Lien vers la brochure en pdf : La lutte des femmes au kurdistan
Texte de la brochure :
Du 6 au 13 novembre 2013, sept femmes du collectif « Solidarité Femmes Kobanê » se sont rendues en délégation à la frontière turco-syrienne pour rencontrer les femmes qui s’organisent pour leur liberté au Kurdistan. Nous souhaitions leur transmettre un message de soutien et de solidarité féministe et surtout rapporter leur parole en France. Pour cela, nous avons rédigé le rapport Messages de femmes à la frontière du Rojava : Résistance et liberté. Depuis le 26 janvier 2015, Kobanê a été libéré de Daesh par les Kurdes mais les combats continuent dans les villages alentour.
Restées du côté turc de la frontière, nous n’avons pas rencontré les combattantes qui luttent dans la ville de Kobanê. Mais, à travers nos échanges avec des femmes de différentes organisations et des réfugiées venues de Syrie (des femmes kurdes, mais aussi assyro-chaldéennes et arabes), nous avons pris la mesure de l’ampleur d’un mouvement émancipateur qui a permis à certaines de prendre les armes. La lutte des unes a préparé et soutient celle des autres.
Défendre un projet d’émancipation
Les militantes que nous avons rencontrées n’ont cessé de nous expliquer que la lutte politique des femmes kurdes avait déjà une longue histoire. Elle est née et s’est développée à l’intérieur des luttes du peuple kurde durant ces dernières décennies. Lors de l’insurrection au Kurdistan de Syrie en 2012, les liens entre les organisations kurdes en Turquie et en Syrie ont permis une transmission de ces expériences de part et d’autre de la frontière. Dans la ville de Suruç, à quelques kilomètres de Kobanê, nous avons rencontré Fayza Abdi, militante kurde de Syrie, co-présidente du conseil législatif de Kobanê. Elle explique : « Les femmes dans le mouvement kurde avaient déjà acquis un rôle propre. Elles s’étaient mobilisées et avaient défendu leur représentation dans la société, malgré toutes les difficultés […] Elles avaient déjà acquis une expérience révolutionnaire dans le mouvement [du Kurdistan de Turquie]. Ainsi, après la crise en Syrie, à partir de 2011, nous étions prêtes à continuer notre expérience révolutionnaire au Rojava ». Elle indique que les femmes ont été les « pionnières » de la lutte pour l’autonomie qui s’est engagée alors en Syrie. Mais elle ajoute que cette mobilisation est en même temps l’occasion pour les femmes de s’organiser entre elles : « C’est ainsi que les femmes ont commencé à participer à l’auto-organisation de la ville [de Kobanê] dans cinq ou six associations non-mixtes, comme la Maison des Femmes et un centre éducatif dédié aux femmes ». Dans le nouveau système politique mis en place sous le nom de « communalisme », elles ont obtenu des garanties importantes : les commissions sont systématiquement composées d’au moins 40% de femmes et toutes les organisations de la société civile et politique sont co-présidées en parité. Pour assurer la nouvelle autonomie territoriale, les combattant.e.s s’engagent tout d’abord au sein des « Unités de Protection du Peuple » (en kurde Yekîneyên Parastina Gel, YPG). Plus tard une organisation militaire non-mixte est créée : les « Unités de protection des femmes » (en kurde Yekîneyên Parastina Jinê, YPJ).
Les femmes kurdes ont été les pionnières de la lutte pour l’autonomie en Syrie.
Les photos de ses combattantes, qui affrontent aujourd’hui dans la région de Kobanê les forces de Daesh aux côtés des YPG, ont été diffusées dans le monde entier, et la signification de leur bataille a été interprétée de multiples façons. Pour Fayza Abdi, le sens de la lutte armée face aux attaques de Daesh réside notamment dans l’importance de ces expériences politiques d’auto-organisation des femmes. Les combattantes s’opposent avant tout à tous ceux qui représentent une menace « contre nos droits en tant que femmes » et contre « nos droits en tant que peuple kurde ».
Le combat ne se mène pas uniquement au front
6Les femmes rencontrées dans les camps de réfugié.e.s à la frontière ont insisté sur le fait qu’elles aussi étaient en lutte. « Notre vie dans le camp est une autre manière de mener la résistance », disent-elles. Développer l’enseignement de la langue kurde, ouvrir des espaces réservés aux femmes et les impliquer dans la coordination de la vie au camp sont autant de manières de faire vivre les idéaux pour lesquels on se bat à Kobanê. C’est ainsi qu’une enseignante nous a affirmé : « Moi, en tant qu’enseignante de la langue kurde, je combats un ennemi de notre culture, de notre langue et de notre existence. Nous résistons contre eux par notre travail, avec la foi, sans crainte et sans cesse. Nous continuons notre combat dans les camps, ce que nous faisions déjà à Kobanê, car nous sommes fidèles à ce que nous avons a appris à Kobanê ».
