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Le texte sur le site Les Mots Sont Importants
L’approche historienne de la mémoire, qui se développe en France à partir du milieu des années 1970[1], s’est fondée sur la division entre histoire et mémoire. Appréhendant la mémoire « en creux » par rapport à l’histoire et considérant avant tout celle-ci comme le creuset des falsifications du passé, les historiens qui ont participé de ce mouvement ont opposé une histoire supposée savante, critique et porteuse de vérité, à une mémoire considérée comme affective, mythique et mensongère, dans laquelle il s’agirait d’identifier la trace des manipulations du passé et la subjectivité des individus (Lavabre, 2007[2]).
Penser cette opposition à partir des mémoires féministes permet de mettre en évidence les fondements genrés de cette distinction, ainsi que les spécificités des mémoires minoritaires[3]. En effet, femmes et hommes ont-ils les mêmes rapports au passé, et surtout leurs récits du passé ont-ils les mêmes possibilités d’accès au statut de vérité ? L’histoire des minoritaires peut-elle ainsi se défaire de la mémoire ? Enfin, les mémoires des groupes minoritaires peuvent-elles émerger dans les mêmes espaces, et avec les mêmes mots, que les récits du passé des groupes majoritaires ?
Pour répondre à ces questions, nous allons montrer tout d’abord que, du côté des femmes, mémoire et histoire s’imbriquent plus qu’elles ne s’opposent : la volonté des féministes de produire un récit du passé à des fins identitaires et politiques a contribué à la construction d’un champ de recherche scientifique, à savoir l’histoire des femmes. En retour, ce dernier nourrit l’imaginaire militant et offre au mouvement féministe de nouvelles modalités d’action traditionnellement non considérées comme relevant de la politique contestataire et lui permettant de pénétrer des sphères jusqu’alors étanches aux revendications féministes (Charpenel, 2018).
Mais, comme les mémoires communistes étudiées par Marie-Claire Lavabre dans Le Fil rouge, les mémoires féministes ne se réduisent pas à l’écriture de l’histoire et aux usages politiques du passé : elles se composent aussi des souvenirs personnels des militantes, en partie façonnés par leurs trajectoires. Quelles interprétations partagées du passé autorisent la fréquentation des collectifs féministes et en quoi se distinguent-elles de « l’histoire des hommes » ? Nous verrons qu’au nom de l’idée selon laquelle « le privé est politique », les collectifs féministes ont offert aux femmes des « espaces du dicible » (Pollak et Heinich, 1986) dans lesquels chacune est amenée à partager régulièrement son vécu, permettant une forme d’homogénéisation des souvenirs personnels et l’émergence d’un « nous » féministe (Charpenel, 2016).
Face à l’histoire des hommes…
Natalie Zemon Davis, qui a travaillé sur l’écriture historique des femmes de 1400 à 1820, met en évidence les difficultés que ces dernières ont longtemps eues à exister en tant qu’historiennes, expliquant en partie l’appropriation si tardive par les femmes et par les féministes de « leur » histoire (Zemon Davis, 2006). Elle montre que de nombreux obstacles ont longtemps freiné les femmes – diaristes [autrice de journal intime], religieuses, savantes – dans leur volonté de s’essayer aux diverses formes d’écriture historique.
D’abord, les lieux de conservation (bibliothèques, monastères ou universités) leur ont été fermés pendant plusieurs siècles. De plus, beaucoup d’entre elles étant assignées à la sphère domestique, rares furent celles qui eurent « une vie sociale suffisamment riche pour [leur] permettre de poser des questions et d’observer les intrigues, les conflits et les débats ». Enfin, la composition n’étant pas enseignée aux femmes, leur accès aux conventions de l’écriture historique, à ses règles d’organisation ou d’expression a été limité. Ainsi, malgré l’existence d’une écriture historique féminine remontant à plus de trois cents ans, le récit du passé est resté, entre le XVe et le XVIIIe siècle, un domaine majoritairement réservé aux hommes.
Lorsque les revendications féministes apparaissent, au cours du XIXe siècle, le contexte n’est pas plus favorable à la prise en charge par les femmes de l’écriture de l’histoire : c’est le moment où la discipline historique se professionnalise autant qu’elle se masculinise. L’historienne Bonnie Smith, dans son ouvrage The Gender of History, montre combien l’institutionnalisation de la science historique en Occident implique une mise à l’écart des femmes, d’abord d’un point de vue concret en excluant les historiennes des cercles historiographiques.
