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Texte de la brochure :
Présentation du cadre
de la non-monogamie responsable
Lors de mon cheminement pour vivre d’autres possibles que le couple exclusif, je me suis heurtée à une grande solitude. Partager, échanger avec les autres sur ce sujet était souvent impossible. J’avais tantôt droit aux opinions les plus banales du style « si tu n’es pas fidèle, c’est que tu n’as pas rencontré l’homme qu’il te fallait », tantôt à des moins courues mais qui ne disaient qu’une seule chose finalement, que je me prenais vraiment trop la tête et que mes désirs, bien que chouettes, étaient irréalisables. Quelques rares personnes étaient d’accord sur les principes, mais ne le vivaient pas, ce qui ne pouvait m’être d’une grande aide. Quand on sait combien dans cette pratique on a affaire justement à des affects les plus profonds et les plus difficiles à changer (sentiment d’insécurité, jalousie, manque de confiance en soi, désir de fusion…), l’accord seulement théorique semble bien creux. Ramer à contrecourant est très difficile, mais quand on n’a aucun soutien de l’entourage proche (hormis celles/ceux avec qui l’on vit ces relations non exclusives bien sûr) et qu’on ne trouve dans les publications existantes ni modèle, ni encouragements, reflets ou analyses pouvant nous soutenir dans notre démarche, ça devient bien insupportable. Constamment j’ai remis en cause mes choix et je n’ai cessé de me demander si les autres n’avaient pas finalement raison. Comme si le couple et l’affectif étaient des limites infranchissables et intouchables.
Mais malgré quelques crises de doute, j’ai continué. Si je n’ai pas abandonné mon projet devant tant d’adversité, c’est surtout je pense pour quatre raisons.
Tout d’abord, je suis relativement « habituée » au combat interne mené contre la peur de la douleur, combat qui me semble décisif lorsque l’on cherche à vivre autrement et que l’on est dans un processus d’autonomisation, générant indubitablement au minimum de l’anxiété. D’autre part, le travail sur soi que cela nécessite ne peut pas s’accompagner d’une fuite devant la douleur.
« Travailler sur » est bien éloigné de la simple « conscience de » ; la conscience n’est que le préalable du travail qui, lui, demande un effort conscient, constant et délibéré. Ce qui n’est pas évident là-dedans, c’est de penser qu’on pourra survivre à la douleur occasionnée. Mais c’est un sentiment profond de libération qui fera suite à cette douleur et même si j’en garde quelques marques, j’ai à chaque fois jugé que ça en valait profondément la peine. Sans faire l’éloge de la souffrance, comment peut-on, dans ce monde, prendre conscience d’une oppression, aborder un processus d’autonomisation de soi sans passer par la douleur ? Est-il imaginable de prendre conscience de son objectification par exemple, et de vouloir y résister sans que ça nous fasse profondément souffrir ? S’y dérober systématiquement grâce aux diverses stratégies de défense, de refoulement et autres arrangements avec soi-même ne peut pas conduire à mieux se connaître soi-même et devenir plus libre.
Ensuite, le troisième élément me paraissant nécessaire est la confiance en soi, en ce que l’on veut vivre ou au moins ne veut plus vivre. Confiance en moi-même qui m’a permis d’aborder un processus d’indépendance. Confiance en moi-même, dans mes choix et mes valeurs, qui m’a permis de ne pas attendre l’approbation d’autrui et des hommes en particulier, sur cette pratique comme sur d’autres. Ayant très tôt fait des choix désapprouvés par mon entourage familial puis amical, j’ai constaté assez rapidement que la confiance en soi ne pouvait pas dépendre de l’estime des autres, mais plutôt de la sienne propre.
Et ceci me semble d’autant plus juste dans une vision féministe. La confiance en soi et l’estime de soi sont assez rares chez les femmes, et pour cause.
