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Texte de la brochure :
Une étonnante alliance contre-nature
Pour qui tente aujourd’hui de se faire l’historien du révisionnisme et du négationnisme[1], la moindre des surprises n’est sans doute pas de constater le rôle décisif qu’y ont joué certains groupes se réclament de l’ultra-gauche en France[2]. C’est même la spécificité du négationnisme français : dans d’autres pays comme l’Allemagne, la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis, le négationnisme est essentiellement défendu par des individus, des groupes, des organisations qui se situent dans une filiation ouvertement fasciste.
Au centre de ce dispositif spécifique, Pierre Guillaume, ancien du groupe « Socialisme ou Barbarie » puis de « Pouvoir ouvrier », propriétaire pendant quelques années (1965-1972) d’une librairie du Quartier Latin, La Vieille Taupe, spécialisée dans la littérature révolutionnaire, issue de groupes minoritaires et peu connus. Fondant pour l’occasion une maison d’édition reprenant le nom de son ancienne librairie, ce qui entretiendra une confusion propice à bien des dérives, il va se faire l’infatigable propagandiste des thèses négationnistes défendues par Robert Faurisson, dès qu’elles ont été publiques, notamment après sa tribune dans Le Monde du 28 décembre 1978, intitulée « Le problème des chambres à gaz ou la rumeur d’Auschwitz ». Lui seul fera écho aux thèses de Faurisson lorsque celui-ci sera attaqué, en publiant son Mémoire en défense contre ceux qui m’accusent de falsifier l’histoire, au nom de la défense de la liberté d’expression. De même éditera-t-il l’ouvrage de Serge Thion, autre « historien » négationniste, Vérité historique ou vérité politique ?, sans doute la plus importante défense et illustration des thèses faurissonniennes menée à ce jour par un de ses disciples.
A partir du milieu des années 1980, Guillaume va étendre son activité d’éditeur à l’ensemble de la littérature révisionniste et négationniste. Ainsi republiera-t-il certains écrits de Rassinier (Le Mensonge d’Ulysse et Ulysse trahi par les siens), le précurseur direct de Faurisson, jusqu’alors édités par Maurice Bardèche [1907-1998, beau-frère du collaborationniste Robert Brasillach], lequel s’est toujours défini comme un intellectuel fasciste[3]. Il éditera également la traduction d’un grand classique de cette littérature, Le Mythe d’Auschwitz de Wilhelm Stäglich. Entre 1987 et 1990, il publiera même une revue intitulé Annales d’histoire révisionniste, dont la couverture imitera la célèbre revue des Annales de Marc Bloch, dans le but de donner une apparence académique au négationnisme. Au sommaire des huit numéros de cette revue défileront tous les plumitifs du négationnisme français et quelquefois étranger. En 1990-1991, Guillaume tint à nouveau librairie au Quartier Latin, toujours à l’enseigne de La Vieille Taupe, mais il dut fermer boutique face aux protestations du voisinage. Une partie de ses publications finiront ainsi par être diffusées par la libraire Ogmios, spécialisée dans la littérature néo-nazie. La boucle s’est ainsi bouclée et l’âme damnée du révisionnisme d’ultra-gauche a fini par rejoindre ses compagnons de lutte naturels. Rappelons enfin que Guillaume vient de se signaler en publiant, en primeur, le dernier ouvrage négationniste de Roger Garaudy [1913-, une figure prééminente du PCF, expulsé en 1970 ; ce protestant se convertira à l’islam en 1982 et publiera, en 1996, l’ouvrage portant comme titre Les Mythes fondateurs de la politique israélienne].
Entre-temps, sa renommée avait entraîné d’autres éléments de la mouvance ultra-gauche dans son soutien au négationnisme. A commencer par le groupe publiant la revue La Guerre Sociale, dont le no 3, paru en juin 1979, publie un long article intitulé « De l’exploitation dans les camps à l’exploitation des camps » : si on y lit notamment que « notre souci n’est pas de démontrer l’inexistence des “chambres à gaz”, mais de voir comment s’est établie une vérité officielle et comment elle est défendue » (page 24), la conclusion de l’article, s’appuyant essentiellement sur Rassinier, n’en est pas moins que cette « vérité officielle » n’est en fait qu’un mensonge reprenant et accréditant une rumeur née dans les camps de concentration nazis (cf. pages 29 et 31). A la même époque, ce groupe diffusera sur Lyon un tract prenant la défense de Robert Faurisson, sous le titre provocateur Qui est le Juif ? (sous-entendu : c’est aujourd’hui Faurisson qu’on persécute, mettant sur le même plan les victimes de la Shoah et celui qui nie cette dernière), reproduisant d’importants passages de l’article précédent. En 1981, ce groupe récidive en publiant, sous le même titre De l’exploitation dans les camps à l’exploitation des camps, une brochure qui s’en prend notamment à Pierre Vidal-Naquet, le qualifiant de « Klarsfeld de papier » à la suite de sa critique de Faurisson dans un numéro de la revue Esprit ; ainsi qu’une très longue réponse de Pierre Guillaume à la lettre que lui avait adressée un de ses anciens compagnons politiques, lui-même déporté, qui avait rompu avec lui à la suite de son engagement négationniste. Preuve que tous les militants d’ultra-gauche n’ont pas connu la dérive négationniste dont il est question ici, et que celle-ci n’était donc pas fatale.
Parmi les relais ultra-gauches de l’entreprise révisionniste, on comptera également le groupe « Pour une intervention communiste ». Dans plusieurs numéros de sa revue Jeune Taupe, il tiendra lui aussi à apporter sa contribution « à la dénonciation générale des mystifications capitalistes, y compris de l’antifascisme en particulier » (no 27, juillet-septembre 1979, page 5), en se faisant le propagandiste des thèses de Rassinier et de Faurisson. Dans un premier temps, son rôle se limitera à citer et commenter les publications de La Vieille Taupe ou La Guerre Sociale. Ainsi publiera-t-elle dans son numéro 31 (avril-mai 1980) le tract Qui est le Juif ? Son originalité se marquera davantage à partir du no 34 (novembre-décembre 1980) qui republiera un article paru avant-guerre dans une revue américaine, intitulé « Les chemises brunes du sionisme »; cet article dénonçait la nature fascisante d’une certaine tendance du sionisme de l’époque, regroupée autour d’un certain Jabotinsky, tendance alors qualifiée de « révisionniste » au sein même du mouvement sioniste ! La volonté d’amalgame est manifeste et Jeune Taupe ne s’en cache pas qui déclare à propos de cet article : « Sa publication ne peut pas être séparée de la polémique actuelle sur le phénomène concentrationnaire et la “religion de l’holocauste” et des réactions que celle-ci a provoquées. Toute la presse sioniste (c’est-à-dire à peu près toute la presse !) s’est à l’occasion sentie mobilisée pour se mettre au service de la pire censure au nom des “six millions de mort”(!?) » (page 4). L’antisémitisme transparaît clairement dans la reprise de cette vieille lune de l’extrême-droite d’une presse aux mains des Juifs (rebaptisés pour l’occasion « sionistes »). Bien que déclarant ne pas vouloir « prendre formellement parti » sur la question de l’existence d’un génocide, Jeune Taupe affirme que « ce chiffre de six millions n’est certainement qu’une pure fantaisie (et qu’il constitue même une quasi impossibilité matérielle) et que la volonté d’”extermination” qu’il recouvre est très discutable » (page 5).
Ultérieurement, une partie du groupe devait publier une nouvelle revue, Révolution sociale, dans laquelle une rubrique intitulée « Nouvelles du diable » devait revenir régulièrement sur « l’affaire Faurisson » et témoigner d’un engagement toujours plus net à ses côtés. Ainsi lira-t-on dans son premier numéro le sophisme suivant : « même si Faurisson était antisémite, on ne saurait rejeter son travail au nom de cet unique argument. Si Pasteur avait été antisémite, aurait-on pour autant rejeté ses découvertes ? » (page 5). La comparaison de Faurisson à Pasteur donne une idée de la haute considération dans lequel cette « jeune garde » de l’ultra-gauche tenait désormais le premier. Ce qu’un numéro ultérieur de cette même revue, daté de janvier 1983, attestera encore, sous la forme d’un long entretien avec le « professeur accusé de “falsification” » (Faurisson n’avait jamais eu le titre de professeur, il était maître-assistant). Dans cet entretien, ses jeunes admirateurs s’inquiéteront même des moyens de l’« aider pour faire face à tous les frais de justice et d’abord pour ceux nécessaires aux recours en cassation » (page 2).
Ces différents groupes, pourtant souvent jaloux l’un de l’autre, ont pour collaboré pour la diffusion des thèses négationnistes. Ainsi les équipes publiant La Guerre Sociale et Jeune Taupe, renforcés pour l’occasion par d’autres groupes de l’ultra-gauche (Le Frondeur, le groupe « Commune de Cronstadt », le « Groupe de Travailleurs pour l’Autonomie Ouvrière », « Les amis du Potlatch »), ont-ils signé et diffusé en commun, à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires, lors des manifestations qui ont suivi l’attentat antisémite de la rue Copernic (octobre 1980), un tract intitulé Notre royaume est une prison où l’on pouvait notamment lire : « La rumeur des chambres à gaz, rumeur officialisée par le Tribunal de Nuremberg, a permis d’éviter une critique réelle, profonde du nazisme. C’est cette horreur mythique qui a permis de masquer les causes réelles et banales des camps et de la guerre. » Une véritable injure faite à la mémoire des victimes de la Shoah sur les lieux d’un attentat qui annonçait, pourtant, que d’aucuns étaient prêts à rééditer l’entreprise génocidaire nazie.
