Folie et politique – H.K. et Cécile Kiefer

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L’article Cofor moderne sur CQFD
L’article « Messies de tous les pays… » sur CQFD

Cofor moderne
Un lieu pour s’outiller face à l’adversité

Par H.K.

En matière d’accompagnement des personnes souffrant de troubles psychiques, l’heure est au changement de paradigme. Au Centre de formation au rétablissement (Cofor), à Marseille, ce sont les primo-concerné·es qui échangent autour de nouvelles pratiques répondant à leurs besoins, chacun·e apprenant des connaissances des autres. Tour d’horizon.

*

A l’époque de mes hospitalisations, au début des années 2000, la psychiatrie publique ne débordait pas d’imagination. Les interlocuteurs potentiels étaient facilement identifiables mais jamais disponibles, le médicament se chargeait de vous rendre gérable par l’institution, les ateliers proposés devaient mollement vous occuper la semaine, le circuit de soins à la sortie était bien balisé. De l’atelier animé par le pharmacien du Centre médico-psychologique (CMP) aux séances de visionnage de VHS avec les mamies à l’hôpital de jour, l’ennui prédominait. Ça ne débordait pas d’enjeux.

Les temps ont bien changé, à commencer par le vocabulaire. Tout d’abord, on ne parle plus de « malade psychiatrique » et plus trop de « personne en situation de handicap psychique », puisque maintenant vous pouvez être « usager en santé mentale ». Même si ce terme ne dit rien du foisonnement et du chaos intérieur, même s’il ne vous fait plus exister qu’au vu de votre relation avec les institutions, il a l’avantage de faire de vous quelqu’un de respectable, qui a des droits – un client, presque…

On vous dit de moins en moins que « la guérison, c’est pas pour vous » – le rétablissement semble plus accessible, voire plus souhaitable. Occupant une place centrale dans ce processus, la personne concernée va être accompagnée pour retrouver l’estime d’elle-même, pour conforter ses capacités à agir et à prendre des décisions, pour améliorer son bien-être et étoffer ses relations affectives, pour exercer des rôles sociaux gratifiants, défendre sa peau.

Des formations par et pour les concerné·es

Pour creuser et transmettre cette nouvelle approche, un lieu fantastique a vu le jour à Marseille, dans le quartier de la Pointe-Rouge : le Cofor (Centre de formation au rétablissement), hébergé dans les locaux d’un institut de formation pour travailleurs sociaux. Le principe : permettre à des personnes ayant des troubles psy d’acquérir outils et connaissances pour étayer leur rétablissement et éviter les rechutes. Contrairement à ce qui peut se passer dans les structures de soin, au Cofor, ce ne sont pas des soignant· es qui vous assènent leur vision des choses mais, pour 90 %, des personnes ayant elles-mêmes connu un parcours en psychiatrie (des pairs, donc). L’idée étant que les formations soient co-construites par les étudiant·es, leurs animateurs et animatrices ne sont pas appelé·es « enseignant·es », mais « facilitateurs » et « facilitatrices ».

L’histoire commence en 2016. Une trentaine de personnes impliquées dans des structures alternatives du médico-social, travailleur·euses comme bénéficiaires, cherchent à ouvrir un espace dans lequel penser le changement. Elles décrochent un appel d’offres de l’Agence régionale de santé (ARS) concernant l’autonomie en santé, et prennent un an pour monter le projet et définir le cadre théorique du futur Cofor.

Contrairement à certains Recovery Colleges[1] de l’étranger, ici, il n’y aura donc pas de place pour les soignants dans l’équipe, et seules les personnes concernées par les troubles pourront être étudiantes (des interventions du Cofor auprès de professionnel·les du médico-social se chargeant tout de même par ailleurs de les sensibiliser au rétablissement). L’organisation est voulue horizontale et participative à tous les niveaux : les étudiant·es prennent part aux réunions hebdomadaires, au comité pédagogique, au comité de pilotage, co-construisent les modules… L’égalité salariale est la règle.

Parfois les réunions sont « rock & roll », témoigne Anne, une des cofondatrices du Cofor. Mais au moins, on s’assure que le contenu des formations émane des besoins des primo-concerné·es. Et en septembre 2017, quatre modules sont proposés : Droits (accéder à son dossier médical, désigner une personne de confiance, rédiger des directives anticipées en cas d’hospitalisation…) ; Plan d’action individualisé vers le rétablissement ; Vivre avec (identifier les signes précurseurs d’une crise, s’affirmer face au psychiatre, apprendre à témoigner sans craindre le jugement…) ; et Bien-être (méditation, yoga, etc.).