Comment cumuler l’estime de soi avec les attentes des hommes à notre égard ? Enfin, j’avais un sentiment d’individualité assez développé qui m’a permis de trouver la force de lutter contre les règles uniformisantes et autres subordinations de l’individue aux réglementations sociales. J’avais déjà appris que lorsque l’on souhaite être créatrice de sa vie, et surtout en tant que femme, on a plutôt intérêt à être au clair sur les antinomies existantes entre son propre développement individuel et le genre qu’on nous assigne. J’ai fini aussi par rencontrer quelques femmes qui faisaient les mêmes choix dans leur vie, devant autant d’adversité. Même si ces rencontres ont été à cette époque éphémères, elles m’ont réconfortée et encouragée dans ma pratique. Toutes ces réflexions peuvent peut-être paraître bien éloignées du sujet de la non-exclusivité. Toutefois, elles me semblaient avoir un sens pour essayer de communiquer le cadre dans lequel je m’inscris, afin d’éviter au maximum des incompréhensions. Pour les mêmes raisons, je n’emploie pas le terme d’« amour libre », trop connoté de révolution sexuelle (des hommes bien sûr) et d’expériences foireuses où les femmes ont encore été flouées. J’utilise par contre les termes de non-exclusivité et de non-monogamie sans différence de signification. La non-exclusivité « à ma façon », je ne l’entends souhaitable et enrichissante que dans un certain cadre. Je répète que ceci est mon expérience, je ne nie pas la possibilité d’autres cadres, mais par rapport où j’en suis, lui seul me semble pouvoir le mieux « garantir » que ce mode relationnel devienne une réalité tangible, certes complexe et difficile, mais apportant joie sincère, qualité et épanouissement. Ce cadre est finalement ce qui différencie pour moi la non-exclusivité responsable de l’irresponsable (même si, par commodité, je ne rajoute pas toujours l’adjectif). Je définirai donc ce cadre en disant qu’il nécessite au minimum :
Une forte volonté personnelle libre et choisie de vivre ainsi, pour soi-même. Ce qui nécessite d’avoir défini ce que l’on veut pour soi. Toute pression quelle qu’elle soit venant de la/du partenaire (et évidemment, surtout si c’est un mec, même antisexiste) me paraissant le meilleur moyen d’être dégoûtée à jamais de la non-monogamie. On ne peut pas vivre ainsi pour faire plaisir à l’autre ou par peur de la/le perdre. Ni pour mettre du piquant dans la relation prioritaire, que ce soit pour attiser le désir ou pour régler des comptes en se faisant du mal. Je pense que l’on a toutes de ces exemples en tête, et il ne me viendrait pas à l’idée d’appeler ça de la non-monogamie responsable.
Une parole libre et ouverte. Ne pas avoir peur et pouvoir exprimer à ses partenaires ses émotions, ses doutes, ses difficultés, ses douleurs… dans un climat de confiance et d’échange. Mais aussi les joies et les plaisirs que l’on prend avec les autres partenaires, ce qui n’est pas moins difficile. Un désir de travail sur soi et sur les relations. La plus belle illusion étant de croire que tout ceci peut se passer tout seul, facilement et spontanément. Ce qui est peut-être possible dans un certain contexte, mais pour ce que j’ai pu en voir, ce type de relation ne nécessite effectivement que peu d’effort et de travail, car il repose sur peu d’investissement et d’engagement, sur assez peu d’intimité au fond, étant peut-être axé uniquement sur le plaisir et l’agréable d’un moment partagé ensemble, sans désir de construire ou d’agir sur la relation. Je n’en parlerai guère plus ici parce que trouvant ces relations trop partielles et souvent superficielles, je n’en ai que peu vécues. Mais je les considère toutefois comme un choix possible, dépendant de ce que l’on cherche dans les relations avec autrui.
Le propre de la monogamie est que chaque couple en fixe les limites, pourvu qu’elles existent. Dans le cas par exemple où un couple décide de donner la possibilité à chaque partenaire d’avoir des aventures sexuelles sans lendemain ou tout du moins sans affectif, il s’agit pour moi d’une non-monogamie sexuelle (comme il peut y avoir une non-exclusivité amicale, ou de vacances… mais ce sur quoi porte la liberté octroyée est bien nommé) ; les limites à d’autres relations étant bien présentes, la monogamie sévit toujours même si elle peut paraître moins rigide. La non-monogamie responsable ne pose donc aucune limite, et les diverses relations, bien que nécessairement différentes grâce à la singularité des individues, ne sont pas hiérarchisées en ordre d’importance, du style « nous vivons d’autres relations tant qu’elles ne mettent pas la nôtre en danger ». Ce n’est pas une relation en cours qui décidera du contenu de ce que je vivrai avec une autre personne, quel qu’en soit ce contenu. À ce niveau, je ressens la liberté dans le fait que rien n’en soit fixé à l’avance, ni limites, ni scénario, afin que la nouvelle relation ne soit pas biaisée dès le départ et puisse se développer dans toute sa richesse. Toutes les partenaires concernées ayant librement choisi la non-monogamie responsable, les intérêts des différentes individues sont pourtant pris en compte, contrairement à la non-monogamie irresponsable. Vu les enjeux, tout ne se passe pas bien évidemment dans l’harmonie, mais ça, ce n’est pas propre à la non-exclusivité.
