Tour de France et lutte des classes – Charlotte Jones suivi de Le tour de France comme épopée – Roland Barthès

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Le premier texte sur le site de Ballast
Le texte original (en anglais) sur le site de Tribune

Tour de France et lutte des classes

Charlotte Jones
Paru dans Tribune – Juillet 2022
Traduit par la rédaction de Ballast – Juin 2024

Élections législatives obligent, le départ du Tour de France dans quelques jours ne fera pas les gros titres cette année. Si la course a perdu de son lustre à cause des scandales de dopage qui ont marqué le cyclisme ces dernières décennies, elle reste pourtant massivement suivie et garde sa réputation de grand événement populaire. Depuis sa création en 1902, elle anime chaque début d’été et draine les foules au bord des routes, sur les pentes d’un col ou à l’arrivée d’une étape. Dans un article publié dans Tribune[1] que nous traduisons, Charlotte Jones revient sur l’histoire de la course et, à rebours de la neutralité revendiquée par ses organisateurs, elle l’affirme : le Tour de France est politique.

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Le Tour de France est né d’un scandale politique. En 1894, l’officier d’artillerie juif Alfred Dreyfus est reconnu coupable de trahison pour avoir fait passer des secrets militaires à l’ambassade d’Allemagne. Deux années plus tard, l’absence de preuve prouve l’innocence de Dreyfus et la culpabilité d’un officier plus gradé que lui. Les rumeurs selon lesquelles il s’agissait d’un coup monté créent un tollé : l’Affaire Dreyfus divise le pays. À l’époque, Le Vélo est le quotidien sportif le plus diffusé. Pierre Giffard, son rédacteur en chef, est dreyfusard. Il a écrit un article à propos de l’affaire et de la manifestation qui a suivi lors d’une course hippique, au cours de laquelle le Comte Jules-Albert de Dion a été arrêté pour avoir frappé le Président de la République à la tête à coups de canne. Furieux du portrait où Giffard le dépeint, Jules-Albert de Dion décide de lancer un journal concurrent, L’Auto, afin de le mettre sur la paille.

Mais, à la fin de l’année 1902, tandis que Le Vélo vend 80 000 exemplaires chaque jour, L’Auto est en difficulté. À l’occasion d’une réunion de crise, la responsable de la rubrique cycliste du journal explique que si les courses longue distance, très populaires, pouvaient se dérouler sur les routes autour des villages et des villes de France plutôt que sur un circuit, ce serait une aubaine pour encourager les ventes du journal. C’est donc grâce à un coup de pub, suscité par une guerre de diffusion, que la première « Grande boucle » voit le jour en 1903 — une course en six étapes autour de la France, reliant Paris, Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux, Nantes et Paris. On attend des participants qu’ils parcourent près de 2 500 kilomètres en deux semaines.

Le cyclisme n’a jamais été un sport amateur : il est devenu professionnel dès la fin du XIXe siècle, ce qui en fait l’un des premiers sports pratiqués à des fins commerciales. Le cyclisme est aussi depuis longtemps la vocation des Français de la classe ouvrière et le sport est suivi par les ouvriers. Les coureurs, d’ailleurs, sont eux-mêmes très majoritairement d’origine paysanne ou ouvrière et vivent à la campagne […].

En 1924, les cyclistes du Tour de France se révoltent contre leurs conditions de travail. Le champion en titre, Henri Pélissier, quitte la course en signe de protestation. Les cyclistes professionnels, déclare-t-il, sont les forçats de la route, une expression incendiaire qui reflète les vastes divisions socio-économiques du pays. Pélissier écrit à L’Humanité pour dire qu’il accepte « l’excès de fatigue, de souffrance, de douleur » de sa profession, mais que lui et ses compagnons de course veulent être « traités comme des hommes et non comme des chiens ». Le journal s’empare de la protestation en titrant sur une « rébellion » des cyclistes brandissant « l’étendard de la révolte ». Les coureurs qui abandonnent sont des « grévistes », le Tour une vaste opération commerciale organisée par des « profiteurs du sport » pour exploiter le « prolétariat cycliste ».