Cela ne signifie pas qu’aucune d’entre elles ne participe au processus de production de l’histoire désignée comme scientifique, mais elles œuvrent la plupart du temps dans l’ombre, et souvent gratuitement. À l’exclusion des femmes des principaux lieux où s’élabore l’histoire s’ajoute une définition genrée de ce qu’est censée être l’histoire professionnelle, contre un prétendu amateurisme féminin. Françoise Thébaud rappelle l’analogie que Leopold von Ranke (considéré comme le père fondateur de l’histoire scientifique) établit entre la professionnalisation et « la relation amoureuse de l’historien sauvant une belle princesse – le fait caché dans les documents – ou découvrant, plein de flamme, une collection encore vierge ».
Ces métaphores, qui traduisent l’introduction de la différence des sexes dans la façon de concevoir l’histoire, participent d’un contexte discursif général qui fait de l’écriture historique un lieu investi d’identité masculine et hétérosexuelle. L’identité de l’historien s’affirme alors comme « rationnelle, neutre, singulière et masculine » (Grever, 1997, p. 364) et le roman historique, biais principal par lequel les femmes manifestaient jusque-là leur intérêt pour l’histoire, est discrédité.
Cette identité masculine de la discipline historique, qui s’affirme au cours du XIXe et jusqu’au milieu du XXe siècle, a des effets sur le contenu des recherches produites : cela conduit à une occultation de la dimension sexuée des phénomènes étudiés et, selon Alice Primi, à l’écriture d’une histoire « essentiellement structurée autour du récit des événements publics, […] met[tant] en scène presque exclusivement des hommes, en vertu de l’assimilation des femmes à la sphère privée ».
Autrement dit, si distinction des sexes il y a, c’est pour faire des hommes les seuls êtres historiques, acteurs du changement, et situer les femmes du côté de l’immobilisme et de la tradition. Dans ces conditions, il n’est donc pas aisé pour les femmes (et les féministes) de prendre en charge le récit du passé.
… L’émergence d’un devoir de mémoire
féministe
Pourtant dès la fin du XIXe siècle, l’entrée des femmes, comme « groupe de sujets politiques », dans l’histoire en marche, donne vite lieu à une interrogation sur la place des femmes à la fois dans l’histoire advenue (history) et dans l’histoire comme récit historique (story). Les collectifs féministes de la première vague, sous l’influence de certaines individualités, éveillées à cette question par leur milieu familial, leur formation ou leur parcours militant, comprennent que faire le récit du passé des femmes constitue une première façon d’agir sur les représentations du sexe féminin au présent.
Ces groupes se livrent à une relecture des sources existantes pour rendre compte du passé des femmes. S’intéressant plus particulièrement aux « individualités, aux “femmes exceptionnelles”, aux grandes femmes » (Perrot, 2004, p. 218), elles se plongent dans le passé pour y trouver des preuves de la faculté qu’ont les femmes à sortir du champ dans lequel elles sont cantonnées. Les militantes de la première vague manifestent aussi leur intérêt pour le passé en s’impliquant dans la conservation des traces, l’organisation de commémorations et la construction du souvenir de leurs collègues militantes décédées (Bard, 1995 ; Klejman et Rochefort, 1989).
Ces initiatives mémorielles ne peuvent néanmoins empêcher, faute de transmission intergénérationnelle, l’affirmation d’une « année zéro »[4] du féminisme en 1970, lorsque ce dernier connaît un regain d’activité. Ignorant les travaux et les mobilisations de leurs aînées, les féministes des années 1970 redécouvrent ce que Natalie Zemon Davis appelle les « silences patriarcaux du passé », posent d’emblée la question des origines de leur mouvement et revendiquent la construction de discours sur le passé comme une dimension importante du projet féministe : un enjeu de la lutte.
Ainsi, l’absence des femmes dans l’histoire et l’appropriation du récit historique par les hommes apparaissent comme un thème récurrent des textes, slogans ou actions féministes des années 1970. S’appuyant sur un mouvement plus général de réflexivité de l’histoire et sur une sensibilité – au-delà du monde académique – à la parole des « anonymes » et des « sans-voix », elles essayent de rendre visibles les femmes et les féministes du passé, au travers d’actions militantes, de matériaux de propagande, mais aussi, rapidement, de travaux académiques.
En effet, décliné en « devoir d’histoire »[5], le « devoir de mémoire féministe » favorise l’émergence d’un champ de recherche à part entière : l’histoire des femmes. Les premiers travaux produits par la discipline sont fortement influencés par la sphère militante aussi bien du point de vue de la perspective adoptée, des sujets d’études choisis, que des références intellectuelles mobilisées. En retour, les historiennes des femmes assument volontiers dans leurs écrits « une dimension engagée, justicière à l’égard des victimes des “silences de l’histoire” » (Bard, 2006, p. 71). Si la valeur scientifique de leurs travaux n’en est pas pour autant altérée, la reconnaissance académique tarde à venir. L’histoire des femmes est perçue comme tournée vers la production de discours sur le passé destinés à nourrir l’imaginaire militant.