L’amour exclusif
Il y a plusieurs modes d’aimer bien qu’un seul soit conseillé, valorisé, donné comme possible et souhaitable et donc suivi. La société n’encourage qu’un unique mode d’amour : l’amour exclusif, où le couple fait structure, où la fidélité devient valeur suprême et la jalousie une preuve et une garantie.
Amour de marché, où le verbe « être » se contorsionne en « avoir » et posséder. Toute autre forme d’amour est perçue (quand elle n’est pas tout simplement pas conçue du tout !) comme non adulte, non véritable, non authentique. Ce modèle ne permet pas d’autres possibles. Tout au plus des négociations, qui bien évidemment ne créent ni rupture, ni réelle résistance, ni remise en cause ou destruction de la structure dominante et normative.
Le point le plus important me semble se situer au niveau du travail à fournir pour la déconstruction de notre vision de l’amour. La non-exclusivité responsable et bien vécue ne peut pas reposer sur les bases monogames de notre structure amoureuse. Il ne suffit pas de les recouvrir de douces idées pour que ça fonctionne. Je me suis régulièrement aperçue, surtout au début, que lorsque quelque chose coinçait, la source en était souvent cette conception qui refaisait surface à certains moments, les plus délicats. Encore une fois, les idées sont bien plus faciles à changer que les émotions et les sentiments. Mais ce n’est certainement que la pratique et l’expérience suivies d’un esprit critique qui peuvent nous montrer en quoi nous restons exclusives/fs, et faire ainsi que nous le dépassions.
Dans notre mythologie de l’amour, il n’y a pas de place pour une troisième personne. La monogamie est à la base de notre structure affective et de nos espérances dans ce domaine.
Le premier pas à faire donc semble déjà se situer dans le fait de pouvoir créer la possibilité conceptuelle d’aimer plus d’une personne en même temps. Ça n’a l’air de rien comme ça, mais qui y croit profondément et sincèrement ?
C’est là qu’on voit le poids des normes. Il n’est pas nécessaire d’interdire formellement d’avoir plusieurs relations, car on n’envisage tout simplement pas de vivre autrement ses amours. Pendant de longues années, nous avons « subi » un long apprentissage sur le fait de n’aimer qu’une seule personne, si possible pour la vie, mais surtout dans le même temps. On parle aujourd’hui de monogamie sérielle pour désigner le fait que l’on n’a plus une seule partenaire au cours d’une vie, mais que toute relation reste bien exclusive.
Contrairement à ce que l’on pourrait naïvement croire, cette monogamie sérielle largement vécue n’invalide jamais l’idéal monogame. On nous apprend que l’amour doit se diriger vers une seule et unique personne à la fois. Qu’au mieux, si l’on s’avise à aimer A et B en même temps, A n’aura que la moitié de l’amour puisque B en aura l’autre moitié. Ou bien que l’on donnera 40 % à A et 60 % à B. Derrière l’exclusivité se « cache » l’idée que la personne aimée pourrait et devrait tout apporter à l’aimante. Combien de fois m’a-t-on objecté que si je n’étais pas fidèle (dans le sens monogame), c’était dû au fait que je n’aurais pas trouvé la personne adéquate ou idéale, comme une lesbienne n’aurait pas trouvé le bon mec qui aurait su lui faire aimer l’hétérosexualité (plus couramment entendu « la faire jouir »…). Si j’étais vraiment bien avec quelqu’une, il paraît que je n’aurais pas besoin d’aller voir ailleurs ce qui s’y passe.