L’Humanité maintient la pression pendant l’entre-deux-guerres. Le journal dénonce « l’exploitation féroce et parfois criminelle » des « travailleurs de la pédale » et exhorte ses lecteurs à reconnaître que la course fait partie de la manipulation cynique des masses laborieuses par le capitalisme bourgeois qui lui offre « du pain et des jeux ». Des analogies ont été établies entre la vie déshumanisante et excessivement réglementée du cycliste et celle de l’ouvrier d’usine moderne, reliant leur protestation à une critique plus large du surmenage, des excès de vitesse et du taylorisme. Les organisateurs du Tour, quant à eux, insistent sur le fait que le cyclisme est un moyen d’ascension sociale. Le coureur cycliste professionnel est un héros populaire de l’époque, les athlètes sont présentés comme des travailleurs modèles : courageux, disciplinés, humbles. En 1925, L’Auto réalise un film muet en plusieurs épisodes, Le Roi de la pédale, qui met en scène un jeune ouvrier gravissant les échelons de la société grâce au Tour.

En réalité, les revenus des coureurs sont faibles[2] et dépendent totalement des performances individuelles : le Tour offre aux cyclistes une indemnité journalière équivalente au salaire moyen d’un ouvrier d’usine s’ils satisfont aux normes de productivité requises, c’est-à-dire en roulant à une vitesse moyenne minimale de 20 kilomètres/heure. Pour décourager les coureurs enhardis par l’exemple de Pélissier, le règlement de 1925 prévient que tout coureur nuisant à l’image du Tour par son abandon sera banni et que « toute entente entre les coureurs en vue de protestations quelconques, ou contre les décisions des officiels, toute entente pour retarder l’arrivée, etc., sera rigoureusement réprimée ». En interdisant les actions collectives, le Tour prive les cyclistes d’un droit dont jouissent les travailleurs français depuis 1884, date à laquelle la Troisième République a officiellement reconnu la liberté de former des syndicats. Depuis cet épisode, les grèves et les ralentissements des coureurs ont été sporadiques. Le public français semble aussi moins enclin à considérer les coureurs comme des travailleurs. « Si les athlètes commencent à faire grève eux aussi », se demandait un spectateur désabusé en 1978, « où allons-nous ? ».

La politique de la course

Pour un événement sportif de cette ampleur qui se déroule au XXIe siècle, le Tour de France est étonnamment accessible. Dans l’ensemble, il n’y a pas de barrières. La course passe à quelques centimètres des spectateurs qui s’alignent le long des routes pour assister gratuitement à la course. Il n’est donc pas surprenant que le Tour ait aussi régulièrement été un lieu de protestation. L’action directe a été une perturbation récurrente. Citons quelques exemples : en 1974, les groupes d’anarcho-syndicalistes espagnols en exil qui composent Action Révolutionnaires Internationalistes (GARI) ont pris pour cible les infrastructures du Tour et menacé les coureurs espagnols[3] ; en 1988, les ouvriers des chantiers navals de Saint-Nazaire se sont mis en grève pour de meilleurs salaires en 1988 et ont bloqué la caravane publicitaire sur le pont de Saint-Nazaire tout en laissant passer les coureurs. Le groupe de défense des droits de l’homme de l’Union européenne et le groupe séparatiste basque ETA se sont opposés à l’organisation de la course. Ce dernier a même attaqué le Tour à l’explosif à deux reprises, en 1992[4] et 1996[5]. Enfin, des manifestants antimondialisation ont cherché à attirer l’attention sur l’emprisonnement de José Bové pour avoir détruit des cultures de maïs et de riz génétiquement modifiés en 2003 en interrompant le Tour sur la route de Marseille[6]. En 1968, cependant, le Tour s’est déroulé comme si la France fonctionnait à son habitude. Des journalistes, ennuyés par les premières étapes, ont organisé leur propre sit-in sur le bord de la route. Un médecin engagé sur la
course aurait commenté : « Ah, la Sorbonne des vélos ».

Un groupe en particulier, les agriculteurs, a utilisé le Tour pour faire connaître ses problèmes spécifiques. En 1990, une trentaine d’agriculteurs de la région de Nantes a bloqué la route avec des arbres, mis le feu à des pneus et déversé du fumier[7], ce qui a incité 200 gendarmes à intervenir avec des voitures blindées. Les coureurs n’étaient pas contents. « Je comprends que les gens aient des problèmes, mais ils ne devraient pas profiter du Tour pour les exprimer », s’est ainsi plaint l’Irlandais Stephen Roche. Aujourd’hui, les coureurs restent largement apolitiques. Le parcours de la course suit pourtant une carte invisible du retrait progressif de l’État des zones rurales : les maternités, les tribunaux d’instance, les bureaux de poste et les commerces disparaissent tous des centres des petites villes.