En définitive, ces groupes ne furent sans doute pas les initiateurs de l’entreprise révisionniste ou négationniste, mais il est incontestable qu’ils en ont été la médiation la plus active, en dépit du fait qu’ils n’ont jamais réuni à eux tous plus de quelques dizaines de personnes. Ils ont assuré à ces thèses une publicité, non pas tant par leurs revues, à l’audience relativement confidentielle, que par leur tactique de provocation par distribution de tracts. Ces différents groupes ultra-gauches se sont ainsi faits les principaux propagandistes des thèses faurisonniennes, en leur permettant de sortir de la marginalité et de la confidentialité dans lesquelles elles étaient contenues jusqu’alors. D’autre part, ils se sont fait les principaux soutiens de Faurisson lorsque celui-ci a commencé à avoir affaire à la justice. Enfin ils ont apporté à cette entreprise d’extrême-droite qu’est le négationnisme une caution de « gauche », voire une caution « révolutionnaire », en la rendant du coup apparemment présentable, contribuant ainsi à brouiller les cartes, à embrouiller les esprits et à en perdre plus d’un. Jetant par là même la suspicion sur les références révolutionnaires dont ils ont toujours été friands, ils ont contribué ainsi à leur discrédit dans une époque qui aura vu triompher une contre-révolution idéologique aux multiples facettes. Les noms de Marx et de Rosa Luxemburg, les évocations des grands moments de la lutte révolutionnaire du prolétariat (la Commune de Paris, la révolution soviétique, la Catalogne de 1936-37) vont ainsi être mêlés, suprême déshonneur, à cette entreprise de falsification de l’Histoire !
Par quelle perversion politique et intellectuelle des militants de l’ultra-gauche, certains enfants de Mai 68 et des « luttes anti-impérialistes », ont-ils fini par se retrouver au coude à coude avec des vieux routiers de l’extrême-droite ? Comment expliquer une pareille alliance contre-nature ? Commençons par écouter à ce sujet certains des principaux intéressés eux-mêmes[4].
Ecoutons les « repentis » nous interpréter la blague du chaudron !
Car, au fur et à mesure où, dans le sillage de Pierre Guillaume, le révisionnisme et négationnisme d’ultra-gauche dérivaient vers des positions ouvertement antisémites et nouaient des contacts avec la mouvance néo-nazie, certains membres des précédents groupes qui s’étaient engagés dans cette voie allaient reculer devant de pareilles extrémités et déserter le combat négationniste. Si la plupart le firent discrètement, sur la pointe des pieds, pour ne plus faire parler d’eux et tenter de se faire oublier, d’autres, peu nombreux, ont tenu au contraire à s’expliquer sur leur dérive antérieure. Ainsi en a-t-il été de quatre anciens membres de l’ex-groupe éditant Jeune Taupe. A la suite du lapsus de Jean-Marie Le Pen sur le « point de détail » que constituerait l’existence des chambres à gaz dans les camps d’extermination nazie (septembre 1987), ils ont réagi par la diffusion d’un texte d’une douzaine de pages intitulé « Trop, c’est trop ! », soi-disant destiné à prendre leur distance avec leur passé négationniste[5]. De manière plus récente, les contributions de Serge Quadruppani et Gilles Dauvé à l’ouvrage collectif Libertaires et ultra-gauche contre le négationnisme[6], constituent une tentative du même genre.
Se présentant comme des auto-critiques courageuses et lucides, ces textes s’avèrent à l’examen, pour l’essentiel, des plaidoyers pro domo dont l’incohérence de l’argumentation évoque immanquablement la célèbre histoire juive du chaudron[7]. Ainsi ces soi-disant ex-révisionnistes ou négationnistes nous expliquent-ils simultanément qu’ils n’ont rien fait ; mais qu’ils ont eu raison de le faire ; et que, pour autant qu’ils aient eu tort, du moins les principes qui les ont inspirés dans cette affaire ont été et restent excellents.
« Nous n’avons rien fait ! Ou alors si peu que cela ne vaut pas la peine d’en parler. » Tel est le leitmotiv de ces différents textes : à les en croire, ces « repentis » n’ont jamais été ni négationnistes, ni même révisionnistes. C’est à se demander alors pourquoi ils éprouvent tant le besoin de s’expliquer et de se justifier à ce sujet… Comme le dit François-Georges Lavacquerie, qui semble parler en connaisseur : « Ce qui rend les “révisionnistes” odieux, c’est tout autant leurs thèses antisémites et mensongères niant le génocide que leur malhonnêteté dialectoc qui va jusqu’à leur faire nier leur négation. »[8] En somme, ils appliquent à leurs propres positions antérieures le même traitement négationniste qu’ils ont précédemment fait subir au génocide juif. Comme si le négationnisme était devenu chez eux une seconde nature…
C’est ainsi que les quatre anciens membres de Jeune Taupe, dont nous venons de voir combien ils s’étaient soucié quelques années auparavant de défendre Faurisson, affirment avec aplomb : « En ce qui nous concerne, nous n’avons jamais été ni révisionnistes, ni compagnons de route du révisionnisme… même si nous sommes contre le lynchage, les interdictions quelles qu’elles soient, les mensonges de toute nature et les amalgames tous azimuts ! » (pages 3-4). C’est donc uniquement pour défendre la liberté d’expression du pauvre « professeur Faurisson » qu’ils se seraient portés à son secours, entérinant du même coup son immense et crapuleux mensonge et quelques stupéfiants amalgames.
C’est au même procédé que recourt Serge Quadruppani dans son texte intitulé « Quelques éclaircissements sur La Banquise », la revue dont il fit paraître, avec Gilles Dauvé, quatre numéros entre 1983 et 1986. Il commence par faire remarquer que, sur les 279 pages que comprirent en tout ces quatre numéros, seules « 26 pages concernaient de près ou de loin (parfois de très loin) le génocide et les faurissonneries » (page 71). Comme si la teneur d’une publication se mesurait au nombre de ses pages, au fil desquelles on pouvait lire des propos aussi peu suspects de révisionnisme que ceux-ci : « Mis en fiche et carte par la Sécurité sociale et tous les organismes étatiques et paraétatiques, l’homme moderne juge particulièrement horrible et barbare le numéro tatoué sur les bras des déportés. Il est pourtant plus facile de s’arracher un lambeau de peau que de détruire un ordinateur. »[9] Ce qui n’empêche pas Quadruppani de prétendre que « La Banquise a été fondée notamment parce que ses animateurs, dont j’étais, ont rompu avec les gens animant La Guerre Sociale, lesquels soutenaient Pierre Guillaume dans une dérive révisionniste que nous condamnions. » (page 71) On mesure aussi combien cette rupture avec le négationnisme avéré d’un Guillaume était chose relative à l’époque où ils jouaient les pingouins sur La Banquise. Ce que Quadruppani doit d’ailleurs concéder, du bout des lèvres, dès la page suivante : « Les textes de La Banquise reflètent les difficultés et les insuffisances de ce processus de rupture. » (page 72)
Quant à Dauvé, c’est lui qui va le plus loin dans la présentation révisionniste de son propre passé révisionniste. Tout son « Bilan et contre-bilan » n’est qu’un maquillage du rôle décisif qu’il a joué dans la mise en place du dispositif idéologique qui génèrera la dérive négationniste d’une partie de l’ultra-gauche. Ainsi omet-il de signaler que c’est lui qui a republié, en 1973, le texte d’origine bordiguiste, Auschwitz ou le grand alibi, dont on pourra juger plus loin à quel point sa matrice théorique, faite d’un marxisme abâtardi en déterminisme économiste, comporte toutes les prémisses d’une dérive révisionniste, contrairement à ce qu’il prétend lui-même (pages 86-87). De même réduit-il au rang d’un simple « brouillon » la version primitive de l’article intitulé « De l’exploitation dans les camps à l’exploitation des camps » qui, comme on l’a vu plus haut, aura transformé les militants de La Guerre Sociale en fantassins du révisionnisme puis du négationnisme[10].
Comme il leur est malgré tout impossible de cacher ou de nier toute participation à l’entreprise révisionniste ou négationniste, les « repentis » se replient sur une seconde ligne de défense : « Ce que nous avons fait (c’est-à-dire soutenir un moment des thèses négationnistes et révisionnistes), nous avons eu raison de le faire. » Autrement dit, après avoir nié leur passé, les voici qui refusent de le renier. Et c’est là que leur discours commence à devenir intéressant, car il lève en partie le voile sur les raisons de leur dérive.
« Signataires, en tant que membres d’un groupe aujourd’hui défunt, du tract Notre royaume est une prison qui a fait parler de lui à l’époque, nous voulions attirer l’attention sur le danger du fonctionnement mythique des sociétés et sur les mensonges que cela entraîne pour justifier l’adhésion des populations à de telles représentations. Nous étions préoccupés par la « guerre du faux » contre la réalité vraie. » écrivent les ex-militants de Jeune Taupe (page 5). Parmi les « mensonges » dupant les masses qu’ils se proposaient ainsi de faire éclater en s’en prenant au « mythe » d’Auschwitz et des chambres à gaz figuraient, tout simplement, le régime démocratique et l’antifascisme. Le régime démocratique, parce qu’il trouve dans la barbarie nazie symbolisée par Auschwitz un argument à bon compte pour se légitimer et, avec lui, l’inhumanité ordinaire du capitalisme : « à nos yeux, toutes les fractions capitalistes sont condamnables et l’on n’a pas à choisir entre la peste et le choléra. Des spécificités entre les multiples atrocités doivent être comprises et reconnues mais elles ne permettent en aucun cas de racheter un gang plus démocrate aux dépens d’un autre qui porterait ainsi tous les “péchés” du monde sur son dos ! » (pages 8-9). L’antifascisme, parce qu’en faisant du fascisme la « bête immonde » à abattre, il participe précisément à cette légitimation du capitalisme : « nous continuons à dénoncer également les forces dites démocratiques, anti-fascistes et anti-racistes de type bourgeois qui, elles aussi, sous des couverts humanistes, développent la politique du capitalisme et ses conséquences violentes les plus extrêmes. » (page 6).