Par définition, deux personnes qui s’aiment et qui n’ont pas de problème majeur dans leur relation forment un couple fidèle. Point. Toute dérogation sera le symptôme de quelque chose qui ne va pas, et d’un manque par rapport à l’autre plus sûrement. Or, si quelque chose m’a bien manqué dans mes premières expériences de couple hétéro, c’est ma liberté et mon épanouissement et non le fait que mon copain ne m’apporte pas tout. (Car à la fin, qu’est-ce que ce tout ? Ce dont les hommes ont décidé que les femmes avaient besoin ?) Comment serait-il même possible de le penser quand ce tout signifie pour soi bien autre chose que ce qu’une relation de couple peut apporter, que ses propres exigences sur sa vie visent justement à d’autres prétentions que celles qui peuvent être réalisées par le couple ?
La culture du couple donne à penser que celui-ci résoudra tous nos problèmes, manques, insuffisances, besoins ou désirs. Le couple détient toujours le parangon du bonheur et du bien-être, alors évidemment, tout ce qui n’est pas lui sera perçu comme ne pouvant amener tout au plus qu’un simili-bonheur ou un bonheur substitutif.
Qu’une personne pense qu’elle puisse tout apporter à une autre est pour le moins suspect. Ça me semble pourtant un des présupposés nécessaires à avoir pour vivre en couple sans penser que l’on prive l’autre de bien des plaisirs et richesses. Des personnes m’ont exprimé qu’elles ne pouvaient soutenir cette opinion, mais qu’elles vivaient comme si, afin d’éviter la remise en question du couple.
En restant dans cette logique de l’apport, pourquoi ne pense-t-on pas que deux relations apporteront deux fois tout, ce qui serait encore mieux, non ?
Parce qu’il n’existe qu’un seul être pouvant tout apporter à une personne donnée et à un moment donné ?
Le paradigme de l’amitié
Pour m’aider à sortir de l’irrationalité courante attachée à l’amour, je me suis personnellement servie du paradigme de l’amitié. Ayant remarqué combien les sentiments amoureux pouvaient aller à l’encontre de mon désir d’autonomie et d’indépendance, j’ai donc essayé de trouver une façon d’aimer qui corresponde mieux à mon projet d’existence et c’est ce modèle de l’amitié qui, de façon concrète, m’a permis de la réaliser. Il m’a aussi permis de me rendre compte à quel point l’amour classique pouvait être aliénant et appauvrissant et de croire en une alternative affective en m’ouvrant d’autres horizons.
Le modèle de l’amitié dont je me sers est certainement, dans les représentations, plus un modèle masculin que féminin. Ceci n’est guère surprenant : la réalisation de ce modèle exige des personnalités autonomes se considérant sujets de leur vie. Les hommes ont depuis longtemps été définis comme sujets, c’est-à-dire comme pouvant se définir par leurs activités, en fonction du travail qu’ils réalisent, contrairement aux femmes, qui, assignées objets, sont définies plutôt par les activités des sujets à leurs égards, c’est-à-dire que leur identité repose sur leur relation à ces sujets. Ainsi, la socialisation masculine permettra aux hommes de se développer comme indépendants et autonomes tandis qu’on le refusera aux femmes. Je vous renvoie à ma partie sur l’autonomie pour plus d’explicitation à ce propos. Toutefois, dans la réalité, les hommes s’épanouissent plutôt dans le travail (ou le statut social, ou la militance) que dans les relations, amicales ou amoureuses. D’autre part, l’indépendance masculine telle qu’elle est vécue majoritairement par les hommes doit aussi être modifiée pour vivre une amitié, ceci découlant de leur pratique de l’autonomie, que j’ai développée plus avant.
Au-delà du refus d’éprouver des sentiments, leur peur de l’intimité, leur refus de parler de leurs sentiments et d’eux-mêmes, du relationnel, leur refus d’exprimer leurs émotions, de dévoiler le plus personnel d’eux-mêmes ne permet pas non plus une forte relation amicale. Et ceci est malheureusement loin d’être dépassé ; encore aujourd’hui, ce que les femmes non féministes reprochent le plus aux hommes concerne leur absence de parole de l’intime.
