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Texte de la brochure :
Depuis quelques semaines, l’athlète sud-africaine Caster Semenya défraye la chronique. La triple championne du monde du 800 mètres conteste une mesure qui oblige les sportives qui ont un taux élevé de testostérone à le faire baisser pour participer aux compétitions. La Fédération internationale d’athlétisme cherche ainsi à tout prix à sauvegarder l’illusion d’une certaine équité, entreprise d’autant plus vaine qu’aux inégalités de conditions de vie et d’entraînement s’ajoute l’infinie diversité des morphologies. Parmi les outils en usage dans le milieu sportif, la catégorisation selon le sexe est à la fois le réceptacle et le relais des pires préjugés de genre.
Pour Jef Klak, Anaïs Bohuon retrace l’histoire sociale et politique des tests de féminité et des contrôles de genre dans le sport où l’on constate que les cas échappant aux moules médicaux grossiers peuvent devenir des révélateurs de l’arbitraire scientifique, et même des armes de domination géopolitique.
Cet entretien est issu du cinquième numéro de la revue papier Jef Klak, « Course à pied », encore disponible en librairie.
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Pourquoi les épreuves sportives sont-elles rarement mixtes ?
La réglementation des activités physiques féminines révèle des injonctions paradoxales dès la fin du XIXe siècle. D’une part, il y a la volonté de mettre en mouvement le corps des femmes dans un souci de « régénération de la nation » : on estime en effet qu’il faut lutter contre la syphilis, la tuberculose, l’atavisme ou encore l’obésité, considérées comme des fléaux sociaux. À cette époque, le courant lamarckien fait valoir la transmission des caractères acquis et donc soutient que le renforcement physique des femmes est un gain qui se transmet de manière héréditaire. L’objectif est d’obtenir des procréatrices en bonne santé pour « revivifier la race » et fabriquer une génération d’enfants robustes qui seront autant de futurs solides soldats.
D’autre part, les hommes ont peur que le principe de la différenciation sexuelle soit remis en cause à travers les activités sportives. Les morphologies dites féminines sont en effet transformées et bousculées par le sport. Dès lors, la crainte d’une virilisation de ces corps en mouvement émerge : on s’inquiète que les sportives deviennent des viragos[1], des lesbiennes, voire des femmes stériles à force de pratiquer trop de sport.
Les institutions médicales sont donc chargées d’émettre des prescriptions très claires, relayées par les autorités sportives, sur ce que les femmes ont le droit de faire ou pas. Mais à l’intérieur de chaque discipline, des désaccords surgissent. La pratique de la bicyclette est par exemple encouragée auprès des femmes, bien que certains y voient une incitation à des pratiques masturbatoires, au désintéressement du désir masculin ou une mise en péril de leurs organes reproducteurs.
Dès la fin du XIXe siècle, les médecins se penchent donc sur cette question des femmes en mouvement et formulent une nouvelle norme de la féminité propre à légitimer l’accès des femmes à des activités dont il était jusqu’alors admis qu’elles virilisaient les corps.
Fortes de la caution médicale accordée à l’exercice physique et face aux considérations qui veulent que les performances des femmes seront toujours inférieures à celles des hommes, elles vont assez vite s’organiser et se regrouper dans les premières associations sportives féminines.
Il existe pourtant des sports où la bicatégorisation sexuée n’existe pas, comme l’équitation…
L’équitation, la voile et le tir sont des disciplines olympiques mixtes, initialement aristocratiques, servant à cultiver l’entre-soi. Les femmes y étaient plus facilement acceptées, pas seulement pour mettre en mouvement leur corps, mais aussi pour y trouver un futur mari. Historiquement, ce sont avant tout des lieux de sociabilité mondaine où la recherche de la performance importe peu.
Par ailleurs, ce sont des disciplines dites « avec appareillage et instrumentation » pour reprendre les mots du sociologue du sport Christian Pociello, c’est-à-dire qu’on estime que le corps n’est pas mis en jeu directement. On entend encore souvent aujourd’hui : « Dans l’équitation, c’est le cheval qui fait tout. » Dans la voile, on mettra plus en avant les performances techniques du bateau que celles de la barreuse. Quant au tir, on avance que c’est une discipline qui requiert de l’adresse et de la patience : des compétences qui peuvent être attribuées aux femmes.
