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Émancipation et égalité : une généalogie critique sur le site de Contretemps
La vidéo de l’intervention de Joan W Scott au colloque « Penser l’émancipation »
L’émancipation comme concept politique dans les luttes féministes et queers sur le site de Contretemps
Émancipation et égalité :
une généalogie critique
Joan W Scott
Traduction de Claude Servan-Schreiber
Paru sur Contretemps – Mars 2014
Dans cette contribution au colloque Penser l’émancipation[1], qui s’est tenu en février 2014 à Nanterre, la théoricienne féministe Joan W. Scott revient sur les usages racistes de l’émancipation sexuelle dans les dernières décennies. Elle retrace les origines de cette dérive dans la récupération néolibérale de la rhétorique de la libération sexuelle. Réaliser son désir sexuel est devenu une condition pour accéder à la citoyenneté ; dès lors, la répression sexuelle est corrélativement le stigmate permettant d’exclure des groupes sociaux du droit à avoir des droits, les musulmanes en particulier. Le texte de Joan W. Scott est un avertissement contre les dangers d’une vision libérale de la démocratie sexuelle.
Joan W. Scott est historienne, professeure à la chaire Harold F. Linder de l’Institute for Advanced Study, à Princeton, et membre du comité de rédaction de The Journal of Modern History. Parmi ses nombreux ouvrages, sont notamment traduits en français : La citoyenneté paradoxale : les féministes françaises et les droits de l’homme (Albin Michel, 2008), Théorie critique de l’histoire. Identités, expériences, politiques (Fayard, 2009) et De l’utilité du genre (Fayard, 2012).
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Le mot émancipation n’a rien de simple. En anglais, d’après le dictionnaire (Oxford English Dictionnary), il signifie la levée de « restrictions imposées par une force physique supérieure, ou une obligation légale ». Historiquement, le mot émancipation a souvent été synonyme de libération ou de liberté, mais pas nécessairement d’égalité. La fin de la sujétion légale ou psychologique n’impliquait pas l’instauration d’une égalité sociale ou économique ni même politique dans l’esprit de ceux qui, par le passé, ont détenu les rênes du pouvoir, ou chez ceux qui n’ont jamais été soumis à des formes de domination de ce type.
Le fait qu’émancipation et égalité ne soient pas synonymes résulte de la tension classique entre droits formels et droits substantifs. L’égalité en droit repose sur l’abstraction de l’individu, ce qui gomme, chez celui-ci les relations de pouvoir dans lesquelles il se situe. Et l’extension de l’émancipation à des groupes exclus jusque-là n’altère pas les structures de domination dans le domaine social. En revanche, elle naturalise ces structures en les refoulant dans la société civile, leur enlevant ainsi tout caractère d’objet politique digne, en tant que tel, d’attention.
On peut avancer que c’est la notion libérale de l’individu abstrait qui a provoqué la confusion des définitions de l’émancipation et de l’égalité, et conduit à conclure que parce qu’ils sont égaux en droit, les individus sont semblables dans tous les autres aspects de leur existence. La détermination de ce que les humains ont de semblable a varié selon les théoriciens politiques ; la dignité, l’empathie, la ressemblance avec Dieu, la capacité de s’entretuer, la raison, l’intérêt personnel et la passion. L’abstraction implique la désignation d’un trait universel qui sert de fondement à ce que les individus ont en commun ; il s’agit là d’une fiction dont la théorie politique a besoin, et, historiquement, du fondement des inclusions et des exclusions de la citoyenneté. L’histoire des représentations de l’individu, en tant qu’unité sociale de base, reste à écrire ; plus exactement celle des formes prise par l’individu abstrait de la théorie politique, dans sa figuration sociale et économique, à différentes époques. Marx relie l’idée politique de l’égalité formelle au concept économique du pouvoir ouvrier. Dès lors que les individus sont conçus abstraitement « tous les types de travail sont égaux et équivalents ».
D’importantes objections à l’abstraction ont été formulées, et des modifications introduites au cours du déroulement de l’histoire de l’individu abstrait : l’identité de groupe, devenue fondamentale pour la formation de la subjectivité (de classe, de race, d’origine ethnique, de genre, de sexualité, de religion) et, par là même, matière à mobilisation et à représentation politique (partis ouvriers, quotas, piliers en Belgique et aux Pays-Bas, loi sur la parité en France) ; la notion de responsabilité collective mise en œuvre dans les états providence ; des actions (ou discriminations) positives vues comme permettant de corriger les effets de discriminations fondées sur des stéréotypes négatifs ; la coopération plutôt que la compétition élevée théorisée comme étant un attribut de base de l’humanité. L’individu, cependant, est resté au centre du discours libéral occidental.
La fin des années 1970 a ouvert la porte à une période d’individualisme exacerbé comme l’ont montré les politiques néo-libérales de Margaret Thatcher au Royaume-Uni et de Ronald Reagan aux États-Unis. De nos jours, au temps de la mondialisation, tous les aspects de la vie sont devenus de plus en plus « marchandisés », et le rôle de l’État se trouve réduit à n’être que le garant des forces du marché et de l’autodétermination individuelle. La société se conçoit comme une masse d’individus poursuivant un processus d’auto-réalisation, les trajectoires individuelles reflétant leurs choix, et leurs conditions de vie permettant de mesurer la place prise par les responsabilités qu’ils ont su (ou pas) assumer dans son déroulement. L’autodétermination, un terme autrefois associé à l’émancipation des colonies, au rejet de la domination impériale (et à la conquête d’une souveraineté nationale) fait désormais partie du vocabulaire psychologique. La théorie de l’autodétermination (SDT en Anglais), un champ relativement nouveau de la psychologie sociale, affirme que le besoin humain de « compétence, d’autonomie et de capacité relationnelle » est « universel et inné ». Cette théorie érige le phantasme de l’individu moderne, responsable de lui-même et laïque (tel qu’il figure dans la théorie politique occidentale) en modèle pour tous les comportements civilisés, lequel devient la version universelle de l’être humain. La psychologie évolutionniste ancre ce phantasme dans la biologie de l’espèce : l’individu moderne est considéré comme le résultat d’un long processus de « sélection naturelle ». De ce point de vue, l’émancipation ne correspond plus au fait de s’être libéré de contraintes antérieures, mais à une compréhension de ce que l’on est et à une représentation de soi qui s’exprime en des termes occidentaux modernes. L’égalité ne provient pas de la similitude générée par l’abstraction, mais de celle que produisent de façon identifiable les comportements, qu’ils soient psychologiques ou sociaux.