La longue lutte des femmes au sein des mobilisations du peuple kurde
7Nos rencontres avec des militantes kurdes de Turquie ont été l’occasion d’évoquer les expériences qui ont précédé et nourri l’organisation des femmes au Rojava. Elles nous ont dit que ces avancées inédites étaient le résultat de la conjonction de trente ans de lutte du peuple kurde et de la lutte des femmes au sein de ce mouvement pendant toutes ces années. Elles soulignent l’importance cruciale de l’organisation non-mixte des femmes à différents échelons et dans de multiples contextes, tout au long de ce processus. Ainsi, Gültan Kişanak, maire de Diyarbakir et ancienne députée du parti parlementaire kurde BDP, explique « Nous avons dit [aux femmes] : “Où que vous soyez, même si vous n’êtes que deux, réunissez-vous et organisez-vous pour dire que vous êtes là.” Cela nous a donné beaucoup de pouvoir ». Elle signale qu’elles ont ainsi entrepris de refuser systématiquement de soutenir les décisions politiques qui ne tenaient pas compte de la situation des femmes, même quand elles étaient le fait d’hommes politiques liés au mouvement kurde. Elle affirme enfin le caractère crucial de la lutte contre la violence domestique exercée par certains membres des organisations kurdes, et souligne notamment l’importance de la dénonciation publique de ces militants. En somme, la puissance du mouvement des femmes kurdes tient au rapport de force qu’elles ont instauré au sein de leurs organisations. Qui s’exerce en réalité bien au-delà de la sphère politique : « Bien sûr, ce mouvement des femmes a eu une influence sur les hommes non seulement dans le domaine politique, mais aussi dans le domaine de la vie privée. Par exemple, à la maison, une femme peut dire à son mari « Tu ne peux plus me battre, sinon, je le dis au mouvement des femmes ». Les organisations de femmes et leurs discours ont donné du courage à la femme ». En retour, ces évolutions renforcent le mouvement kurde, en lui permettant de mobiliser largement les femmes. Concernant les termes qu’elles utilisent pour parler des femmes, le singulier est parfois préféré au pluriel. Par exemple, elles disent : « mouvement de femme », comme nous pourrions dire « lutte de classe » ou « révolte de quartier » ce qui est proche de « mouvement féminin », mais elles ne parlent ni de « mouvement des femmes » ni de « mouvement de la femme ». Nous avons choisi de respecter leur façon d’exprimer leur vision particulière de la lutte des femmes. Ainsi Selma Irmak nous explique que : « L’expérience de 30 ans a révélé que les femmes sont plus proches du peuple, plus aptes à la démocratie, à la société sans État, et qu’elles évoluent beaucoup plus vite. Je ne sors pas cela de nulle part. Je le dis du point de vue du peuple kurde, un peuple féodal, qui a réussi une certaine transformation, et qui, au bout de 30 ans de lutte, a pu évaluer la femme à sa juste valeur. La société s’est transformée, a accepté la femme et l’a rendue leader. Ces arguments nous ont permis de nous rendre compte que la femme était plus disposée à la société sans État et à la démocratie. » Il ne s’agit pas d’une lecture essentialiste mais de prendre en compte que « ce processus historique de 5000 ans a aussi changé la femme. » Cette acceptation d’une spécificité des femmes n’a pourtant pas vocation à figer les identités comme nous l’explique Gülten Tekin : « Nous croyons qu’un jour nous nous libérerons à la fois sur le plan des mentalités et sur le plan corporel, nous avons la volonté nécessaire pour le faire ».
La Jineolojî, un savoir par les femmes pour les femmes
Ce travail politique repose nécessairement sur une organisation indépendante des femmes par rapport aux hommes, à l’État turc et à l’Europe, bailleur de fonds de nombreuses organisations en Turquie. Il s’appuie sur des institutions originales, comme les « Académies des Femmes », que l’on pourrait comparer à des maisons de quartier n’accueillant que des femmes. Nous avons visité celle de Diyarbakir, au Kurdistan de Turquie. L’Académie est indépendante de l’État, donc elle n’en reçoit aucun financement. Elle permet aux femmes de s’organiser au niveau local pour concevoir des projets collectifs. Mais c’est aussi un espace où les femmes peuvent se former, où les cours dispensés sont conçus dans une perspective de partage des connaissances qui tente de dépasser la relation enseignante/élève.