Toutefois, aux Jeux olympiques (JO) de Barcelone en 1992, une Chinoise remporte pour la première fois une discipline mixte de tir (le skeet), devant sept hommes. Et aux JO suivants, à Atlanta en 1996, la Fédération internationale de tir bicatégorise l’épreuve (on peut aussi dire qu’elle la « démixe »), sans avancer aucun argument…
À partir de quand les femmes ont-elles été intégrées dans les grandes compétitions ? Comment cela s’est-il passé ?
Du fait de l’intensification du mouvement du sport féminin, la militante Alice Milliat, l’une des fondatrices de la Fédération des sociétés féminines sportives de France, demande au Comité international olympique (CIO) d’ajouter des épreuves d’athlétisme féminin au programme des JO d’Anvers, en 1920. Confrontée au refus catégorique des instances sportives masculines, elle fonde la Fédération sportive féminine internationale (FSFI) le 31 octobre 1921. Un an plus tard, la FSFI organise à Paris ses premiers jeux « mondiaux » exclusivement féminins – sans l’autorisation de les qualifier d’« olympiques ». Cette compétition rencontre un tel succès que le CIO donne le droit aux femmes de participer à cinq épreuves lors des JO d’Amsterdam de 1928, dont le 800 m. Cette course met en émoi les champs sportif, médical et médiatique qui ne supportent pas la vue des athlètes féminines fatiguées et en sueur sur la ligne d’arrivée. Le scandale est tel que toute épreuve de plus de 200 m leur est interdite pendant 32 ans, jusqu’aux JO de Rome de 1960.
Encore une fois, le monde du sport a peur que les femmes soient trop masculines dans leur morphologie, et qu’elles se rapprochent, voire battent, des records masculins – ce qui n’a jamais été le cas. À partir des années 1930 notamment, des athlètes moins conformes aux critères normatifs de la féminité sont jugées trop grandes, trop musculeuses, sans hanches, sans seins : les médias et les institutions sportivo-scientifiques mettent en doute l’identité sexuée de certaines d’entre elles. Ne répondant pas aux canons de la femme « authentique », ces sportives sont accusées d’être des hommes déguisés et/ou des personnes intersexes[2].
Pour respecter la bicatégorisation sexuée homme/femme et dans un souci affiché de vouloir débusquer d’éventuels hommes déguisés – même si cela ne s’est jamais produit dans l’histoire du sport de compétition –, des contrôles de sexe apparaissent dans les années 1960. Pour la première fois, en 1966, aux Championnats d’Europe d’athlétisme de Budapest, des contrôles morphologiques et gynécologiques sont mis en place. Toutes les femmes doivent passer nues devant un·e médecin pour montrer leur appareil génital. Elles doivent aussi presser un dynamomètre et souffler dans un spiromètre afin d’évaluer respectivement leur puissance musculaire et leur capacité respiratoire, qui doivent rester en deçà des capacités masculines.
Comment ce test de féminité est-il appréhendé par les athlètes féminines ?
Beaucoup de sportives se plaignent de cette obligation, la jugeant humiliante. Des scientifiques et dirigeants sportifs trouvent également ces tests inadmissibles et contraires à l’éthique. En 1968, durant les JO d’été de Mexico puis d’hiver de Grenoble, un autre test de féminité est imposé, dit du « corpuscule de Barr ». Ce n’est plus « le sexe apparent » qui est observé, mais le sexe chromosomique. De la salive est alors systématiquement prélevée chez toutes les sportives, quelle que soit la discipline. Si le test se révèle négatif, la commission médicale soumet la sportive à des examens plus approfondis. Ces investigations supplémentaires comprennent notamment une analyse complète des chromosomes, par la technique du caryotype (une photographie des paires de chromosomes) qui permet de voir si elle a bien deux chromosomes sexuels XX, contrairement aux hommes qui possèdent, selon les normes médicales, une paire de chromosomes sexuels XY.
Mais le monde du sport, qui pensait que le sexe chromosomique était binaire, découvre alors l’intersexuation. Il existe en effet une grande diversité de différenciations chromosomiques : certaines femmes ont trois chromosomes sexuels XXY, des hommes peuvent avoir une paire de chromosomes sexuels XX, etc. À cela s’ajoute ce qu’on appelle le sexe gonadal : certaines femmes présentent des testicules intra-abdominaux, par exemple. Enfin, des individus naissent avec des organes génitaux apparents indistincts, tels un micropénis ou une hypertrophie du clitoris.