En 2018, des agriculteurs pyrénéens ont barricadé des routes avec des bottes de foin afin de protester contre les réductions prévues des subventions de l’Union européenne pour les régions agricoles[8]. La police locale a utilisé du gaz lacrymogène pour disperser les manifestants, dont une partie a été projetée au visage des cyclistes. La réaction impitoyable de la police a renforcé l’impression que le Tour était devenu un spectacle dont l’État profite et qu’il protège. Le « sportwashing », en effet, est bien plus visible sur le Tour que sur n’importe quel type de manifestation. L’équipe Ineos Grenadiers (anciennement Team Sky) est financée par une industrie de la chimie qui compte plusieurs milliards de livres à son capital et qui est dirigée par l’homme le plus riche de Grande-Bretagne, Sir Jim Ratcliffe. L’industriel possède actuellement une licence pour extraire du gaz de schiste par fracturation dans le Yorkshire. Si Ineos n’a pas encore commencé les opérations de fracturation en raison de litiges en matière de planification et à cause de protestations, la compagnie souhaite construire un site d’essai pour montrer que cela peut être fait « en toute sécurité ». Le géant de l’énergie Total soutient pour sa part l’équipe française Direct Energie, tandis que BikeExchange était auparavant sponsorisé par Orica, une multinationale minière liée à des déversements de produits chimiques partout dans le monde. Les équipes soutenues par des États comme Bahrain Victorious, UAE Team Emirates et Astana, ont toutes été critiquées pour avoir reçu des fonds de pays accusés de violations massives des droits de l’homme. Enfin, les entreprises paient entre 200 000 et 500 000 euros pour faire partie de la caravane publicitaire qui précède la course proprement dite et qui s’étend sur dix-neuf kilomètres et se compose de chars publicitaires distribuant des échantillons gratuits.

(Re)construire la France

L’influence des entreprises n’est pas inhabituelle dans les événements sportifs modernes. Ce qui l’est un peu plus, c’est le lien étroit qui existe entre le Tour de France et l’identité française moderne. C’est dû en partie à l’objectif initial de la course, qui était de renforcer, dans le sillage de l’affaire Dreyfus, un certain sens de la cohésion nationale. Il a été dit que jusqu’à ce que L’Auto commence à publier des cartes pour illustrer le parcours du Tour, peu de Français avaient en fait une idée de ce à quoi ressemblait leur pays sur le papier : c’est l’un des outils qui, selon la célèbre expression de l’historien Eugen Weber, ont participé à la « transformation des paysans en Français ».

Le succès continu du Tour s’explique en partie par le fait qu’il fait appel à la mémoire collective du pays. Le Tour de 1989 offrait ainsi 17 890 francs au 1 789e kilomètre pour célébrer le deux-centième anniversaire de la Révolution française. Inévitablement, les hommes politiques ont cherché à s’approprier la popularité du Tour afin d’améliorer leur propre image. C’est Jacques Chirac, alors maire de Paris, qui a instauré la course sur les Champs-Élysées — le seul autre jour de l’année où la grande avenue est fermée à la circulation est le 14 juillet, pour le défilé militaire. En 1985, François Mitterrand a regardé le peloton traverser le Vercors appareil photo à la main, dans un massif qui, comme par hasard, a été un lieu emblématique de la Résistance française. Chirac a souvent dégusté des bières le long du parcours, tandis que Nicolas Sarkozy a passé une étape entière la tête à la fenêtre d’une voiture officielle à commenter la course en direct. Enfin, en 2019, Macron est apparu dans la ville pyrénéenne de Bagnères-de-Bigorre dans le but de féliciter Julian Alaphilippe pour sa victoire ce jour-là. Il s’est ensuite lancé dans des interviews avec la presse, où il a défendu les actions de la police lors des manifestations des gilets jaunes.

Au XXIe siècle, la polarisation politique est plus que jamais liée au lieu. Dès sa création, la Grande boucle a rappelé que la politique commence et finit à Paris. Les déboires électoraux de Macron aux législatives [de 2022] et le terrain gagné dans la capitale par la gauche et, ailleurs, par l’extrême droite, suggèrent que le consensus libéral représenté par ce point focal s’est effondré. Macron essaie de parler à tout le monde et d’aller partout, en présentant des mesures de son « agenda rural » et d’autres plans qui ont été conçus à la hâte dans le sillage des manifestations des gilets jaunes, autant de réformes tardives dont peu de gens pensent qu’elles feront quelque chose pour la France rurale. Lors du second tour de l’élection présidentielle 2022, Macron a obtenu une large majorité dans les grandes villes, tandis que Marine Le Pen l’a emporté dans les petites villes, les municipalités rurales et les anciennes zones industrielles en déclin. Reste à voir désormais si l’image du Tour comme fabrique d’unité nationale et d’accord bipartisan — « la trêve de juillet », comme on l’appelle parfois — résistera aux bouleversements.