La terminologie de l’émancipation et de l’égalité est, de nos jours, très souvent galvaudée dans les discussions portant sur la place de musulmans dans les pays, historiquement chrétiens et laïques, de l’Europe occidentale. La question posée porte moins sur l’octroi de droits ou l’extension de l’égalité à ces nouveaux résidents des nations européennes, que sur celle de savoir s’ils sont suffisamment émancipés psychologiquement, et suffisamment égalitaristes pour mériter de devenir des citoyens à part entière et bénéficier d’une inclusion totale. Dans les discours civilisationnels de l’Europe occidentale, l’intériorité est considérée comme une condition préalable, non pas comme un état auquel il est possible d’accéder, mais comme un attribut naturel qui a seulement besoin d’être dévoilé. Pour l’émancipation, il ne s’agit plus de lever les obstacles ou les résistances à la liberté. Et l’égalité ne s’obtient pas par l’abstraction qui permet de transcender les différences sociales ou autres. De plus, ni l’émancipation ni l’égalité ne sont pas définies comme dérivant de l’action publique (bien qu’il s’agisse de qualités développées en particulier dans les démocraties laïques). Au contraire, l’émancipation et l’égalité sont des traits présumés inhérents aux individus, des traits qui leur confèrent une capacité d’agir — leur humanité véritable — et les rendent éligibles au titre de membre de la communauté des nations. De ce point de vue, les états nations démocratiques et laïques se contentent de fournir à celles et à ceux qui sont déjà émancipés le contexte qui protège leur capacité d’agir, c’est-à-dire l’exercice de leur autodétermination. Mais elles ne peuvent guère instiller cette qualité aux personnes qui ne la possèdent pas.
La vision d’une sexualité libérée définie comme la possibilité de satisfaire ses désirs sans contrainte et de concrétiser librement son être sexuel est au cœur de cette conception de la capacité d’agir des humains. C’est par le biais de la « satisfaction sexuelle » que se définit le « véritablement humain », selon Martha Nussbaum. Elle propose la sexualité comme indicateur universel de la liberté humaine. L’émancipation et l’égalité ne font alors référence qu’à la réalisation du potentiel sexuel de l’individu, cette vérité intérieure de l’individu sujet que Foucault avait identifié comme étant une idée particulièrement moderne.
En Occident, la représentation populaire des musulmanes montre des femmes sexuellement opprimées, alors que leurs homologues occidentales sont présentées comme sexuellement libérées (« elles » sont prisonnières d’un passé dont « nous » avons réchappé ; « elles » ignorent une vérité que « nous » savons comment découvrir). L’accent est mis sur les femmes (et, dans certains pays, également sur les homosexuels) comme incarnant la libération occidentale d’un côté, et, leur victimisation sous le joug de l’oppression islamique de l’autre. Aux femmes, autrefois nommées collectivement « le sexe » et exclues de la citoyenneté en raison de celui-ci, aujourd’hui encore, et parce qu’elles sont toujours « le sexe », est conféré le critère qualifiant de l’inclusion : ce sont elles qui donnent la mesure de la libération sexuelle et, ironiquement, de l’égalité des hommes et des femmes. Ironiquement parce que, le plus souvent, cette égalité ne se fonde pas sur la notion abstraite du caractère semblable des individus, mais précisément sur la différence des femmes par rapport aux hommes, sur la complémentarité de l’hétérosexualité normative. En effet, souvent, l’égalité, telle qu’elle apparaît dans la rhétorique qu’utilise notamment le personnel politique signifie aussi bien celle des femmes issues de l’immigration par rapport aux Françaises, aux Allemandes ou aux Néerlandaises autochtones que celle qui concerne les sexes, comparés entre eux. L’accent placé sur une sexualité libérée (qu’elle soit hétéro ou homosexuelle) fait écho au désir de consommer qui sert de moteur au marché, et permet de détourner l’attention des injustices économiques et sociales qui résultent de la discrimination et des formes structurelles de l’inégalité.
Dans les débats contemporains sur la question musulmane, la laïcité et la liberté sexuelle sont devenues des synonymes. Dans ces représentations, les femmes laïques sont autonomes, autorisées à vivre librement leur sexualité et d’assouvir leurs désirs, alors que chez les musulmanes en revanche, la sexualité est littéralement maintenue sous emballage, séquestrée sous des vêtements qui dissimulent leur beauté et signent symboliquement leur statut d’infériorité par rapport aux hommes. Ce qui est séculier est présenté comme s’accordant avec les inclinations naturelles de toutes les femmes, ce qui est islamique comme le déni de leur féminité innée. Dans certains pays (notamment aux Pays bas) la même logique s’applique aux homosexuels, enfin autorisés à réaliser la vérité de ce qu’ils sont en tant qu’individus grâce à la libération que permet la laïcité.