D’où les succès faramineux des livres portant sur la (l’in)communication femmes/hommes, qui ont remplacé ceux sur la sexualité sur les rayons de librairie concernant les rapports femmes/hommes. Livres qui, faut-il le dire, ne remettent jamais en question la domination des hommes dans la conversation puisque les relations de pouvoir sont neutralisées. La solution aux frustrations des femmes (bien constatées) réside dans la compréhension mutuelle… ce qui a pour effet de légitimer l’état actuel des rapports femmes/ hommes. Si ce message est dépolitisé au possible, il n’est évidemment pas neutre politiquement. J’ai étudié dans un texte la répartition des tâches entre les femmes et les hommes dans le travail conversationnel[1]. La conversation, contrairement aux apparences, nécessite de fournir un travail afin qu’elle puisse se réaliser. En principe égalitaire, la conversation mixte comporte en réalité de nombreuses asymétries. La division du travail est des plus inégalitaire. Alors que ce sont les femmes qui produisent principalement la conversation, les hommes la dirigent et la contrôlent. (Il n’y a donc rien de très surprenant à ce que l’idée qu’on se fait de la conversation soit exempte de celle de travail. Nous sommes habituées au fait que le travail fourni par les femmes ne soit jamais analysé comme travail, puisque toujours renvoyé à leur prétendue nature. Les femmes sont, elles ne font pas. Cette naturalisation de leur travail l’obscurcit pour mieux le nier afin de cacher la domination masculine. Ce sont toujours des féministes qui ont rendu visible le travail effectué par les femmes, qu’il soit domestique ou relationnel.)
Personnellement, je parle de refus de la part des hommes et non d’incapacité de parler de soi et de l’intime, parce que je pense que si les hommes éprouvent des difficultés dans leur relation à autrui, induites par leur non-expression de leurs émotions et non-parole sur l’intime, ce n’est pas dû à la seule socialisation masculine (« un garçon ne pleure pas », etc.) mais aussi à leur désir de dominer. Exprimer ses émotions tend fortement à réduire sa position de pouvoir, le pouvoir ayant de forts liens avec la non-expression de la vulnérabilité. Les hommes ne sont pas des agents passifs du patriarcat, mais bien actifs.
Ce modèle de l’amitié me semble donc aussi difficile à réaliser pour les femmes que pour les hommes, bien qu’elles et ils soient à des places bien différentes. La coupure opérée entre l’amour et l’amitié est loin d’être innocente. Pourtant, ce qui est bon pour l’amitié me semble aussi pouvoir être bon pour l’amour. Mais sur de nombreux points, l’amitié s’oppose à ce qu’on appelle communément l’amour, même s’il me semble assez évident qu’il s’agit bien d’une forme d’amour. F. Alberoni l’appelle « la forme éthique de l’amour », ce qui me semble bien lui convenir.
Pour rentrer un peu dans les détails, je dirais tout d’abord que l’amitié est une inclination sélective entre deux personnes. Elle implique un choix : je vais élire une amie en fonction de critères qui m’importent, en grande partie éthiques. Or, cette idée de choix, de sélection subvertit déjà l’idée d’amour. Il est bien connu que l’« on ne choisit pas qui on aime », que les explications que l’on en donne sont d’ordre psychologique, c’est-à-dire faisant intervenir l’inconscient ou d’ordre irrationnel. On peut constater que, la plupart du temps, les critères que nous avons pour choisir une amie ne valent plus pour l’aimée. Si dans le premier cas il est clair que ce que je pense de la personne préexiste à mon sentiment amical et en est la source, il n’en va pas de même dans l’amour où, là, on va attribuer une valeur à ce que l’on découvre chez l’autre : « Je t’aime, tu es bleu, donc j’adore le bleu. » Quand on n’a pas envie de vivre n’importe quoi, n’importe comment et avec n’importe qui, mieux vaut inverser cette proposition.
L’amour brouille fortement la lucidité de jugement, tout le monde en a maints exemples. « L’amour est aveugle », mais pourquoi ne pas lutter contre cet aveuglement ? Je sais que, malgré toutes les déterminations conscientes que l’on pourrait essayer d’introduire dans notre amour, je ne me fais aucun souci, il en restera toujours quelque chose qui nous échappe. Mais même dans ce bateau de l’amour, je ne laisserai pas l’inconscient et les affects seuls maîtres à bord. Et si j’opère ici un découpage entre la raison et les affects, c’est seulement pour la clarté de l’énoncé ; je ne me vis pas de façon si tranchée, cherchant justement à rendre chez moi cet antagonisme le plus caduc possible. Que ce soit l’inconscient qui détermine en grande partie notre façon d’aimer n’enlève en rien la pertinence d’essayer de comprendre consciemment ce qui se joue ici afin de pouvoir agir dessus, mieux se connaître soi-même et devenir plus libre.
