Le «male gaze», bad fiction – Cécile Daumas

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Texte de la brochure :

Jamais le terme n’a été autant employé pour mettre au jour, dans les films, les séries, les arts, ce regard masculin qui fait des femmes un objet de désir et de plaisir. Retour sur un concept clé des études féministes sur le cinéma.

Le grand Tarantino, père de l’invincible Kill Bill, serait-il pris en flagrant délit de «male gaze», ce regard masculin dominateur qui ordonne le monde et la fiction ? Si Once Upon a Time… in Hollywood, sorti mi-août, cartonne en France – près de 2,5 millions d’entrées -, il est aussi objet d’une polémique déclenchée par des féministes. Le film se passe en 1969, année de la mort de Sharon Tate, compagne d’alors du réalisateur Roman Polanski[1]. Maximum de gros plans sur le physique ondulant de l’actrice, répliques résumées à une poignée de mots. Sharon Tate, jouée par Margot Robbie, est objet du regard quand les héros – Brad Pitt et Leonardo DiCaprio – sont moteurs de la fiction. «Que Tarantino réussisse à réduire Tate – une actrice talentueuse, une victime de meurtre de masse, l’épouse d’un homme qui plaiderait plus tard coupable de relations sexuelles illégales avec une mineure – à une poupée sans vie et perpétuellement joyeuse est un exploit du plus triste genre, écrit Clémence Michallon dans The Independent. Le male gaze de Tarantino n’est pas seulement insultant, il est terriblement ennuyeux.» Pour la philosophe Sandra Laugier, au contraire, le film de Tarantino se joue des regards féminins et masculins avec notamment la scène ardente d’un Brad Pitt torse nu sur un toit ! Même si Sharon Tate est quasi muette, l’intrigue du film est en définitive «le plus bel hommage d’un grand cinéaste à l’actrice assassinée il y a cinquante ans», écrit la philosophe dans sa chronique parue dans Libération le 6 septembre [2019].

L’homme moteur, la femme icône

«Male gaze», comprendre littéralement «regard masculin» : pourquoi ce terme est-il aujourd’hui tant utilisé sur les réseaux sociaux et dans les milieux féministes pour décrire les enjeux de pouvoir entre les sexes dans les séries télé, les jeux vidéo, la pub ou l’art ? Le concept a plus de 50 ans, théorisé en 1975 pour le cinéma par la critique et réalisatrice anglaise Laura Mulvey[2]. Pur produit de la vie intellectuelle et politique des années 70 trempé dans un jus psychanalytique (Freud, Lacan), cette notion féministe connaît une longévité théorique extraordinaire, au point d’engendrer un cinéma qui pourrait être classé comme «contre-male gaze». Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma, récompensé à Cannes et sorti mercredi sur les écrans, entre dans cette catégorie. Cette fiction est portée par deux femmes en quête d’émancipation, où le regard ne s’inscrit plus dans la domination, mais dans une relation d’égal·e à égal·e. Un manifeste cinématographique.

Pourquoi le regard, analysé au prisme du genre, suscite-t-il tant de prises de position et de discussions cristallisées autour de ce terme venu du monde anglo-saxon ?

Laura Mulvey est une pionnière. A l’image de l’historienne américaine Joan Scott, qui introduit et théorise dans les années 80 la notion de genre dans les études historiques[3], cette professeure à l’université Birkbeck de Londres, est l’une des toutes premières théoriciennes du cinéma à offrir une vision genrée du septième art à travers le concept de male gaze qu’elle développe dans un article devenu culte : «Plaisir visuel et cinéma narratif» («Visual Pleasure and Narrative Cinema») paru en 1975. Alors jeune intellectuelle impliquée dans le mouvement des femmes, passionnée de cinéma, elle participe à des groupes de réflexion féministes. Elle y lit Freud et Lacan. Et comme Joan Scott et de nombreuses théoriciennes de cette génération soucieuses de déconstruire le patriarcat, elle voit dans une relecture des théories psychanalytiques l’opportunité de penser le genre et les sexualités. Laura Mulvey n’envisage plus le cinéma comme avant. «Les films que j’aimais, qui m’avaient touchée, je les regardais soudainement avec des yeux différents, explique-t-elle. Au lieu d’être totalement plongée dans l’écran, l’histoire, la mise en scène et la beauté du cinéma, j’étais profondément irritée. Au lieu d’être un spectateur investi, voyeur, « mâle » comme je l’étais, je suis devenue tout d’un coup une spectatrice femme qui envisageait le film avec distance et regard critique.» Que voit-elle à l’écran ? Les jambes de Dietrich ou le visage de Garbo en gros plans. Le buste pigeonnant de Marilyn Monroe dans Rivière sans retour. Lauren Bacall «isolée, séduisante, exhibée, sexualisée» dans le Port de l’angoisse. La femme devient, selon Laura Mulvey, «objet des regards conjugués du spectateur et de tous les protagonistes masculins du film».

