Lien vers la brochure en pdf : Un amour de bibliotheque
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Texte de la brochure :
Chaque fois que le mois de septembre commence, une main cosmique et bienveillante met une sourdine sur le soleil et pousse une vague de vent froid depuis les fjords du nord qui tôt ou tard frappe la ville et entraîne au moins une petite partie de l’air qui nous étouffe. Septembre est un bon mois, c’est le moment où les nouveaux livres, comme des chiots nés au début de l’été, sortent pour la première fois jouer sur la place publique, avec leurs coussinets doux et leur dos brillant. Les librairies se remplissent de ces corps inconnus. Certains arriveront dans les maisons, feront partie d’une bibliothèque, s’allongeront sur les tables de chevet, et même rentreront dans des lits étrangers. Les livres sont, comme les virus, des entités intermédiaires entre l’objet et l’être vivant.
Une bibliothèque est une biographie matérielle, écrite avec les mots des autres, constituée de l’accumulation et de l’ordre des différents livres que quelqu’un a lus au cours de sa vie. En outre, et bien que cela puisse paraitre paradoxal ou déplaire à ceux qui se consacrent professionnellement à l’écriture – mais c’est une bonne nouvelle pour les libraires – il faudrait, pour constituer une bibliothèque en tant que biographie, ajouter aux livres lus les livres qui sont possédés sans avoir été lus, ceux qui reposent sur les étagères ou qui attendent sur les tables mais n’ont jamais été ouverts ni parcourus du regard, ni entièrement ni partiellement. Dans une biographie, les livres non lus sont des indicateurs de désirs frustrés, d’envies passagères, d’amitiés brisées, de vocations insatisfaites, de dépressions secrètes qui se cachent sous l’apparence de surcharge de travail ou de manque de temps. Ils sont parfois des masques que le faux lecteur porte pour émettre des signaux littéraires visant à susciter la sympathie ou la complicité des autres lecteurs. D’autres fois, comme sur une page Instagram, seule la couverture, le nom de l’auteur ou même le titre d’un livre comptent. Les livres non lus sont une réserve d’avenir, des morceaux concentrés de temps, indiquant une direction que la vie aurait pu prendre mais qu’elle n’a pas prise ou qu’elle pourrait encore prendre.
Chaque relation a sa bible
Chaque relation amoureuse laisse derrière elle une bibliographie, comme une sorte de trace ou d’héritage où l’on signale les livres que chaque amant a apportés à l’autre. De la même manière, on pourrait dire que chaque relation a sa bible, son livre sacré, le livre à travers lequel un amour ou un échec amoureux se raconte.
L’intensité et le degré de réalisation d’un amour peuvent être mesurés par l’impact que la relation amoureuse a eu sur notre bibliothèque personnelle. Un coup d’une nuit ou une histoire rapide peuvent avoir une bibliographie plus longue ou plus intéressante qu’une relation qui a duré des années. Aisha, par exemple, m’a fait savoir qu’elle me désirait en m’offrant Le premier siècle après Beatrice d’Amin Maalouf, alors que je m’apprêtais à changer de nom, comme si ce siècle dont Maalouf parlait allait commencer à ce moment précis. Notre histoire d’amour était courte, mais sa bibliographie était dense : elle m’a laissé tous ses livres de Mahmoud Darwish, certains en anglais, d’autres en français, qui constituent en eux-mêmes une bibliothèque de la Palestine tant impossible, comme notre amour.
Je me souviens aussi de Diedre, une amante BDSM que j’ai eue à New York. Nous ne nous sommes rencontrés que pour des sessions convenues contractuellement, mais comme elle faisait une thèse de doctorat sur Hegel, j’ai fini par lire, paragraphe par paragraphe, l’intégralité de La phénoménologie de l’Esprit. Je garde encore dans ma bibliothèque sa copie soulignée et commentée en allemand que sans elle je ne pourrai plus jamais relire.