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En 1957, le critique culturel Roland Barthes affirmait[9] que le Tour de France était un rituel épique autant qu’un événement sportif. Pour Barthes, la course traverse « une véritable géographie homérique », son aura mythique permettant de cartographier les frontières d’une nation et de célébrer la ténacité héroïque de ceux qui pédalent à l’intérieur de ces frontières. « Ce qui est vicié dans le Tour », écrivait-il, « c’est la base, les mobiles économiques, le profit ultime de l’épreuve, générateur d’alibis idéologiques ». Plus ça change[10]

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Le Tour de France comme épopée

Roland Barthès
In Mythologies – 1957

Il y a une onomastique du Tour de France qui nous dit à elle seule que le Tour est une grande [1]épopée. Les noms des coureurs semblent pour la plupart venir d’un âge ethnique très ancien, d’un temps où la race sonnait à travers un petit nombre de phonèmes exemplaires (Brankart le Franc, Bobet le Francien, Robic le Celte, Ruiz l’Ibère, Darrigade le Gascon). Et puis, ces noms reviennent sans cesse ; ils forment dans le grand hasard de l’épreuve des points fixes, dont la tâche est de raccrocher une durée épisodique, tumultueuse, aux essences stables des grands caractères, comme si l’homme était avant tout un nom qui se rend maître des événements : Brankart, Geminiani, Lauredi, Antonin Rolland, ces patronymes se lisent comme les signes algébriques de la valeur, de la loyauté, de la traîtrise ou du stoïcisme. C’est dans la mesure où le Nom du coureur est à la fois nourriture et ellipse qu’il forme la figure principale d’un véritable langage poétique, donnant à lire un monde où la description est enfin inutile. Cette lente concrétion des vertus du coureur dans la substance sonore de son nom finit d’ailleurs par absorber tout le langage adjectif : au début de leur gloire, les coureurs sont pourvus de quelque épithète de nature. Plus tard, c’est inutile. On dit : l’élégant Coletto ou Van Dongen le Batave ; pour Louison Bobet, on ne dit plus rien.

En réalité, l’entrée dans l’ordre épique se fait par la diminution du nom : Bobet devient Louison, Lauredi, Nello, et Raphaël Geminiani, héros comblé puisqu’il est à la fois bon et valeureux, est appelé tantôt Raph, tantôt Gem. Ces noms sont légers, un peu tendres et un peu serviles ; ils rendent compte sous une même syllabe d’une valeur surhumaine et d’une intimité tout humaine, dont le journaliste approche familièrement, un peu comme les poètes latins celle de César ou de Mécène. Il y a dans le diminutif du coureur cycliste, ce mélange de servilité, d’admiration et de prérogative qui fonde le peuple en voyeur de ses dieux.

Diminué, le Nom devient vraiment public ; il permet de placer l’intimité du coureur sur le proscenium[2] des héros. Car le vrai lieu épique, ce n’est pas le combat, c’est la tente, le seuil public où le guerrier élabore ses intentions, d’où il lance des injures, des défis et des confidences. Le Tour de France connaît à fond cette gloire d’une fausse vie privée où l’affront et l’accolade sont les formes majorées de la relation humaine : au cours d’une partie de chasse en Bretagne, Bobet, généreux, a tendu publiquement la main à Lauredi, qui, non moins publiquement, l’a refusée. Ces brouilles homériques ont pour contrepartie les éloges que les grands s’adressent de l’un à l’autre par-dessus la foule. Bobet dit à Koblet : « je te regrette », et ce mot trace à lui seul l’univers épique, où l’ennemi n’est fondé qu’à proportion de l’estime qu’on lui porte. C’est qu’il y a dans le Tour des vestiges nombreux d’inféodation, ce statut qui liait pour ainsi dire charnellement l’homme à l’homme. On s’embrasse beaucoup dans le Tour. Marcel Bidot, le directeur technique de l’équipe de France, embrasse Gem à la suite d’une victoire, et Antonin Rolland pose un baiser fervent sur la joue creuse du même Geminiani. L’accolade est ici l’expression d’une euphorie magnifique ressentie devant la clôture et la perfection du monde héroïque. Il faut au contraire se garder de rattacher à ce bonheur fraternel tous les sentiments de grégarité qui s’agitent entre les membres d’une même équipe ; ces sentiments sont beaucoup plus troubles. En fait, la perfection des rapports publics n’est possible qu’entre les grands : sitôt que les « domestiques » entrent en scène, l’épopée se dégrade en roman.

