Sabotage, un essai d’archéologie au XIXe siècle – François Jarrige

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Hier totalement disqualifié par l’utopie d’une société libérale et pacifiée, le sabotage fait aujourd’hui de nouveau parler de lui : des activistes, de plus en plus nombreux, s’efforcent d’enrayer la marche du monde en pratiquant la désobéissance civile et l’action directe, parfois illégalement. Les dégradations ponctuelles d’équipements servant au transport des humains, des matières et des informations s’accroissent (pipelines, caméras de surveillance, radars, antennes relais, infrastructures de transport, etc.), tandis que les pratiques de sabotage associées aux mouvements de grève réapparaissent (telles les coupures de courant effectuées par des électriciens de la Confédération générale du Travail (CGT) durant l’hiver 2019 lors des mobilisations qui ont accompagné l’élaboration de la loi sur les Retraites en France).

Récemment, le marxiste écologiste Andreas Malm a proposé une analyse critique des principes et des pratiques du mouvement pour le climat en justifiant de s’attaquer en premier lieu aux équipements physiques du capitalisme fossile (Malm 2020). Couramment associé au sabotage d’une ligne TGV dans le cadre de l’affaire dite de Tarnac, le Comité invisible avait déjà remis cette idée au goût du jour dans L’Insurrection qui vient en soulignant ses principaux atouts : « un minimum de risque dans l’action, un minimum de temps, un maximum de dommages » (Comité invisible 2007). Cette forme d’action est indéniablement efficace d’un point de vue tactique et symbolique dans la mesure où elle permet à des causes d’atteindre rapidement une grande audience. Protéiforme, le sabotage fait ainsi partie du répertoire d’action de divers groupes et individus qui s’opposent à des logiques conçues comme aliénantes.

Attaqué dans les médias et par le politique, le sabotage a ses défenseurs comme l’écrivain italien Erri De Luca qui a été poursuivi en justice après avoir déclaré à la presse, en 2013, que le sabotage était parfois nécessaire pour s’opposer à des grands projets inutiles et imposés, en l’occurrence la construction de la ligne de TGV entre Lyon et Turin. Selon lui, le sabotage est noble car, au-delà des dégradations matérielles, il s’inscrit dans l’histoire de la grève, de la désobéissance et des conflits sociaux. Retournant l’accusation, il critique ses procureurs, accusés de « saboter le terme saboter » (De Luca 2015).

Les chercheurs en sciences sociales connaissent bien le sabotage : aux analyses en sociologie des mouvements sociaux, qui étudient la diversité des formes de résistances collectives, s’ajoutent celles de la sociologie du travail qui ont mis au jour les actions de sabotage et de freinage qui se pratiquent dans les entreprises, en marge des formes de contestation plus organisées et encadrées. Depuis les années 1970, les historiens s’intéressent également aux pratiques de sabotage (Dubois 1976, Pinsolle 2015, Albertelli 2016).

Si le sabotage émerge et se développe comme mode d’action courant à la fin du xixe siècle, il s’inscrit cependant dans des logiques bien plus anciennes qui n’ont cessé d’accompagner l’installation des sociétés industrielles, ses nouveaux équipements et ses infrastructures. Dans ce bref essai, nous reviendrons sur certains traits de ce répertoire d’action protestataire en examinant brièvement la genèse du sabotage et des actions destructrices au xixe siècle, révélant par là la diversité de ses formes qui témoignent de l’ingéniosité des groupes subalternes (Scott 2009).