Le plaisir voyeuriste

A travers la notion de male gaze, elle entend démontrer que ces grands classiques hollywoodiens partagent une structure commune : l’image sexualisée de la femme devient «matière première» pour le «regard de l’homme» afin de satisfaire son seul plaisir. Autant d’œuvres, juge-t-elle, architecturées par «l’inconscient de la société patriarcale» dans sa division sexuelle classique. L’homme, personnage actif, moteur du récit, est porteur du regard, la femme, personnage féminin passif, est réduit au statut d’icône, objet du regard. Cette inégalité entre les sexes organise l’histoire, les rôles et les représentations. «L’homme contrôle la part fantasmatique du film et apparaît ainsi comme le représentant du pouvoir, écrit Laura Mulvey dans son texte de 1975. Il est le relais du regard du spectateur, assurant le transfert de celui-ci à l’écran.» Ainsi défini, le male gaze est tout aussi bien celui du spectateur, du héros, des personnages masculins que du réalisateur du film. Une théorie inédite du spectateur, à travers une critique féministe.

A l’opposé du mâle, la machine hautement sophistiquée du cinéma hollywoodien ne se contente pas de montrer les femmes dans leur destinée d’Eve, il les façonne en icônes. «Plus encore que d’insister sur la vocation à « être regardée » de la femme, précise Laura Mulvey, le cinéma construit la manière dont celle-ci est regardée à l’intérieur du spectacle lui-même… Les codes cinématographiques créent un regard, un monde, un objet et produisent dès lors une illusion taillée sur mesure pour le désir.» Et cet objet du désir est destiné au plaisir de l’homme. «Jamais contestés, les films grand public ont codé l’érotisme selon le langage de l’ordre patriarcal dominant», dénonce la théoricienne. C’est là le but politique de son article. «On dit qu’analyser le plaisir ou la beauté les détruit. C’est précisément l’intention de ce texte», écrit-elle en féministe revendiquée. A dessein, elle utilise donc la psychanalyse comme «arme politique», notamment les concepts de fétichisme et de voyeurisme. Pour elle, le plaisir du spectateur passe par l’objectivation voyeuriste de la femme à l’écran. Plaisir scopique, selon le terme freudien désignant cette pulsion sexuelle où l’individu prend plaisir à posséder l’autre par le regard (scopophilie). Gros plans qui morcellent le corps stylisé des femmes, la caméra entretient le plaisir voyeuriste. «Les jeux de regard des personnages comme les choix de cadrage, vision implicite de l’auteur, démultiplient et légitiment l’exhibition de la femme comme objet érotique», explique l’historien des cultures visuelles André Gunthert dans une analyse du male gaze publiée dans son Carnet de recherches sur Internet[4].

Texte relativement court et politique, «Plaisir visuel et cinéma narratif» sort dans la prestigieuse revue de cinéma Screen, qui publie notamment Christian Metz, sémiologue du cinéma salué par Roland Barthes ou les théoriciens de l’Ecole de Francfort. En 1975, Laura Mulvey n’est pas encore universitaire, mais une militante engagée du Women’s Lib londonien. «Dans le contexte bouillonnant des années 70, « Plaisir visuel… » constitue une façon de prendre position, analyse Teresa Castro, maître de conférences en études cinématographiques à la Sorbonne nouvelle Paris-III, spécialiste de l’œuvre de la théoricienne britannique. Soutenir, en fonction de la grille de lecture freudo-marxiste alors d’usage, que la violence exercée sur les femmes par le patriarcat et le capitalisme se fait brutalement sentir dans le domaine des images.» Pionnier, militant mais documenté, l’article fait polémique dans les milieux féministes et cinéphiles. «Dans les années qui ont suivi sa publication, de nombreuses théoriciennes et théoriciens ont passé au crible les hypothèses de « Plaisir visuel… », les contestant, mais aussi et surtout, les développant et les complexifiant considérablement», souligne Teresa Castro.