La géographie du Tour est, elle aussi, entièrement soumise à la nécessité épique de l’épreuve. Les éléments et les terrains sont personnifiés, car c’est avec eux que l’homme se mesure et comme dans toute épopée il importe que la lutte oppose des mesures égales : l’homme est donc naturalisé, la Nature humanisée. Les côtes sont malignes, réduites à des « pourcentages » revêches ou mortels, et les étapes, qui ont chacune dans le Tour l’unité d’un chapitre de roman (il s’agit bien, en effet, d’une durée épique, d’une addition de crises absolues et non de la progression dialectique d’un seul conflit, comme dans la durée tragique), les étapes sont avant tout des personnages physiques, des ennemis successifs, individualisés par ce mixte de morphologie et de morale qui définit la Nature épique. L’étape est hirsute, gluante, incendiée, hérissée, etc., tous adjectifs qui appartiennent à un ordre existentiel de la qualification et visent à indiquer que le coureur est aux prises, non pas avec telle ou telle difficulté naturelle, mais avec un véritable thème d’existence, un thème substantiel, où il engage d’un seul mouvement sa perception et son jugement.

Le coureur trouve dans la Nature un milieu animé avec lequel il entretient des échanges de nutrition et de sujétion. Telle étape maritime (Le Havre-Dieppe) sera « iodée », apportera à la course énergie et couleur ; telle autre (le Nord), faite de routes pavées, constituera une nourriture opaque, anguleuse : elle sera littéralement « dure à avaler » ; telle autre encore (Briançon-Monaco), schisteuse, préhistorique, engluera le coureur. Toutes posent un problème d’assimilation, toutes sont réduites par un mouvement proprement poétique à leur substance profonde, et devant chacune d’elles, le coureur cherche obscurément à se définir comme un homme total aux prises avec une Nature-substance, et non plus seulement avec une Nature-objet. Ce sont donc les mouvements d’approche de la substance qui importent : le coureur est toujours représenté en état d’immersion et non pas en état de course : il plonge, il traverse, il vole, il adhère, c’est son lien au sol qui le définit, souvent dans l’angoisse et dans l’apocalypse (l’effrayante plongée sur Monte-Carlo, le jeu de l’Esterel).

L’étape qui subit la personnification la plus forte, c’est l’étape du mont Ventoux. Les grands cols, alpins ou pyrénéens, pour durs qu’ils soient, restent malgré tout des passages, ils sont sentis comme des objets à traverser ; le col est trou, il accède difficilement à la personne ; le Ventoux, lui, a la plénitude du mont, c’est un dieu du Mal, auquel il faut sacrifier. Véritable Moloch, despote des cyclistes, il ne pardonne jamais aux faibles, se fait payer un tribut injuste de souffrances. Physiquement, le Ventoux est affreux : chauve (atteint de séborrhée sèche, dit l’Equipe), il est l’esprit même du Sec ; son climat absolu (il est bien plus une essence de climat qu’un espace géographique) en fait un terrain damné, un lieu d’épreuve pour le héros, quelque chose comme un enfer supérieur où le cycliste définira la vérité de son salut : il vaincra le dragon, soit avec l’aide d’un dieu (Gaul, ami de Phoebus), soit par pur prométhéisme, opposant à ce dieu du Mal, un démon encore plus dur (Bobet, Satan de la bicyclette).

Le Tour dispose donc d’une véritable géographie homérique. Comme dans l’Odyssée, la course est ici à la fois périple d’épreuves et exploration totale des limites terrestres. Ulysse avait atteint plusieurs fois les portes de la Terre. Le Tour, lui aussi, frôle en plusieurs points le monde inhumain : sur le Ventoux, nous dit-on, on a déjà quitté la planète Terre, on voisine là avec des astres inconnus. Par sa géographie, le Tour est donc recensement encyclopédique des espaces humains ; et si l’on reprenait quelque schéma vichien de l’Histoire, le Tour y représenterait cet instant ambigu où l’homme personnifie fortement la Nature pour la prendre plus facilement à partie et mieux s’en libérer.