Le mot et la chose

Le terme « sabotage » désigne aujourd’hui une action qui vise à détériorer et mettre hors d’usage, de façon volontaire et plus ou moins clandestine, du matériel, des machines, des installations ou équipements, afin de désorganiser une activité productive ou sociale et faire pression sur les décideurs économiques et politiques. Mais le terme désigne cependant un ensemble d’actions très diverses qui varient selon les groupes et les époques. Les origines et l’étymologie du mot demeurent en partie mystérieuses et ont suscité des interprétations parfois fantaisistes, à l’image de cette légende qui voudrait que le « sabotage » vienne du fait que des ouvriers jetaient leurs sabots dans les machines en vue d’enrayer leur fonctionnement, pratique dont on ne trouve aucune trace dans la documentation. Mais le terme « sabotage » est plus sûrement dérivé du verbe « saboter » qui lui-même vient de « sabot » et éventuellement du picard « chaboter » : « faire du bruit avec des sabots » et/ou du provençal « sabotar » : « secouer, agiter ».

Si le mot sabotage est avéré dès le xixe siècle, ses significations ne recouvrent pas encore la définition que les syndicalistes révolutionnaires en donneront à la fin du siècle. En ancien français, saboter signifiait d’abord « heurter » ou « secouer » ; le mot en vient peu à peu à désigner quelque chose de vite et mal fait, en lien peut-être avec l’ancien sens de « secouer », proche de l’idée de maltraiter. Mais avant les années 1890, le mot sabotage est encore peu usité et s’emploie surtout dans un sens technique sans contenu péjoratif. On l’utilise de telle manière pour décrire l’acte de fouler le drap en le faisant passer entre deux sabots de bois. Après 1850 son usage est surtout réservé au vocabulaire du chemin de fer en pleine expansion : saboter signifie dans ce contexte percer une traverse pour préparer le logement du patin du rail.

Si le mot tarde à émerger, la pratique quant à elle existe bel et bien et la détérioration d’un équipement, d’un outil ou d’une machine pour manifester son mécontentement ou sa résistance à l’égard d’un patron injuste ou exploiteur était déjà courante. Sous l’Ancien Régime, des groupes d’artisans qualifiés pouvaient de la sorte dégrader des matériaux ou des outils pour manifester leur opposition ou exprimer leurs plaintes. Dans les sociétés rurales et agricoles, les paysans se soulevaient et détruisaient parfois des biens lors d’émeutes frumentaires pour dénoncer les accapareurs de grain et les spéculateurs en tout genre qui rompaient avec « l’économie morale » de la foule (Thompson 1971). Mais à côté des grèves, rassemblements et protestations, de plus en plus nombreux au cours du xviiie siècle, les destructions et atteintes à la propriété proprement dite restent relativement limitées (Nicolas 2002). Dans les sociétés préindustrielles, le travail se fait en effet souvent dans le cadre restreint des petits ateliers où règne l’ordre corporatif et paternaliste. Pour les compagnons, les artisans et les paysans des campagnes proto-industrielles, généralement propriétaires de leurs outils, le sabotage a peu de sens et constitue un mode d’action exceptionnel.

Avec l’industrialisation croissante, l’essor de l’usine, l’invention du salariat et la séparation entre le propriétaire du capital et les ouvriers, la question de la propriété se transforme et les arts de résistance évoluent. Attaquer des biens en s’en prenant physiquement à des équipements et des machines devient un mode opératoire légitime dès lors que se creuse la séparation entre la propriété des moyens de production et le travail concret. Par ailleurs, comme on le verra, certains objets et infrastructures techniques se prêtent mieux au sabotage que d’autres, du fait de leurs qualités intrinsèques, de leur agencement et de leur matérialité : l’acte visant à détruire ou à mettre hors d’usage un objet change profondément de signification avec le passage de la machine au réseau, de l’objet à démonter en bois ou en fer simple aux vastes et complexes infrastructures plus difficiles à interrompre.

Destructions et violences

Dans les sociétés européennes en cours d’industrialisation, la propriété s’affirme comme une institution centrale, la Révolution française notamment en a fait un « droit inviolable et sacré », comme le proclame l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Peu à peu s’édifie un nouvel ordre libéral qui rompt avec les anciennes formes de propriétés communes et affirme la prééminence de l’individu propriétaire, reconnu par le Code civil. Or, c’est au même moment que les attaques contre les machines se multiplient, en particulier sous la forme des « bris de machines », pratique récurrente dans les premières décennies de l’industrialisation (Jarrige 2009, 2014).