Chaque module se compose d’une douzaine de séances de deux heures environ, et accueille jusqu’à douze étudiant·es (en janvier 2019, la moyenne d’âge était de 43 ans, 50 % ayant un niveau bac). À chaque fin de trimestre, on ajuste le contenu en fonction des retours. En tenant compte aussi des personnes qui animent le module : untel est juriste de formation, unetelle convaincue par la pertinence de la psychanalyse, unetelle espérait voir émerger un lobby de défense des psychiatrisé·es…

Former à la « pair-aidance »

Mathieu et Aïcha, ancien·nes étudiant·es devenu·es facilitateur et facilitatrice de module, insistent sur la manière dont le Cofor les a aidé·es à mieux écouter et comprendre les gens, comment les échanges permanents leur ont permis d’évoluer. Anne, elle, a fait le choix de quitter le centre après avoir été facilitatrice pendant deux trimestres : « Ce que j’avais à dire est passé, il faut que ça tourne ! »

Depuis quelque temps, l’envie se fait sentir de monter un cinquième module professionnalisant d’initiation à la pair-aidance[2]. L’idée est de compléter l’offre de formation existante (licence professionnelle « Médiateur de santé-pair » à Lyon et Paris), en donnant sa chance à tout le monde, sans niveau de diplôme requis. Pour Anne, le risque engendré par ce cinquième module est d’ « envoyer au front de la chair fraîche » – autrement dit, de placer toujours plus de personnes payées au rabais dans des équipes soignantes encore très stigmatisantes, qui les enverront en première ligne en cas d’urgence, sans accompagnement pour amortir la charge mentale, sans organisme pour les défendre en cas de conflit.

Mais ce module cherche avant tout à structurer et approfondir une pair-aidance qui existe déjà de manière spontanée, quand quelqu’un débarque à une session avec son dossier juridique sous le bras, quand tel·le autre a besoin de soutien pendant son hospitalisation…

Que cent Cofor s’épanouissent…

Au Cofor, les avis concernant l’orientation à donner au projet par la suite divergent : participer davantage à la formation des internes en médecine et des travailleurs sociaux, offrir des cursus réellement diplômants, faciliter l’accès à des formations classiques, contribuer à l’émergence d’un réseau de rétablissement alternatif à l’hospitalisation, faire en sorte que les personnes les plus précaires aient davantage recours au Cofor ? Par ailleurs, au vu de ses bons résultats attestés par le travail conjoint d’une psychiatre et d’un anthropologue, le Cofor est à peu près sûr d’être pérennisé après 2021… Des projets similaires se montent même à Paris et Lille !

Malgré tout, plusieurs questions importantes restent en suspens : risque-t-on de jouer le jeu du libéralisme et de ses coupes budgétaires en mettant en avant les capacités individuelles de rétablissement – comme si chacun devait autogérer ses crises existentielles – rendant obsolète toute politique publique en la matière ? Le Cofor pourra-t-il se passer un jour de Solidarité Réhabilitation, structure porteuse et gestionnaire, étroitement liée à l’AP-HM (Assistance publique-Hôpitaux de Marseille), qui sur son site internet met en avant les études de Fondamental, la fondation de santé mentale qui siphonne les budgets étatiques pour ses recherches en neurosciences ? Parano, moi ? Confuse, sans doute…

Reste que, en comparaison à ce qu’on pouvait faire de manière informelle à Toulouse[3], le Cofor touche plus de monde, garantit un cadre pérenne sur la durée et donc un approfondissement des questionnements et une accumulation de connaissances et d’outils. Et surtout, il permet à beaucoup de gens de ne pas avoir le médicament pour seul horizon.

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Merci à Céline Engel (coordinatrice du projet), Mathieu (ancien étudiant, facilitateur, co-coordinateur), Anne (cofondatrice et ancienne facilitatrice), Aïcha (ancienne étudiante, facilitatrice) d’avoir répondu à mes questions avec autant d’enthousiasme et de disponibilité.

Pour en savoir plus : www.coforetablissement.fr

 

 

« Messies de tous les pays, unissez-vous ! »

Propos recueillis par Cécile Kiefer[4]

« L’envie de raconter mon histoire était déjà présente dans mon délire. » Dans Barge, Hélo K. explique comment, à 20 ans, son esprit a peu à peu dérivé dans un délire messianique. Délire qui la conduira à l’hôpital psychiatrique à plusieurs reprises. Auto-édité, ce livre est une plongée intime dans cette aventure. Mêlant ses carnets, des extraits de son dossier médical et des lettres de proches, c’est un précieux témoignage pour tenter de comprendre ce que peut signifier une bouffée délirante – et un autre rapport à l’existant. Un récit puissant qui agit en révélateur des folies du monde standard. La parole est à l’autrice.