Naturellement, l’adhésion du coureur à cette Nature anthropomorphique ne peut s’accomplir qu’à travers des voies semi-réelles. Le Tour pratique communément une énergétique des Esprits. La force dont le coureur dispose pour affronter la Terre-Homme peut prendre deux aspects : la forme, état plus qu’élan, équilibre privilégié entre la qualité des muscles, l’acuité de l’intelligence et la volonté du caractère, et le jump, véritable influx électrique qui saisit par à-coups certains coureurs aimés des dieux et leur fait alors accomplir des prouesses surhumaines. Le jump implique un ordre surnaturel dans lequel l’homme réussit pour autant qu’un dieu l’aide : c’est le jump que la maman de Brankart est allée demander pour son fils à la Sainte Vierge, dans la cathédrale de Chartres, et Charly Gaul, bénéficiaire prestigieux de la grâce, est précisément le spécialiste du jump ; il reçoit son électricité d’un commerce intermittent avec les dieux ; parfois les dieux l’habitent et il émerveille ; parfois les dieux l’abandonnent, le jump est tari. Charly ne peut plus rien de bon.

Il y a une affreuse parodie du jump, c’est le dopage : doper le coureur est aussi criminel, aussi sacrilège que de vouloir imiter Dieu ; c’est voler à Dieu le privilège de l’étincelle. Dieu d’ailleurs sait alors se venger : le pauvre Malléjac le sait, qu’un doping provocant a conduit aux portes de la folie (punition des voleurs de feu). Bobet, au contraire, froid, rationnel, ne connaît guère le jump : c’est un esprit fort qui fait lui-même sa besogne ; spécialiste de la forme, Bobet est un héros tout humain, qui ne doit rien à la surnature et tire ses victoires de qualités purement terrestres, majorées grâce à la sanction humaniste par excellence : la volonté. Gaul incarne l’Arbitraire, le Divin, le Merveilleux, l’Election, la complicité avec les dieux ; Bobet incarne le Juste, l’Humain, Bobet nie les dieux, Bobet illustre une morale de l’homme seul. Gaul est un archange, Bobet est prométhéen, c’est un Sisyphe qui réussirait à faire basculer la pierre sur ces mêmes dieux qui l’ont condamné à n’être magnifiquement qu’un homme.

La dynamique du Tour, elle, se présente évidemment comme une bataille, mais l’affrontement y étant particulier, cette bataille n’est dramatique que par son décor ou ses marches, non à proprement parler par ses chocs. Sans doute le Tour est-il comparable à une armée moderne, définie par l’importance de son matériel et le nombre de ses servants ; il connaît des épisodes meurtriers, des transes nationales (la France cernée par les corridori du signor Binda, directeur de la Squadra italienne) et le héros affronte l’épreuve dans un état césarien, proche du calme divin familier au Napoléon de Hugo (« Gem plongea, l’œil clair, dans la dangereuse descente sur Monte-Carlo »). Il n’empêche que l’acte même du conflit reste difficile à saisir et ne se laisse pas installer dans une durée. En fait, la dynamique du Tour ne connaît que quatre mouvements : mener, suivre, s’échapper, s’affaisser. Mener est l’acte le plus dur, mais aussi le plus inutile ; mener, c’est toujours se sacrifier ; c’est un héroïsme pur, destiné à afficher un caractère bien plus qu’à assurer un résultat ; dans le Tour, le panache ne paie pas directement, il est d’ordinaire réduit par les tactiques collectives. Suivre, au contraire, est toujours un peu lâche et un peu traître, relevant d’un arrivisme insoucieux de l’honneur : suivre avec excès, avec provocation, fait franchement partie du Mal (honte aux « suceurs de roues »). S’échapper est un épisode poétique destiné à illustrer une solitude volontaire, au demeurant peu efficace car on est presque toujours rattrapé, mais glorieuse à proportion de l’espèce d’honneur inutile qui la soutient (fugue solitaire de l’Espagnol Alomar : retirement, hauteur, castillanisme du héros à la Montherlant). L’affaissement préfigure l’abandon, il est toujours affreux, il attriste comme une débâcle : dans le Ventoux, certains affaissements ont pris un caractère « hiroshimatique ». Ces quatre mouvements sont évidemment dramatisés, coulés dans le vocabulaire emphatique de la crise, souvent c’est l’un d’eux, imagé, qui laisse son nom à l’étape, comme au chapitre d’un roman (Titre : La pédalée tumultueuse de Kubler). Le rôle du langage, ici, est immense, c’est lui qui donne à l’événement, insaisissable parce que sans cesse dissous dans une durée, la majoration épique qui permet de le solidifier.