Lors de ces premiers tests du corpuscule de Barr sur les athlètes, les médecins se retrouvent face à des femmes XXY qui, la plupart du temps, révèlent une insensibilité (totale ou partielle) aux androgènes (les hormones mâles). Elles produisent de la testostérone du fait de leur chromosome Y, mais leurs récepteurs hormonaux ne l’assimilent pas vraiment ; ce qui conduit les autorités médicales à estimer que cette testostérone, même à taux élevé, ne leur confère pas d’avantages physiques spécifiques. Un certain nombre d’athlètes ont été exclues des compétitions sportives après que le test a révélé qu’elles ne correspondaient pas à la norme chromosomique XX. Le test de Barr est donc remis en cause, jugé peu fiable, peu éthique et peu juste.
Comment réagissent alors les instances sportives ?
La Fédération internationale d’athlétisme (IAAF) supprime ce test dans les années 1990. Mais le CIO persiste dans la discrimination sexuée en imposant dès les JO d’Albertville et de Barcelone en 1992 le test PCR/SRY (Sex-determing Region Y) pour les athlètes qui concourent dans les catégories féminines. Contrairement au test du corpuscule de Barr dont le but était de faire ressortir le deuxième chromosome sexuel X, le PCR/SRY cherche à révéler un chromosome Y éventuel. Pourtant, cela ne change pas vraiment les choses, si ce n’est de briser une nouvelle fois les paradigmes scientifiques qui cherchent à catégoriser les sexes. Le corps médical s’aperçoit en effet qu’il existe des femmes XY qui peuvent présenter de l’hyperandrogénisme féminin, c’est-à-dire qu’elles produisent plus de testostérone que la moyenne.
Beaucoup de critiques sont une fois de plus émises : alors que le test PCR/SRY est estimé, par ceux et celles qui le mettent en place, fiable à 99 %, nombre de scientifiques avancent que le 1 % d’erreur est inacceptable. D’autres médecins soutiennent que ce test exclut à nouveau les individus intersexes que l’on ne peut pas ignorer juste parce qu’ils et elles ne correspondent pas aux normes de sexe et de genre. En 2000, pour les JO de Sydney, les tests de féminité systématiques sont enfin bannis, mais le CIO et l’IAAF se réservent le droit, en cas de suspicion, d’imposer un contrôle à une athlète.
Le 19 août 2009, lors des championnats du monde d’athlétisme de Berlin, la jeune athlète sud-africaine Caster Semenya accomplit l’exploit de remporter la finale du 800 m féminin en 1 min 55 s 45 centièmes avec une aisance impressionnante et deux secondes d’avance sur sa dauphine. Très vite, cette victoire défraie la chronique. Non pas en raison du caractère surprenant de la performance de Semenya qui vient de pulvériser son record personnel (sur cette distance, l’athlète a progressé de huit secondes en un an), mais parce que des doutes sont immédiatement émis au sujet de son appartenance au sexe féminin. L’IAAF impose à Caster Semenya un test de féminité qui semble conclure que la sportive serait intersexe et hyperandrogène (présentant un taux élevé de testostérone). Durant un an, elle est privée de compétition, le temps que le corps médical vérifie avec une batterie de tests génétiques, gynécologiques et urologiques qu’elle est bien une « vraie femme ».
Craignant que les athlètes présentant un hyperandrogénisme ne dominent les compétitions féminines et faussent l’équité des épreuves, l’IAAF décide en 2011 d’interdire toute compétition aux femmes ayant un taux de testostérone supérieur à 10 nanomoles par litre (selon les normes médicales, un homme âgé de 20 à 45 ans possède un taux de testostérone minimal de dix nanomoles par litre). Ce règlement au sujet de l’hyperandrogénisme féminin, qui a été ensuite imposé au sein de la Fédération internationale de football, puis en 2012 au sein du CIO, oblige les sportives hyperandrogènes à faire un choix : subir une hormonothérapie voire une opération chirurgicale pour réduire artificiellement leur taux de testostérone ou abandonner toute compétition – voire tenter de concourir dans la catégorie masculine.