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La mission

« Je vivais une crise mystique : j’avais un sentiment d’amour incommensurable pour tous les êtres humains et l’impression qu’il fallait nous sortir de là. Par ailleurs, je frayais dans la nébuleuse anarchiste qui, pour moi, visait juste politiquement : critique du pouvoir, remise en cause du capitalisme, aberration des États et des frontières… En 2000, lors de ma première bouffée délirante à Berlin, je voulais monter une exposition qui prouverait l’importance de ces idées. J’habitais la nouvelle Jérusalem et j’avais un message à délivrer au monde.

L’énoncé de ma mission était limpide : je devais “répandre l’anarchie sur Terre de manière douce et non-violente”. En gros, j’étais un émetteur universel et tous les habitants de la planète entendaient ce que je pensais et voyaient ce que je voyais. Je devais donc faire de ma vie un acte de propagande, en assistant à des débats, en lisant des tracts, en “faisant des films” avec mes yeux-caméras, en fournissant du spectacle accrocheur aussi.

Cela donnait parfois des situations étranges. Comme ce jour où j’ai débarqué à Montpellier : des affiches de cinéma aux parterres de fleurs, tout faisait écho à ma mission. Je devais distinguer si les gens et les éléments qui m’environnaient étaient des alliés ou des ennemis. Et les gestes des passants m’aiguillaient pour savoir quoi filmer. J’étais en surstimulation et survigilance permanentes. Lors du contre-sommet du FMI à Prague en octobre 2000, j’étais convaincue de jouer un rôle pilier, puisque j’étais en mesure de prévenir tout le monde de l’endroit où se trouvaient les flics. Je me pensais aussi investie d’une énorme responsabilité lors des manifs anti-Le Pen en 2002, même si je ne maîtrisais pas toujours les outils pour accomplir ma mission. À ce moment-là, j’étais persuadée que mon cerveau avait été vendu à l’ennemi, car j’avais des surimpressions rétiniennes de flammes du Front national et de croix gammées. J’avais peur de contribuer à répandre le fascisme malgré moi…

À chaque fois que j’atterrissais à l’HP, je me disais que mes allié·es voulaient que je sois là parce qu’il devait s’y jouer des choses importantes. Les premiers jours d’internement, ma mission restait très vivace, je “filmais” tout et cherchais à mettre en valeur les autres personnes. Pour divertir le spectateur supposé, je roulais des pelles à d’autres patients. Mais au bout de quelques jours, le traitement – auquel je répondais bien – venait casser les voix et les hallucinations. Il me cassait tout court, et je dormais quinze heures par nuit. »

L’anarchipute

« Si j’ai “dégoupillé” en 2000, 2002 et 2004, c’est souvent parce qu’un sentiment d’amour me submergeait. On ne m’a pas appris à identifier mes émotions et à mettre des mots dessus. J’étais déconnectée de mon corps et percevais mal mes contours, mes sensations. Je ressentais une forte pression sociale concernant l’accès à une vie sexuelle adulte et la perte de ma virginité. À chaque fois que je tombais amoureuse, c’était super fort, j’étais incapable de dire à la personne que je l’aimais. À partir de là, une multitude d’interprétations sexuelles me poussaient à me confronter à mon corps, à ma chair.

Quand je suis revenue du contre-sommet du FMI, j’ai entendu mes premières voix, notamment celles d’hommes allemands qui attendaient de moi que je fasse des passes. Petit à petit, je fantasmais sur un personnage d’anarchipute, qui aurait la capacité de convaincre politiquement via l’acte sexuel. Alors je baisais avec n’importe qui, sans jamais vraiment ressentir de plaisir. Tout ça restait très cérébral. J’imaginais même parfois que c’était des “envoyés” qui devaient apparaître dans “l’écran universel”. J’étais aussi en quête de l’orgasme, censé avoir un pouvoir magique pour moi et pour l’humanité. Je l’ai rarement atteint…

Tout cet aspect sexuel, c’est quelque chose qui a beaucoup marqué mes proches à la lecture de Barge ; ils n’avaient pas conscience de la place que ça prenait pour moi à l’époque. Au vu des circonstances, j’ai eu de la chance de ne pas choper de maladies et d’avoir subi peu d’agressions sexuelles. »

Le deuil

« Comme j’analysais tout – le chant des oiseaux, la forme des nuages, une information sur France Culture – par le prisme de ma mission, quand je suis retournée dans un monde plus standard, tout m’a paru plat et assez fade. Cette perte d’intensité explique pourquoi j’ai régulièrement arrêté le médoc pour revenir dans le délire et ses univers vachement plus stimulants et foisonnants. Décider de revenir à la réalité a constitué une sorte de deuil pour moi, le processus a été long.

