme.

L’introduction de la charrue et son monopole masculin marquent la limite imposée, dans les sociétés préindustrielles, à l’équipement des femmes, aux instru­ments de production dont elles peuvent disposer, et donc au travail qu’elles accom­plissent. Elles utilisent leurs propres forces, des outils manuels et parfois des machines manuelles simples, mais elles ne peuvent contrôler d’autres formes ou sources d’énergie, des instruments dont la productivité est supérieure à celle du bras humain.

En l’état actuel de la recherche, est-il possible d’arriver à des conclusions plus précises ? La gamme des répartitions sexuelles possibles à l’intérieur des limites repérées est en effet très étendue. Remarquons en tout cas que lorsque les deux sexes s’adonnent à l’agriculture, ce sont les opérations les plus longues, monotones et continues (débroussaillage, sarclage, repiquage du riz, etc.) et en général les opérations à main nue qui sont attribuées aux femmes. « C’est à travers la différenciation des tâches spécifiques que s’exprime le discours politique de la supériorité masculine » (Centlivres 1977 : 52).

Si je ne m’attarde pas sur la différenciation sexuelle des outils dans d’autres activités, comme le traitement des produits végétaux, le tissage, la poterie…, activités principalement féminines[39], je peux dire néanmoins que les données générales concernant ces activités confirment ma thèse sur le sous-équipement des femmes, le fait que la plupart de leurs activités se réduisent à la manipulation et qu’elles ne peuvent employer d’outils complexes, qu’il s’agisse de machines manuelles ou surtout d’outils actionnés par la force des animaux, de l’eau, du vent… La remarque de Murdock et Provost, reprise par Centlivres, selon laquelle une technique nouvelle « masculinise » l’activité où elle est introduite, a une portée générale. Ainsi, les différents types de céréales, de graines, etc., sont broyés — labeur épuisant dont le rythme préfigure les mouvements de la machine —avec des outils comme le mortier, le pilon, la meule, le moulin, ou réduits en pulpe avec des râpes… ; ce travail — qui demande plusieurs heures par jour — et les outils employés sont considérés comme typiquement féminins dans la plupart des sociétés. Cela reste vrai même quand au lieu de meules et de petits moulins manuels on utilise des meules manœuvrées par plusieurs personnes : ce sont encore les femmes (et les esclaves) qui sont les bêtes de somme ! Bloch (1935) souligne le caractère pénible du travail de broyage auquel étaient astreintes les femmes dans le monde gréco-romain et en Europe jusqu’à l’introduction du moulin à eau. Mais le moulin à eau ou à vent est contrôlé par les hommes.

La poterie sans tour est, en écrasante majorité, féminine : il serait possible de dresser une carte qui divise les zones de poterie à main nue des zones de poterie avec tour. Comme pour la charrue, on pourrait constater une relation très étroite entre poterie à main nue et activité féminine d’une part, poterie au tour et activité masculine d’autre part : le tour qui permet un rendement plus élevé, constant et uniforme, n’est pas sous le contrôle des femmes. Poterie féminine à la main et poterie masculine au tour coexistent dans de nombreuses zones. Le saut entre les deux techniques et les deux mondes technologiques est tel que H. Balfet (1965 : 161) remarque que dans le Maghreb « at the present time there are to be found side by side pottery vessels that differ so much from each other that they could cer

tainly pass for examples from different epochs if one were to study them out of context »[40]

De même pour le tissage, on constate une opposition entre métier à pédales, utilisé par les hommes et qui « en termes de rendement […] vient largement en tête » (Balfet 1975 : 62), et métier horizontal ou vertical utilisé par les femmes.

Ainsi, dans une grande partie de l’Afrique sub-saharienne, les métiers à pédales qui produisent des bandes étroites de tissu (d’après Goody (1971), ce sont les seules machines que ces populations possédaient) sont rigoureusement réservés aux hommes. Dans certaines régions, à côté du traditionnel tissage masculin, on trouve bien une forme de tissage féminin, mais en fait l’outil est différent : à la place du métier à poulies et pédales on a un métier vertical comme chez les Nupe et les Yoruba (Nadel 1973 : 295, 297 ; Dodwell 1955 : 122, 132, 136 sq. ; Lloyd 1965 : 557-558 ; Lamb 1975 : 14 sq. ; Roth 1917). H. Balfet (1975 : 62), à propos du Maghreb, indique que ces différents types de métier correspondent à différents types de producteurs et de produits : d’une part les femmes qui tisseraient des objets d’usage familial « « à moments perdus », dans les temps laissés disponibles par les diverses tâches domestiques », de l’autre des artisans spécialisés qui produiraient pour la vente[41]. Mais lorsque les métiers des hommes les plus « rentables », frappés par l’impact de l’économie moderne, disparaissent ou sont remplacés par des ateliers avec métiers mécaniques, le travail « à temps perdu » des femmes résiste à la concurrence industrielle : le temps des femmes ne compte pas, n’a pas de valeur, et leur travail est tel qu’elles ne pourraient même pas « tirer véritablement parti d’un métier plus rapide » (Balfet, loc. cit.) ; ainsi peuvent-elles travailler tranquillement, à bas rendement.