Même son de cloche chez Quadruppani et Dauvé. Eux aussi justifient rétrospectivement leur épopée révisionniste par la nécessité de procéder à une critique radicale du régime démocratique et de l’antifascisme. « (…) sur le terrain de l’antifascisme, nos critiques de l’Union Sacrée n’ont, pour moi, rien perdu de leur validité (…) (car) l’antiracisme et l’antifascisme forment l’idéologie officielle de tous les dirigeants, le langage commun de tous les médias. L’antiracisme est même le discours des expulseurs des clandestins » (pages 75 et 77) affirme par exemple péremptoirement Quadruppani. Il est bien le seul à avoir perçu la dimension antiraciste des propos d’un Mitterrand évoquant un certain « seuil de tolérance » qui aurait été atteint, ou d’un Chirac parlant de certaines « odeurs », pour ne pas parler de Pasqua confessant partager l’essentiel des valeurs du FN. Et c’est Dauvé qui exprime le plus clairement cette commune haine de l’ultra-gauche à l’égard de la démocratie, en affirmant tout de go que « la démocratie parlementaire s’est avérée une des meilleures formes d’étouffement des prolétaires » (page 83); ou encore que « les démocrates ne se sont jamais dressés sérieusement sur la route des fascistes vers le pouvoir » (pages 83-84). Ce qui visiblement justifie à ses yeux, rétrospectivement, leur égarement antérieur.
D’ailleurs, dans cette œuvre d’auto-justification de leur carrière révisionniste, il arrive aux « repentis »… de ne guère se repentir. Ainsi Quadruppani confie-t-il ne pas regretter d’« avoir, dans (son) Catalogue du prêt-à-penser français[11], défendu la liberté d’expression de Faurisson » (page 78), même s’il confesse en note qu’il n’écrirait plus aujourd’hui de la même manière le passage le concernant. Un Faurisson qui s’était fait connaître en affirmant que « les prétendues chambres à gaz hitlériennes et le prétendu génocide des juifs forment un seul et même mensonge historique qui a permis une gigantesque escroquerie politico-financière » et que « Hitler n’a jamais admis qu’un seul Juif soit tué en raison de sa race ou de sa religion ». Et que penser de Dauvé qui, dans la version primitive de sa contribution remise à la presse, continuait à qualifier les chambres à gaz de « gigantesque détail de la Seconde guerre mondiale » — passage qui a curieusement disparu dans la version publiée par Reflex — ou qui ne peut pas s’empêcher de semer le doute en indiquant au passage que le procès de Nuremberg ne fut « pas plus truqué que les autres » (page 93). Chassez le naturel, il revient sinon au galop, du moins en catimini !
Poussée trop loin, l’auto-justification risque cependant de ruiner l’entreprise de dédouanement que sont ces textes. Aussi, troisième ligne de défense, nos « repentis » reconnaissent-ils malgré tout quelques erreurs secondaires ; mais c’est aussitôt pour affirmer qu’elles n’invalident en rien leurs principes théoriques ou politiques. Bref, même s’ils ont eu tort de s’embarquer quelque temps dans la galère révisionniste, leur cap a toujours été le bon.
Ainsi, dressant le bilan de sa croisade révisionniste qui fut aussi celle de Dauvé, Quadruppani commence-t-il par s’adresser un satisfecit qui laisse pantois. Ce bilan serait globalement positif : « j’estime que, sur l’essentiel, nous avons vu juste » (page 72). Détails inessentiels donc que ces « deux faiblesses principales, l’une quant à notre attitude à l’égard de Faurisson, l’autre sur la question des “chambres à gaz” » qu’il concède un peu plus loin (page 73). Tout en affirmant ne pas regretter avoir défendu, en son temps, la liberté d’expression de Faurisson, il reconnaît que « c’était une erreur et une faute de le renvoyer dos à dos avec Vidal-Naquet, qui est un chercheur rigoureux et honnête, alors que Faurisson est un faussaire antisémite » (ibid.). Autrement dit, Quadruppani ne regrette pas d’avoir défendu la liberté d’expression d’un faussaire antisémite, en le mettant à pied d’égalité avec un chercheur rigoureux et honnête, quitte à accréditer ainsi l’œuvre du premier. Mais ce n’était là qu’un détail…
Autre détail que leurs palinodies sur l’existence des chambres à gaz : « S’il nous semblait réellement secondaire que les chambres à gaz aient existé ou non, c’est parce que, pour nous, elles n’ajoutaient rien à l’horreur du nazisme. Si, sur le principe, je pense que nous avions raison, il me semble que nous passions à côté d’un point essentiel, à savoir que l’aspect froidement technique et administratif de ces chambres à gaz introduisait une nouveauté radicale, qui distinguait effectivement le génocide des juifs et des tziganes de ceux qui l’avaient précédé. » (page 74). Autrement dit, s’il reconnaît l’énormité du fait d’avoir réduit l’existence des chambres à gaz à un point secondaire, réduction qui est le propre d’une attitude révisionniste, c’est aussitôt pour ajouter qu’ils avaient raison de commettre une pareille énormité. En somme, ils ont eu raison d’avoir eu tort…
On pourrait ainsi continuer à remplir des pages à mettre en pièces un plaidoyer pro domo dont les incohérences ne sont que l’expression de la mauvaise foi et de l’incapacité à rompre définitivement et absolument avec le passé. Incapacité dont témoigne d’ailleurs à lui seul le fait que, près de quinze ans après, ils continuent à multiplier les arguties et à cultiver les ambiguïtés sous prétexte de clarification.
L’exercice est lassant et stérile, sauf quand il nous révèle, comme nous l’avons vu, que leur dérive n’a pas été fortuite, qu’elle a sans doute tenu à quelques unes des propositions cardinales du corpus idéologique définissant l’ultra-gauche (ou du moins ce qu’elle était devenue dans les années 1970), notamment sur la démocratie et l’antifascisme. Car, contrairement à ce que prétend Dauvé (page 87), le ver révisionniste était bien, dans une certaine mesure, dans le fruit de la « théorie » ultra-gauche. Et c’est bien parce que nos « repentis » continuent à partager pour l’essentiel les prémisses de cette théorie, même s’ils se sont écartés de ses conséquences révisionnistes et négationnistes les plus insoutenables, qu’ils éprouvent tant de mal à s’expliquer sur leur passé et à rompre avec lui. C’est du moins là l’hypothèse que nous allons suivre à présent[12].
L’ultra-gauche face au fascisme
Pour comprendre pourquoi des militants de l’ultra-gauche ont pu se laisser abuser par la camelote négationniste, il est nécessaire, en effet, de revenir de manière critique sur la matrice théorique qui était la leur et qui, pour l’essentiel, reste la leur. Celle-ci contenait toute une série de propositions qui rendaient possible, sinon inévitable, leur dérive ultérieure. A commencer par leurs positions à l’égard de l’antifascisme, dont nous venons d’avoir un aperçu. On peut condenser ces positions dans une sorte de syllogisme dont voici la substance.
Première prémisse: la dénonciation de l’antifascisme comme idéologie. L’ultra-gauche a toujours accusé l’antifascisme de n’être en définitive qu’une idéologie au service de la démocratie bourgeoise et du stalinisme. En couvrant son ennemi (notamment le nazisme) de l’opprobre des pires crimes, en le diabolisant, en en faisant le mal absolu, l’antifascisme aurait du même coup légitimé ou relégitimé démocratie et stalinisme, en couvrant leurs propres crimes, que ce soit pendant la guerre (par exemple les bombardements de Dresde ou d’Hiroshima) ou après-guerre (notamment lors des guerres coloniales ou lors de la répression des soulèvements populaires en Europe de l’Est). « En réalité l’antifascisme a servi à couvrir et justifier bien des saloperies à l’égard de telle ou telle population. Et d’abord il a permis de couvrir un répugnant racisme antiallemand. Mais aussi la répression colonialiste : les émeutiers algériens de Sétif [1945], dont on a fait une boucherie — c’étaient des “hitlériens”. » lit-on par exemple dans le tract-manifeste Notre royaume est une prison ; ou encore : « La mise en avant des crimes nazis a pour première fonction de justifier la Seconde Guerre mondiale et plus généralement la défense de la démocratie contre le fascisme : la Seconde Guerre mondiale ne serait pas tant un conflit entre nations ou impérialismes qu’une lutte entre l’humanité d’une part et la barbarie d’autre part. »[13]
Par ailleurs, et surtout peut-être pour ces révolutionnaires que voulaient être les membres de ces divers groupes de l’ultra-gauche, en substituant l’opposition « factice » de la démocratie et de la dictature à l’antagonisme réel entre bourgeoisie et prolétariat, l’antifascisme aurait embrigadé ce dernier dans un combat qui n’était pas le sien, dans un combat entre fractions et formes rivales du capital, donc en définitive au service de son propre maître : « L’idéologie antifasciste se propose de sauver la démocratie par tous les moyens face au fascisme et aux dictatures étatistes qui lui sont plus ou moins assimilées. Mais en vérité cette idéologie est d’abord le moyen de noyer les perspectives propres du prolétariat dans la confusion et d’intégrer cette classe dans la défense du monde capitaliste. L’opposition entre fascisme et antifascisme, dont on a fait un absolu, a d’abord été une mauvaise blague que les exploiteurs et les politiciens ont fait au prolétariat. » lit-on toujours dans Notre royaume est une prison. En ce sens, l’antifascisme remplirait la même fonction que le fascisme, celle d’aliéner le prolétariat en le mettant au service d’une entreprise contraire à ses intérêts propres, et serait tout aussi contre-révolutionnaire que lui : « Dans le capitalisme allemand ébranlé d’après 1914-1918, l’antisémitisme a servi cyniquement à unifier politiquement des couches sociales hétérogènes et à les faire adhérer à l’Etat. L’antifascisme a la même fonction politique et utilise les mêmes ressorts psychologiques, même si la cible a changé. Il faut en finir avec l’antisémitisme. Il faut en finir avec l’antifascisme. L’un et l’autre sont le “socialisme des imbéciles”. L’antifascisme est une forme plus évolué, plus subtile que l’antisémitisme, mais pas moins contre-révolutionnaire. »[14]