En 2014, Dutee Chand, une sprinteuse indienne venant de remporter plusieurs épreuves aux championnats d’Asie junior d’athlétisme, se voit privée de participation aux Jeux du Commonwealth. Pour le CIO, son hyperandrogénisme lui procurerait un « avantage déloyal » sur ses autres concurrentes.
Mais Dutee Chand refuse de se soumettre à une hormonothérapie et dépose plainte auprès du Tribunal arbitral du sport (TAS) de Lausanne, car, pour elle, l’avantage physique que procurerait la testostérone produite naturellement par son corps n’a aucun fondement scientifique. En juillet 2015, le TAS donne raison à Dutee Chand en l’autorisant à concourir à nouveau et en faisant suspendre pendant deux ans le règlement relatif à l’hyperandrogénisme féminin. En avril 2018, l’IAAF a toutefois durci les règles d’éligibilité pour ses compétitions : désormais, une athlète est officiellement considérée comme féminine si elle présente un taux de testostérone inférieur à cinq nanomoles par litre[3].
Ces tests de féminité fondés sur les taux de testostérone entretiennent-ils une certaine confusion avec les tests antidopage ?
Il existe effectivement un amalgame qui remonte à 1964. Cette année-là, pour lutter contre le dopage, le CIO décide de créer une commission médicale. Des contrôles antidopage sont effectués sur les athlètes des deux sexes, mais en parallèle, des tests de féminité sont aussi mis sur pied.
À partir de là, une confusion se crée entre la testostérone exogène – qu’on s’injecte pour se doper –, et la testostérone endogène – produite naturellement par le corps, et en particulier par celui des athlètes intersexes et/ou des sportives qui présentent un hyperandrogénisme féminin. La science a montré que la testostérone artificielle accroît le volume musculaire et donc potentiellement les performances sportives, contrairement à la testostérone endogène, dont l’impact direct sur les performances est beaucoup plus difficile à établir. En effet, elle est produite et régulée par le corps lui-même, avec une sensibilité variable à cette molécule. Il faudrait donc isoler l’effet « testostérone endogène » des autres hormones, comme le cortisol (qui joue un rôle essentiel dans la libération de sucre à partir des réserves de l’organisme en réponse à une demande en énergie), mais aussi de l’environnement sportif, social, et d’autres centaines de facteurs potentiels.
L’institution sportive cherche quelque chose qui est, à mon sens, indéfinissable scientifiquement : l’avantage physique. Si on prend l’exemple des personnes de grande taille, ce n’est pas parce qu’on fait plus de 2 m qu’on est forcément champion·ne de saut en hauteur ou de basket… Produire naturellement plus de testostérone que la moyenne n’est qu’un avantage physique potentiel au même titre qu’une bonne vision. Il faut donc laisser les athlètes hyperandrogènes tranquilles !
Pourquoi les soupçons émis, ces dernières années, quant au genre et au sexe de certaines sportives, ne concernent que des athlètes issues de pays non occidentaux ?
Quand les premiers tests de féminité sont mis sur pied dans les années 1960, la guerre froide bat son plein, et à partir des JO d’Helsinki en 1952, l’URSS tente de s’imposer en principal adversaire sportif des États-Unis. À cette époque, l’introduction du test de féminité est donc aussi motivée par la supériorité des athlètes féminines du bloc communiste, qui menace et remet en question la suprématie étatsunienne dans les stades. Et rapidement, dans les médias sportifs outre-Atlantique, chaque fois qu’un doute est émis quant à l’identité sexuée d’une athlète, cela concerne des sportives de l’Est.
Au même titre qu’il y a eu à partir des années 1960 des suspicions de la part de la communauté sportive occidentale envers ces athlètes, le soupçon vise aujourd’hui les athlètes des pays non occidentaux. Les instances sportives occidentales, et même certaines athlètes, ont peur que les pays non occidentaux instrumentalisent des individus intersexes afin d’engranger des victoires sportives[4].
Dans la majeure partie des pays occidentaux où l’intersexuation passe pour une « erreur de la nature » et où les naissances sont hypermédicalisées, la médecine s’attache depuis la fin du XIXe siècle à opérer très tôt les enfants né·es intersexes pour en faire des garçons ou des filles sexuellement différencié·es. Or, ni les coureuses indiennes Dutee Chand et Santhi Soundarajan, ni la judoka brésilienne Edinanci Silva, ni la sprinteuse philippine Nancy Navalta, ni la Sud-Africaine Caster Semenya, ni maintes autres jeunes sportives, souvent issues de milieux très pauvres, n’ont eu accès à ces traitements médico-chirurgicaux.