Quels enseignements tirer du fait que la rhétorique démocratique, mise au service du capital mondialisé, inclut désormais le vocabulaire de l’émancipation sexuelle et de son adéquation imaginaire avec l’égalité des sexes ? Ce qui m’intéresse est la façon dont le désir sexuel a été choisi comme dénominateur commun universel dans la définition de l’humain, loin devant d’autres attributs tels que la faim, la spiritualité ou la raison. Bien entendu, la sexualité (et son corollaire, l’épanouissement sexuel) est depuis longtemps considérée comme un attribut humain et sa gestion constitue un dilemme permanent pour les modèles proposés d’autogouvernance (généralement masculins) d’Augustin à Rousseau, Freud et au-delà. La raison était, pour les philosophes des Lumières, l’instrument de l’auto discipline, de la maîtrise de soi, comme elle le fut ensuite pour les classes politiques et les responsables économiques au 19e siècle. Mais au cours du siècle dernier, de façon croissante, ces appels à la raison ont cédé la place à l’exigence d’une libération du désir sexuel – ce désir qui, à d’autres époques, devait être réprimé parce qu’il était source de confusion dans l’esprit des hommes, manifestation de cette passion qui, sous la forme du corps féminin, devait être exclue de l’arène publique. Ceci se retrouve dans le discours civilisationnel qui considère que les individus les plus capables d’agir selon leur désir et de l’assouvir sont les plus aptes à être des citoyens ; ceux chez qui ce type de comportement est réglementé ou réprimé par des interdits culturels étrangers ne sont, en revanche, pas qualifiés. À la place de l’égalité de l’individu abstrait (historiquement codé comme masculin), on trouve aujourd’hui l’égalité d’individus sexuellement actifs (représentés par une figure féminine ou féminisée) ; la capacité d’agir se situe non plus dans le cerveau doté de raison, mais dans le corps désirant. Les corps désirants ont une matérialité que la raison abstraite ne possède pas ; mais la sexualité comme dénominateur commun des humains, de même que la raison permet l’abstraction des déterminants sociaux produits par la conscience et la vie matérielle – et, si on pense en termes de psychanalyse, elle permet également d’abstraire toutes les influences (culturelles, familiales, sociales, politiques, juridiques, religieuses), incorporées (phantasmatiquement) dans les aspects inconscients du désir lui-même. L’autodétermination sexuelle est autant un phantasme que l’autodétermination rationnelle, mais il y a une différence entre les deux : la première implique une pléthore de modes de passages à l’acte, alors que la seconde se mesure d’une seule façon. Quand la sexualité est synonyme d’excès et de plaisirs, la raison évoque discipline et contrôle. (Ce sont précisément ces qualités autrefois valorisées comme des expressions de la rationalité – la régulation et le contrôle de soi — qui sont désormais décriées comme étant les instruments répressifs du fondamentalisme musulman, alors même que les musulmans sont dépeints sous les traits de terroristes sanguinaires, dépourvus de toute forme de contrôle moral).
La rhétorique de l’émancipation sexuelle et de l’égalité des sexes, particulièrement évidente dans les débats sur « l’intégration » des musulmans dans les nations de l’Europe occidentale, est symptomatique d’un changement plus profond dans le discours civilisationnel sur la représentation de l’humain. Tel qu’on les utilise dans le discours dominant, l’émancipation et l’égalité introduisent une logique de marché explicite dans le domaine politique : la force de travail est remplacée par le pouvoir sexuel et le discours sur l’émancipation sexuelle n’a que peu de rapport avec le mandat reproductif habituellement associé aux couples hétérosexuels. Les humains sont en même temps sujets et objets de désir, à la fois consommateurs et matière première, et naturalisés comme tels. La dépolitisation du social (contre laquelle Marx avait formulé une mise en garde) s’étend désormais au champ politique, où le désir règne, même lorsqu’il est ce qui motive les acteurs rationnels. La différence entre l’action motivée par la raison et celle motivée par le désir est cruciale ; c’est la différence entre la politique et le marché. L’état n’est plus ce qui règlemente, mais ce qui facilite les interactions entre des individus désirants. Le signe de l’émancipation de ces derniers est la liberté de passer à l’acte et d’assouvir leur désir (en termes de variété de plaisirs et de goûts) quel que soit le marché dans lequel ils s’inscrivent. Il n’y a pas plus de garanties d’égalité sociale – entre les genres ou sur d’autres plans — dans cette définition de la politique qu’il n’y en avait auparavant. L’égalité se réfère uniquement à la possibilité pour chaque individu (sans aucune considération de limites psychologiques ou sociales) d’agir dans le but d’assouvir son désir. Et ce qui relève d’une action libérée se mesure en des termes occidentaux idéalisés. De plus, tant que les normes sexuelles restent en place, y compris l’idée que certaines formes de sexualité sont l’expression immuable de la vérité de chaque être, il est difficile, sinon impossible, de contester les discriminations sociales et économiques qui continuent d’être légitimées de cette façon.
Ce que je suggère ici est que le maniement du langage de l’émancipation sexuelle et de l’égalité des sexes, qui permet de rejeter les revendications musulmanes visant à obtenir la reconnaissance de leur qualité de membres à part entière des états nations de l’Europe occidentale dans lesquels tant d’entre eux résident depuis si longtemps, ne doit pas être vu, simplement, comme de l’islamophobie (bien qu’il s’agisse certainement de cela aussi) : sa résonnance est bien plus vaste. La substitution du désir sexuel au raisonnement abstrait met à la place du travail de la pensée la matérialité du corps ; l’individu abstrait devient une personne traversée de pulsions, portée à la luxure. Mais si cette substitution paraît faire entrer le social dans le champ politique, en réalité il n’en est rien. Elle met en avant un autre attribut humain universel (le désir sexuel, les identités sexuelles), posé comme pré social, et dont la satisfaction n’est ni une question relative (définie historiquement et culturellement) ni un sujet susceptible d’être débattu de façon contradictoire. Un chemin et un seul conduit à la satisfaction : celui proclamé être la voie empruntée par les démocraties laïques de l’Occident — même si, dans ces pays, ce qui compte pour de la satisfaction prend des formes différentes et souvent contradictoires. Mais ces contradictions disparaissent quand l’Occident est comparé à l’Orient, le chrétien laïque et le musulman religieux. Quand l’émancipation et l’égalité sont données comme synonymes et définies en tant qu’expressions d’un désir sexuel individuel et universel, elles ne sont guère différentes de l’égalité politique formelle. Elles deviennent des instruments qui perpétuent la subordination et l’inégalité de populations minoritaires défavorisées, ainsi que la poursuite de leur marginalisation dans les soi-disant démocraties de l’Occident.
Celles et ceux d’entre nous qui sont convaincus du caractère nécessaire d’une forme ou d’une autre de démocratie sexuelle – je parle ici de l’adhésion à l’idée qu’une variété de pratiques sexuelles est acceptable, je dirai même normale – doivent tenir compte de cette généalogie critique. La question que je laisse ouverte au débat est de savoir comment arracher cette idée au contexte dans lequel elle est mise en œuvre pour parvenir à des fins avec lesquelles nous sommes non seulement en désaccord, mais que nous déplorons.
