Écologie et politique, suivi du Plaidoyer contre la « défense de l’environnement » – Jacques Ellul

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Écologie et politique sur le site des Amis de Bartelby
Plaidoyer contre la « defense de l’environnement » sur le site des Amis de Bartelby

 

Ecologie et politique

Paru dans Combat Nature – Mai 1991

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C’est un débat qui n’est pas nouveau, mais qui devrait être encore approfondi. Je ne vais pas reprendre tous les arguments des diverses parties, et je me bornerai au rappel d’un fait historique, après tout comparable !

Il s’agit du grand débat mené en 1890-1906 entre les anarcho-syndicalistes et les socialistes. Ceux-ci étaient convaincus que si l’on fondait un parti socialiste, participant aux élections, accédant à l’opinion publique par les réunions électorales, obtenant des députés (et peut-être, qui sait, un ministère !), ils pourraient influencer toute la vie politique, faire adopter des mesures de type socialiste et aider de cette façon la société entière à évoluer vers le socialisme. En face d’eux, les anarcho-syndicalistes maintenaient une position radicalement révolutionnaire et affirmaient d’une part que l’on n’accéderait jamais à une société socialiste par des réformes faites par des députés, d’autre part que, à partir du moment où l’on entre dans le jeu des partis et des élections, on entre inévitablement dans une organisation de la société bourgeoise, et de ce fait, on aide celle-ci à fonctionner : donc, à un moment ou à un autre, on se fait inévitablement piéger. Et la suite a prouvé qu’ils avaient entièrement raison : ce sont de vigoureux socialistes (Millerand) ou syndicalistes qui, ensuite, une fois devenus députés et ministres (Briand, Clemenceau), sont devenus les plus ardents défenseurs de cette société. Bien entendu ils ont aussi fait passer quelques réformes favorables à la classe ouvrière… mais qui, en définitive, tendaient toutes à renforcer la société instituée, la société « bourgeoise », qui reste bourgeoise malgré les lois sociales et la sécurité du même nom !

Je vais ici être cruel

Je dirai que les écologistes entrant dans le régime politique actuel renforcent la société technicienne et enfoncent davantage encore l’homme « moderne » dans l’esclavage technicien.

On parlera bien entendu du succès extraordinaire des « Verts » en Allemagne. Et quel succès ? Ils ont fait reculer la pollution ? Le Rhin reste le fleuve le plus pollué d’Europe. Ils ont réduit les nuisances industrielles ? Les déchets (compte tenu de ce que l’Allemagne s’en débarrasse aussi chez les autres) ? Mais ils n’ont nullement modifié la course à la croissance indéfinie, la passion de la puissance technique et financière. Au contraire, au contraire ! Comme nous le constatons parfaitement depuis ces dernières années ! Que voulez-vous, il faut essayer de ne pas être des enfants de chœur, et de ne pas s’enthousiasmer parce qu’il y a un « parti politique »… différent (?), qui grignote à droite et à gauche ! Qu’est-ce que cela peut faire au « système » ?

Qu’on le veuille ou non, participer au pouvoir politique dans notre société, c’est inévitablement donner le primat à l’économique, c’est-à-dire, au second degré, au technique, quelles que soient les intentions. Qui osera proposer une économie d’austérité ? L’option inévitable n’est pas discutable : c’est la croissance. Ce qui implique une balance du commerce extérieur positive. Ce qui implique productivité à tout prix.

Il faut rappeler la petite mésaventure arrivée au premier ministre de l’Écologie dans le premier ministère socialiste en 1981 : le pauvre Bombard a fait un discours explosif dont le thème était : « En cas de conflit entre un intérêt écologique grave et une exigence économique, celle-ci devait passer en second. » Il fut révoqué huit jours après. C’était tout dire.

L’écologie politique était un petit appendice pour satisfaire une partie de l’opinion. Et après tout, il faut aussi rappeler que Giscard avait proclamé dans une lettre circulaire que l’on ne devait nulle part abattre un arbre sans en replanter aussitôt un de remplacement. Ça a bien fait rigoler tous les intéressés (les promoteurs et la direction départementale de l’équipement).