En Angleterre comme en France ou en Belgique, espaces centraux de l’industrialisation naissante, des ouvriers s’insurgent et brisent des équipements pour dénoncer leurs effets ou condamner les pratiques de leurs propriétaires. Dans le secteur textile, le premier à expérimenter la mécanisation des tâches et la réorganisation de l’espace productif, divers groupes pétitionnent pour exiger l’interdiction des nouvelles machines, défilent pour faire savoir les conséquences négatives de leur mise en place, et se soulèvent parfois pour les détruire physiquement, comme les fileurs et cardeurs de Falaise en décembre 1788. Durant la décennie suivante, des fileuses « croyant voir leur ruine dans [l’]établissement des mécaniques, s’y opposent par attroupement » à Rouen, Troyes, Lille ou Cholet. Par la suite, ces révoltes se renouvellent à intervalles réguliers. Dans les villes et les régions en crise, des acteurs choisissent la violence pour exprimer leurs plaintes. En Angleterre, ces protestations atteignent une ampleur spectaculaire lors des célèbres émeutes du Luddisme en 1811 et 1812, tandis que le pays connaît une grave crise et un chômage massif dans les comtés textiles. Dénommées en référence au personnage mythique Ned Ludd, qui aurait brisé le métier de son maître à la fin du xviiie siècle, ces émeutes dispersées de grande ampleur, au cours desquelles des ouvriers du textile attaquent les usines et détruisent des machines, effraient les élites et acquièrent un écho considérable jusqu’à faire du mot « luddisme » un terme générique pour décrire l’hostilité populaire à la mécanisation et l’action de détruire un équipement productif.

Au-delà de l’Angleterre, des travailleurs s’ameutent également en France dans les petits centres lainiers du Languedoc en crise sous la Restauration. À Lodève ou Carcassonne, des travailleurs s’assemblent lors de l’arrivée des mécaniques pour révéler leurs funestes incidences, bloquer leur utilisation et parfois les détruire. En 1830 à Verviers (Belgique), ou de nouveau à Reims en 1848, d’autres profitent du contexte révolutionnaire pour briser des machines accusées d’affamer le peuple. Au milieu du xixe siècle, la petite production artisanale et domestique reste dominante. L’artisan indépendant maîtrisant un processus productif complexe et un savoir-faire élaboré demeure la norme. Confrontés à l’accroissement des essais de mécanisation dans lesquelles ils entrevoient une menace, des groupes aussi divers que les imprimeurs typographes, les tailleurs, les chapeliers ou les scieurs de long mettent en exergue la menace des mécaniques, jusqu’à se soulever contre elles et les détruire.

Ces protestations n’émanent pas que des franges inférieures du monde du travail, elles éclatent soit dans des secteurs en crise, soit parmi les travailleurs d’élite, ceux qui disposaient de ressources pour exprimer leurs plaintes. L’insubordination des travailleurs de la première moitié du xixe siècle est particulièrement forte, alors que les anciennes régulations du travail ont disparu et que de nouvelles tardent à émerger. L’ampleur des violences s’explique aussi par la fragilité de l’industrialisme à ses débuts et la nécessité constante qu’avaient les autorités et les premiers capitalistes de négocier avec leur main-d’œuvre. Les destructions clandestines ne concernent pas que les mondes de l’industrie : des paysans s’attaquent aux premières machines agricoles, comme les batteuses accusées de priver les plus pauvres de travail. Ainsi donc, en 1830, lors des émeutes dites de Swing, des milliers de batteuses mécaniques sont détruites ou incendiées dans les comtés ruraux du Sud de l’Angleterre (Hobsbawm & Rudé 1969). L’incendie devient une arme efficace en ce qu’elle permet aux individus de maintenir l’anonymat et le secret. On y recourt également en France comme à Quiers (arrondissement de Melun) en 1849, ou à Roanne en 1852, lorsque des hangars renfermant une machine à battre sont entièrement consumés. À cette époque, les incendies étaient légion en France, ils résultaient parfois d’accidents, parfois de vengeances privées ou de tentatives d’escroqueries aux assurances, et constituaient donc une technique d’action efficace pour s’en prendre à un équipement tout en gardant l’anonymat.