Pour la plupart, ces athlètes, ne semblent pas avoir été informées de leur intersexuation ; elles n’ont pas été opérées à la naissance et n’ont pas subi d’opération correctrice de leurs organes génitaux, pas plus qu’elles n’ont suivi d’hormonothérapie pour être assignées à une des deux catégories de sexe. Elles ont souvent grandi dans l’identité de genre choisie par leurs parents avec ou sans l’avis de médecins. C’est le test de féminité, outil de contrôle du sport de haut niveau, qui les a stigmatisées et leur a appris qu’elles ne pouvaient pas continuer à vivre normalement dans leur corps et leur genre. L’intersexuation non « prise en charge » dès la naissance ne pose ici problème qu’à partir du moment où ces sportives se distinguent par leurs performances.
Les pays non occidentaux sont ainsi en quelque sorte accusés de procéder à une mauvaise gestion de l’identité sexuée. Si on reprend l’exemple de Caster Semenya, elle affirme que si elle n’avait pas fait de sport, elle n’aurait jamais eu de problèmes avec son identité sexuée, elle aurait grandi avec le genre qu’on lui a assigné à la naissance et avec le corps avec lequel elle est née[5].
Est-ce que cela ne cache pas tout simplement le préjugé récurrent de l’athlète non blanche qui aurait un physique sportivement plus avantageux que celui des blanches ?
Plutôt que la femme non blanche, c’est la femme non occidentale qui est ici ciblée, car si vous prenez l’exemple des Africaines-Américaines ou des Françaises originaires des Outre-Mer, il n’y a jamais vraiment de doute émis quant à leur identité sexuée : c’est de dopage avant tout qu’elles sont soupçonnées. Qui plus est, les critères de féminité qu’on mobilise pour dire si telle ou telle athlète est soupçonnable sont des normes de féminité occidentales. C’est-à-dire que les Africaines-Américaines comme la sprinteuse Florence Griffith-Joyner ou la Française Marie-Josée Pérec correspondent à ce qu’on attend des critères normatifs de la féminité. Elles arrivent dans les starting-blocks maquillées, épilées, avec des boucles d’oreille, du vernis à ongles : avec tous les oripeaux de la féminité recherchés dans la société occidentale.
Les athlètes non occidentales expliquent clairement qu’elles n’ont pas forcément les moyens économiques, ou alors tout simplement pas l’envie de performer[6] leur genre pour désamorcer tout soupçon quant à leur identité sexuée. Caster Semenya assume de pas avoir forcément envie de s’épiler ou de se maquiller pour faire un 800 m, et surtout, elle ne souhaite pas faire comme certaines sportives qui jouent l’hyperféminisation pour qu’on les laisse tranquilles quant à leur sexe.
Comment ces sportives ne répondant pas aux critères normatifs de la féminité occidentale ont-elles vécu la suspension de leur titre ou leur éviction des compétitions ?
L’athlète indienne Santhi Soundarajan a fait une tentative de suicide quand on l’a privée de sa médaille d’argent du 800 m des Jeux asiatiques de 2006 suite à un test de féminité. Caster Semenya a, pour sa part, raconté la difficulté d’être sous les feux de la scène médiatique mondiale à 18 ans, pour s’entendre dire qu’elle n’était pas une vraie femme et se voir dépossédée de sa vie intime dans l’unique but de lui retirer ses médailles.
Un conflit existe cependant entre les athlètes intersexes. La coureuse intersexe espagnole Maria José Martinez Patino a passé le test du corpuscule de Barr en 1985 – contrôle qui s’est révélé positif. Cette femme qui présente une insensibilité aux androgènes, en a énormément souffert : elle a été accablée par la presse, elle a perdu son compagnon, ses médailles, avant de mettre trois ans pour être réhabilitée. Aujourd’hui, elle collabore avec l’IAAF pour maintenir le règlement sur l’androgénisme féminin. Elle affirme que les athlètes intersexes qui produisent plus de testostérone que la moyenne doivent subir des traitements hormonaux, afin de réguler leur taux qui doit être compris dans la fourchette autorisée chez les femmes. Selon elle, elle n’a jamais triché, parce que ses taux hormonaux ne lui conféraient pas d’avantages physiques significatifs. En revanche, selon ce point de vue, les sportives qui présentent de l’hyperandrogénisme féminin, à l’instar de Caster Semenya, « tricheraient » parce que leurs taux hormonaux sortiraient des seuils arbitrairement autorisés.