Au Guatemala, un même processus de masculinisation est à l’œuvre dans les trois secteurs du tissage, de la poterie et du traitement des produits végétaux. Le fuseau et le métier indien à ceinture sont utilisés exclusivement par les femmes. Les Européens ont introduit l’élevage des moutons, l’usage de la laine et en même temps le métier à pédale et le rouet (Tax 1953 : 22). Et, plus précisément, en ce qui concerne la division des tâches et la différenciation des outils :

« The men and the women both took something that gave them a source of income ; the women do the washing and carding and the men the spinning—wheel spinning, learned from Ladino artisans—and the footloom weaving » (ibid. : 27).

Il en va de même pour le tissage du coton :

« The Indian women use the backstrap loom exclusively with the strange exception of one Indian town in which there are shops of Indian weavers, both men and women, using the footloom » (ibid.: 23).

Pour la poterie :

Traditionnellement « it is the women, not the men, who make pottery by hand. It is strictly a household art. The woman of the house, and her children, gather the clay and grind and knead and mold it in the kitchen and courtyard between kitchen chores. The men usually help to fire it, and they take it to market » (ibid.: 24).

Puis, avec l’introduction et l’utilisation du tour, la poterie devient masculine. Mais en dehors des villes et dans les communautés qui n’ont pas subi l’influence des Blancs, « what should have happened to the Indian women potters in competition with the more efficient professionals with their wheels ? One might expect the women to give up their art as a losing battle against superior economic efficiency […] But no. As it happens, the time of the women who make the pots has no economic value […] The competition with wheel-made pottery is under such circumstances only theoretical. So women continue to make pottery, and in the old-fashioned way » (ibid.: 25-26).

Cette situation, on le voit, est parallèle à celle des tisserandes au Maghreb.

Pour le café, les opérations de traitement après la récolte reviennent aux femmes. Elles doivent en particulier égrener le café ; « to remove the beans from the pulp, women use the grinding stone » (Tax 1953 : 56). Mais on a introduit « a hand-turned rotary cylinder to remove the pulp from the bean » ; c’est l’unique outil complexe employé dans le cycle agricole et dans le traitement du produit de la récolte, et cette machine est utilisée exclusivement par les hommes (ibid.).

 

Aucune production n’est possible
sans instrument de production,
cet instrument ne serait-il que la main.

MARX, « Grundrisse », Cahier M, 7.

Nous avons vu que dans les sociétés de chasseurs-collecteurs, le monopole de l’arme a une importance décisive dans les rapports entre hommes et femmes : c’est en effet dans la technologie qui crée les armes et dans les armes mêmes que se produisent les progrès les plus importants, ceux qui marquent la distance entre outils masculins et féminins, puisque les armes sont en même temps des outils de production privilégiés. Mais l’aspect qui prévaut est celui du contrôle de la force ; d’où le rigoureux interdit imposé aux femmes quant à l’emploi des armes : le jeu se joue entre qui a les armes et qui ne les a pas[42]. Le pouvoir des hommes sur les femmes est assuré par le monopole des armes-outils. Qu’en est-il dans les sociétés horticoles et agricoles ? Y a-t-il une différence entre le monopole de l’arc et celui de la charrue ou du tour du potier ? Quelles conséquences entraînent la multiplication et le développement des activités productives ?

L’introduction d’outils toujours plus complexes signifie une productivité du travail plus régulière et beaucoup plus élevée, et une appropriation plus étendue de la nature. Le contrôle de la production et de la société exige le contrôle direct de ces outils. Tandis que le contrôle des hommes sur les outils manuels n’excluait pas les femmes de tout outil (l’énergie qui meut les outils peut bien être fournie par les femmes) et portait d’abord sur les conditions de leur fabrication, avec les machines manuelles et à traction animale ou automotrices une appropriation et une utilisation directe de celles-ci par les hommes s’imposent : seuls les hommes manœuvreront les machines. Faut-il donc considérer que la discrimination passe alors entre qui détient les machines et qui en est privé ? Entre qui détient les moyens de production fondamentaux et qui ne les possède pas ? Si l’on assiste à une masculinisation des activités liées à la machine, cela ne veut pas dire que les femmes en sont toujours exclues : leur énergie, leur travail seront employés dans des tâches qui n’exigent pas l’outil de base et la machine ; leur travail pourra être « à plein temps », mais étroitement subordonné au travail de celui qui possède et utilise techniques et instruments fondamentaux. C’est ainsi que se présentent des situations où les femmes ne sont pas les « artisanes spécialistes » mais où elles sont utilisées comme force motrice ou « temps-patience » : la femme du forgeron peut actionner les soufflets à la place de l’apprenti, mais elle ne pourra jamais devenir forgeron ; la femme du potier peut tamiser et pétrir l’argile ou polir les vases faits par son mari ; le tisserand peut avoir des ouvrières qui our­dissent et tirent les fils. Les femmes continuent à fournir du travail à main nue dans l’artisanat, l’agriculture, etc., et, dans tous les cas, sans en être jamais dispensées, elles font en plus, avec des moyens à très bas rendement productif et le maximum de temps-patience, le travail de production pour la consommation domestique et la reconstitution de l’énergie humaine dépensée. De même, selon les règles et les conditions imposées, sous le contrôle idéologique et matériel des dominateurs, elles poursuivent le travail de reproduction.