Contrairement à l’image commune selon laquelle ces bris de machines et les violences destructrices seraient d’abord une pratique masculine, divers indices montrent également la participation des femmes. Celles-ci furent longtemps invisibilisées dans les travaux sur les protestations populaires ou, au mieux, cantonnées aux émeutes frumentaires et de la sorte renvoyées à leur condition de mère et de nourricière (Perrot 1983). Pourtant, elles étaient présentes en nombre dans les rassemblements protestataires et il existe des cas de soulèvements spécifiquement féminins : c’est le cas à Paris en 1831 parmi les ouvrières « découpeuses de châle », à Elbeuf (Seine-Maritime) lors de l’installation d’une machine accélérant l’opération du triage des laines en 1846, ou encore à la Ferté-Macé (Orne) en 1853, à la suite de l’introduction d’une machine automatique à dévider le coton. Le triage consistait à examiner la laine pour enlever toutes les impuretés ou déchets nuisibles à la production, ce travail nécessitait par conséquent une connaissance intime de la matière et un ensemble de compétences techniques construites comme typiquement féminines : le doigté, la minutie, l’attention aux détails. En 1846, 59 % des Elbeuviennes étaient de cette façon occupées dans l’industrie textile. Or le vendredi 22 mai 1846 vers 20 heures, un vaste rassemblement a lieu devant la manufacture du fabricant Aroux, aux cris d’« À bas la mécanique ! ». La foule, composée d’hommes et de femmes, maintient durant plusieurs jours une agitation quasi insurrectionnelle et exige l’abandon du nouvel équipement. L’intervention d’une troupe armée et l’arrestation d’une centaine de personnes mettent un terme aux troubles.

Arts de la résistance

Au-delà de leur diversité, ces violences destructrices possèdent quelques points communs qui permettent de dégager les lignes de force des arts des résistances populaires au xixe siècle. L’atteinte aux machines et aux biens ne se fait pas de façon désordonnée. La plupart du temps, elle n’émerge que lorsque les autres modes d’action ont échoué. La violence n’est pas non plus aveugle, seules les machines mises en cause sont détruites, les autres sont préservées. Des discours et écrits accompagnent d’ailleurs fréquemment ces actions pour les justifier. En 1819, dans une pétition qu’ils adressent au maire de Vienne (Isère), huit maîtres tondeurs de draps justifient l’atteinte aux biens en dénonçant la « construction d’une mécanique plus pernicieuse qu’utile nommée la grande tondeuse » qui annonce selon eux « la suppression générale des bras ». À la même époque, des fileurs de coton de Paris dénoncent les mécaniques anglaises « qui coupent les bras à tous les ouvriers ». En 1830, ce sont les typographes parisiens qui voient dans les presses mécaniques qui commencent à se répandre « des rivales qui viennent nous casser les bras ». Par ailleurs, les traditions locales, les structures économiques, comme les formes d’organisation du travail offrent de nombreuses ressources pour protester.

Les groupes dominés ont mis au point un large arsenal de techniques protestataires pour se mettre à l’abri des représailles. La pratique des lettres de menace anonymes ou signées d’un nom fictif se répand par exemple. En recourant à cette stratégie, les ouvriers pouvaient garder l’anonymat tout en exerçant une pression efficace sur les fabricants. En 1799, des tondeurs du West of England écrivent à un manufacturier : « Nous sommes presque tous sans travail et nous sommes pleinement convaincus que la principale cause de cette situation vient de l’utilisation que vous faites des machines. » Si le fabricant ne l’arrête pas, ses ateliers seront dévastés. Les lettres de ce type sont nombreuses à l’époque du luddisme et des émeutes de Swing, elles renforcent l’alarme qui se répand chez les magistrats et le gouvernement, en laissant supposer l’existence d’une force coordonnée capable de mettre les menaces à exécution.