Que peut-on espérer dans ces conditions d’une participation politique ? Au mieux la création de « réserves », de « parcs naturels » (qui sont balayés sitôt qu’un intérêt économique s’y engage) et au pire, ce à quoi l’on assiste maintenant : on va sauver la « campagne » en la transformant en lieu de vacances, de tourisme et de résidences tertiaires. C’est-à-dire que l’on fait entrer la campagne dans ce qui caractérise la politique : le mensonge. Ce sera un mensonge de campagne qu’obtiendront les écologistes politiques, comme les socialistes politiques ont obtenu un mensonge du socialisme.

Être beaucoup plus radical

En présence de la vulgarisation, évidente, du mot écologie, et des images plutôt fumeuses que cela évoque dans le public, bons sentiments (protéger les pauvres bêtes en voie de disparition), craintes diffuses ou recherche de coupables (le coupable tout désigné de la pollution de l’eau c’est toujours le paysan !), je dirais que les écologistes doivent d’abord avoir une pensée beaucoup plus ferme et une action en même temps qu’une doctrine beaucoup plus radicales. Je voudrais que d’une part on ose formuler une doctrine assez vaste et dure, et que d’autre part on ose également poser des questions sans échappatoire.

Je ne vais pas ici me livrer à un essai aussi considérable. Seulement, des questions comme celle-ci : il ne s’agit plus de savoir comment se débarrasser des déchets toxiques, mais par exemple : « Quels sont les produits dont l’usinage provoque en quantité la dioxine : est-ce que ces produits sont tellement indispensables à l’homme qu’il faille pour les obtenir prendre d’énormes risques ? » Autrement dit, il faut mettre en balance la valeur, l’utilité, la nécessité du produit obtenu et la gravité du danger créé. Et il faut refuser radicalement dans cette évaluation le bla-bla-bla sur : mais vous allez faire fermer des usines, et créer du chômage, et mettre notre balance commerciale en déficit… Toutes questions d’évidence, qui sont en réalité de fausses questions.

L’urbanisation est un scandale

Une doctrine globale de la société, de l’homme aussi, radicale : par exemple la très simple et totale situation de la concentration folle des populations et de la désertification des campagnes. Nous sommes là en présence de la « crux » la plus décisive, aussi bien de l’écologie que de l’économie. Il ne s’agit plus, comme l’« écologisme mou », de dénoncer « certains scandales de l’urbanisation ». Non : c’est l’urbanisation elle-même qui est depuis plus de cinquante ans le scandale.

Il faut aménager un étalement des populations sur l’ensemble du territoire et détruire les agglomérations urbaines buboniques. Bien entendu cela ne se fera jamais par mesures autoritaires. Mais par des déplacements d’intérêts : si vous rendez la vie du paysan plus attrayante, plus équilibrante, plus enrichissante, si vous assurez des services sanitaires, sociaux, scolaires, communicationnels meilleurs que ceux de la ville, si vous garantissez un logement rural supérieur à tous points de vue aux « grands ensembles », si vous offrez un travail rémunérateur et intéressant à la campagne, si vous soutenez une production rurale de qualité (contre les saletés des élevages en batterie et des légumes d’engrais), si vous garantissez des revenus normaux à tous les paysans, si vous empêchez le suréquipement « technique » (aboutissant à un endettement inépuisable), alors je suis certain que le fameux exode de la campagne vers la ville se retournera et que l’on assistera à un retour des chômeurs vers la campagne.

Je sais bien que l’on va crier devant ce « programme » que c’est impossible ! Et vous croyiez, vous, en 1950, qu’il était possible d’aller sur la lune ? Vous savez bien que les courants sociologiques irréversibles et impossibles à retourner, sont parfaitement « retournables » : l’exemple du communisme stalinien est une preuve énorme. Il n’était pas plus pensable en 1960 de retourner ce « mouvement de l’histoire » qu’aujourd’hui de renverser le mouvement démographique pour le rendre positif vers la campagne. Mais c’est vrai que cela remet tout en question dans notre orientation techniciste-industrialiste-capitaliste-ouvriériste.