Deuxième prémisse. Toute idéologie serait d’abord un mensonge : elle se nourrirait de mensonges et ne ferait que répandre des mensonges. Car dès lors que l’on considère la lutte des classes et la lutte politique qui lui est liée comme une guerre civile permanente, on est conduit à concevoir l’idéologie sur le mode de la propagande de guerre : du bluff et du « bourrage de crâne ». On relève par exemple dans cette littérature d’ultra-gauche : « L’antifascisme démocratique et l’antinazisme de sex-shop (sic) n’ont pas encore fini leur temps, quoiqu’ils soient plus vulnérables aujourd’hui à la critique. En faire la critique, c’est révéler les mécanismes les plus généraux de la propagande de guerre, du mensonge qui fonctionneront — plus ou moins bien et, espérons-le, le moins bien possible — jusqu’à la destruction du capitalisme. »[15]
Ou encore : « Même si l’on peut ne pas être d’accord avec la démarche et certaines thèses de Faurisson et de Rassinier, il faut remarquer que les persécutions et les camouflages qui persistent dans cette affaire, cachent un mensonge trop évident dans lequel sont impliquées de très larges fractions du capital (la gauche notamment). C’est pourquoi toutes contributions ou révélations à ce propos seront positives dans la lutte contre les mystifications capitalistes. »[16]
Conclusion: une bonne partie sinon tout ce que l’antifascisme a dit du fascisme ne serait qu’un tissu de mensonges; à commencer par l’existence des chambres à gaz, symbole de l’exterminationnisme nazi. Ainsi lit-on dans le tract intitulé Qui est le Juif ? : « La légende des « chambres à gaz » a été officialisée par le tribunal de Nuremberg, où les nazis étaient jugés par leurs vainqueurs. Sa première fonction est de permettre au camp stalino-démocratique de se distinguer absolument de celui des nazis et de leurs alliés. » Ces publications d’ultra-gauche laissent apparaître une véritable obsession des « mystifications capitalistes » sur la Seconde Guerre mondiale, l’idée que le récit qui en a été fait et les explications qui en ont été données et divulguées n’est que le « point de vue des vainqueurs », essentiellement destiné à couvrir ou à tout le moins à atténuer leur propre responsabilité, que ce soit dans le déclenchement de la guerre (par exemple l’appui prêté, dans un premier temps au moins, au nazisme par les forces bourgeoises) ou dans sa conduite (par exemple leur indifférence voire leur complicité dans les crimes nazis), comme plus généralement à se refaire une virginité : « Il doit être clair que si le capital entretient des mythes ou expose — avec visites organisées — un “Musée des horreurs” tel que celui d’Auschwitz ou d’autres camps de concentration, c’est pour mieux conjurer l’horreur de son exploitation quotidienne dans les bagnes du salariat, les cités-dortoirs ou sur les autoroutes, et pour mieux masquer sa préparation à des destructions de vies humaines encore plus massives que lors des deux guerres mondiales ou depuis 1945. »[17]
On peut encore résumer autrement la démarche de l’ultra-gauche face à l’antifascisme : comme bien d’autres avant elle, elle a cru que les ennemis (les négationnistes) de ce qu’elle considérait comme son ennemi politique (l’antifascisme) ne pouvaient être que ses amis. Cela apparaît clairement dans la réponse adressée par Jeune Taupe — dans le jargon qui est le sien — à la lettre d’un camarade britannique lui reprochant de s’être jetée dans la gueule du loup : « L’usage qui peut être fait de certains travaux par certaines fractions de la bourgeoisie (ici l’extrême-droite) contre d’autres fractions est selon nous un faux problème (…) Tout ceci déplace la question qui est la suivante : les travaux de R. Faurisson (comme ceux de P. Rassinier) peuvent-ils contribuer — même s’ils ne sont pas la théorie révolutionnaire – à une clarification révolutionnaire ? En ce qui nous concerne, nous le pensons, dans le sens où ils fournissent une arme importante pour détruire toute l’historiographie officielle construite par les vainqueurs de la IIe Guerre mondiale. »[18] C’est pourquoi, comme nous l’avons vu, les militants de Jeune Taupe pouvaient ne pas se soucier de savoir si Faurisson était ou non antisémite. En définitive, c’est bien leur haine inextinguible de l’antifascisme, considéré par eux comme la plus grave mystification idéologique du capitalisme d’après-guerre, qui aura aveuglé ces groupes d’ultra-gauche au point de les précipiter dans les bras de l’extrême-droite : en s’attaquant au « mythe des chambres à gaz », ils ont cru pouvoir en finir une fois pour toutes avec leur bête noire politique.
Il n’est que trop facile de relever les erreurs contenues dans les deux prémisses du précédent « syllogisme ». Faire de l’antifascisme une idéologie au service du stalinisme et des démocraties « bourgeoises », plus largement au service de l’« ordre capitaliste », est pour le moins réducteur. Des années 1920 pendant lesquelles il se forme aux années d’après-guerre où il triomphe, l’antifascisme ne conservera ni le même contenu ni le même sens : qu’il ait pu, après-guerre, être « instrumentalisé » à des fins de (re)légitimation par les élites politiques au sein des démocraties occidentales aussi bien que par les directions staliniennes des partis soi-disant communistes, à l’Est comme à l’Ouest, ne doit pas faire oublier qu’il s’est forgé dans les luttes ouvrières et populaires d’avant-guerre, de la grève générale des ouvriers allemands contre la tentative de coup d’Etat de Kapp en 1920 à l’action souvent décisive des maquis et des « francs-tireurs » dans bon nombre de pays occupés par les nazis, en passant par l’assaut donné, mains nues, par le peuple de Madrid ou de Barcelone aux casernes tenues par les troupes séditieuses à l’annonce du pronunciamento de Franco[19].
Quant à la réduction de l’idéologie au mensonge, soit en un simple instrument de manipulation des masses au service de la classe dominante ou de l’Etat, elle ne peut être le fait que d’une conception policière, pire : littéralement paranoïaque de l’Histoire, transformant « l’ennemi de classe », le capital, en sujet démiurgique doué d’une redoutable capacité mystificatrice, et scrutant quelques obscurs manœuvres ou complots de sa part derrière tout mouvement politique qui n’est pas l’expression claire et directe de l’activité révolutionnaire du prolétariat. Pour autant que le concept d’idéologie ait un sens, il désigne au contraire un ensemble de représentations relevant de l’expérience vécue des rapports sociaux, avec la part inévitable d’erreur et d’illusion propre à toute expérience vécue, bien plutôt qu’un mensonge sciemment organisé et utilisé.
En définitive, derrière la critique de l’antifascisme, on retrouve l’équivalence établie dès les années 1920, par l’ultra-gauche, entre fascisme, démocratie bourgeoise et « communisme » stalinien, comme autant de régimes dont les différences ne seraient qu’apparentes, comme autant de masques du pouvoir étatique du capital. Dans Notre royaume est une prison, on lit par exemple : « La mythologie de l’antifascisme, libéral ou stalinien, réécrit l’histoire et dissimule l’unité profonde des formes démocratiques et dictatoriales que prend l’Etat. La démocratie sera toujours prête à se transformer en dictature, et vice versa, pour sauver l’Etat ! ». Et cette équivalence se fonde elle-même sur la dévalorisation traditionnelle, à l’ultra-gauche, de la démocratie bourgeoise, parlementaire, représentative et de ses « libertés formelles », réduites (là encore) à une simple idéologie, destinée à masquer et à justifier la perpétuation des rapports capitalistes d’exploitation et de domination.
Critiquer cette conception de la démocratie politique nous ferait sortir du cadre de cet article. Contentons-nous ici de rappeler que, pour limitée et illusoire qu’elle soit, la démocratie bourgeoise n’en a pas moins offert au prolétariat la possibilité de s’organiser en associations, syndicats et partis politiques et, ce faisant, de limiter au moins sa propre domination et exploitation. C’est à ce titre que ses éléments les plus conscients ont toujours spontanément défendu ce régime, contre toutes les forces qui menaçaient de les priver de ces conditions élémentaires de l’organisation de leur lutte de classe.
Relevons aussi au passage le simplisme d’une pensée qui voit, au plus, des différences de degré et non pas de nature entre les diverses formes politiques que prend la domination capitaliste : démocratie, Etat fort, Etat d’exception, bonapartisme, dictature militaire, fascisme. C’est cette même propension à réduire l’essentielle complexité du réel à quelques schémas simplistes, puis à nier le réel lui-même dès lors qu’il s’avère résister à cette réduction, que nous allons retrouver à l’œuvre dans la manière dont ces groupes d’ultra-gauche ont abordé Auschwitz.
L’idéologie ultra-gauche face à Auschwitz
Au-delà de ses positions particulières sur le fascisme et l’antifascisme, c’est l’ensemble de la matrice théorique de l’ultra-gauche qu’il convient en fait d’interroger et d’incriminer en cette affaire.
Cette matrice se réduit, pour l’essentiel, à une vulgate marxiste combinant, d’une part, un économisme convaincu que le cours du monde contemporain peut strictement se déduire des lois de fonctionnement, objectivement déterminables, du capital, inspirant du même coup une conception hyper-rationaliste de l’histoire contemporaine, versant en fait dans l’idéalisme (au sens philosophique), plus proche en ce sens de Hegel que de Marx[20] ; d’autre part, et d’ailleurs contradictoirement, la foi dans la capacité du prolétariat à ouvrir la voie au communisme, qui alimente quelquefois un véritable messianisme révolutionnaire. Cependant, au fur et à mesure où cette capacité s’est trouvée démentie par le cours des événements, l’idéologie ultra-gauche s’est progressivement recroquevillée sur un économisme à tendance catastrophiste, prédisant que faute de s’être engagé dans la construction du socialisme, la civilisation contemporaine ne pouvait que s’enfoncer tout entière dans la barbarie.