Pour détruire les machines honnies, les ouvriers possédaient une large panoplie d’outils. L’acte de destruction n’est pas anodin et nécessite de la force et un réel savoir-faire. Les outils familiers comme les marteaux et les haches servaient fréquemment. Le tondeur de draps, Jean Labre, l’un des plus ardents émeutiers de la révolte contre la « grande tondeuse » à Vienne en 1819, était armé « d’un bras de force » pour briser les caisses qui contenaient les machines. Selon un autre témoignage, les ouvriers étaient « armés de barres de bois et d’un instrument tranchant en fer appelé “force à tondre les draps” ». À Chalabre, en 1837, ils se munissent de marteaux, de pioches et de haches pour détruire la mule-jenny. À Rethel, dans les Ardennes, un menuisier participe à la destruction des métiers aux côtés des fileurs et utilise « une scie pour scier les chariots des renvideurs ». La destruction s’opère d’ordinaire d’une façon précise, les émeutiers semblant prendre soin de mettre en pièces la machine afin d’empêcher toute réparation ultérieure. Parfois, des mécaniciens professionnels sont même appelés pour opérer la mise hors service des engins. Ainsi, le préfet de Paris, Chauvel, précise-t-il au sujet de l’action des typographes contre les presses mécaniques en 1848 : « L’œuvre de destruction qui, en 1830, n’avait été que brutale et emportée, s’était perfectionnée en février dernier. » Cette fois-ci, les pressiers, « armés d’une habileté froide et réfléchie, s’étaient adjoints des mécaniciens de profession, chargés de frapper des coups décisifs pour tuer le plus sûrement les presses mécaniques ». Face à des mécaniques lourdes, en métal, et donc difficiles à détruire, il fallait procéder à un démontage minutieux pour obtenir le maximum d’efficacité.

Les arts de la résistance varient selon les groupes professionnels, leur position, les outils dont ils disposent. On peut saboter de multiples manières selon le degré de liberté et d’autonomie au travail. En Grande-Bretagne, lors des conflits dits du Plug Plot (« complot des bouchons ») en 1842, pendant que le pays est traversé par une crise économique et l’essor du mouvement chartiste, des ouvriers sabotent les machines à vapeur en retirant une pièce essentielle qui bloque leur utilisation. Ils développent partant un répertoire d’action original pour faire pression sur les « maîtres de la vapeur » durant l’une des premières grèves (quasi) générales en Europe. Si le sabotage est généralement collectif, il peut également prendre des formes individuelles plus discrètes : ralentissement du travail et perturbation de son rythme, dégradation de la qualité des productions. Si la violence retient généralement l’attention, car elle est spectaculaire et visible, les arts de résistance étaient extrêmement divers selon les métiers et les cultures professionnelles. Dans le secret et l’entre-soi de l’atelier et de l’usine, les travailleurs manifestaient couramment leur mécontentement par de multiples pratiques, contraignant les fabricants à inventer peu à peu de nouvelles logiques disciplinaires, depuis les règlements d’atelier jusqu’à l’émergence d’un personnel d’encadrement spécifique, comme les porions ou les contremaîtres. À côté des destructions violentes, les protestations et l’affirmation de l’autonomie au travail prennent aussi la forme de réutilisation, de détournement des matières, autant de façons de saboter le travail, la rationalité productive et les profits du patron sans avoir à détruire ou à s’exposer.