L’émancipation comme concept politique dans les luttes féministes et queers
Cornelia Möser
Paru sur Contretemps – Septembre 2014
Dans ce texte, issu de sa communication au colloque « Penser l’émancipation » en 2014, Cornelia Möser analyse la place du concept d’émancipation dans les luttes féministes et queers, et répond ainsi au texte de Joan Scott. Cornelia Möser est philosophe et chargée de recherche au CNRS. Elle a publié Féminismes en traduction. Théories voyageuses et traductions culturelles paru aux Editions des archives contemporaines en 2013.
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Pourquoi l’émancipation ?
Parler de l’émancipation aujourd’hui peut paraître ringard dans la mesure où c’est un terme peu utilisé dans les luttes politiques et sociales qui cherchent généralement à participer aux institutions de pouvoir où sont privilégiées les expressions suivantes : luttes contre les discriminations, pour une meilleure répartition des richesses ou encore pour plus de participation dans les institutions de pouvoir. Malgré son histoire complexe, on ne manque pas de passer pour marxiste en utilisant aujourd’hui le terme « émancipation » du moins dans la plupart des contextes académiques et politiques. Il y a peut-être un seul contexte dans lequel ce terme passe, celui des politiques de « développement » adressées aux pays vus comme « sous-développés » ou encore à des groupes au sein des pays « développés » stigmatisés comme n’étant pas à la hauteur de leur « modernité ».
L’article de Joan Scott « Émancipation et égalité » intervient dans ce contexte. Dans son texte, Joan Scott, auteure féministe de longue date et célèbre pour sa définition du genre comme catégorie utile aux sciences de l’histoire, plaide pour un retour aux valeurs de la rationalité et de la maîtrise de soi telles qu’elles ont émergé au 19e siècle. Elle condamne l’individualisme de la politique motivée par la libération des désirs, et par là définit le désir comme force centrale du marché néolibéral.
Même si son appel à ne pas se contenter d’une émancipation formelle rejoint certains points de ma propre intervention au même colloque de Nanterre, mon argument est que sa défense d’une rationalité moderne s’oppose à son intention déclarée de critiquer le racisme actuel ; l’objet de cet article est d’expliquer pourquoi.
De même que Joan Scott, je me suis moi aussi retrouvée confrontée avec le terme « émancipation », à une multiplicité d’histoires de son usage, pas seulement féministe d’ailleurs. Il s’agit d’un terme qui est beaucoup utilisé mais qui n’est pratiquement jamais défini, discuté ou analysé. Ni le dictionnaire critique du féminisme, ni les dictionnaires de référence en sociologie, sciences politiques ou philosophie ne le décrivent. Le seul dictionnaire avec une entrée « émancipation » que j’ai trouvé est le dictionnaire historique et critique du Marxisme, un dictionnaire marxiste allemand ; je reviendrai plus bas à la définition qu’il en donne.
En m’interrogeant sur mon propre emploi et usage de ce terme, je me suis rendue compte que pour moi, l’émancipation est un nom de code, un encryptage permettant d’évoquer le renversement de « toutes les conditions sociales où l’humain·e est un·e être abaissé·e, asservi·e, abandonné·e, méprisable »[2]. Lorsque je juge donc une théorie, une approche ou une politique émancipatrice, cela veut dire que je pense qu’elle s’inscrit dans ce projet. Mais je ne pense pas que tout le monde l’utilise ou le définisse ainsi.
En tout cas, il y a un lien fort entre émancipation et critique de l’économie politique. Mais l’émancipation était également un terme central de la lutte féministe et ces deux observations rendent nécessaire, à mon avis, de discuter la place de l’émancipation dans la recherche et la politique féministe et queer, ainsi que de ses liens avec l’héritage marxiste. Je ne peux évidemment pas ici exposer tous les usages que les différentes politiques et théories féministes et queer ont faits de l’émancipation. Il me semble néanmoins possible de retracer en quelques grandes lignes les usages et significations d’émancipation par les féministes et militant·e·s queer en France, en Allemagne et aux États-Unis (les contextes que je connais le mieux) en m’appuyant sur les travaux déjà accomplis et par là inviter à la discussion.
J’en propose donc une généalogie légèrement différente de celle de Joan Scott pour comprendre comment ce terme est entré dans la rhétorique féministe, comment il a été utilisé et s’il y a eu des changements de signification. Pourquoi ce concept est moins utilisé aujourd’hui ? Et, finalement, est-ce que les différents usages et significations peuvent nous aider à juger si l’émancipation est toujours un concept utile et valable pour les luttes féministes et queers aujourd’hui ?
Émancipation des femmes –
émancipation de la chair
Dans l’entrée « émancipation » du dictionnaire historique et critique du marxisme, Ulrich Weiss reprend une distinction courante, entre la signification du terme avant le 19e siècle et celle d’après. Alors qu’avant, dans le droit romain, l’émancipation était donc un rituel de libération formelle d’un fils ou d’un esclave d’une tutelle paternelle ou d’un maître, dans les temps modernes, le sens donné à émancipation signifie de plus en plus l’auto-libération d’une situation de domination. Bonnie Anderson, historienne féministe, voit un changement significatif avec la Révolution française qui aurait élargi le contexte d’émancipation pour ne plus seulement désigner la libération des esclaves, donc d’une situation de domination directe. Au contraire, depuis la Révolution française, l’émancipation est également saisie par des groupes et personnes n’étant pas en situation d’esclavage, mais elle devient la libération espérée des groupes opprimés, tels que les juifs, les serfs, les paysans ou encore les femmes.
Il semble donc pertinent de faire un petit tour par le 19e siècle pour retrouver les premiers usages du mot dans le féminisme dit « de la première vague ». Nous y trouvons donc l’émancipation des esclaves et des juifs et par là, il s’agit souvent de la demande de droits civiques. Mais nous trouvons aussi des interprétations de la notion d’émancipation du côté du socialisme et en France plus particulièrement, du côté des Saint-simoniens. Les trois me semblent être importants pour le féminisme.
