Les 4 et 5 mai de Kanaky – Léopold Lambert

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Texte de la brochure :

Le devoir de la nation colonisatrice de connaître le massacre d’Ouvéa et l’assassinat de Jean-Marie Tjibaou et Yeiwéné Yeiwéné.

Aujourd’hui et demain, 4 et 5 mai 2020, nous commémorons deux anniversaires traumatiques en solidarité avec le peuple kanak. Il s’agit du 32ème anniversaire du massacre colonial de Gossanah, à Ouvéa, en Kanaky ainsi que du 31ème anniversaire de l’assassinat de Jean-Marie Tjibaou, Yeiwene Yeiwene, et de la mort de Djubelly Wea, leur assassin, également à Ouvéa. De notre côté, nous membres de la nation colonisatrice, nous souvenons généralement vaguement de ces deux drames sans nécessairement les associer au présent du pays mélanésien ni à la longue histoire des insurrections kanak et plus particulièrement à celle de 1984-1988 qui vit Kanaky plus proche que jamais de mettre fin au colonialisme français. Voici donc un court récit, par Léopold Lambert, pour permettre de se souvenir des 22 révolutionnaires kanak qui perdirent la vie au cours de ces événements d’une autre manière que celle d’une « prise d’otages qui a mal tourné » comme on l’entend trop souvent dans une lecture profondément apolitique de ce massacre.

L’insurrection de 1984 correspond à la montée en puissance des organisations indépendantistes rassemblées à la fois dans le Front de liberation nationale kanak et socialiste (FLNKS) et le Gouvernement provisoire de Kanaky (GPK) dont Jean-Marie Tjibaou et Yeiwéné Yeiwéné sont respectivement le président et vice-président. Le boycott actif des élections du 19 novembre 1984 marque l’entrée en insurrection qui verra un grand nombre de terres récupérées par les clans kanak notamment sur la côte est de la Grande Terre en particulier grâce au stratège hors pair Eloi Machoro et ses camarades des tribus de Nakéty et Saint-Phillipo I et II. La vengeance des colons est meurtrière et le 5 décembre 1984, ce sont 10 membres de la tribu de Tiendanite, faisant partie de la famille de Tjibaou pour la plupart, qui sont massacrés. La réaction de l’État français est plus ou moins calquée sur les revendications des colons caldoches et le 12 janvier 1985, le vieux Eloi, ainsi que Marcel Nonnaro, sont assassinés par les snipers du GIGN. L’état d’urgence est déclaré et durera six mois dans le pays.

En 1986, la droite repasse au pouvoir et la clique Chirac-Pasqua-Pons-Flosse passe deux ans à mettre en place des stratégies contre-révolutionnaires et des harcèlements des tribus par les gendarmes, qui rappellent certains aspects de la contre-révolution coloniale en Algérie. C’est ainsi que le 22 août 1987, une foule de familles kanak au coeur de Nouméa, « la ville blanche » est tabassée et gazée par la police municipale. Parmi les militants arrêtés, un certain Alphonse Dianou, désormais convaincu que la stratégie de la joue tendue n’est pas adaptée face à un état colonial sans pitié. En avril 1988, il fait donc partie des organisateurs d’un plan visant à reproduire le boycott actif des élections de 1984 en occupant notamment la gendarmerie de Fayaoué à Ouvéa. Occuper une gendarmerie, c’est un symbole fort, mais on aurait tort de penser qu’il s’agit d’un geste d’une grande radicalité. Les quelques gendarmes permanents sont souvent pensés comme des voisins ; certes on préférerait qu’ils ne portent pas d’uniformes mais il n’y a pas d’animosité particulière envers les individus eux-mêmes. De nombreuses occupations de gendarmeries ont en effet eu lieu tout au long de l’insurrection et certaines d’entre elles étaient même délibérément sans armes afin de ne pas fournir d’arsenal aux militants indépendantistes. Rien ne présageait donc que cette occupation plutôt qu’une autre se terminerait de manière aussi traumatique. Seulement, les politiques contre-révolutionnaires de l’état colonial prévoient de nombreux renforts de gendarmes et, à Fayaoué, ce ne sont pas les quatre gendarmes habituels (dont un kanak loyaliste) qui sont présents ce 22 avril 1988, mais pas moins de 27 d’entre eux. L’un d’eux panique et tire sur les militants qui investissent la gendarmerie. La riposte kanak fait quatre morts chez les gendarmes et s’en suit la fameuse prise d’otages. Un groupe se rend très vite, mais un autre mené par Dianou se réfugie dans une grotte sur les terres de la tribu de Gossanah au nord de l’île en pays Iaai.