Les femmes se voient donc constamment refuser la possibilité de prolonger leur corps et leurs bras par des outils complexes qui augmenteraient leur pouvoir sur la nature. Sans doute se heurtent-elles aux mêmes limitations pour ce qui est du travail intellectuel. C’est là un aspect de la discrimination sexuelle qu’il serait indispensable d’étudier. Cependant, se contenter de dire que les femmes sont limitées à leur propre corps, c’est décrire la situation en termes encore optimistes ; il est plus juste de dire qu’elles sont utilisées en tant que corps. L’appropriation physique des femmes par les hommes ne se limite pas à l’exploi­tation sexuelle et à la reproduction, elle atteint aussi d’une autre façon l’intégrité et l’expression corporelles : motricité contrainte (par le biais de l’éducation, des vêtements, etc.), claustration ou confinement, délimitation de l’espace et interdiction de voyager, bandage des pieds, engraissement forcé, mutilations sexuelles, etc.

Je ne retiendrai qu’un cas spécifique, rattaché directement, par l’ethnologue qui en parle, à la division sexuelle du travail :

Durant les cérémonies funèbres, les Dugum Dani (Nouvelle-Guinée) font des dons : les hommes offrent des porcs ou d’autres présents et « the little girls give their fingers » (Heider 1970 : 238). On coupe d’un coup de hache en pierre un ou deux doigts aux petites filles de trois à six ans qui ont quelque lien de parenté avec le mort (ou par exemple dont le père n’a pas de porc à offrir ; cf. Matthiessen 1967) : « they only loose one or two fingers at a time », ce qui fait que « nearly every female above the age of about ten has lost four or six fingers » (Heider 1970 : 237).

C’est ainsi que sur cent vingt femmes environ, seules deux n’étaient pas mutilées. Cette mutilation cependant ne se fait pas n’importe comment : « the thumbs are never removed, nor are at least the first two fingers on at least on hand » (ibid. : 237). Cette précaution évite que la structure économique et religieuse de cette société, et la division sexuelle du travail soient compromises. En effet, continue notre ethnologue, les femmes ne se plaignent que rarement. Et puis, en tout cas : « The loss of fingers does not drastically limit a woman’s activities. With both thumbs and two fingers on at least one hand, and in most cases usable stumps on the other, the women are able to manipulate the woman’s thin digging sticks in garden work. They also roll string and make nets and do other fine work. Comments on the lack of fingers were rare, but once an older woman remarked, more in joke than complaint, that she could not wield the heavy men’s digging stick.

Activities that require ten fingers, such as shooting with bow and arrow or handling heavy digging sticks or axes, are generally reserved for men, but these are just the activities that are characteristically masculine in most cultures » (Heider 1970: 239)[43].

 

La division des matières premières

Les femmes dugum dani, avec leurs bâtons à fouir légers, cultivent les jardins irrigués préparés par les hommes ; « apparently because of supernatural restric­tions », elles ne doivent pas s’occuper des travaux d’irrigation (Heider 1970 : 39 ; cf. aussi Matthiessen 1967) ; elles font l’élevage des porcs, font la récolte, préparent la cuisine et s’occupent de leurs enfants. Elles doivent aussi participer à la construction des maisons en ramassant l’herbe pour couvrir les toits, mais « women complain that they cannot pluck grass well because they have so few fingers ; and after they have helped the men with the first plucking, they carry the bundles, one or two at a time on their heads, back to the construction site » (Heider 1970 : 262). Bien entendu les femmes dani n’utilisent pas d’armes et ne travaillent pas le bois (ibid.: 278).

Le travail et la vie de ces femmes sont extrêmement pénibles ; cependant la répartition des tâches chez les Dani n’est pas différente de celle qui existe dans d’autres populations. Pouvons-nous dire métaphoriquem