L’émancipation dans le socialisme marxiste distingue une émancipation politique et une émancipation humaine. Marx écrit dans son texte sur la question juive : « Toute émancipation n’est que la réduction[3], du monde humain, des rapports, à l’homme lui-même. L’émancipation politique, c’est la réduction de l’homme d’une part au membre de la société bourgeoise, à l’individu égoïste et indépendant, et d’autre part au citoyen, à la personne morale. L’émancipation humaine n’est réalisée que lorsque l’homme a reconnu et organisé ses forces propres comme forces sociales et ne sépare donc plus de lui la force sociale sous la forme de la force politique »[4]. Si on veut, on peut y voir la différence entre d’un côté une émancipation dans le sens historique, c’est-à-dire l’acquisition du statut d’acteur ou de citoyen dans un système établi qu’il faut reconnaître pour pouvoir y participer, donc l’émancipation politique ou formelle dans les mots de Joan Scott. Et, de l’autre côté, l’émancipation humaine que Marx préfère et qui change le système établi au lieu de s’y intégrer ou de se battre pour y avoir une meilleure place.
L’émancipation au sens saint-simonien était intéressante pour les luttes féministes car elle thématise directement les rapports sociaux de sexe et de genre. La dite « émancipation de la chair », qui donnait lieu à la figure de la femme libre et « l’amour libre », est donc un peu un précurseur de la soi-disant révolution sexuelle au 20e siècle. Bonnie Anderson voit dans cet usage de l’émancipation l’origine de la sexualisation de l’émancipation féminine et des femmes émancipées[5]. En Allemagne, cette image de la femme libre a cependant mené à des prises de distance fortes de la part des féministes. Elles ne voulaient pas être associées à ces phantasmes masculins et mettaient plutôt en avant le caractère pur et simple de la femme allemande. Elles distinguaient entre « émancipation des femmes » et « émancipation de la chair » pour ne pas la confondre avec l’émancipation à la française. C’est peut-être dans ce contexte qu’apparaît l’insulte allemande toujours d’actualité Emanze pour diffamer une femme en l’accusant d’être féministe.
Mais on ne trouve donc pas seulement des stratégies différentes en Allemagne et en France. Bonnie Anderson souligne aussi la différence entre féministes anglaises et nord-américaines d’une part, et les allemandes et françaises de l’autre. Tandis que les dernières faisaient constamment des analogies entre la situation des femmes et celle des esclaves pour justement ne pas parler des véritables femmes esclaves[6], les anglaises et étasuniennes insistaient davantage sur la différence entre une liberté formelle et la situation d’esclavage. Nous avons donc suivant les différentes lignes, d’une part un certain flou ou désaccord sur le statut des femmes (est-ce qu’elles sont formellement libres ou en situation d’esclavage ?) et, d’autre part, un désaccord ou un flou sur le rôle que la sexualité joue dans le projet de l’émancipation des femmes (est-ce qu’elles doivent se libérer de la situation d’être constamment renvoyées au sexuel ou est-ce qu’elles peuvent se libérer par ou avec la sexualité, par exemple par une sexualité alternative ou féministe ?)
Une dernière remarque pour terminer sur cette interrogation quant à l’émancipation au 19e siècle et sur ses liens avec le féminisme : contrairement à des significations antérieures, l’émancipation moderne est donc la lutte pour l’autodétermination par ses propres forces, en tant que contre-pouvoir dirigé contre, par exemple, la discrimination. La paire discrimination/émancipation implique donc déjà l’idée de prise de pouvoir, l’empowerment. En tant que notion moderne, l’émancipation politique semble tout de même contenir un aspect de son acception antérieure, pré-moderne, c’est-à-dire la libération par un système d’autorité qui déclare la propriété en y mettant la main[7]. Ainsi on entendait par émancipation plutôt l’acte passif d’acquisition de droit(s), ce qui implique évidemment aussi une acquisition de droit(s) existant(s) et par là en partie, une reconnaissance et une intégration dans le statu quo. Mais depuis le 19e siècle jusqu’à aujourd’hui, on trouve aussi des voix qui revendiquent une émancipation dans le sens marxiste, c’est-à-dire humaine, et qui ne se contente pas d’une meilleure place au sein du système, mais qui cherche à le renverser.
Emma Goldman, par exemple, dans son texte The Tragedy of Women’s Emancipation[8], critique les politiques féministes qui défendent l’idée d’une émancipation par plus de participation dans le monde du travail et dans les institutions politiques. Goldman oppose cette vision de l’émancipation à celle d’une émancipation en tant que devenir humain : « Emancipation should make it possible for woman to be human in the truest sense. (…) This was the original aim of the movement for woman’s emancipation. » Dans le même sens, son idée d’émancipation va bien au-delà d’une politique d’égalité formelle : « Indeed, if partial emancipation is to become a complete and true emancipation of women, it will have to do away with the ridiculous notion that to be loved, to be sweetheart and mother, is synonymous with being slave or subordinate. It will have to do away with the absurd notion of the dualism of the sexes, or that man and woman represent two antagonistic worlds[9] ». D’une manière pas si différente, Alexandra Kollontaï partant d’une perspective plus communiste qu’anarchiste, reprend ce lien explicite entre une émancipation sexuelle et une émancipation humaine : « It is an old truth that every new class that develops as a result an advance in economic growth and material culture offers mankind an appropriately new ideology. The code of sexual behavior is a part of this ideology[10] ». L’économie, l’organisation politique et la morale sexuelle sont si fortement liées pour Kollontaï qu’une politique émancipatrice ne peut pas traiter seulement un aspect sans s’occuper des autres : « The three basic circumstances distorting the modern psyche – extreme egoism, the idea that married partners possess each other, and the acceptance of the inequality of the sexes in terms of physical and emotional experience – must be faced if the sexual problem is to be settled. » On peut donc conclure que les idées sur l’émancipation des femmes au 19e siècle et au début du 20e varient beaucoup selon les perspectives politiques mais que l’existence de visions plus radicales allant dans le sens d’une émancipation humaine et non seulement formelle sont bien existantes, surtout dans les courants socialistes, anarchistes et communistes.