Enfin on dira que c’est impossible parce que cela reviendra horriblement cher ! Et je prétends que si on met bout à bout les allocations chômage, les EMI… et autres mesures dites sociales, plus les gaspillages effrénés soi-disant culturels et les subventions pour soutenir les industries en faillite, je prétends qu’une politique de revalorisation de la production agricole, de la suppression du chômage par l’emploi agricole et de l’équipement socio-éducatif paysan ne reviendra pas plus cher au contraire. Voilà un exemple, seulement un exemple, de ce que pourrait être une doctrine écologiste radicale.

 

 

Plaidoyer contre
la « défense de l’environnement »

Articles parus dans France Catholique – Janvier 1972

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Les bonnes résolutions et leurs limites

Lorsqu’il y a trente ans quelques rares originaux dénonçaient la destruction du cadre naturel, l’emploi de produits chimiques apparemment bénins mais réellement nocifs, la perturbation des « cycles naturels », etc. ; lorsqu’il y a vingt ans, avec plus de précision, on essayait d’alerter l’opinion sur les « nuisances » (le terme n’était pas encore à la mode) en prenant des cas très précis comme ceux de Lacq[1], du DDT, des pesticides ; les réactions provoquées étaient de commisération : pessimiste, anti-technicien, rétrograde, médiéval, romantique, tels étaient les épithètes habituelles qui répondaient à ces « vues simplistes de Cassandres de Café du Commerce » (je cite !).

Or, hélas !, tous les faits depuis vingt ans nous ont donné raison. Et ce sont parfois les mêmes qui nous attaquaient si vivement qui aujourd’hui entrent avec ferveur dans la « défense de l’environnement ».

Si maintenant je dis non à cette défense, ce n’est pas parce que j’ai changé d’avis, mais parce que je refuse le mensonge d’une pareille entreprise. Car il n’y a strictement aucune mesure proposée qui soit apte à défendre l’environnement : il y a seulement des illusions et des faux-semblants qui permettent de se donner bonne conscience et sécurité.

Vingt bonnes années de retard

Il ne servait de rien d’avertir, d’annoncer, de faire des analyses intellectuelles et scientifiques. Il existait depuis longtemps en Hollande, par exemple, des sociétés d’études techniques contre la pollution, qui fournissaient à des usines le demandant des études détaillées, très pratiques sur les moyens à appliquer pour lutter contre le fléau. Il existait des établissements scientifiques comme le Cerbom, en France, qui étudiaient de façon admirable la pollution maritime, principalement en Méditerranée. Mais tout cela restait soit ignoré, soit méjugé.

Seul l’accident rend un problème de fond intéressant. Encore faut-il un accident énorme et spectaculaire. Tant qu’il s’agit de phénomènes explosifs mais localisés, par exemple, d’un homme qui, tombant d’un bateau en Basse-Seine, se noie parce que, sachant nager, il était sous 2 mètres de mousse de détergent qui, venant d’une usine, recouvrait l’eau de la Seine (accident arrivé en 1958), c’est plutôt étonnant, mais ça n’intéresse personne. Tant qu’il s’agit de phénomènes énormes mais diffus, par exemple, le fameux smog des grandes villes, la coupole grisâtre, faite de fumées, qui recouvre Paris et bien connue des aviateurs depuis vingt ans, on le sait et on reste dans la plus parfaite apathie.

Chargé des discours sans argent ni moyen

Et finalement les pouvoirs publics qui avaient fait la preuve de leur totale inefficacité lors de la marée noire ont commencé à s’émouvoir. Cela fournissait d’ailleurs un bon thème de discours, soit de l’opposition pour accuser le gouvernement d’irresponsabilité, soit de gouvernement technocratique pour démontrer que c’était là seulement un incident de parcours dans la marche vers la Grande Société et que les moyens techniques permettraient assurément de parer à ces difficultés. Mais on avait vingt bonnes années de retard sur la réalité énorme de la situation. D’autre part, on s’évertuait à dissocier soigneusement la société technicienne dans son ensemble et ce phénomène étrange et singulier de la pollution.