S’en suit l’invasion (tout autre terme ne peut décrire la situation) de la petite île mélanésienne par le GIGN et l’armée française : le 11ème Choc (dont certains étaient déjà soldats durant la contre-révolution coloniale en Algérie), des fusiliers-marins et une équipe lance-flammes du 17ème Régiment du génie parachutiste. Gossanah est elle-même est envahie, occupée et mise sous couvre-feu. De nombreux hommes sont torturés, notamment Djubelly Wéa, membre de la tribu et élu du Front uni de libération kanak (Fulk) à l’Assemblée territoriale de Kanaky, qui se porte volontaire comme médiateur avec l’armée. Refusant de négocier tant que l’armée ne se retire pas, le Général Vidal (ancien soldat sous les ordres du Général Bigeard durant les contre-révolutions coloniales en Indochine et en Algérie) lui aurait déclaré « La France déclare la guerre au peuple kanak ». Wéa est arrêté et envoyé au Camp Est (la prison de Nouméa).

On est entre les deux tours des élections présidentielles en France et le 2ème tour oppose le président sortant, François Mitterrand, au premier ministre sortant Jacques Chirac. Ce dernier veut montrer aux électeurs du FN (et du Front calédonien et RPCR) qu’il ne négocie pas avec les révolutionnaires kanak que lui et Pasqua ont pris l’habitude de désigner comme terroristes. À la télévision, Chirac parle même de « La barbarie de ces hommes, si l’on peut les appeler ainsi… ». 32 ans plus tard, cette insulte raciste que les peuples autochtones ne connaissent que trop bien est encore dans toutes les mémoires kanak. Mitterrand ne veut pas qu’on lui reproche d’éventuels échecs de négociation et il donne son accord à ce qui va suivre. Des simulacres de négociations laissent penser aux militants que la situation va se dénouer calmement : ceux-ci seront jugés en France, ce qui leur donnera une tribune politique pour parler de la lutte kanak, l’armée disparaîtra d’Ouvéa et les gendarmes repartiront dans leur famille avec des petits cadeaux préparés par la tribu. Le matin du 5 mai, l’armée coloniale donne l’assaut et tue 16 militants. Trois autres, dont Alphonse Dianou, ainsi qu’un porteur de thé de Gossanah, sont exécutés froidement par les soldats coloniaux. Les militants encore vivants ainsi qu’un certain nombre de membres de Gossanah sont humiliés, envoyés au Camp Est puis déportés dans des conditions épouvantables vers des prisons en France.

Entre temps, Mitterrand est réélu, Rocard est premier ministre et ceux-ci exploitent l’extrême douleur et fatigue du gouvernement provisoire de Kanaky, notamment de Jean-Marie Tjibaou, pour que des accords soient signés dans les mois qui suivent, retardant sensiblement la date d’indépendance de Kanaky. Les Accord Matignon-Oudinot prévoient également une amnistie de l’ensemble des actes commis durant ces quatre dernières années. Les militants kanak sont libres (alors que beaucoup attendaient leur procès pour mobiliser la gauche française autour de leur lutte) mais personne ne pourra être jugé pour les massacres de Tiendanite et de Gossanah, ni pour les meurtres des cinq militants kanak tués par les colons caldoches ou les gendarmes, ni pour l’assassinat de Machoro et de Nonnaro.