Une deuxième phase, celle de l’implantation institutionnelle de l’histoire des femmes, voit évoluer les relations entre les pôles intellectuels, militants et institutionnels de la cause des femmes. D’une part, les historiennes revendiquent davantage d’indépendance à l’égard du militantisme, bien que le développement de leur champ d’études dépende de la demande sociale stimulée par le pôle associatif (et des financements souvent obtenus avec l’appui du pôle institutionnel).
D’autre part, les sphères militantes et institutionnelles oscillent entre d’un côté, intérêt pour les contenus mémoriels et les grilles d’interprétation du passé fournis par les historiennes, et de l’autre, crainte de voir « leur » histoire confisquée et dépolitisée par l’académie. À partir des années 1990, les historiennes des femmes, qui retirent une légitimité de l’autonomisation de leur champ à l’égard de la mémoire mais prennent aussi conscience des limites de la reconnaissance institutionnelle, renouent avec une posture de militantes. En travaillant à la conservation et à la valorisation des traces (Centre des archives du féminisme, Musea, etc.) et en redéfinissant les modalités d’action possibles pour impulser le changement culturel (campagnes pour des panthéonisations, adaptation des manuels scolaires, notamment), elles jouent le rôle d’« entrepreneuses de mémoire » (Gensburger, 2010).
« Le privé est politique », cadre social
des mémoires féministes
Mais les mémoires féministes ne se réduisent pas aux formes institutionnelles de la présence du passé et à ses usages stratégiques (Gensburger, 2002). Et malgré l’existence de ce « devoir de mémoire féministe » porté et alimenté par l’ensemble de ses composantes, l’espace de la cause des femmes n’est pas une entité collective figée qui, de manière consensuelle et unifiée, serait productrice d’un discours clos sur le passé. L’histoire écrite et commémorée par les différentes organisations est plurielle et les points de vue sur le passé s’expriment dans toute leur diversité, donnant lieu par moments à des conflits de mémoires ou, à d’autres moments, à des convergences ponctuelles autour d’une interprétation du passé.
Cette fragmentation des mémoires portées par les collectifs de l’espace de la cause des femmes a une influence sur les souvenirs individuels : la mémoire de chacune est en partie façonnée par sa trajectoire, et notamment par les milieux militants dans lesquels elle est engagée. Pour autant, au niveau individuel, on observe chez les militantes féministes des constantes importantes dans la manière de raconter son propre passé, et cela en dépit des différences de vécus. Une grille commune de lecture du passé apparaît et elle tient à une pratique singulière et caractéristique des mouvements féministes : la confrontation des vécus intimes en collectif, au sein notamment de « groupes de parole » ou « groupes de conscience ». La construction, depuis les années 1970, d’« espaces du dicible » féministes, dont le principe fondateur est l’affirmation selon laquelle « le privé est politique », favorise le partage des souvenirs individuels et la confrontation des expériences intimes dans un cadre collectif. Ce qui nous apparaît comme un « processus d’encadrement réciproque des discours biographiques » permet une homogénéisation des souvenirs personnels, socles de la mémoire collective féministe et supports pour la constitution des individus et des collectifs féministes en sujets politiques.
En résumé, si continuité il y a dans les processus de construction d’une mémoire féministe, c’est du côté de la lutte contre l’invisibilisation qu’il faut aller la chercher. En effet, quelles que soient les époques, le rapport qu’entretiennent les féministes au passé se caractérise par le partage d’une conviction profonde selon laquelle, sans action volontariste visant à la valorisation du passé des femmes, ces dernières sont toujours écartées du récit national. Cette injonction de construire et de transmettre le passé des femmes, qui s’est imposée sous la forme d’un « devoir de mémoire », fournit aux militantes des raisons politiques de s’intéresser au passé, en particulier au passé des femmes, et a servi de support à la construction d’un champ de recherche scientifique au sein d’une discipline historiquement masculine. Cette expression « devoir de mémoire » n’est pas une expression employée par les féministes et elle peut sembler contradictoire avec la geste féministe qui implique libération, c’est‑à-dire notamment émancipation des devoirs (conjugal, maternel) qui assignent les femmes et les enferment.