Les raisons qui conduisent au sabotage sont très diverses. Eric Hobsbawm parlait, par exemple, de « négociations collectives par l’émeute » pour décrire des atteintes à la propriété destinées à faire pression sur les propriétaires du capital et à obtenir une augmentation de salaire ou une réforme des conditions de travail, à une époque où les organisations syndicales demeuraient interdites (Hobsbawm 2006). Des recherches récentes dévoilent la richesse, les habiletés et l’efficacité de ces révoltes et de ces modes d’action ouvriers du xixe siècle, qui ont pourtant longtemps été interprétés comme irrationnels ou infantiles. Les ouvriers agissent en s’adaptant au cadre répressif et à l’horizon des possibles disponibles. Les langages, les discours et les symboles mobilisés montrent d’ailleurs qu’il ne s’agit pas de révoltes spontanées mais d’actions préparées en amont, structurées par des échanges et des circulations incessantes, même si elles demeurent volontiers opaques et invisibles faute de sources. Derrière l’obscurantisme supposé des ouvriers, il y avait en fait de complexes traditions « d’économie morale » fondées sur certaines définitions du juste et du licite, de ce qui peut être fait ou non. Les destructions et sabotages de machines n’avaient dès lors rien d’irrationnel ou d’archaïque, il s’agissait même le plus souvent des seuls modes d’actions disponibles lorsque toutes les demandes pacifiques et légales avaient échoué.

Charles Tilly a montré comment le moment quarante-huitard est au cœur de nouveaux répertoires d’action protestataires : il inaugure le passage d’un registre traditionnel, marqué par l’importance du cadre communal et le patronage des puissances locales, à un répertoire d’action plus moderne, fondé sur la manifestation pacifique, la délégitimation croissante de la violence et l’instauration d’organisations professionnelles structurées, chargées de porter les revendications dans un cadre légal (Tilly 1986). Pour lui, ces « attaques » et ces « sabotages de machines », « désordres » caractéristiques du « répertoire traditionnel de l’action collective », dessinent peu à peu les contours de nouvelles stratégies qui triomphent avec la légalisation de la grève et des syndicats.

Âge d’or et institutionnalisation

C’est à la toute fin du xixe siècle que le sabotage s’invente réellement dans sa forme moderne et devient un répertoire d’action reconnu comme légitime. C’est à cette époque, tandis que la grève s’institutionnalise et que les organisations syndicales se structurent, qu’il devient un élément constitutif du langage protestataire. Comme Michelle Perrot l’a montré, les violences destructrices anciennes et les bris de machines laissent désormais la place à des actions plus encadrées et contrôlées, de moins en moins locales et de plus en plus nationales. « Le sabotage, dont le militant et promoteur du syndicalisme révolutionnaire Émile Pouget se fait l’apôtre, n’est en aucun cas une apologie des luddites, écrit-elle : il s’attaque à la production mais ménage les machines. » (Perrot 2001 : 23) Alors que la fascination pour le progrès technique et les machines s’empare des sociétés, l’équipement ne devient que l’« objet secondaire, et comme accidentel, des violences ». Les travailleurs s’efforcent dès lors de perturber la production et sa régularité tout en se montrant de plus en plus respectueux du matériel, de ce fait les chaudières crevées, les ventilateurs endommagés, les courroies de transmission et les câbles coupés, dans les mines comme dans les usines textiles, visent d’abord à intimider la direction ou les plus timorés au sein des collectifs de travailleurs.

Cependant que le recours aux destructions de machines est dorénavant associé à l’ignorance, l’usage de la violence et le sabotage retrouvent une légitimité parmi les anarchistes et les syndicalistes révolutionnaires. La CGT intègre le sabotage au répertoire des actions syndicales dès 1897. Le terme se diffuse progressivement avant d’être pleinement adopté à la suite de la mobilisation des cheminots de 1910-1911. Auteur du livre Le Sabotage, Émile Pouget contribue largement à populariser le terme. Sa définition demeure pourtant ambiguë : jamais conçu comme une technique exclusive, le sabotage est envisagé comme une arme complémentaire d’autres modes d’action, tels le boycottage ou la grève. Pouget propose également une généalogie de cette pratique et note que « Le sabotage est connu et pratiqué outre-Manche depuis longtemps, sous le nom de “Ca’Canny” ou “Go Canny”, mot de patois écossais dont la traduction possible est : “Ne vous foulez pas.” » Les premières occurrences en anglais datent de 1910, d’abord pour décrire les modes d’action des cheminots français, avant de désigner tout moyen permettant d’interrompre le fonctionnement ordinaire d’un processus économique. Dès 1913, Walker C. Smith, militant et théoricien syndicaliste nord-américain, le reprend en publiant un livre sur le sujet où il défend la légitimité de ce mode d’action (Smith 1913).