Pierre Guyotat au frigo
L’une des relations les plus terribles de ma vie, celle que j’ai établie avec Jean pendant quelques mois, a ajouté à ma bibliothèque l’œuvre désormais inestimable pour moi de Pierre Guyotat. Je me demande si les parties les plus violentes et les plus menaçantes d’Eden Eden Eden, que Jean vénérait, n’étaient pas déjà le protocole passionnel de la forme que l’obsession de Jean, sa soif de possession et sa colère contre moi prendraient dans le futur. Le reste des livres de Guyotat sont encore sur mes étagères et m’accompagnent souvent dans mes voyages, mais la version d’Eden Eden Eden que Jean m’avait offerte est restée pendant des années dans un congélateur à Paris, comme l’avait prescrit une sorcière qui m’avait traité contre ses agressions. Quand j’ai déménagé d’un appartement à un autre, je l’ai laissé là. Peut-être que le locataire suivant a cru que je mangeais des livres conservés à basse température. Je ne saurais jamais s’il fut décongelé, depuis, pour être lu ou simplement jeté lorsqu’on a nettoyé le frigo, ou si cet Eden Eden Eden est toujours au froid.
Certaines relations laissent derrière elles un seul livre surgelé, que nous ne pourrons plus jamais relire. D’autres fondent une nouvelle bibliothèque. Avec Virginie, l’amante avec qui j’ai vécu le plus longtemps, nous sommes venus former une bibliothèque de plus de cinq mille exemplaires, unissant nos livres et en ajoutant de nouveaux chaque jour. Bien que nous nous soyons séparés il y a plus de quatre ans en tant que couple romantique (selon les conventions bourgeoises et patriarcales qui régissent encore ce qui est socialement compris par couple), nous n’avons jamais été capables de séparer nos livres. Virginie et moi venions de deux mondes différents, ou pour être plus précis, nous avions deux bibliothèques radicalement hétérogènes avant de nous aimer. La sienne était composée d’un millier de livres sur la culture musicale et le punk-rock, dont plusieurs en anglais, mélangés à une bonne collection de littérature américaine et à une sélection pointue de romans policiers en français. La mienne s’était constituée dans le passage par les institutions universitaires de trois pays différents, des Jésuites, à la New School for Social Research, en passant par Princeton, ou par l’École d’Hautes Études en Sciences Sociales. Elle était une bibliothèque plutôt ennuyeuse et studieuse, en trois langues, qui réunissait les classiques grecs et latins, l’histoire de l’architecture et de la technologie, ainsi que de la philosophie française, et où seulement environ cinq cents titres du féminisme, de théorie queer et anticoloniale venaient ébranler la paix canonique de la pensée occidentale.
Notre amour a d’abord provoqué l’échange de quelques livres entre nos bibliothèques respectives. Tout a peut-être commencé avec la migration de Le Corps Lesbien de Monique Wittig de ma bibliothèque pour trouver dans la sienne une place idéale entre Albertine Sarrazin et Goliarda Sapienza. Puis il y a eu la contrebande de son Elroy et de son Calaferte qui ont aiguisé ses pages pour ouvrir un espace dans ma bibliothèque entre Hobbes et Leibniz. Puis il y eut la glorieuse rencontre de sa Lydia Lunch avec ma Valerie Solanas. L’évasion de son Baldwin vers ma bibliothèque pour trouver un placer à côté d’Angela Davis et Bell Hooks. C’était comme si les frontières politiques établies par chaque bibliothèque tombaient devant le charme des livres de l’autre.
Une insémination mutuelle
Ensuite, lorsque nous avons emménagé ensemble, s’est opérée la fusion des bibliothèques. La réorganisation de toutes les séries, la rupture du canon, le bouleversement du répertoire, la perversion de l’alphabet. Derrida sonnait mieux en compagnie de Philippe Garnier et Laurent Chalumeau. Plus tard, la métamorphose a eu lieu : la bibliothèque a commencé à grandir avec de nouveaux titres issus de l’insémination mutuelle. Sont apparues ainsi des étagères entières de Pasolini et Joan Didion, de June Jordan et Claudia Rankine, de Susan Sontag et d’ Elfriede Jelinek. Puis Virginie a appris à parler l’espagnol et sont arrivés, comme des nouveaux organes, Roberto Bolaño, Osvaldo Laborghini, Pedro Lemebel, Diamela Eltit et Juan Villoro. La bibliothèque devenait un monstre devant lequel nous pouvions passer des heures à jouer comme des enfants, ajoutant un Achille Mbembé ici et une Emma Goldman là, regardant l’anatomie mutante de ce corps de fiction. La bibliothèque commune était vivante et grandissait avec nous.