Pour continuer sur l’amitié, elle semble aussi rattacher les personnes sous le signe de l’égalité. Estime de l’autre, respect de sa liberté, sérénité, confiance, proximité, réciprocité, sincérité, bienveillance en sont ces éléments les plus essentiels. Lequel d’entre eux pourrait-il prétendre être nécessaire à l’affection amoureuse ? Si l’amitié est exigeante, l’amour lui se contente de beaucoup moins, faisant souvent preuve d’une grande complaisance. Rien ne semble le faire vaciller. Ni la bêtise de l’autre, ni une médiocrité relationnelle. Nul obstacle à l’amour. Que la relation soit des plus inégalitaires, qu’elle engendre de fortes souffrances n’est pas grave, l’important étant de s’aimer ! Le temps passé ensemble fait preuve, et l’estime que le couple peut tirer de la relation semble souvent se situer uniquement sur le plan de la durée. Aussi, et peut-être plus fondamentalement encore, on cherche en général le bien pour son amie, on souhaite son bonheur et on est prêt à la/le soutenir dans ce sens, à l’aider dans la satisfaction de ses désirs propres, on s’emploie à lui procurer avantages et plaisirs. On est heureuse/x de sa joie et triste de son malheur. On désire et favorise son individualité et sa liberté. L’amour, là encore, ne tient pas la comparaison.
À l’instar des philosophes qui ont souvent célébré l’amitié comme unique forme enviable d’attachement à autrui, les libertaires feraient bien d’en faire de même. L’amour n’a rien d’anarchiste, car il ne respecte que trop de lois. Où est la bohème ? Il ne passe pas les barrières sociales (homogamie généralisée), il cherche à asservir l’autre plutôt que la/le libérer et entretient des relations hiérarchisées (hommes-femmes bien sûr mais aussi pères-fils par exemple). L’amour rime avec la passion (au sens latin de supporter, souffrir), l’abnégation et la soumission. Il peut allègrement se passer de réciprocité, alors que l’amitié est réciproque ou n’est pas. Elle ne cherche pas la fusion, ni le contrôle mental et physique de l’autre. Elle déteste la souffrance et ne semble pas supporter la domination.
Enfin, l’amitié n’est pas un sentiment exclusif. Une nouvelle amie ne fait pas délaisser l’ancienne, et je suis heureuse qu’elle/il en ait d’autres que moi.
La réunion de l’amitié et du désir
Lors de discussions sur ce sujet, quelques personnes semblaient être contrariées par l’aspect un peu froid de la chose, la sagesse ou la raison apparaissant malheureusement souvent, sur le plan relationnel comme sur d’autres, comme un frein à l’intensité. Si l’intensité est trouvée dans l’aliénation de soi et/ou le pouvoir exercé sur d’autres, il va sans dire que je lutterai contre cette intensité là, comme devrait en principe le faire toute anarchiste.
Mais peut-être que ces personnes visaient plus précisément l’aspect sexuel, généralement absent de l’amitié. Il faudrait qu’on m’explique en quoi l’exigence qualitative diminuerait le désir sexuel pour l’autre ou le plaisir. La sexualité entre amies me semble être une des plus épanouissantes qui soit, pour toutes les raisons données auparavant. À moins, bien sûr, que le plaisir sexuel nécessite des relations de domination. Si ceci me semble assez juste malheureusement pour la plupart des hommes, même anarchistes, puisque la sexualité masculine est d’abord construite sur le désir de dominer, je ne crois pas que ça le soit pour la majorité des femmes, anarchistes ou pas. Remplacer une base passionnelle par une base amicale me semblerait permettre beaucoup plus de liberté sexuelle pour les femmes, dans l’affirmation de leurs plaisirs et désirs propres, plutôt que dans la satisfaction, pour les hétérosexuelles, de ceux des hommes. En tout cas, dans mon histoire hétérosexuelle, ma sexualité a été beaucoup plus épanouissante et enrichissante avec des amants qui étaient des amis qu’avec des amoureux.