En 1906, la menace du sabotage est brandie dans le cadre de la lutte pour la journée de huit heures. En 1908 et 1909, des ouvriers électriciens la mettent à exécution et coupent le courant de l’Opéra de Paris. Comme l’explique Sébastien Albertelli, dans sa synthèse sur le sujet, la CGT naissante adopte ce mode d’action en raison de son organisation complexe et composite, et de la présence en son sein d’anarchistes qui ont fait l’objet d’une intense répression après 1894 et une vague d’attentats meurtriers. Ces militants trouvent dans le syndicalisme le moyen de continuer à diffuser leurs idées sous une forme nouvelle. Durant cette époque de syndicalisme révolutionnaire, méfiant envers l’État et les partis politiques, réticent face à toute modération dans la revendication et adepte des minorités agissantes, des théoriciens recherchent de nouveaux moyens d’action. Les anciens soulèvements révolutionnaires qui ont ponctué le xixe siècle se sont terminés par des échecs ou des répressions, et la Commune de Paris reste encore dans toutes les mémoires. Le sabotage, clandestin et insaisissable, se redéfinit et se conçoit à l’avenir comme l’arme idéale du faible contre le puissant. Il paraît d’autant plus redoutable que la société industrielle qui s’impose repose sur des machines et des réseaux – ferrés, télégraphiques, électriques, etc. – qui sont aussi puissants que fragiles. Face à la société industrielle, fondée sur de grands équipements et une multitude de réseaux techniques, il deviendrait en somme possible de paralyser le fonctionnement et le cours ordinaires des choses par une action apparemment modeste et peu risquée. Les anciens bris de machines ponctuels, dispersés et localisés, laissent dans ces conditions la place à des stratégies d’action aux conséquences inédites et de grande ampleur.

Timothy Mitchell a récemment pointé l’efficacité sans précédent du sabotage à l’heure du capitalisme charbonnier du début du xxe siècle : quelques individus peuvent à eux seuls perturber tout le cycle productif. En combinant grèves gigantesques et actions de sabotage, les mineurs de charbon parviennent de cette manière à bloquer l’économie. Pour Mitchell, en effet, le poids du charbon, la nécessité de l’extraire des mines souterraines puis de le transporter, ainsi que les besoins en main-d’œuvre, rendaient le capitalisme charbonnier particulièrement sensible aux actions de sabotage. En revanche, le pétrole, fluide et léger, rend possible un système technique nécessitant peu de main-d’œuvre, plus facile à contrôler par les grandes entreprises et les États (Mitchell 2013). L’un des grands intérêts de l’étude de Mitchell est de relier les propriétés matérielles du combustible aux dynamiques sociales et politiques plus vastes.

Durant la grande guerre, le mot sabotage évolue en étant utilisé dans le domaine militaire pour décrire la destruction violente ou la mise hors service des équipements de l’ennemi. Après 1918 et au cours du xxe siècle, le sabotage comme répertoire d’action subsiste évidemment mais semble perdre de son aura. Il entre en crise alors que le syndicalisme s’institutionnalise et cherche la respectabilité. La figure du saboteur devient un repoussoir, il ne retrouve une légitimité qu’en temps de guerre lorsqu’il s’agit de résister à l’envahisseur comme lors de la seconde guerre mondiale. Aujourd’hui, tandis qu’il convient de réinventer de nouveaux répertoires d’action protestataire, que les techniques deviennent le centre de nouvelles dynamiques de politisation, le sabotage retrouve une actualité et une pertinence auprès de celles et ceux qui souhaitent faire dérailler le système productif contemporain, accusé de conduire à un effondrement social et environnemental.