La deuxième vague : s’émanciper
de la tutelle freudo-marxiste, révolution sexuelle et émancipation corporelle
Ce petit tour au 19e nous a déjà montré la polysémie et l’historicité du concept d’émancipation. Dans la dite deuxième vague du mouvement féministe, on trouve toujours les deux stratégies simultanées : à savoir d’une part une lutte pour les droits (IVG par ex.) et d’autre part, une mise en question plus radicale du système politique qui produit les hommes et les femmes dans un rapport hiérarchique et hétéro-normatif. Les féministes matérialistes en France parlent moins d’émancipation mais plutôt de libération, probablement pour marquer leur rupture avec le marxisme. Mais la signification du terme libération qu’elles utilisent oscille – comme au 19e siècle – entre une libération d’un système de servage ou d’esclavage et un renversement du système responsable de l’oppression et de l’exploitation des femmes. Par exemple chez Christine Delphy, Monique Wittig ou Colette Guillaumin, l’argumentation est en partie inspirée de Frédéric Engels et voit donc dans les femmes, les prolétaires, et dans les hommes, les bourgeois qui les exploitent. Mais parfois, à travers des termes comme sexage ou encore l’analogie entre lesbianisme et marronnage, il s’agit d’une terminologie qui renvoie plutôt à un système ou une forme de domination pré-moderne.
L’émancipation de la chair réapparaît dans la dite deuxième vague sous le terme de révolution sexuelle. Et certaines réactions féministes reprennent d’ailleurs la position des allemandes de la première vague, c’est-à-dire celle qui consiste à défendre les mœurs féminines contre l’amour libre, sans doute aussi parce que cet amour libre dans un contexte toujours hétérosexiste menait souvent à un refus de prise de responsabilité des hommes, un machisme sous prétexte de révolution.
Cette deuxième vague du mouvement des femmes doit être comprise dans son rapport à la Nouvelle Gauche de mai 68. Au sein de cette révolte, les militant·e·s attaquaient l’ordre moral de la bourgeoise, une position très importante parmi les revendications, qui a entre autres mené à la formation des groupes tels que le Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (FHAR) ou les Gouines Rouges. Assez rapidement les femmes du mouvement s’exprimaient et expliquaient comment cette libération les concernait, en quoi l’ordre moral de la bourgeoise est également responsable des hiérarchies entre hommes et femmes et des régimes de féminité et masculinité dominants. Ainsi cette libération sexuelle allait de pair avec le mouvement des femmes, mais, dans le même temps, une fraction de plus en plus grande critiquait le sexisme dans la Nouvelle Gauche et le refus des camarades d’inclure les critiques du sexisme dans la lutte pour une libération sexuelle.
Sex Wars, émancipation sexuelle
et les années 1980
En France, en Allemagne et aux États-Unis, une fraction du féminisme cherchait à prendre ses distances avec la gauche ; ce féminisme est parfois surnommé « féminisme radical » ou « féminisme culturel ». Dans ces pays, les histoires féministes sont différentes, mais le point commun est que vers la fin des années 1970 et au début des années 1980, la sexualité est au centre des conflits internes aux différents courants des mouvements et de la pensée féministes. On y trouve différents concepts de sexualité qui s’inspirent de différentes perspectives sur la libération sexuelle et, par conséquent, mènent à des stratégies politiques différentes.
Aux États-Unis, ce conflit a été accentué dans ce que certaines appellent les « sex wars »[11] féministes. Deux courants se disputaient farouchement sur le meilleur mode d’émancipation sexuelle. L’un des deux, auto-identifié comme féminisme radical, surnommé féminisme culturaliste par d’autres (cf. Alice Echols[12]), était issu des organisations anti-viol des années 1970. Vers la fin des années 1970, elles essayaient de faire revivre le mouvement de libération des femmes en les unifiant dans la lutte contre la pornographie. Des groupes se formaient dans différentes villes étasuniennes et informaient des femmes sur les violences et méfaits de l’industrie porno par des slide shows et des visites guidées dans les quartiers « rouges », par exemple au Times Square de Manhattan à New York. Leur vision de la sexualité tenait en l’idée que la sexualité est pour le patriarcat ce que le travail est pour le capitalisme : un outil d’exploitation et d’oppression. Puisque dans leur slide shows, elles montraient souvent les pornos SM et gays ensemble avec des images de viols et de torture sexuelle réelle, certains groupes se sentaient interpellés voire agressés par cette politique et cherchaient le dialogue qui était refusé par les groupes anti-pornos. Aux yeux des féministes radicales, les lesbiennes faisant du SM, des pornos ou vivant comme butches ou comme fems étaient soit malades, soit collaboratrices avec l’ennemi principal et donc également des ennemies, même si elles se disaient féministes. Elles les surnommaient les féministes libérales qui à leurs yeux, coopéraient avec l’industrie du porno. En revanche, des groupes comme Samois, Lesbian Sex Mafia ou No More Nice Girls se définissaient plutôt comme des dissidentes sexuelles. Pour elles, la sexualité était toujours déjà marquée par le pouvoir. Elles s’inspiraient des travaux de Michel Foucault (surtout de « La volonté de savoir »[13]) pour ensuite en déduire que la sexualité était une technologie de pouvoir qui servait à hiérarchiser des conduites et des identités sexuelles. Tandis que pour les unes, la sexualité est donc une structure opprimant les femmes au service des hommes, pour les autres, la sexualité est une multiplicité de pratiques, de conduites, d’identités et de plaisirs qui sont socialement stratifiés sur une échelle d’acceptation et de répression. Il s’ensuit que pour les unes, l’émancipation sexuelle, c’est l’abolition de la pornographie, du travail du sexe et de la domination masculine. Pour les autres, l’émancipation sexuelle, c’est plutôt une lutte contre la criminalisation et la discrimination de certaines pratiques et conduites sexuelles.
Modernité : le sujet moderne
et sa sexualité
La question reste de savoir pourquoi ces deux tendances insistent autant sur la sexualité. Pourquoi ce domaine serait-il si important pour le mouvement des femmes ou pour l’émancipation sociale et individuelle ? Pourquoi est-ce qu’elles voient toutes un lien fort entre la sexualité et l’émancipation du sujet moderne ? Et de quelle manière est-ce qu’elles ont contribué par là, à la vision d’une subjectivité moderne en tant que subjectivité sexuelle ?
Il me semble que cet aperçu de la théorie féministe dans le 19e siècle et dans les années 1970 et 1980 a montré que l’émancipation est un concept qui traverse l’histoire de la pensée et des luttes féministes, mais qu’il ne veut pas toujours dire la même chose. C’est pourquoi je propose que l’on définisse mieux de quoi on parle lorsqu’on parle d’émancipation, dans quels usages ou traditions on souhaite s’inscrire. De par son implication dans l’abolition de l’esclavage, l’émancipation des juif·ve·s, l’émancipation de la classe ouvrière dans le sens marxiste, l’émancipation de la chair dans le sens potentiellement queer, l’émancipation peut prendre un sens intersectionnel et servir de critère pour juger des théories et des pratiques politiques. Mais pour les mêmes raisons, on a reproché à ce concept d’émaner d’un contexte universaliste et humaniste qui est fabriqué par et pour un sujet politique masculin, blanc et hétérosexuel.