Le Tour possède une morale ambiguë : des impératifs chevaleresques se mêlent sans cesse aux rappels brutaux du pur esprit de réussite. C’est une morale qui ne sait ou ne veut choisir entre la louange du dévouement et les nécessités de l’empirisme. Le sacrifice d’un coureur au succès de son équipe, qu’il vienne de lui-même ou qu’il soit imposé par un arbitre (le directeur technique), est toujours exalté, mais toujours aussi, discuté. Le sacrifice est grand, noble, il témoigne d’une plénitude morale dans l’exercice du sport d’équipe, dont il est la grande justification ; mais aussi il contredit une autre valeur nécessaire à la légende complète du Tour : le réalisme. On ne fait pas de sentiment dans le Tour, telle est la loi qui avive l’intérêt du spectacle. C’est qu’ici la morale chevaleresque est sentie comme le risque d’un aménagement possible du destin ; le Tour se garde vivement de tout ce qui pourrait paraître infléchir à l’avance le hasard nu, brutal, du combat. Les jeux ne sont pas faits, le Tour est un affrontement de caractères, il a besoin d’une morale de l’individu, du combat solitaire pour la vie : l’embarras et la préoccupation des journalistes, c’est de ménager au Tour un avenir incertain : on a protesté tout au long du Tour 1955 contre la croyance générale que Bobet gagnerait à coup sûr. Mais le Tour est aussi un sport, il demande une morale de la collectivité. C’est cette contradiction, à vrai dire jamais résolue, qui oblige la légende à toujours discuter et expliquer le sacrifice, à remettre chaque fois en mémoire la morale généreuse qui le soutient. C’est parce que le sacrifice est senti comme une valeur sentimentale, qu’il faut inlassablement le justifier,

Le directeur technique joue ici un rôle essentiel : il assure la liaison entre la fin et les moyens, la conscience et le pragmatisme ; il est l’élément dialectique qui unit dans un seul déchirement la réalité du mal et sa nécessité : Marcel Bidot est spécialiste de ces situations cornéliennes où il lui faut sacrifier dans une même équipe un coureur à un autre, parfois même, ce qui est encore plus tragique, un frère à son frère (Jean à Louison Bobet). En fait, Bidot n’existe que comme image réelle d’une nécessité d’ordre intellectuel, et qui, à ce titre, dans un univers par nature passionnel, a besoin d’une personnification indépendante. Le travail est bien divisé : pour chaque lot de dix coureurs, il faut un pur cerveau, dont le rôle n’est d’ailleurs nullement privilégié, car l’intelligence est ici fonctionnelle, elle n’a pour tâche que de représenter au public la nature stratégique de la compétition : Marcel Bidot est donc réduit à la personne d’un analyste méticuleux, son rôle est de méditer.

Parfois un coureur prend sur lui la charge cérébrale : c’est précisément le cas de Louison Bobet et ce qui fait toute l’originalité de son « rôle ». D’ordinaire le pouvoir stratégique des coureurs est faible, il ne dépasse pas Tait de quelques feintes grossières (Kubler jouant la comédie pour tromper l’adversaire). Dans le cas de Bobet, cette indivision monstrueuse des rôles engendre une popularité ambiguë, bien plus trouble que celle d’un Coppi ou d’un Koblet : Bobet pense trop, c’est un gagneur, ce n’est pas un joueur.

Cette méditation de l’intelligence entre la pure morale du sacrifice et la dure loi du succès, traduit un ordre mental composite, à la fois utopique et réaliste, fait des vestiges d’une éthique très ancienne, féodale ou tragique, et d’exigences nouvelles, propres au monde de la compétition totale. C’est dans cette ambiguïté qu’est la signification essentielle du Tour : le mélange savant des deux alibis, l’alibi idéaliste et l’alibi réaliste, permet à la légende de recouvrir parfaitement d’un voile à la fois honorable et excitant les déterminismes économiques de notre grande épopée.