La peine du FLNKS à la suite du massacre est énorme mais il n’y a pas de mots pour désigner le traumatisme ressenti par les tribus d’Ouvéa et plus encore par celle de Gossanah. Les jeux scéniques pratiqués tous les ans, notamment par les enfants, dans une reproduction théâtrale du massacre, font œuvre  à la fois de transmission de l’histoire et de catharsis. Mais une telle catharsis n’est pas permise a Djubelly Wéa qui,comme beaucoup à Gossanah, s’estime trahi par les accords signés alors qu’il était emprisonné à la Santé à trois kilomètres de Matignon. Le 4 mai 1989, a l’issue de la cérémonie de la levée du deuil à laquelle assistent Jean-Marie Tjibaou, Yeiwene Yeiwene et Léopold Jorédié (qui a remplacé Eloi Machoro au GPK après son assassinat), Wea assassine les deux leaders du FLNKS avec un pistolet subtilisé à la gendarmerie occupée. Lui-même est tué par un garde du corps. Le différend qui opposa les tribus des trois hommes durera 15 ans avant qu’une coutume de pardon soit préparée, accomplie et accueillie. Je ne suis en aucun cas la personne appropriée et légitime pour définir en quoi consiste la coutume kanak et quelle est son importance dans la vie quotidienne des tribus, et me contenterais donc de désigner celle-ci comme l’ensemble des gestes qui réalisent le sens d’une relation entre deux personnes ou deux groupes de personnes (kanak ou non). La coutume du pardon de 2004 voit la plupart des membres de la tribu de Gossanah se déplacer d’Ouvéa vers Tadine sur l’île de Maré (la tribu de Yeiwéné) et Tiendanite sur la Grande Terre (la tribu de Tjibaou) afin de demander et recevoir le pardon au cours d’une cérémonie au sein de laquelle les émotions collectives qui s’expriment sont extrêmement fortes et profondes.

Bien que Jean-Marie Tjibaou et Yeiwéné Yeiwéné furent assassinés par un frère kanak, on peut dire que la responsabilité de leur mort est celle du gouvernement français, dans la mesure où l’intégralité du contexte dans lequel ils sont morts (jusqu’au pistolet utilisé pour le meurtre puisque celui-ci provenait la gendarmerie occupée l’année d’avant) est construite par le colonialisme français. C’est aussi ce pourquoi le processus collectif de réconciliation, bien plus que les accords signés avec le gouvernement français (y compris les accords de Nouméa signés neuf ans plus tard), peut être interprété comme une pratique fondamentalement décoloniale puisque celle-ci déconstruit la peine immense, la colère et la division produites par la violence du colonialisme.

Le 5 mai 2018, Emmanuel Macron s’est rendu à Hwaadrila au centre d’Ouvéa, où se situe le mémorial des 19, contre la volonté des coutumiers de Gossanah (qui l’auraient neanmoins reçu avec égards un jour non dédié à leur deuil). De même 30 ans plus tôt, la situation pourtant tendue n’avait pas interrompu le dialogue entre la tribu et les quelques gendarmes permanents à Fayaoué, mais les renforts massifs que la venue du président de l’État colonial semblait nécessiter ont été vécus comme une grande violence symbolique et physique puisque les principaux et principales intéressé·e·s n’ont ainsi pas pu aller se recueillir sur les tombes des leurs au moment où ils et elles le souhaitaient.

En ces 4 et 5 mai 2020, comme tous les ans, nous nous souvenons donc de Jean-Marie Tjibaou, Yeiwéné, Djubelly Wéa ainsi que des 19 d’Ouvéa, Alphonse Dianou, Wenceslas Lavelloi, Edouard Lavelloi, Jean Lavelloi, Bouama Dao, Samuel Dao, Philippo Nine, Nicolas Nine, Michel Wadjeno, Donatien Wadjeno, Nicodeme Teinboueone, Jean-Luc Madjele, Séraphin Ouckewen, Zéphirin Kella, Martin Haiwe, Patrick Amossa Wiana, Vincent Daoume et Samuel Wamo, mais aussi aux 10 de Tiendanite, Louis et Tarcisse Tjibaou, Michel, Similien et Antoine Couhia, Mickaël et Eloi Maepas, Pascal Mandjia, Alphonse et Augustin Wathea, et des autres militants tués durant ces quatre années d’insurrection : Eloi Machoro, Marcel Nonnaro, Michael Dawilo, Vianney Thiorama, Aldo Tonhoueri, Célestin Zongo et Léopold Dawano.

Puissent leurs familles et camarades de luttes connaître un jour une Kanaky libre et pleinement souveraine. Comme il est écrit à la fois sur le mémorial de Tiendanite et celui de Hwaadrila : « Toi le passant, garde en mémoire que la conquête de Kanaky en lettres de sang est écrite à jamais ».