Qui émet le doute quant à l’identité sexuée d’une sportive et comment est-il émis ?
Dans le cas de Caster Semenya, ce sont les athlètes concurrentes qui lancent les campagnes de soupçon. Quand l’Italienne Elisa Cusma finit sixième en finale du 800 m des Championnats du monde d’athlétisme en 2009, elle déclare à l’issue de la compétition : « On ne devrait pas laisser ce genre d’individu concourir avec nous. » Et Paula Radcliffe, détentrice du record du monde féminin de marathon depuis 2003, a clairement dit aux médias qu’il fallait se méfier des pays qui pourraient « instrumentaliser » ces athlètes intersexes[7].
Les médias et les autorités médicales jouent également un rôle prépondérant pour relayer des soupçons au sein des institutions sportives. On a vu des journalistes ou des dirigeants dire à propos de Caster Semenya des choses comme « c’est trop impressionnant, elle va trop vite, elle est trop musculeuse, elle est poilue, elle a une voix très rauque »…
Pour avoir rencontré beaucoup de sportives au cours de mes enquêtes, ce sont elles les premières qui affirment que ces tests de féminité sont fondamentaux pour garantir une certaine équité. Comme elles font toutes des sacrifices démentiels pour devenir des athlètes de haut niveau, quand une collègue sort des critères normatifs de la féminité, elles peuvent alors émettre un doute. Dans ce monde ultra-compétitif, les sportives et les instances qui les accompagnent sont obnubilées par la lutte contre le dopage. Les corps, les muscles et autres paramètres physiologiques sont constamment contrôlés, surveillés, et permettent de maintenir les athlètes dans l’illusion que toutes concourent à armes égales. On nous fait croire, et c’est ça aussi la beauté du sport, qu’il existe toujours une incertitude du résultat. Mais, on n’est pas tou·tes égaux ou égales dans les starting-blocks. L’illusion d’équité pousse à la suspicion perpétuelle.
On a parlé des tests de féminité permettant de cibler et de disqualifier les athlètes intersexes, mais qu’en est-il des individus trans dans le sport ?
La transidentité pose moins de problèmes dans le milieu sportif que l’intersexuation, parce que les athlètes trans seraient plus simples à définir et à bicatégoriser selon les instances sportives. En 2004, un groupe d’expert·es convoqué par le CIO a fixé trois conditions à l’admission dans la catégorie femme : la transformation des organes génitaux externes et la gonadectomie (ablation des organes génitaux masculins) doivent avoir été effectuées plus de deux ans avant la compétition, le changement de sexe doit être officiellement validé par les autorités nationales compétentes, et l’athlète doit suivre un traitement hormonal approprié à son nouveau sexe. Depuis 2015, la gonadectomie n’est plus obligatoire, démontrant une fois de plus qu’aujourd’hui, l’enjeu porte vraiment sur la question de la testostérone. Dans l’esprit des instances sportives, l’athlète trans est moins problématique, puisqu’il ou elle aspire à rentrer dans une des catégories sexuées, respectant in fine la conception traditionnelle des sexes.
Toutefois, il existe une infinité de possibilités d’être trans, et un ou une athlète trans et/ou non binaire qui veut participer aux JO doit se conformer à la catégorie homme ou femme. Pour les personnes intersexes, il peut n’y avoir aucune volonté de changer de sexe. Elles sont nées « biologiquement » comme cela, et c’est donc beaucoup plus complexe pour les instances dirigeantes. Si certain·es peuvent aujourd’hui choisir de s’en remettre à la médecine et/ou à la chirurgie pour faire correspondre leur aspect physique à leur « sexe ressenti », en se conformant aux normes de genre de l’identité sexuée, les athlètes intersexes ont tout autant le droit de vivre l’identité psychologique et sociale qui est la leur, sous l’aspect physique qui est le leur, et ne pas souhaiter d’opérations.