Si Joan Scott, dans son intervention mentionnée ci-dessus, fait de l’émancipation un concept ne pouvant mener qu’aux droits formels et jamais aux droits substantifs, elle ignore historiquement toute une partie des luttes qui aspiraient à l’émancipation humaine et critiquaient toute politique réformiste, comme on l’a vu plus haut. De par sa critique des politiques d’égalité formelle, Scott pourrait tout à fait s’inscrire dans cette lignée des penseuses féministes ou autres qui revendiquent une émancipation humaine au-delà d’une émancipation politique. Or paradoxalement, parce qu’elle confond une rhétorique actuelle avec ses bases matérielles (le fait que les mesures politiques racistes soient légitimées par un discours favorable aux droits des femmes et des homosexuel·le·s n’empêche pas que par ailleurs pratiquement rien n’est fait pour améliorer la situation des femmes ou des homosexuel·le·s) Scott est beaucoup moins matérialiste qu’elle ne prétend l’être. À l’opposé de Kollontaï par exemple, qui explique clairement ce lien entre les structures économiques, politiques et sexuelles, Scott tombe dans le piège d’un éloge du rationalisme qui lui-même a historiquement servi à justifier l’infériorité supposée des femmes et des colonisés en les hystérisant et en les rapprochant d’un état naturel et sauvage qui les dispose à être dominé·e·s, de même que la raison – dans cette vision – doit s’approprier et dominer la nature pour sa survie. Elle ignore qu’en deçà des rhétoriques racistes d’une Europe féministe et homophile, les politiques réelles pour l’égalité et contre les discriminations n’ont que peu bougé voire reculé[14]. Une des sources de sa construction ou plutôt sa reprise surprenante d’une opposition entre désir et rationalité vient sans doute du fait que sa notion de désir soit peu historique et encore moins différenciée. Pour elle, le désir n’existe qu’en sa version capitaliste d’un désir pour la marchandise et sa consommation. Or cette réduction efface tout un panorama de significations et d’usages qui rendent compte de son association avec le sexuel mais sans pour autant renvoyer le sexuel à un état de nature. Penser la socialité et l’historicité du sexuel lui aurait permis de voir dans la prise en compte de la matérialité des corps, non pas une menace pour la raison, mais tout au contraire le dépassement de cette opposition idéologique entre esprit et matière, entre raison et corps. La critique de cette opposition est fortement inspirée de et développée par la pensée féministe et permet du coup de saisir la matérialité de la pensée et le caractère culturel de nos perceptions de la matière.
Scott relativise un peu ses propos dans sa conclusion en s’exprimant tout de même en défense d’une variété des pratiques sexuelles, mais elle ne sait pas comment la sortir du contexte discursif de la libération sexuelle. Or par là elle ignore que les courants qui s’inscrivent dans le projet d’une émancipation humaine et dont j’ai essayé de montrer la généalogie historique et politique, ne proposent justement pas des politiques antidiscriminatoires de défense d’une telle variété. Au contraire, c’est précisément ce courant, que Scott a choisi d’omettre, qui critique la production de différences à des fins d’inégalité. La différence, au lieu de la variété, permet de mieux saisir le caractère socialement, historiquement et politiquement construit des inégalités sexuelles et de genre.
Au lieu d’une reprise de cet antagonisme entre le rationnel et le sexuel, il faut au contraire prendre en compte la dialectique des deux. C’est précisément cette idéologie d’une maîtrise de soi au service de la raison et contre la menace de la nature sexuelle de l’humain qui est à la base de la construction politique de la subjectivité moderne. Démasquer cette idéologie me paraît beaucoup plus efficace comme argument contre la rhétorique que décrit Scott qu’une défense de la rationalité qui nie le sexuel. Si l’émancipation humaine reste le projet fort et à défendre des féministes et activistes radicales, et si ce projet a toujours été et reste encore fortement lié au projet d’une émancipation sexuelle dans le sens large du terme, il faut néanmoins abandonner à la fois l’espoir d’une émancipation humaine par la sexualité ainsi que l’espoir d’une émancipation humaine par la répression du sexuel au nom d’une valorisation de la rationalité. Les deux ne sont finalement que les deux faces d’une même idéologie, à savoir la modernité occidentale et colonialiste qui est à la base des phantasmes de progrès social, ce qui est précisément l’idéologie qui inspire les rhétoriques racistes actuelles.
Est-ce que l’émancipation est toujours un concept utile pour la pensée féministe et queer aujourd’hui ?
Pour conclure, l’émancipation de par son histoire complexe défie la pensée féministe et queer dans la mesure où ce même terme est aussi le produit d’une pensée universaliste et rationaliste qui a servi et sert encore à altériser les femmes et les colonisé·e·s pour les exclure du projet même de la modernité. Or, comme j’ai essayé de le montrer, il y a toute une tradition riche d’enseignements qui, non seulement s’approprie la notion d’« émancipation humaine » pour critiquer l’hypocrisie du projet de la modernité, mais travaille en plus cette notion de sorte que les imbrications historiques et politiques entre émancipation, sexualité et genre deviennent visibles, critiquables et disponibles à la reformulation ; ces concepts deviennent ainsi modifiables dans le présent et dans l’avenir.