L’étroitesse d’une pareille matrice théorique, aggravée par le dogmatisme propre à ce milieu, ne pouvait que prédisposer l’ultra-gauche, dès lors qu’elle allait être confrontée à la redoutable tâche de comprendre (expliquer et interpréter) Auschwitz, à une dérive révisionniste puis tout simplement négationniste[21]. Car, dans le cadre d’une pareille matrice, Auschwitz est tout simplement incompréhensible, pire même : inconcevable et invraisemblable.
Au premier degré de cette dérive négationniste, la négation d’Auschwitz porte seulement sur sa spécificité en tant que génocide, en le réduisant à un cas, certes extrême, de la barbarie capitaliste. Par exemple, dans le texte de « repentis » Trop, c’est trop, on continue à lire : « Pour nous, les horreurs bien réelles d’Auschwitz ou de celles d’autres camps – même si la mort a été plus lente et administrée par d’autres techniques que les bombes classiques ou nucléaires — n’ont pas une différence de nature avec celles de Guernica, Dresde, Sétif ou Hiroshima. La barbarie capitaliste n’a pas de limites et peut s’exercer par tous les moyens tant que les exploités et dépossédés ne mettront pas un terme à ce système foncièrement inhumain. Bien entendu, il ne s’agit pas de tout mettre sur un même plan réducteur (par raisonnement bêtement analogique) et, dans l’analyse de la panoplie du gangstérisme capitaliste, il est nécessaire pour montrer l’étendue de ses méfaits de distinguer, par exemple, les crimes d’origine plus particulièrement racistes de ceux directement liés à des racines économico-politiques. Mais, dans ses conséquences, la barbarie n’induit pas des responsabilités plus ou moins graves que d’autres : à nos yeux, toutes les fractions capitalistes sont condamnables et l’on n’a pas à choisir entre la peste et le choléra. » (page 8) Notons au passage qu’on retrouve ici cette volonté de mettre sur le même plan, en dépit des dénégations à ce sujet, fascisme et antifascisme, démocratie et dictature.
D’innombrables passages de ce genre émaillent la littérature révisionniste d’ultra-gauche. Ce qui est ici incompris, voire nié à chaque fois, c’est bien le caractère exterminationniste de l’entreprise nazie, différente par sa nature même et non seulement par son degré (l’étendue du massacre, l’ampleur des moyens techniques, administratifs, policiers et militaires mis en œuvre), de tous les massacres qui accompagnent l’établissement ou le maintien de rapports d’exploitation et de domination. Chercher à exterminer systématiquement une population, en mettant en œuvre tous les moyens nécessaires pour y parvenir, et chercher à dominer ou exploiter une population, sont deux entreprises non seulement différentes, mais littéralement contradictoires, pour cette simple raison qu’on ne peut ni exploiter ni dominer des cadavres, mais seulement des hommes vivants.
Certes toute entreprise d’exploitation et de domination présente des aspects criminels. Ainsi une exploitation à outrance de la force de travail conduit à la mort plus ou moins rapide de l’exploité; et, en ce sens, on peut parler à juste titre, quelquefois, d’extermination par le travail. Mais une telle exploitation extrême n’est possible que pour autant que la main-d’œuvre à exploiter est abondante, facilement disponible et de faible coût. De même, toute entreprise de domination est criminelle, ne serait-ce qu’en tant qu’elle finit un jour ou l’autre par opposer la violence à la résistance ouverte et à la révolte des dominé·e·s. Mais que deviendrait un tyran qui entreprendrait de massacrer systématiquement tous ses sujets ? Il travaillerait de manière inattendue à mettre fin à sa propre tyrannie…
En les enfermant dans des ghettos pour les faire mourir de faim ou de maladie, en les faisant massacrer par les Einsatzgruppen opérant à l’arrière des unités de la Wehrmacht sur le front de l’Est, en les déportant dans des camps d’extermination où ils étaient promis, pour la quasi-totalité d’entre eux, à une mise à mort immédiate, les nazis ne cherchaient pas à dominer ou à exploiter les Juifs ou les Tziganes, mais bien à les exterminer. En bombardant Dresde ou Hiroshima, les alliés n’avaient pas pour but d’exterminer systématiquement toute la population allemande ou japonaise, mais d’en affaiblir matériellement et surtout moralement le potentiel de résistance pour précipiter la chute des régimes nazi ou nippon. Quoi qu’on puisse penser de pareilles méthodes, qui poussent à bout la « logique » de la « guerre totale », dont l’une des caractéristiques est précisément de ne plus différencier la population civile des unités militaires combattantes, elles s’inscrivent dans une logique de domination, non pas d’extermination. De même, en massacrant quelques dizaines de milliers d’Algériens dans la région de Sétif, après le soulèvement du 8 mai 1945, il s’agissait avant tout, en semant la terreur, de recréer les conditions de la soumission coloniale d’une population qui avait eu la naïveté et le courage de croire que l’heure de sa libération était également venue ; mais terroriser des vivants pour qu’on puisse continuer à les soumettre, ce n’est pas les exterminer. Malgré son cortège d’horreurs, toute guerre coloniale se situe toujours dans une logique de domination et d’exploitation de la population coloniale, et non pas d’extermination systématique de cette population.
Au demeurant, les nazis eux-mêmes ont éprouvé la différence et même la contradiction existant entre ces deux logiques. D’une part, ce n’est pas un hasard s’ils ont introduit des camps d’extermination à côté des camps de concentration. Si les camps de concentration et de travail fonctionnaient selon une logique d’exploitation, fût-elle à outrance, de la force de travail, ce n’était pas le cas des camps d’extermination (Auschwitz-Birkenau, Belzec, Chelmno, Maïdanek, Sobibor, Treblinka), conçus non pas pour exploiter la force de travail des détenus, mais bien pour les mettre à mort de manière aussi rapide, économique et secrète que possible. Toute extrapolation de l’expérience des premiers aux seconds ne peut que conduire à cacher voire nier la dimension exterminationniste de l’entreprise nazie.
D’autre part, la contradiction entre les exigences de l’exploitation et celle de l’extermination se sont quelquefois clairement manifestées à l’intérieur même de ces camps. Sous cet angle aussi, Auschwitz reste une figure emblématique. Auschwitz comprenait en fait trois camps : au camp initial de concentration (Auschwitz I) se sont ajoutés le camp d’extermination de Birkenau (Auschwitz II) – c’est lui que l’on connaît surtout et qui est devenu la figure emblématique de la barbarie nazie — mais aussi l’immense camp de travail de Monowitz (Auschwitz III), véritable centre industriel avec ses quarante trois « kommandos » extérieurs, un des nœuds de la machine de guerre nazie. Or la pénurie de main-d’œuvre qualifiée nécessaire à faire tourner cette machine allait conduire constamment les autorités de Monowitz à prélever des contingents d’ouvriers et d’artisans juifs destinés à Birkenau, les « sauvant » ainsi temporairement ou parfois définitivement de la mort immédiate qui les attendait[22]. Car, encore une fois, on ne peut faire travailler que des hommes vivants ; la force de travail d’un cadavre est inexistante. Il est tout de même curieux qu’une pensée frappée au coin d’un économisme aussi primaire que l’est celle de l’ultra-gauche n’ait pas su concevoir un pareil argument, relevant pourtant lui-même de considérations économiques des plus élémentaires.
« Auschwitz ou le grand alibi »
En fait, le caractère exterminationniste de l’entreprise nazie, telle qu’elle se trouve symbolisée par Auschwitz, n’a pas toujours été nié par l’ultra-gauche. Le texte le plus significatif à cet égard est sans doute celui publié sous le titre Auschwitz ou le grand alibi par le courant bordiguiste dans le numéro 11 de sa revue Programme communiste dès 1960, et que ce même courant republiera en brochure en 1979, augmenté d’une préface. Ce texte est doublement important dans l’histoire de la littérature révisionniste et négationniste d’ultra-gauche. En raison de son ancienneté, tout d’abord, qui permet de le considérer comme un des textes fondateurs de cette dérive, conjointement aux écrits de Rassinier[23]. D’autre part, il représente la tentative la plus claire de rendre compte de l’entreprise exterminationniste nazie dans les termes de la vulgate marxiste pratiquée par l’ultra-gauche. Il n’en fait que mieux ressortir l’absurdité d’une telle démarche, et la manière dont son échec inévitable ne pouvait qu’ouvrir la voie à une négation encore plus radicale d’Auschwitz.
Cet article se propose de dénoncer « l’erreur » et « l’hypocrisie » de l’explication commune d’Auschwitz, censée être frappée au coin de « l’idéalisme bourgeois », qui voudrait « faire croire que ce sont le racisme et l’antisémitisme qui sont en eux-mêmes responsables des souffrances et des massacres, et en particulier qui ont provoqué la mort de six millions de Juifs lors de la dernière guerre » (page 1). A cette fin, il s’agit de lui opposer une analyse « matérialiste », mettant à nu « les racines réelles de l’extermination des Juifs, racines qu’il ne faut pas chercher dans le domaines des “idées”, mais dans le fonctionnement de l’économie capitaliste et les antagonismes sociaux qu’il engendre » (ibidem). C’est donc bien en fonction de sa matrice théorique propre que ce courant de l’ultra-gauche propose ici une analyse d’Auschwitz destinée à montrer que ce dernier est réductible aux lois éternelles de fonctionnement du capital.
Dans cette perspective, comment se trouve en effet expliquée l’extermination systématique des Juifs dans toute l’Europe par le régime nazi ? Tout simplement par une sorte de règlement de compte interne à la petite et moyenne bourgeoisie allemande ! Dans le contexte de la crise des années 1920 et 1930, la menace permanente que fait peser sur cette classe la concentration du capital aurait pris une forme paroxystique, ne lui laissant d’autre choix que de faire la part du feu : de condamner à la disparition une partie d’entre ses membres pour sauver tout le reste de la classe ; et c’est aux Juifs, qui se trouvaient alors pour l’essentiel concentrés au sein même de cette classe, qu’aurait été porté le coup fatal : « C’est en réaction à cette menace terrible que la petite bourgeoisie a “inventé” l’antisémitisme. Non pas tant, comme disent les métaphysiciens, pour expliquer les malheurs qui la frappaient, que pour tenter de s’en préserver en les concentrant sur un de ses groupes. A l’horrible pression économique, à la menace de destruction diffuse qui rendaient incertaine l’existence de chacun de ses membres, la petite bourgeoisie a réagi en sacrifiant une de ses parties, espérant ainsi sauver et assurer l’existence des autres. L’antisémitisme ne provient pas plus d’un “plan machiavélique” que “d’idées perverse” : il résulte directement de la contrainte économique. La haine des Juifs, loin d’être la raison a priori de leur destruction, n’est que l’expression de ce désir de délimiter et de concentrer sur eux la destruction. » (page 11).