Rien n’a été pour moi plus riche, plus fort et plus puissant que cette amitié sexuelle non monogame. C’est elle qui m’a permis de conjuguer la rationalité avec les sentiments, et surtout l’indépendance avec une profonde intimité. Autre point fondamental pour moi : je n’ai jamais pu trouver dans l’amour toute la force et l’énergie que j’ai trouvée dans l’amitié sexuelle, la force de faire autre chose, de m’affirmer et me réaliser ailleurs que dans ces relations affectives. L’amour permet-il cela ? Rien ne me paraît moins sûr puisqu’il demande au final, surtout pour les femmes hétérosexuelles, de faire plus attention à l’autre qu’à soi. Pour cette raison aussi, je ne vois pas comment j’aurais pu concilier mon projet de construction de soi (basé sur l’autonomie et le développement de soi) avec l’amour, qui m’aurait demandé de faire maintes concessions et compromis.
Il est vrai que l’amitié sexuelle nécessite de pouvoir dissocier la sexualité de l’amour, dissociation que le patriarcat interdit aux femmes et permet aux hommes sur le seul mode de l’objectification de l’autre. Modèle qui ne peut donc pas me servir puisque je me situe dans une relation de sujet à sujet, même dans le cas d’une rencontre qui serait uniquement sexuelle. Comme dans le cas de l’autonomie ou de la rationalité, il faut penser autrement cette potentialité de dissociation ; car de la même façon, si les hommes la combinent avec la négation ou l’objectification de l’autre, ce n’est pas inhérent au fait de pouvoir dissocier la sexualité de l’amour, mais bien plutôt à leur désir de dominer.
Le rapport sexuel sans affection est rarement désiré par les femmes. Ceci découlant encore pour moi du double standard sur la sexualité. Si les femmes doivent justifier leur sexualité par leurs sentiments, cela montre bien à quel point on n’accepte pas que les femmes aient une sexualité pour elle-même. La sexualité reste bien illégitime pour elles, contrairement à ce qu’on essaye de nous faire croire. Elle n’est acceptée que si elle peut être justifiée par la procréation ou l’amour. Cette intériorisation de l’illégitimité du sexe sans sentiments est si forte qu’elle est présente même chez les femmes qu’on appelle « pro-sexe ».
Si Sallie Tisdale[2] par exemple « souhaite analyser le sexe indépendamment de la structure de la relation durable », elle constate toutefois ? : « J’ai beau rêver – et Dieu sait si mon corps rêve – d’une sexualité dépourvue de relations ou de sentiments, d’une sexualité qui serait réduite à l’acte sexuel, je suis incapable de la vivre. » Elle ne garde alors que l’espoir d’une sexualité débarrassée « de tout cet incroyable bagage né de pressions sociales et sexuelles ».
Lorsque l’on commence à lâcher les cases hiérarchisées, octroyées par la culture du couple, entre ses amies et ses amantes, on se rend compte à quel point ces barrières empêchaient de véritables interactions libres. Car je crois que si j’ai choisi la non-monogamie responsable comme principe de vie, c’est parce qu’elle me semblait la mieux à même de répondre à mon exigence d’interactions libres. Des relations ouvertes, basées sur la réciprocité, le désir et la qualité, à l’opposé de celles fermées, basées sur le besoin, l’attachement et la dépendance. Des relations où aucun scénario n’est fixé à l’avance, où l’on re-décide et re-choisit tout le temps ce que l’on veut vivre, sans sentiment du devoir à accomplir, sans évidences jamais interrogées, sans habitudes non questionnées. Des relations où l’on se sent libre de renégocier la réalité relationnelle quand on le désire.
Mais pourquoi m’évertuer à vouloir comparer l’amour et l’amitié ? Pour mieux faire apparaître peut-être qu’ils ne sont pas « destinés » à remplir les mêmes fonctions…
Lien vers la partie 3
[1] Voir la brochure, par exemple ici
[2] « La répartition des tâches entre femmes et hommes dans le travail conversationnel » dans Nouvelles Questions Féministes, volume 19, 1998. – Aussi disponible sur tarage.noblogs.org