Il est vrai que l’aspect du devenir et du progrès inhérent à l’idée de l’émancipation pointe une conception téléologique d’un parcours incontournable que l’humanité doit emprunter vers l’avenir de sa rédemption[15]. L’émancipation corporelle accomplie selon ce modèle rationaliste et progressiste serait donc la soumission complète du corps aux règles de la raison, la maîtrise complète, l’idéal — sans parler du fait qu’il est inatteignable et illusoire— défendu par Scott et basé sur la séparation entre corps et esprit. Cette séparation est toujours déjà genrée et sexuée et construit le féminin, la femme, le corporel, le sexuel et la nature comme une menace et quelque chose de dangereux[16]. De plus, avec la nouvelle norme raciste d’une femme émancipée qui doit forcément être nue pour prouver qu’elle est émancipée, l’émancipation a largement perdu de son charme. Cette norme réduit l’émancipation à une démarche individualiste, contrairement au projet d’émancipation qui, dans les mots de Marx mais aussi dans les écrits des féministes, socialistes et anarchistes cités plus haut, est forcément un processus collectif, car les humaines doivent se rendre compte qu’elles-mêmes sont les auteures de leur monde et que c’est à elles de le changer.
Renverser « toutes les conditions sociales où l’humain·e est un·e être abaissé·e, asservi·e, abandonné·e, méprisable » reste la revendication la plus radicale et la plus utopique que je connaisse aujourd’hui. Beaucoup de mouvements féministes revendiquent actuellement l’inclusion et dénoncent les processus d’exclusion – mais ils posent rarement la question : dans quoi est-ce qu’il faut être inclus, de quoi est-ce qu’on a été exclu ? Bref, cette réflexion marxiste sur l’émancipation politique versus l’émancipation humaine, amène à formuler l’alternative entre une participation plus importante aux structures de domination versus le refus des structures de domination, une distinction que ma génération féministe n’a plus l’habitude de faire car, pour le dire dans les mots de la féministe Gerburg Treusch-Dieter : la norme féministe est passée du « On veut tout » à un « On prend tout ce qu’on peut avoir »[17]. Et c’est précisément cette situation sans utopie qu’on peut thématiser en parlant de l’émancipation dans le sens de la tradition évoquée, d’une émancipation humaine.
[1] http://penserlemancipation.net/
[2] Suivant Karl Marx dans l’introduction à sa critique de la philosophie du droit de Hegel.
[3] Je traduirais Zurückführung plutôt par ‘attribution’ ici.
[4] Version française citée : http://www.karlmarx.fr/documents/marx-1843-question-juive.pdf (Version allemande: Marx, Karl. 1976. Zur Judenfrage, K. Marx et F. Engels. (eds .), Berlin/DDR: Dietz Verlag.
[5] Bonnie Anderson : « Frauenemancipation and Beyond: The Use of the Concept of Emancipation by Early European Feminists » in Kathryn Kish Sklar et James Brewer Stewart (eds.) Women’s Rights and Transatlantic Antislavery in the Era of Emancipation, New Haven, Yale UP, 2007.
[6] On trouve cette rhétorique aussi chez des Saint-simoniennes comme Claire Démar dans son célèbre « Appel d’une femme au peuple sur l’affranchissement de la femme » qui font explicitement une opposition entre l’amour libre et l’esclavage.
[7] Sur la notion politique de l’émancipation voire Ulrich Weiss. « Emanzipation » Historisch-Kritisches Wörterbuch des Marxismus, Berliner Institut für Kritische Theorie (Eds.), vol. 3, 1997, pp. 271-290.
[8] Goldman, Emma. 1911. The Tragedy of Women’s Emancipation. Anarchism and Other Essays. New York & London: Mother Earth Publishing Association, pp. 219-231.
[9] Le lien qu’elle fait entre ce qu’on appellerait aujourd’hui travail du care et déconstructivisme est d’une actualité et d’une lucidité stupéfiantes.
[10] Kollontaï, Alexandra, 1977. Sexual Relations and the Class Struggle (1921), Selected Writings. Alison & Busby : Londres.
[11] Cf. Par exemple Lisa Duggan et Nan D. Hunter. Sex Wars. Sexual Dissent and Political Culture. 2nd ed. NYC, London: Routledge, 2006. 1995 ; Gayle Rubin. « Blood under the Bridge: Reflections on ‘Thinking Sex’. » GLQ: A Journal of Lesbian and Gay Studies 17, no. 1 (2011): 15-48 ; Ann Ferguson. « Sex War: The Debate between Radical and Libertarian Feminists. » Signs 10, no. 1 (1984): 106-12 ; Ruby B. Rich. « Feminism and Sexuality in the 1980s.” Feminist Studies 12 (1986): 525-61.
[12] Cf. Alice Echols. « Cultural Feminism: Feminist Capitalism and the Anti-Pornography Movement. » Social Text 7, no. Spring-Summer (1983): 34-53.
[13] Michel Foucault. Histoire de la sexualité. Tome 1 « La volonté de savoir », Bibliothèque des histoires. Paris, Gallimard, 1976.
[14] Par exemple la re-criminalisation de l’IVG en Espagne, ou encore la montée des violences contre les femmes en Europe (cf. Rapport de l’Union Européenne publié le 8 mars 2014), ou encore la montée des violences homophobes (cf. Rapport annuel de SOS Homophobie) et aussi depuis 2012 la mobilisation massive de la droite religieuse chrétienne et bourgeoise contre les libéralisations des normes sexistes, homophobes et hétéronormatives.
[15] Pour la religiosité des idées d’émancipation corporelle dans le sens d’une émancipation du corps et notamment la reprise d’un cadre de pensée médiéval dans les conceptions contemporaine du corps voire Carolin Bynum. 1991. Fragmentation and Redemption: Essays on Gender and the Human Body in Medieval Religion. New York: Urzone.
[16] Lors d’un colloque sur l’émancipation corporelle à l’Université Paris 7 en Février 2013, un participant insistait sur le fait que le corps doit être perçu comme menaçant car il a des besoins comme la faim, la soif ou le sommeil qui le rendent vulnérable. Or, en présentant ces travaux féministes, je souhaite dévoiler ce genre de discours comme étant très situé (bien qu’il se présente souvent comme universel) car il occulte que ceci n’est qu’une vision historiquement et culturellement contingente de percevoir le corps. Le fait qu’un corps ait faim devient seulement une menace lorsqu’une société prive des groupes entiers d’accès à la nourriture, lorsqu’elle établit des règles d’accès (par exemple le mérite) qui barre la nourriture à de nombreux groupes qui n’y correspondent pas. Il s’agit ici des phénomènes sociaux et pas du tout de faits naturels.
[17] Voir Gerburg Treusch-Dieter, Von der sexuellen Rebellion zur Gen- und Reproduktionstechnologie. op. cit., p. 186.