Les objections abondent évidemment contre cette explication économiste jusqu’à l’absurde de l’exterminationnisme nazi, y compris d’un point de vue marxiste. Sans même reprendre ici la discussion sur la nature de classe du régime nazi ou du fascisme en général, qui n’est en tout cas pas réductible à un simple mouvement de réaction panique de la petite-bourgeoisie[24], remarquons pour commencer que, loin d’expliquer l’antisémitisme, cette analyse le présuppose ; car comment expliquer sans lui que ce soit précisément sur sa partie juive que la petite bourgeoisie ait « choisi » de dévier le coup mortel que lui portait le grand capital ? Selon les termes de la blague célèbre[25], pourquoi les Juifs plutôt que les coiffeurs ? Il fallait bien que, par l’Histoire antérieure et d’une manière spécifique, la population juive ait fait l’objet d’une haine commune d’une part significative du restant de la population allemande.
D’autre part, s’il n’avait été question que de détruire une partie de la petite et moyenne bourgeoisie en tant que telle, sa simple expropriation aurait amplement suffi : pour détruire socialement une classe possédante, il n’est pas nécessaire de détruire physiquement ses membres, il suffit de la priver de ses moyens de production. C’est d’ailleurs par une pareille expropriation que les nazis commencèrent, incitant ainsi les Juifs (du moins ceux qui le pouvaient encore) à quitter l’Allemagne ; et, de ce point de vue leur tâche était en gros accomplie dès 1938[26]. Mais précisément, ils n’allaient pas s’en tenir là, ce qui ne peut absolument pas s’expliquer par une quelconque exigence ou conséquence immédiate des contradictions sociales que fait naître le procès d’accumulation du capital.
En troisième lieu, en concédant que l’essentiel des Juifs allemands se concentraient dans la petite et moyenne bourgeoisie, ce n’était certainement pas le cas des Juifs en Europe centrale et orientale (en particulier en Pologne, en Ukraine, en Russie, dans les Balkans) ; là l’essentiel du monde juif faisait partie du prolétariat et même de la paysannerie. S’il s’était seulement agi pour la petite-bourgeoisie allemande de liquider ses concurrents juifs, le nazisme n’aurait pas eu à s’en prendre à ces populations juives d’Europe centrale et orientale. Or ce sont précisément elles qui paieront le tribut le plus lourd à la Shoah. Et la même objection pourrait se répéter à propos des autres populations qui ont été victimes de l’entreprise génocidaire nazie, à commencer par les Tziganes ou les malades mentaux.
Enfin, l’analyse précédente n’explique pas non plus pourquoi, alors que la contradiction entre grand capital et petite bourgeoisie était générale en Europe à l’époque, ce soit sous l’égide du seul régime fasciste allemand que cette contradiction ait abouti à la destruction systématique des Juifs. Bien plus, on aura vu un autre régime fasciste, celui de Mussolini, non seulement ne pas suivre une pareille voie, mais mettre des obstacles à l’entreprise génocidaire nazie, du moins jusqu’à ce qu’il ne se transforme en régime fantoche aux mains des nazis, après 1943, dans le cadre de la « République de Salo »[27] ; alors qu’au contraire, certains régimes pas toujours qualifiés de fascistes, même s’ils comprenaient d’authentiques composantes fascistes, tels le régime de Vichy ou celui d’Antonescu en Roumanie, se sont montrés des zélés collaborateurs de cette entreprise génocidaire. Autrement dit, antisémitisme et fascisme ne coïncidaient pas et n’allaient pas nécessairement de pair.
Bref, de quelque côté qu’on se tourne, on découvre la spécificité exterminationniste et antisémite de la politique nazie, dont l’analyse développée par l’ultra-gauche est incapable de rendre compte et que, du même coup, elle tend constamment à occulter ou à nier. Car en cherchant à réduire cette politique à un simple effet objectif des contradictions de l’accumulation du capital, tout est fait pour nier en définitive l’intention et la volonté exterminationnistes du régime nazi, telle du moins qu’elle a pu se manifester à partir de 1941-42[28]. Cela ressort très clairement de ce passage de Notre royaume est une prison: « Ce n’est pas la volonté des dirigeants qui a rendu le fascisme meurtrier (…) La déportation et la concentration de millions d’hommes ne se réduisent pas à une idée infernale des nazis, c’est avant tout le manque de main-d’œuvre nécessaire à l’industrie de guerre qui en a fait un besoin. Contrôlant de moins en moins la situation, la guerre se prolongeant et rassemblant contre lui des forces bien supérieures, le fascisme ne pouvaient nourrir suffisamment les déportés et répartir convenablement la nourriture. » Un peu plus et on nous expliquerait que ce sont les alliés qui sont responsables de la mort des détenus des camps nazis du fait du blocus qu’ils ont fait subir à l’Allemagne !
De même lit-on dans La Guerre Sociale: « Les déportations massives de Juifs et de non-Juifs ont surtout eu lieu en 1942-44, car l’Allemagne avait alors besoin de toutes ses forces dans une guerre qu’elle commençait à perdre. Elle mobilise le travail en le rendant obligatoire (…) même les camps de l’Est étaient d’abord un moyen de mettre à l’écart toute une série de gens inutiles ou nuisibles pour l’Etat, mais pas pour les massacrer : plutôt pour utiliser les inutiles à faire quelque chose qui serve au moins à l’Etat. »[29] Si cela avait été le cas, pourquoi les nazis auraient-ils déporté des enfants et des vieillards manifestement inaptes à travailler ?
En fait, dans ces passages, qui entretiennent délibérément la confusion entre camps de travail, camps de concentration et camps d’extermination[30], les détenus morts dans ces camps sont transformés en victimes directes ou indirectes de l’économie de guerre et de l’exacerbation des conditions de l’exploitation capitaliste à laquelle elle a donné lieu. De la volonté exterminationniste nazie à l’égard des Juifs et des Tziganes, il n’est plus question, il ne peut tout simplement pas être question dans une pareille vision du monde, qui ne connaît et ne comprend — et encore de manière très simpliste — que la logique économique de l’exploitation et non pas le délire meurtrier qui gît au fond de l’idéologie nazie. Car qu’y a-t-il de plus « anti-économique » pour un régime que de mobiliser une part importante des ressources intellectuelles, administratives, policières et même militaires d’un pays en guerre sur plusieurs fronts pour détruire systématiquement une partie de la population qu’il contrôle ?[31]
En définitive, l’entreprise génocidaire nazie s’avère tout simplement irréductible à l’économisme marxiste et à l’hyper-rationalisme hégélien servant habituellement de grille de lecture théorique à l’ultra-gauche : Auschwitz ne se laisse pas directement déduire des lois de reproduction du capital, pas plus qu’il ne rentre dans les schémas d’une histoire censée être l’œuvre d’une raison immanente. Conclusion : comme la théorie ne prévoit pas un pareil phénomène et qu’il n’est pas question pour autant de douter de cette dernière (puisqu’elle est la seule censée pouvoir expliquer l’histoire contemporaine), c’est tout simplement que le phénomène n’a pas eu lieu. C’est ce « raisonnement » implicite qui entraînera une part de l’ultra-gauche sur la voie du négationnisme. « Raisonnement » qui en dit long sur le caractère profondément irrationnel de leur pensée, qui récuse l’épreuve du réel comme norme de vérité, irrationalisme qui n’est jamais que l’autre face de leur délire hyper-rationaliste.
Le caractère proprement inconcevable de l’entreprise génocidaire nazie dans le cadre des présupposés de l’idéologie d’ultra-gauche n’apparaît jamais aussi bien que dans le passage suivant, dans lequel la réalité de ce qu’a été l’entreprise exterminationniste nazie est, d’un même mouvement, parfaitement résumée et tout simplement déclarée impossible parce que littéralement inintelligible et inconcevable au regard de ces présupposés : « De moyen utilisé au service d’une politique national-socialiste, le racisme “aryen” — en premier lieu antisémite — exprimé entre autres dans Mein Kampf, serait devenu un but en lui-même. De contribution odieuse à l’établissement du Troisième Reich, l’idéologie antisémite se serait transformée en un objet primordial, transcendant en quelque sorte les impératifs des rapports de production capitalistes pour planifier un “crime parfait” : l’extermination de six millions de Juifs — la “solution finale” — signifierait alors la déportation massive et l’organisation des “camps de la mort” équipés pour réaliser cet objectif. Par l’opération du diable nazi, les intérêts de bourreaux sadiques se seraient substitués à ceux d’un système qui avaient besoin de bourreaux dans le but de se perpétuer comme système de profit. Mirage des possibilités “autonomes” sans limites attribuées à l’idéologie détachée des rapports de production. »[32] En d’autres termes, les présupposés de l’ultra-gauche devaient la rendre aveugle à l’égard non seulement de l’autonomie réelle que le politique (l’Etat) et l’idéologique (en l’occurrence le racisme antisémite) peuvent acquérir à l’égard de l’économique (les rapports de production, les intérêts de classe) au sein de régimes dictatoriaux tels que le régime nazi ; mais surtout à l’égard de tout ce que la domination du capital comprend elle-même d’irrationalité et, plus encore, à l’égard de tout ce qu’elle exige et mobilise d’irrationalisme, de la part de ceux qui s’en font les « fonctionnaires » comme de ceux qui prétendent s’y opposer sur une base aliénée et illusoire (par exemple nationaliste) — les deux pouvant d’ailleurs se confondre. Or le fascisme (et tout particulièrement le nazisme) fut bien, en un sens, un mouvement de cette nature, accomplissant les exigences les plus extrêmes de la restructuration du capital tout en prétendant les surmonter au nom d’intérêts nationaux voire raciaux.