Est notamment reproché à Laura Mulvey le caractère trop schématique de sa vision du cinéma, la dimension trop déterministe de sa théorie du spectateur comme s’il ne pouvait pas faire preuve de distance critique. Dans le texte initial, elle n’envisage le spectateur que du point de vue masculin. En 1981, elle retravaillera son concept dans «Retours sur plaisir visuel et cinéma narratif» en y développant le point de vue féminin. «Malgré les critiques qu’il a suscitées par la suite, y compris de la part de son auteure, « Plaisir visuel… » conservera la force d’un manifeste pour les études féministes sur le cinéma», estime Geneviève Sellier, historienne, spécialiste du genre au cinéma[5],[6].

Largement discuté dans le monde anglo-saxon, transposé dans le monde de la pub, des arts graphiques, des jeux vidéo, le male gaze tarde à arriver en France. Marquée par les traditions formaliste, éthique ou auteuriste, une partie de la cinéphilie française rechigne à analyser les représentations sociales mises en œuvre dans les films. «Cette approche pragmatique de l’image, basée sur l’observation des faits sociaux et sur les effets de projection et d’identification, rencontre une forte résistance de la part des milieux cinéphiles, qui protestent contre le puritanisme de la critique féministe et refusent toute forme de responsabilité morale des arts, au nom d’une autonomie et de l’esthétique», juge l’historien André Gunthert dans son Carnet de recherches sur Internet. Il faudra attendre 1993 pour une première traduction partielle initiée par des théoriciennes féministes du cinéma. A l’occasion d’un numéro de la revue CinémAction sur vingt ans de théories féministes dans le cinéma[7], Bérénice Reynaud et Ginette Vincendeau y intègrent le manifeste. Ce n’est seulement qu’en 2018 qu’Au-delà du plaisir visuel. Féminisme, énigmes, cinéphilie (éditions Mimésis) – recueil de différents essais de Laura Mulvey avec une introduction de Teresa Castro – donne une version intégrale en bonne et due forme de «Plaisir visuel».

Vers une autre culture visuelle

Révélateur de cette réticence hexagonale, le concept de male gaze n’a jamais trouvé sa traduction française. Fétichisé, vulgarisé, il a pourtant été exporté à d’autres domaines (pub, art, jeu vidéo…), quitte à être simplifié, caricaturé, tronqué. Pour concevoir le male gaze dans sa juste définition, il est préférable de le saisir dans les «conditions» de sa production, conseille Teresa Castro. Son époque : les années 70 militantes marquées par le féminisme, la psychanalyse et le marxisme. Son objet exact : le cinéma classique hollywoodien. Et sa conclusion ! «Plaisir visuel…» n’est pas seulement une dénonciation, mais une invitation à produire une autre culture visuelle. Un cinéma «affranchi des conventions monolithiques», capable de «libérer le regard de la caméra».

S’abstraire du male gaze, telle est la véritable conclusion de Laura Mulvey, qu’elle-même mettra en œuvre dans ses propres films, comme Riddles of the Sphinx (1977) ou Frida Kahlo et Tina Modotti (1983). S’approprier, réinventer, reformuler ce regard, comme le proposent Céline Sciamma dans Portrait de la jeune fille en feu ou Rebecca Zlotowski dans Une fille facile sorti fin août. La première filme les corps à «égalité» quand la seconde les envisage «avec loyauté». Corps féminins comme masculins. «Le cinéma manque encore d’une approche féministe qui prenne aussi au sérieux les capacités du spectateur et de la spectatrice à construire et de s’approprier son propre goût et « gaze »», estime la philosophe Sandra Laugier dans sa chronique pour Libération.

Dans sa dénonciation tectonique et planétaire, #MeToo a relancé l’exigence d’un nouveau regard cinématographique. «C’est tout l’édifice de l’esthétique occidental qui est remis en cause, pour avoir contribué à la normalisation de l’exposition du féminin, analyse André Gunthert. Petit à petit, le point de vue féministe impose sa vision, irrigue la recherche et ouvre à une critique globale de la culture audiovisuelle.» Avec le male gaze de Laura Mulvey comme acte fondateur.

[1] Sharon Tate a été assassinée par des membres de la secte «Manson Family».

[2] https://www.liberation.fr/debats/2019/09/18/laura-mulvey-a-l-origine-du-male_1752169

[3] Genre : une catégorie utile d’analyse historique (Gender : A Useful Category of Historical Analysis), publié en 1986.

[4] https://imagesociale.fr/6497

[5] https://www.cairn.info/revue-diogene-2009-1-page-126.htm

[6] Gender Studies et études filmiques : avancées et résistances françaises, revue Diogène 2009/1, n°225, pp. 126-138.

[7] https://www.livres-cinema.info/livre/1751/20-ans-de-theories-feministes-sur-le-cinema