Mais quelle que soit l’ambiguïté du sacrifice, il réintègre finalement un ordre de la clarté dans la mesure où la légende le ramène sans cesse à une pure disposition psychologique. Ce qui sauve le Tour du malaise de la liberté, c’est qu’il est par définition, le monde des essences caractérielles. J’ai déjà indiqué comment ces essences étaient posées grâce à un nominalisme souverain qui fait du nom du coureur le dépôt stable d’une valeur éternelle (Coletto, l’élégance ; Geminiani, la régularité ; Lauredi, la traîtrise, etc.). Le Tour est un conflit incertain d’essences certaines ; la nature, les mœurs, la littérature et les règlements mettent successivement ces essences en rapport les unes avec les autres : comme des atomes, elles se frôlent, s’accrochent, se repoussent, et c’est de ce jeu que naît l’épopée. Je donne un peu plus loin un lexique caractériel des coureurs, de ceux du moins qui ont acquis une valeur sémantique sûre ; on peut faire confiance à cette typologie, elle est stable, nous avons bien affaire à des essences. On peut dire qu’ici, comme dans la comédie classique, et singulièrement la commedia dell’arte, mais selon un tout autre ordre de construction (la durée comique reste celle d’un théâtre du conflit, tandis que la durée du Tour est celle du récit romanesque), le spectacle naît d’un étonnement des rapports humains : les essences se choquent selon toutes les figures possibles. Je crois que le Tour est le meilleur exemple que nous ayons jamais rencontré d’un mythe total, donc ambigu ; le Tour est à la fois un mythe d’expression et un mythe de projection, réaliste et utopique tout en même temps. Le Tour exprime et libère les Français à travers une fable unique où les impostures traditionnelles (psychologie des essences, morale du combat, magisme des éléments et des forces, hiérarchie des surhommes et des domestiques) se mêlent à des formes d’intérêt positif, à l’image utopique d’un monde qui cherche obstinément à se réconcilier par le spectacle d’une clarté totale des rapports entre l’homme, les hommes et la Nature. Ce qui est vicié dans le Tour, c’est la base, les mobiles économiques, le profit ultime de l’épreuve, générateur d’alibis idéologiques. Ceci n’empêche pas le Tour d’être un fait national fascinant, dans la mesure où l’épopée exprime ce moment fragile de l’Histoire où l’homme, même maladroit, dupé, à travers des fables impures, prévoit tout de même à sa façon une adéquation parfaite entre lui, la communauté et l’univers.

[1] Étude des noms propres

[2] Avant-scène

[1] « The Tour de France Has Always Been Political », Charlotte Jones, Tribune, 05/07/2022
https://tribunemag.co.uk/2022/07/tour-de-france-political-history-protest-macron-cycling

[2] An Economic History of the Tour de France, 1903-2015. Sports Through the Lens of Economic History, Jean-François Mignot, pp.55-70, 2016 https://shs.hal.science/halshs-01354233/document

[3] « 16 juillet 1974 : Le Tour de France reçoit le bonjour des GARI », Les cahiers d’Oncle Fredo
https://onclefredo.wordpress.com/2016/07/16/17-juillet-1974-le-tour-recoit-le-bonjour-des-gari/

[4] « Tour de France. Pour le premier Grand départ au Pays basque, une bombe avait explosé », Ouest France, Maxime Baron, 30/06/2023
https://www.ouest-france.fr/tour-de-france/le-grand-depart/tour-de-france-pour-le-premier-grand-depart-au-pays-basque-une-bombe-avait-explose-5111f006-1655-11ee-84f1-0960f4dbada5

[5] « Le mouvement séparatiste basque intensifie sa campagne de terreur », Le Monde, Michel Bole-Richard, 23/07/1996
https://www.lemonde.fr/archives/article/1996/07/23/le-mouvement-separatiste-basque-intensifie-sa-campagne-de-terreur_3721116_1819218.html

[6] « Des pro-Bové retardent la course », Le Monde, 17/07/2003
https://www.lemonde.fr/archives/article/2003/07/17/des-pro-bove-retardent-la-course_4280503_1819218.html

[7] « CYCLISME : le Tour de France La Grande Boucle à saute-mouton », Le Monde, 04/07/1990
https://www.lemonde.fr/archives/article/1990/07/04/cyclisme-le-tour-de-france-la-grande-boucle-a-saute-mouton_3987918_1819218.html

[8] « Tour de France : des agriculteurs interrompent la course », Franceinfo, 24/07/2018
https://www.francetvinfo.fr/sports/tour-de-france/tour-de-france-des-agriculteurs-interrompent-la-course_2865131.html
et « « Notre but était d’arrêter le Tour de France » : qui sont les agriculteurs qui ont perturbé la 16e étape ? », Franceinfo, 24/07/2018
https://www.francetvinfo.fr/economie/emploi/metiers/agriculture/video-notre-but-etait-d-arreter-le-tour-de-france-qui-sont-les-agriculteurs-qui-ont-cause-l-interruption-de-la-16e-etape_2864971.html

[9] Le Tour de France comme épopée, Roland Barthès, in Mythologies, 1957
http://palimpsestes.fr/textes_philo/barthes/tour.html

[10] En français dans le texte

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