« Nous méritons de vivre dans cette vie comme des femmes libres. »
Parmi les savoirs transmis et développés dans cette académie, la Jineolojî occupe une place toute particulière. Il s’agit d’une science des femmes développée par les femmes kurdes à partir de leurs expériences vécues et destinées aux femmes. Le mot jin signifie femme, mais aussi issu de la vie, ce qui renvoie à la façon dont elles entendent élaborer ce savoir : à partir des connaissances acquises au quotidien, des savoirs pratiques des femmes. Comme nous l’ont expliqué les responsables de l’Académie lors de notre rencontre : « Nous voulons désormais nous libérer des réflexions étatiques et de la mentalité masculine, nous voulons retisser un lien avec notre histoire afin de connaître notre identité en tant que femmes ». Il s’agit en somme de produire un savoir local et indépendant de l’État et de son relais, l’université. L’élaboration de ce savoir est en même temps un combat contre l’hégémonie de la pensée occidentale : « Les institutions scientifiques reconnues au niveau mondial sont souvent présentées comme issues de racines européennes. Et les femmes du Moyen-Orient sont toujours considérées comme arriérées et sans aucune conscience politique, comme des personnes qui devraient apprendre de l’Occident. Mais nous, nous voulons démontrer que ce n’est pas la réalité. […] Nous avons la certitude que nous devons nous faire connaître par notre propre science. Non pas par un savoir externe ou occidental, mais à travers nos valeurs et nos expériences propres ». Elles lisent et connaissent les textes des théories féministes développées en Europe, mais ont l’ambition de forger une pensée autonome. Elles critiquent notamment la façon dont les féministes en Europe ont largement renoncé à s’affranchir du capitalisme et des institutions d’État, au point de concevoir leur lutte avant tout en terme de « droits » individuels garantis par l’État. Gültan Kişanak explicite ces critiques : « Nous, les femmes, nous nous sommes rendu compte que si nous ciblons uniquement une forme spécifique de relations de domination, nous ne pourrons pas avoir de succès. C’est seulement en remettant en question toutes les formes hégémoniques — l’État, le capitalisme, le colonialisme, et aussi les régimes islamistes autoritaires – que nous pouvons réussir. »
Des solidarités à l’échelle du monde
L’autonomie théorique et pratique des femmes du mouvement kurde ne signifie pas l’abandon d’une perspective internationaliste. « Les femmes kurdes sont vraiment très ouvertes à l’internationalisme. Elles pensent à l’échelle des femmes du monde. » Quelques jours avant notre arrivée (06/11/2014), une chaîne de solidarité composée de femmes s’était constituée à la frontière turco-syrienne, à laquelle ont participé de nombreuses organisations féministes de Turquie. Durant notre séjour, les femmes rencontrées nous ont invitées à nous inspirer de leur expérience pour construire des réseaux féministes autonomes indépendants des États et des organisations capitalistes et masculines. Gültan Kişanak, maire de Diyarbakir citée plus haut nous a ainsi interpellées : « Comment se fait-il que je ne découvre les activités de nos amies venues de France qu’aujourd’hui ? Et pourquoi a-t-il fallu les événements de Kobanê pour que vous entendiez parler du Kurdistan ? Établissons des Académies de Femmes dans les quartiers, tissons des liens entre les femmes de toute la planète. Car nous sommes en guerre contre le système patriarcal. Cette guerre ne cesse pas, c’est une guerre normalisée. La résistance de Kobanê nous montre que nous pouvons lutter contre cette mentalité masculine. Imaginons que nous fondions ce genre de centres [les Académies des Femmes] dans tous les pays et dans tous les quartiers : alors nous n’aurons plus besoin des télévisions, des médias et des universités ».
Enfin, les militantes rencontrées ont maintes fois souligné l’importance de la solidarité tant locale qu’internationale entre femmes, et nous ont invitées à partager ce que nous avons appris de ces rencontres avec elles auprès de toutes les femmes que nous connaissons.
Aujourd’hui, la solidarité féministe internationale est nécessaire pour que le projet d’auto-organisation des femmes à Rojava puisse se poursuivre. Fayza Abdi insiste : « Nous méritons de vivre dans cette vie comme des femmes libres, comme des femmes libres tout autour du monde. C’est pour cela que toutes les femmes dans ce monde doivent nous soutenir et doivent soutenir les YPJ. C’est un projet pour toutes les femmes […] ». Quand vous élevez votre voix, quand vous élevez votre voix de femmes, vous les soutenez moralement. C’est très important. »
L’ouverture d’un corridor humanitaire entre la Turquie et la Syrie, l’établissement d’une solidarité matérielle avec les municipalités kurdes de Turquie qui accueillent les réfugié.e.s du Rojava sont autant de mesures absolument nécessaires pour faire face à l’urgence. Cette solidarité matérielle doit respecter l’autonomie des communautés et des femmes kurdes face à l’État turc qui opprime ce peuple.
Derrière les représentations sur-médiatisées de femmes héroïques en armes se trouve donc un projet d’émancipation bien plus ambitieux car les femmes du Kurdistan se battent à la fois contre le patriarcat, contre Daesh et contre l’État. Elles nous invitent à découvrir leur lutte et à construire avec elles des liens de solidarité.