L’intersexuation des athlètes féminines peut-elle remettre en cause la bicatégorisation sexuée dans le milieu sportif ?
C’est un faux débat, car les athlètes intersexes dont on parle sont très éloignées des records masculins. Le problème pour les instances dirigeantes, c’est bien la remise en cause de la traditionnelle division binaire des sexes. Or Caster Semenya, par exemple, qui court en 1 min 55 s le 800 m, est à 15 secondes du record masculin. Si elle était invitée à concourir dans la catégorie homme, elle ne serait même pas qualifiée aux Championnats de France masculins… Quant à l’athlète Dutee Chand, ses records aux 100 et 200 m ne lui auraient pas permis d’être qualifiée après sa première course sur 100 m aux JO de 2016. En restant très éloignées des performances masculines, elles ne remettent pas du tout en question le principe de la bicatégorisation sexuée.
La façon dont ces sportives ont été socialisées, éduquées, entraînées en tant que femmes, sans compter l’injonction à la maternité ou le fait qu’elles n’aient pas le même accès aux infrastructures sportives et à la professionnalisation que les hommes, tout cela conduit à l’impossibilité aujourd’hui de voir une femme se rapprocher dangereusement des performances masculines, quel que soit le sport.
C’est incroyable de voir à quel point cette idée terrorise les instances sportives. Tout ce qu’elles font au final, c’est prendre de plus en plus conscience que cette bicatégorisation sexuée et ce mythe de l’équité entre athlètes ne tient pas. Sans compter que vouloir briser cette bicatégorisation sexuée, c’est aussi remettre en question les critères normatifs de la féminité occidentale qui rassurent le spectateur et la spectatrice occidental·es voulant voir des « vraies femmes » concourir.
Aujourd’hui, le sexe biologique se présente comme un continuum, avec, de part et d’autre, les sexes masculin et féminin clairement définis et, entre ces deux pôles, des situations intermédiaires tels les individus intersexes. D’autres représentations ont-elles été imaginées pour l’avenir ?
Vincent Guillot[8], cofondateur de l’Organisation internationale des intersexes, a déconstruit cette image de continuum sexuel qui sous-entend qu’aux deux extrêmes correspondrait ce qu’est un « vrai homme » et une « vraie femme ». Il avance une autre métaphore, que je trouve beaucoup plus puissante : celle d’un archipel des genres, où chacun·e peut se situer là où il ou elle veut. Un archipel avec différents îlots habités par une multitude d’individus différents. Cette image permet de définir les personnes différemment. Il ne peut y avoir de continuum, car cette idée suppose une linéarité, et donc une hiérarchisation, alors qu’on ne sait pas ce qu’est un « vrai homme » ou une « vraie femme », étant donné l’infinité de différences chromosomiques et de possibilités de corps humains.
[1] Le terme virago désigne une femme qui a l’allure et les manières d’un homme.
[2] Les personnes intersexes sont nées avec des caractères sexuels, génitaux, gonadiques ou chromosomiques, qui ne correspondent pas aux définitions et visions binaires types des corps masculins ou féminins.
[3] L’athlète Caster Semenya a toutefois fait appel auprès du TAS contre ce nouveau règlement (Libération, 30 juin 2018).
[4] Voir les travaux de Katrina Karkazis, ceux de Lindsay Pieper (“Sex Testing and the Maintenance of Western Femininity in International Sport”, International Journal of the History of Sport , vol. 31, no 13, 2014, p. 1557-1576) ou d’Anaïs Bohuon (« Gender Verification Tests in Sport: from an East/West Antagonism to a North/South Antagonism? », International Journal of the History of Sport, vol. 32, no 7, 2015, p. 965-979).
[5] « Mondiaux d’athlétisme : et si on laissait Caster Semenya enfin tranquille ? », Yann Bouchez, Le Monde, 13 août 2017.
[6] Ici le verbe « performer » est utilisé pour signifier que ces athlètes ne mettent pas en scène leur féminité selon les codes et les attendus en vigueur dans les pays occidentaux.
[7] « Caster Semenya, “pas du sport” selon Paula Radcliffe », L’Équipe, 22 juillet 2016.
[8] Vincent Guillot, « Intersexes : ne pas avoir le droit de dire ce que l’on ne nous a pas dit que nous étions », Nouvelles Questions Féministes, 2008/1 (vol. 27), p. 37-48.