La reproduction que l’on pourrait presque appeler sexuelle de nos bibliothèques a rendu impossible la séparation de leurs livres lorsque nous avons décidé de nous quitter et que j’ai déménagé à Athènes. Ceci est la preuve que notre bibliothèque commune était beaucoup plus solide que notre couple. Notre amour était un amour de livre. Non pas parce qu’il correspondait à un récit livresque, ni parce que sa qualité était plus fictive que réelle, mais parce qu’il a uni nos livres plus durablement et définitivement que nos corps. Encore aujourd’hui notre bibliothèque vit et mute.
Dans d’autres cas, les problèmes de la relation amoureuse sont dès le début des problèmes de bibliothèque. Par exemple, dans ma relation avec Alison, sa résistance à l’amour s’est immédiatement manifestée par sa réticence à me laisser utiliser librement sa bibliothèque. Alison avait une bibliothèque bipolaire. D’un côté, elle avait une bibliothèque aussi classique que sérieuse, d’un choix scrupuleux. Constituée durant ses années d’études et par l’héritage de ses parents, tous deux écrivains, cette bibliothèque ne contenait aucun livre publié après 1985. Le deuxième hémisphère de la bibliothèque bipolaire se composait, au contraire, d’un ensemble des titres les plus hétéroclites et inégaux imaginables de poésie, de théâtre, d’architecture, de nouvelles et d’essais, en espagnol et en catalan, tous publiés après 1985 et donnés par les auteurs eux-mêmes, souvent en échange de présentations en librairie auxquelles Alison se prêtait régulièrement, des réunions amicales arrosés de vin du Priorat et accompagnés de tranches de fuet.
Rien ne me faisait plus plaisir quand j’arrivais chez Alison après un long voyage, d’Athènes ou de New York, que de m’allonger dans son lit et de l’attendre en lisant au hasard un de ces livres publiés avant 1985. C’est ainsi que j’ai relu l’Ethique de Spinoza, le livre sur Foucault de Gilles Deleuze, le Zarathustra de Nietzsche ou la première traduction espagnole de Moby Dick. Dans le contexte culturellement ennuyeux et politiquement hostile de Barcelone, ces livres étaient comme une bande d’amis fidèles toujours prêts à faire une promenade avec moi. Ils m’accompagnaient à la plage, se perdaient dans mes sacs à dos et finissaient souvent pleins de sable sur les étagères des toilettes ou de la cuisine. Alison prétextait que je foutais en l’air sa bibliothèque. Et la production systématique de ce trouble était l’activité fondamentale à laquelle je me consacrais, en plus de faire l’amour avec elle, lors de mes voyages pour la visiter. Je regrette, à parts égales, ces dimanches après-midi entre deux voyages, où Alison réordonnait mon corps et je désordonnais sa bibliothèque. Ça résume bien ce que j’entends par temps libre : sexe et lecture. Amour et écriture. Pas de culturisme, pas de cyclisme, pas de tourisme…ni d’aucun autre isme.
Peut-on aimer sans embrasser
la bibliothèque ?
Nos divergences de bibliothèque se sont manifestées ouvertement lorsqu’elle m’a offert un livre de Michael Onfray pour Noël. Cela a déclenché ce que l’on pourrait appeler en langage technique un conflit bibliographique. Peut-être parce qu’elle n’avait jamais lu en entier les livres que j’avais écrits, elle n’avait pas compris que Michel Onfray était aussi loin de ma bibliothèque que Karl Ove Knausgard de celle de Chiamanda Ngozi ou Philippe Roth de celle de Maggie Nelson. Je n’ai rien dit. On n’en a pas parlé. Elle a tenté de réparer ce qui avait été fait. Un jour, Alison m’a offert une version magnifiquement illustrée de Pharmako Gnosis de Dale Pendell. Mais en général, j’adorais sa bibliothèque alors qu’elle ne s’intéressait pas à la mienne. Et puis je me suis posé la question : quelqu’un peut-il aimer un écrivain, je veux dire ici la personne, le corps de l’écrivain, autrement dit le lecteur, sans le lire ? Quelqu’un peut-il aimer quelqu’un sans connaître et embrasser sa bibliothèque ?