Je suis “revenue” juste à temps. En 2004, j’avais inventé une langue complètement absconse, je passais des heures dans ma chambre à trifouiller des trucs, je me repliais sur moi-même. J’étais très centrée sur mes voix et nos dialogues. C’est là où la psychiatrie se met à parler de schizophrénie (terme contestable s’il en est !) “à symptomatologie déficitaire”. Avec ce paradoxe que le psychiatre la voit comme une absence alors qu’à l’intérieur, tu vis un foisonnement monumental.

Et puis j’ai réalisé que j’étais à deux doigts de basculer vraiment, je n’arrivais plus à être en contact avec mes proches. Alors que le contact avec les autres m’est essentiel, tout comme j’ai besoin de pouvoir vivre des choses avec eux ! Alors je me suis accrochée. Mais cette perte d’intensité, et cette question des allers-retours avec la folie, c’est quelque chose qui me questionne encore : comment ne pas renoncer à tout, comment ne pas se contenter de ce monde matériel plat dans lequel on s’emmerde un peu ? Comment regoûter de temps en temps à cette intensité, sans replonger ? »

Les allié·es

« Mes premiers allié·es, je les ai rencontré·es durant mes séjours à l’HP. Mais souvent, les médocs compliquent la communication : l’élocution, les idées, tout devient plus lent, comme pâteux. Et puis le contexte institutionnel t’empêche d’avoir de vrais échanges. La maison pour jeunes adultes psychotiques où j’ai passé six mois était par contre un véritable foyer d’émulations. On avait l’espace pour créer du commun entre “résidents”, partager nos vécus, évoquer les injustices subies, se rebeller contre le psychiatre, les médocs, l’institution.

En 2008, j’ai débarqué à Toulouse et fréquenté un centre de santé communautaire très actif dans mon quartier. Avec trois personnes concernées par des troubles psy, on a monté Les Chamelles, un groupe de parole. Et puis j’ai rencontré un bonhomme espagnol qui cherchait à traduire Le Décalogue, un texte politique en dix points pour se défendre face à un psychiatre. Une amie psychologue s’est jointe à nous, on a traduit ce texte et décidé de l’étoffer avec d’autres infos utiles et des témoignages : ça a donné la brochure À Claire voie – Manuel de savoir être fou en société[5]. Petit à petit, d’autres personnes se sont agrégées au groupe pour devenir le collectif Crazy Horde : on a monté des ateliers, une émission de radio[6], un infokiosque, des projections, on s’est formé au théâtre de l’opprimé·e… À cette époque, la psychiatrie et le soin étaient des thématiques assez peu présentes dans les sphères militantes, mais avec notre critique de l’appareil psychiatrique, on a réussi à se glisser au côté des thématiques anticarcérales, et pour tout ce qui concernait le care et la déconstruction du mythe du militant performant H24, au côté des pensées féministes.

Toutes ces expériences m’ont aussi permis d’entendre d’autres histoires, parfois bien plus trash que ce que j’ai vécu. J’estime avoir eu beaucoup de chance, et un paquet de cartes en main pour m’en sortir. La chance aussi de pouvoir en témoigner, et j’ai très envie que d’autres puissent le faire à leur tour. Il va bien falloir agréger les paroles et les colères, ce que font les associations d’usagers qui émergent. On ne peut pas se contenter de mettre côte à côte du storytelling individuel. Il va falloir pousser plus loin les enjeux. »

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Pour se procurer « Barge », écrire à barge@riseup.net, visiter le site https://barge.blog/. Il est aussi dispo en prêt à la bibli anarcha-féministe de Toulouse.

[1] Le concept de Recovery College a été développé en Angleterre. Le Cofor s’inspire de la démarche de ces centres de formation.

[2] La pair-aidance repose sur l’entraide entre personnes souffrant ou ayant souffert d’un trouble. Les médiateurs de santé pairs peuvent exercer en milieu hospitalier, dans des structures médico-sociales, etc.

[3] Lire l’histoire du collectif Crazy Horde à la fin de l’article suivant

[4] NDLR : qui a également réalisé la maquette de Barge.

[5] Disponible sur www.zinzinzine.net/clairevoie.html

[6] Crio Cuervos sur Canal Sud (92.2 FM à Toulouse).