Une petite phrase de Notre royaume est une prison témoigne bien de cette conception hyper-rationaliste de l’Histoire et de l’incapacité qu’elle implique de penser l’irrationnel et l’irrationalisme comme forces agissant dans l’Histoire : « Il n’y a pas de monstre en face de nous. Nos ennemis, ce sont des rapports sociaux, même si ce sont des hommes qui les défendent et que nous devons affronter. » La monstruosité existe malheureusement bien ; dans le monde contemporain, en termes marxistes, on peut même rigoureusement la définir comme la personnification des nécessités extrêmes de la domination du capital, avec ce que cette personnification peut libérer de fantasmes délirants et d’investissements totalement irrationnels, tels que ceux que l’antisémitisme par exemple a véhiculé de manière ancestrale. Comment ceux qui incarnent ce rapport d’oppression qu’est le capital ne deviendraient-ils pas monstrueux, dès lors qu’ils se donnent ou qu’ils sont contraints de se donner pour mission d’accomplir jusqu’aux exigences les plus extrêmes de cette oppression ?
Plus fondamentalement, l’incapacité de l’idéologie ultra-gauche à rendre compte de l’entreprise d’extermination nazie aura sans doute révélé certaines lacunes du marxisme en général, notamment l’insuffisance de sa théorie du politique ainsi que son aveuglement traditionnel à l’égard de la « question juive » et de l’antisémitisme, donc l’insuffisance de sa théorie du religieux[33]. Sans pour autant préjuger de la capacité d’un marxisme libéré de son carcan économiste à relever le défi théorique que continue à nous lancer Auschwitz, il convenait au moins de mentionner le problème.
De l’ultra-gauche comme sectarisme révolutionnaire
Au-delà ou plutôt en deçà des positions théoriques de l’ultra-gauche, c’est sa pratique politique elle-même qu’il faut en définitive interroger si l’on veut comprendre les raisons de la dérive négationniste de certains de ses membres. Héritiers de courants ultra-minoritaires du mouvement ouvrier, les différents groupes qui la composent se caractérisent traditionnellement par un fonctionnement politique sectaire. De la secte politique, ces groupes présentent en effet quelques uns des traits archétypiques.
A commencer par leur commune conviction d’être les détenteurs exclusifs d’une « vérité révolutionnaire » qu’ils ont pour mission de faire entendre et de propager contre le mensonge généralisé dans lequel vivrait le monde ambiant, vérité qu’il faut à la fois faire partager à tout le monde et défendre contre tout le monde. Cela conduit inévitablement au dogmatisme le plus étroit : à la rigidité doctrinale, au fétichisme des textes, à la confiance aveugle en ceux qui sont censés en être les dépositaires et les interprètes autorisés (un Guillaume par exemple), à une obsession de la « pureté doctrinale » en définitive. Nous avons vu comment cette rigidité a pu conduire certains groupes de l’ultra-gauche à nier la réalité dans son essentielle complexité plutôt que de modifier leur « grille de lecture », dès lors que celle-ci s’avérait évidemment insuffisante.
Cette obsession de la « pureté révolutionnaire » n’est pas moins caractéristique d’un fonctionnement sectaire, incitant à pratiquer une sorte de fuite constante en avant dans l’hyper-criticisme (pour se distinguer des forces classiques de gauche et mêmes des « gauchistes »), encore accélérée par l’idée, classique à l’ultra-gauche, que l’effondrement du capitalisme est imminent et qu’il faut le hâter en lui portant des coups fatals. D’où par exemple la surenchère à la radicalité révolutionnaire entre les différents groupes de l’ultra-gauche, chacun étant constamment enclin à suspecter et à dénoncer chez les autres telle « tiédeur » ou reste d’« idéologie bourgeoise » propre à les disposer au compromis ou à la déviation. D’où aussi leur recherche délibérée de la provocation et du scandale, de surcroît seule façon de conquérir une audience en sortant de leur marginalité. Et, de ce point de vue, la cause négationniste était parfaite, et c’est pourquoi ils se sont empressés de l’épouser : pour un milieu qui avait tendance à mesurer l’authenticité et la radicalité de son engagement politique à sa capacité à faire scandale, à se mettre à dos à la fois la grande presse, l’Université mais aussi les organisations représentatives classiques du mouvement ouvrier, quelle meilleure occasion rêver ?[34]
D’autant plus — et cela aussi est un trait caractéristique du fonctionnement sectaire — que cela leur aura permis de se poser en martyrs de la vérité révolutionnaire : en victimes de la persécution qui frappe partout et toujours les authentiques détenteurs de la vérité critique et de la pratique révolutionnaire. Dès lors critiques, attaques ou poursuites pénales sont autant de preuve de la vérité inaudible et scandaleuse dont le groupe est porteur : celui-ci ne peut avoir qu’autant de fois raison que les autres, tous les autres, lui donnent tort. Ressort propre à toute pensée paranoïaque.
Autrement dit, là où, en principe, l’héritage d’une pensée critique, la discussion collective et la discipline (l’auto-contrôle) du groupe auraient pu et dû éviter des dérives de cette sorte, le caractère sectaire du fonctionnement des groupes d’ultra-gauche les aura au contraire favorisés, en court-circuitant l’ensemble de ces garde-fous.
De ce point de vue, la secte révolutionnaire, dont les groupes de l’ultra-gauche constituaient dans les années 1970 et 1980 une bonne illustration, apparaît comme beaucoup plus dangereuse encore que le « parti de type léniniste », dont certains de ces groupes se voulaient pourtant une critique en acte. Ne pouvant pas comme le second espérer prendre et exercer le pouvoir, ne se plaçant pas même dans une telle perspective, n’étant pas davantage contraint comme le second à composer avec la réalité (ne serait-ce que sous la forme de l’opinion publique) dans la marche au pouvoir ou dans l’exercice réel du pouvoir, la secte révolutionnaire peut laisser libre cours à son délire verbal. Elle compense ainsi en somme son impuissance politique réelle par un hyper-criticisme. Au pouvoir réel, qui est inaccessible, elle substitue le pouvoir fantasmatique des mots, seul capable en définitive de dissoudre magiquement la réalité, fût-elle de la dimension d’Auschwitz.
Notes :
[1] Étant donné que ces termes vont structurer toute l’analyse, il est nécessaire de procéder à leur définition préliminaire.
Le négationnisme consiste dans la négation pure et simple de l’entreprise génocidaire nazie : au cours de la Seconde Guerre mondiale, le régime nazi n’aurait pas développé une politique visant à l’extermination systématique, sous différentes formes, de certaines catégories des populations placées sous sa domination, identifiées sur la base de critères raciaux et/ou politiques. Le négationnisme se polarise ainsi notamment sur la question de l’existence des chambres à gaz à la fois comme instrument et comme symbole de la politique exterminationniste nazie.
Le révisionnisme, moins radical, se contente de banaliser cette entreprise génocidaire : il n’en nie pas explicitement l’existence, il en nie l’originalité radicale, en occultant notamment sa dimension raciste, en la ramenant aux dimensions d’autres crimes perpétrés au cours de l’Histoire, tout en cherchant de surcroît souvent à en minimiser l’ampleur. Le glissement est souvent insensible de l’un à l’autre dans les mêmes textes, le révisionnisme apparaissant fréquemment comme l’antichambre du négationnisme. Les négationnistes français, à la suite de leur maître à penser Faurisson, se présentent comme « révisionnistes » alors que ce sont d’authentiques négationnistes ; en se disant « révisionnistes », ils cherchent à accréditer l’idée qu’ils ne font qu’exercer l’habituelle critique interne et externe des documents sur laquelle repose tout travail d’historien, et que l’opposition qu’il rencontre de la part des historiens « officiels » n’est que pure et simple censure. Le révisionnisme est plus répandu en Allemagne qu’en France, ainsi qu’en a témoigné la « querelle des historiens » (der Historikerstreit) déclenchée dans les années 1986-87 par les travaux et articles de Ernst Nolte, Joachim Fest, Andreas Hilgruber, Klaus Hildebrand; voir à ce sujet Devant l’histoire. Les documents de la controverse sur la singularité de l’extermination des Juifs par le régime nazi, Paris, Cerf, 1988 ; Yannis Thanassekos et Heinz Weismann (sld), Révision de l’Histoire. Totalitarismes, crimes et génocides nazis, Paris, Cerf, 1990 ; Martin Broszat, « Plaidoyer pour une historisation du national-socialisme » et « Correspondance entre Martin Broszat et Saül Friedlandler sur l’historisation du national-socialisme » in Bulletin de la Fondation Auschwitz, no 24, avril-septembre 1990, Bruxelles.
[2] Le concept d’ultra-gauche désigne traditionnellement des courants et groupes issus, plus ou moins directement, des différentes « gauches communistes » (hollandaise, allemande, italienne) qui se sont formées, au début des années 1920, en réaction à la double emprise social-démocrate et bolchevique (ultérieurement stalinienne) sur le mouvement ouvrier européen. Ces différentes « gauches communistes » n’en étaient pas moins opposées entre elles, l’italienne regroupée autour de Bordiga perpétuant un héritage léniniste que récusait la germano-hollandaise se réclamant du « communisme des conseils » à l’instar de Pannekœk ou de Korsch. Déjà minoritaires dans les années 1920, ces courants allaient se trouver rapidement laminés dans les années 1930, en étant pris en tenaille entre le fascisme et le stalinisme. Au cours des années 1950 et 1960, il n’en restait plus que quelques « buttes témoins » aux Etats-Unis (autour de Paul Mattick) et en France (autour de la revue bordiguiste Invariance).