En écrivant ces lignes, j’ai réalisé que j’avais encore sur mon bureau le dernier livre qu’elle m’avait offert ce 23 avril, Esta bruma insensata, Cette brume insensée, d’Enrique Vila-Matas. Le 23 avril est peut-être le plus beau jour de l’année à Barcelone. La ville célèbre la fête nationale du livre et toutes les librairies, les plus grandes comme les plus petites, sortent leurs tables dans la rue avec les best-sellers qui sauvent leurs entreprises, mais aussi avec les livres invendables et les collections totalement inconnues des maisons d’édition en faillite commerciale. Sur la première page de Esta bruma insensata est la dédicace qu’Alison m’avait écrite : « En ce jour des livres où il y a aussi le tien et où Barcelone et moi t’accompagnons heureuses. Je t’aime, Alison. » Je suis frappé par cette dédicace, non seulement par le « Je t’aime », que maintenant je trouve lacérant, mais par l’union avec la vingt-sixième lettre de l’alphabet castillan et la vingt-et-unième de ses consonnes, par un « y » grec, entre les mots « Barcelone » et « je » comme si Alison se considérait comme une ville, ou, au contraire, comme si considérant Barcelone comme une personne elle établissait une sécrète alliance entre elles deux. Est-ce que ça voulait dire que si elle arrêtait de m’accompagner ou de m’aimer, la ville le ferait aussi ? Je sais maintenant qu’il y avait quelque chose de prémonitoire dans cette dédicace. J’ai commencé à lire ce livre quand on était ensemble. Quand je l’ai fini, nous étions déjà séparés.
De l’indépendantisme bibliographique
Cette brume insensée pourrait bien être le livre noir de notre amour. Dans ce roman, Simon Schneider, le narrateur, frère d’un grand écrivain pour qui il recueille les citations d’autres auteurs, se réfère à la brume pour nommer le nuage dense de confusion politique que les mouvements catalanistes et hispanophones ont créé ces dernières années et qui semblait planer sur la ville de Barcelone. Il y avait certaines choses qui, pour Simon, avaient ce qu’il appelait avec l’historien d’art Souriau une « existence mineure », une existence semblable à celle d’une brume, d’un brouillard ou d’une brise. Dans notre cas, le brouillard pouvait nommer la confusion que l’indépendantisme bibliographique d’Alison et mon unionisme bibliothécaire avaient créée sur notre relation, jusqu’à ce que la bibliothèque de notre amour soit, pour ainsi dire, dans le brouillard.
Un jour, presque à la fin de notre relation, au cours d’une conversation, je lui ai posé une question sur une boîte de levure appelée Le Tigre sur laquelle il était écrit « para la bollería fina », pour la pâtisserie fine.
– Pourquoi t’intéresses-tu à cette boîte?, avait-elle demandé.
– Parce que la personne qui te l’a donnée voulait te faire une blague sur le fait que tu as un look de gouine alors que tu t’es toujours dit hétéro. C’est pour vos pâtisseries fines, « para la bollería fina » j’ai dit — parce qu’en espagnol, on appelle les lesbiennes « pâtisseries ».
– Ecoute, Paul, m’a dit-elle, froide et désobligeante, le monde n’est pas un Manifeste contre-sexuel, se référant à mon premier livre qu’elle n’a jamais lu dans son intégralité et dont elle ne m’avait jamais parlé auparavant, je crois.
Ce que j’imaginais être une plaisanterie est devenu le règlement de comptes de deux bibliothécaires. C’est comme si elle avait pris le livre lui-même et qu’elle me l’avait jeté à la figure, comme si avec ces mots elle avait détruit ma fragile bibliothèque. Je savais alors, comme j’aurais pu le savoir dès la première fois qu’elle m’avait reproché d’avoir désordonné ses livres, que nous ne pourrions jamais avoir une bibliothèque commune. Quelques jours plus tard, j’ai fait une douzaine de paquets avec les livres que j’avais accumulés dans sa maison pendant mes voyages et je suis parti sans qu’elle me demande de rester. Depuis, nous ne nous sommes jamais reparlés, nous ne nous sommes jamais revus.
Les périodes de dépression ou de profonde désaffection sont celles où la bibliothèque devient simplement un meuble et les livres simplement des objets. Nous les percevons alors comme des formes et des volumes qui ornent un mur, qui nous séparent du monde extérieur, qui nous dérangent ou nous encombrent. Nous les mesurons en centimètres cubes, nous les pesons en kilogrammes. Nous ne les percevons plus comme des portes en papier qui mènent à des mondes parallèles. Mais un jour l’amour sera de retour, nous le saurons quand la bibliothèque redeviendra un virus.