Néanmoins, le devoir de mémoire, en ce qu’il invite les féministes à se saisir de l’histoire, place les femmes en situation de sujet : d’abord un sujet qui apprend, un sujet qui sait ; ensuite un sujet qui a un passé. Mais ce passé, lorsqu’il concerne le vécu des personnes appartenant à des groupes minoritaires, ne peut émerger que s’il trouve des cadres sociaux qui permettent son expression : les féministes, en créant des « espaces du dicible », ont redéfini le partage du sensible, elles ont fait évoluer le dicible et l’indicible et ont ainsi contribué non seulement à faire émerger des souvenirs qui jusqu’alors n’avaient pas de légitimité sociale ; mais ont aussi participé au renouvellement du langage à disposition de chacun et chacune pour se raconter. En effet, comme l’explique une militante féministe interviewée, il s’est agi, dans les pratiques de partage de vécus, de nommer les choses : on a dit « elle est tombée enceinte » et plus seulement « elle a un problème », ou « elle a avorté » et plus seulement « elle s’est débrouillée », on a parlé de « prostituées » et plus de « filles de joie », de « violences conjugales » et plus de « femmes battues », etc.
Cette réflexion autour de l’influence sur le langage des pratiques d’échange de vécus privés en collectif constitue une piste à creuser pour penser les liens entre mémoires féministes, mémoires féminines et plus largement mémoires des gens. En effet, en donnant des mots aux choses, les féministes n’ont-elles pas indirectement agi sur les souvenirs de personnes non engagées dans l’espace de la cause des femmes ? Comme l’écrit Maurice Halbwachs dans Les Cadres sociaux de la mémoire, le langage constitue un des cadres de la mémoire :
« Tout souvenir, si personnel soit-il […] est en rapport avec tout un ensemble de notions que beaucoup d’autres que nous possèdent, avec des personnes, des groupes, des lieux, des dates, des mots et formes du langage, avec des raisonnements aussi et des idées, c’est‑à-dire avec toute la vie matérielle et morale des sociétés dont nous faisons ou dont nous avons fait partie. »
Il se peut que, dans un contexte de publicisation des discours produits au sein des « espaces du dicible » féministes, la transformation du langage se voie accentuée et que les souvenirs de chaque individu soient ainsi infléchis par ce cadre global féministe qui, depuis les années 1970, a fait évoluer les façons de dire le privé. Cette intuition mériterait qu’on s’y attarde plus longuement dans une prochaine recherche qui poserait alors la question de l’existence d’un genre de la mémoire.
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Ce texte est extrait du livre collectif coordonné par Sarah Gensburger et Sandrine Lefranc : La mémoire collective en question(s), Presses Universitaires de France, 2023. Ce chapitre a été publié sur le site Les Mots Sont Importants (lsmi.net) avec l’accord de l’autrice et des coordinatrices.
Bibliographie
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BARD Christine (2006), « Les usages politiques de l’histoire des femmes », in Claire Andrieu, Marie-Claire Lavabre et Tartakowsky Danielle (dir.), Politiques du passé. Usages politiques du passé dans la France contemporaine, Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, p. 71‑82.
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[1] À partir du milieu des années 1970, les historiens, en particulier certains de la troisième génération de l’École des annales française, s’emparent de l’objet « mémoire » et s’appuient sur lui pour renouveler leur discipline. Les publications, recherches et réflexions méthodologiques sur la mémoire sont si nombreuses du milieu des années 1970 à la fin des années 1980 que Pierre Nora, dans Les Lieux de mémoire, qualifie cette période de « moment-mémoire ».
[2] Les références précises des travaux évoqués sont indiquées en post-scrpitum de cet article.
[3] L’usage du terme « minoritaire » s’inscrit ici dans la lignée des travaux de Colette Guillaumin, pour qui les groupes minoritaires ne sont pas nécessairement en infériorité numérique mais « sont sociologiquement en situation de dépendance ou d’infériorité » (Guillaumin, 1972, p. 94). Selon elle, « minoritaires et majoritaires sont unis par un rapport de pouvoir qui fixe les minoritaires sous la dépendance (économique, juridique ou coutumière) des majoritaires. Dans le cadre de cette relation asymétrique, ces statuts sont symboliquement codifiés en un univers de sens partagé. Dans ce système perceptif, qui participe au maintien et à la justification de l’oppression, le majoritaire représente l’universel et le minoritaire le particulier » (Dahhan et al., 2020).
[4] Il est fait référence ici à la parution, à l’automne 1970, d’un numéro spécial de la revue Partisans, dirigé par des féministes et intitulé « Libération des femmes, année zéro ».
[5] Nous faisons usage d’une locution apparue plus tard sous la plume des historiens parce qu’elle nous semble la plus parlante pour évoquer la façon dont, à un moment donné, des historiennes féministes affirment, face au devoir de mémoire élaboré dans la sphère militante, la nécessité de sortir d’un simple rappel du passé pour expliquer ce passé.