[3] Militant communiste puis socialiste avant-guerre, pacifiste convaincu, cependant déporté pour fait de résistance, Paul Rassinier (1906-1967) entreprend, à partir du début des années 1950, la publication d’ouvrages, dont la plupart chez des éditeurs d’extrême-droite, dans lesquels pour la première fois est jeté un doute sur l’existence des chambres à gaz dans les camps nazis ainsi que sur la politique exterminationniste du régime nazi. Faurisson s’est directement inspiré des travaux de Rassinier dont il revendique l’héritage.
[4] Le but de cet article n’est donc pas de répondre, sur le fond, aux pseudo arguments négationnistes ; cela a déjà été fait, et d’excellente manière, par Nadine Fresco, « Les redresseurs de morts », Les Temps Modernes, juin 1980 ; Alain Finkielkraut, L’avenir d’une négation, Paris, Le Seuil, 1982 ; et surtout Pierre Vidal-Naquet, Les assassins de la mémoire, Paris, La Découverte, 1987. Il s’agira ici de comprendre par quels glissements idéologiques et politiques des militants et groupes de la mouvance ultra-gauche en sont venus à épouser et propager les thèses négationnistes, tout en marquant le caractère délirant de leur dérive.
[5] Ce texte, qui semble avoir circulé dans le milieu ultra-gauche, n’a jamais été publié. Il m’a été communiqué par l’un de ses rédacteurs, qui tient à garder l’anonymat.
[6] Publié par le réseau Reflex, en juin 1996. La préface que Gilles Perrault a consacrée à cet ouvrage, dans laquelle il a tenté de laver Serge Quadruppani et Gilles Dauvé de leur passé, a été à l’origine de profonds remous au sein du réseau Ras l’Front, qui se sont soldés par la démission de Perrault de son poste de responsable de publication du mensuel Ras l’Front.
[7] Moshé a prêté un chaudron à Samuel, qui le lui a rendu percé. Moshé s’en plaint et Samuel se défend en disant qu’il a rendu le chaudron intact ; que, d’ailleurs, il était déjà percé quand Moshé le lui a prêté ; et qu’au demeurant Moshé ne lui a jamais prêté de chaudron.
[8] Libertaires et ultra-gauche contre le négationnisme, op. cit., page 63.
[9] La Banquise, no 1, page 27.
[10] Voilà comment Dauvé et Quadruppani présentaient ce même épisode dans le numéro 2 de La Banquise (page 42) : « En 1977, un projet de texte avait été donné à La Guerre Sociale par G. Dauvé. Modifié avec la collaboration directe ou indirecte de pas mal de monde, dont P. Guillaume, il parut en 1979 dans le no 3 de La Guerre Sociale. » Qu’il se soit agi d’un « brouillon » ou d’un « projet de texte », Dauvé a bien pris part à l’élaboration de cet article révisionniste à tendance négationniste. Et lui, aussi bien que Quadruppani, en approuvaient encore le contenu dans une réunion du groupe de La Guerre Sociale qui s’est tenue au printemps 1980 (cf. La Banquise, no 2, page 42).
[11] Paru chez Balland en 1983.
[12] C’est cette hypothèse qu’a esquissée le texte collectif intitulé « Les ennemis de nos ennemis ne sont pas forcément nos amis », dénonçant le négationnisme d’ultra-gauche, publié dans différents journaux libertaires au cours de 1992, figurant en annexe de Libertaires et ultra-gauche contre le négationnisme. J’ai signé ce texte, en ignorant à l’époque le passé révisionniste de certains de ses rédacteurs et signataires, qui se blanchissaient ainsi à peu de frais, en dénonçant une escroquerie et une saloperie sans préciser la part directe qu’il y avait prise. Ce qui m’a valu de leur avoir involontairement servi de caution, en étant victime de leur duplicité. Une duplicité dont voici un autre exemple : à la même époque où il cosignait le texte « Trop, c’est trop », pour censément rompre avec le négationnisme, Daniel Cosculluea adressait une lettre à l’Union des Athées pour protester contre les remous qu’y avait provoqué l’adhésion de Robert Faurisson, une lettre commençant par… « Trop, c’est trop ! ».
[13] « De l’exploitation dans les camps à l’exploitation des camps » in La Guerre Sociale, no 3, juin 1979, page 10.
[14] De l’exploitation dans les camps à l’exploitation des camps, op. cit., page 11.
[15] Ibid., page 13.
[16] Jeune Taupe, no 31, avril-mai 1980, page 17.
[17] Jeune Taupe, no 29, décembre 1979-janvier 1980, page 19.
[18] Jeune Taupe, no 34, novembre-décembre 1980, page 13.
[19] Pour un développement de ce thème, cf. ma contribution « Les ambiguïtés de la mémoire antifasciste » au Colloque « Histoire et mémoire des crimes et génocides nazis », Bruxelles, novembre 1992, parue dans le tome I des actes de ce Colloque, Bulletin de la Fondation Auschwitz, no 36-37, Bruxelles, avril-septembre 1993.
[20] Le principe de cet idéalisme est résumé par la fameuse formule hégélienne : « Tout ce qui réel est rationnel, tout ce qui rationnel est réel. »
[21] Je prends ici Auschwitz dans un sens métonymique, comme symbole de l’ensemble des crimes et génocides nazis.
[22] Cf. Raul Hilberg, La destruction des Juifs d’Europe, traduction française, Paris, Fayard, 1988, pages 794-810. Le film de Steven Spielberg, La liste de Schindler, illustre cette même contradiction sur un autre cas particulier.
[23] Signalons que cette brochure bordiguiste avait été rééditée telle quelle par La Vieille Taupe en 1970. Et l’analyse bordiguiste est reprise presque mot à mot par La Guerre Sociale dans « De l’exploitation dans les camps à l’exploitation des camps », op. cit., page 21.
[24] Je me permets de renvoyer à la mise au point que j’ai tentée sur ce sujet dans un chapitre VI de Pour en finir avec le Front national, Paris, Syros, 1993.
[25] « Demain on arrête tous les Juifs et tous les coiffeurs ! » dit l’un. « Pourquoi les coiffeurs ? » répond l’autre.
[26] Cf. Raul Hilberg, op. cit., chapitre V, qui montre que l’expropriation est une phase nécessaire mais insuffisante de l’ensemble du processus de destruction. Cf. aussi Yannis Thanassekos, « De l’antisémitisme aux génocides nazis : dynamiques cumulatives et projet de société » in Bulletin de la Fondation Auschwitz, no 32-33, avril-septembre 1992, Bruxelles.
[27] Cf. Raul Hilberg, op. cit., pages 570 et sq.
[28] Je ne peux reprendre ici le débat qui divise les historiens de la Shoah entre « intentionnalistes » et « fonctionnalistes ». Tandis que les premiers pensent que l’extermination systématique des Juifs entrait dans les vues du régime nazi (de ses dirigeants) dès ses débuts, les seconds soutiennent qu’elle est essentiellement le résultat des circonstances (le cours contraire de la guerre mondiale) et des contradictions internes du régime nazi. Sur ce débat, cf. EHESS, L’Allemagne nazie et le génocide juif, Paris, Gallimard/Seuil, 1985 ; Philippe Burin, Hitler et les Juifs : genèse d’un génocide, Paris, Le Seuil, 1989 ; François Bédarida (sld), La politique nazie d’extermination, Paris, Albin Michel, 1989.
[29] « De l’exploitation dans les camps… », La Guerre Sociale, no 3, op. cit., pages 12 et 20.
[30] Confusion que l’on retrouve aussi dans ce passage de De l’exploitation dans les camps à l’exploitation des camps: « Y a-t-il eu des “chambres à gaz” dans certains camps de concentration ? L’histoire officielle a renoncé à l’existence de gazage à Dachau. Qu’en est-il d’Auschwitz ? » (page 9). Les chambres à gaz n’ont en fait fonctionné que dans les camps d’extermination (tels Auschwitz-Birkenau) et non pas — sauf très rares exceptions dont le Struthof en Alsace — dans les camps de concentration (tels Dachau).
[Note de PHDN, 2013 : Alain Bihr se trompe. Plusieurs camps de concentration furent équipés de chambres à gaz à des fins d’assassinat, mais non pour des meurtres de masse de Juifs, mais pour des éliminations d’esclaves concentrationnaires épuisés ou malades et pour des expériences à prétexte « médical ». Leur bilan s’élève à plusieurs milliers de victimes et non à plusieurs millions comme c’est le cas pour les Juifs assassinés dans des centres de mise à mort industrielle. Par ailleurs Dachau fut équipé d’une chambre à gaz, mais son utilisation effective a longtemps été mal établie par l’historiographie. Elle fut utilisée mais très peu de fois. Il est donc mensonger de dire, comme le font les négationnistes et les idiots utiles de l’ultra-gauche, que les historiens (le syntagme « histoire officielle » est un tic langagier négationniste) ont « renoncé » aux gazages à Dachau : c’est le contraire qui est vrai. Outre le Struthof, des assassinats par gazages eurent lieu à Orianenburg, Sachsenhausen, Mauthausen-Gusen, Ravensbrück, Neuengamme. La confusion dénoncée par Alain Bihr découle d’une falsification classique d’un texte de l’historien Martin Broszat par les négationnistes, étudiée ailleurs sur PHDN.]
[31] Cela a été notamment souligné par Saül Freilander dans « De l’antisémitisme à l’extermination. Esquisse historiographique » in Le débat, no 21, septembre 1982.
[32] De l’exploitation dans les camps à l’exploitation des camps, op. cit., page 14.
[33] Cf. à ce sujet Enzo Traverso, Le marxisme et la question juive, Paris, La Brèche, 1990.
[34] C’est sans doute un mélange similaire d’esprit anticonformiste, de goût de la provocation et de volonté de radicalisme politique qui explique qu’en dépit de sa dérive, Rassinier ait pu continuer à militer à la Fédération Anarchiste dans les années 1950 et que ses thèses aient pu recevoir alors un bon accueil au sein d’une part importante du milieu libertaire. L’irresponsabilité politique d’un certain « milieu révolutionnaire » n’est malheureusement plus à démontrer…