Cependant, on ne pouvait pas ne pas s’apercevoir que, sitôt qu’on y avait mis le doigt, on était pris dans un engrenage et que la pollution n’était pas localisable. De pollution de rivière en pollution générale de l’eau, de celle-ci en pollution de l’air, de la pollution aux nuisances, aux bruits, à l’usure nerveuse, aux dangers de la nourriture, à l’intolérance envers les logements modernes, le manque d’espace, la vitesse, de proche en proche, on s’apercevait que le problème était immense et recouvrait exactement tous les aspects de la vie humaine dans son milieu technicien. Ce fut alors l’époque des bonnes résolutions. On proclama ainsi avec grand fracas l’Année mondiale de protection de la nature. Il s’agissait de protéger aussi les oiseaux, etc.

Je dois dire à la vérité, qu’étant très attentif à ces questions, je n’ai pas vu l’ombre d’une mesure, d’une application, d’une tentative même de protection de la nature durant toute cette année. Il y eut seulement un énorme effort de palabre, commissions, experts, techniciens, l’écologie devenait un thème central de réflexion : discours, rapports, articles et livres à succès. Tels furent les résultats.

Alors, dans un énorme effort, notre gouvernement créa un ministère chargé de l’Environnement. Chacun sait que lorsqu’un ministère est créé, tout est naturellement résolu. Il y eut ainsi un homme chargé spécialement des discours en la matière et de la préparation des textes législatifs. Car une particularité bien remarquable de ce ministère est de n’avoir ni argent ni moyen. Sa dernière création, tout à fait folklorique, est la commission Aubert chargée de la lutte contre les papiers gras et les emballages plastiques. On voit le niveau des objectifs.

Assurément, il y a une question des ordures ménagères (1 kilo par habitant et par jour en France) et des emballages (6 millions de tonnes par an et en France). Mais ce n’est qu’un tout petit aspect. Car maintenant, il faut prendre l’affaire à son niveau de synthèse : c’est-à-dire protection des sols, protection de l’air et de l’eau, protection des équilibres naturels, et cela par des mesures défensives et préventives, répressives et impératives, globales et particularisées, des mesures prises également par précaution, avant que le dommage ne se soit produit, car le plus souvent, lorsqu’on s’aperçoit du dommage, il est trop tard, le phénomène est irréversible.

Avant que le dommage ne soit produit

Mesures par précaution, par exemple, parce que l’on ne sait pas du tout quels sont les effets à longue échéance d’un produit chimique, même si l’on a vérifié à brève échéance qu’il n’était pas nocif. L’histoire du DDT est caractéristique. C’est en 1952 que l’on s’aperçut du caractère dangereux du DDT pour les animaux à sang chaud, et c’est en 1970 que l’on a commencé à prendre cela au sérieux.

Mesures par précaution : celles concernant les équilibres naturels, car nous ignorons presque tout de ceux-ci. En réalité, c’est lorsque nous les avons bouleversés que nous sommes capables de comprendre qu’il y en avait un ! Il est alors trop tard. Entre mille : les agronomes qui ont diffusé les cultures modernes, avec engrais, moyens mécaniques, dans certaines régions de l’Afrique, ont entraîné la destruction des sols : les paysans africains étaient beaucoup plus respectueux des équilibres naturels : ils produisaient peu, mais au moins savaient comment respecter leurs sols !

Les équilibres naturels ne sont pas seulement ceux relativement faciles à discerner existant entre des plantes diverses, ou des animaux complémentaires, ou animaux et plantes (l’exemple classique de l’abeille et des fleurs), mais aussi entre le cadre naturel et l’homme. On ne redira jamais assez qu’il n’y a pas de campagnes sans paysans et qu’accepter le départ de la population paysanne, c’est par là même détruire un équilibre fondamental. Il n’y a pas de nature sans homme qui, vivant en elle, la crée.

Ainsi, l’ampleur du problème et la rapidité d’évolution des situations créées par l’expansion technicienne rendent indispensables la prévision, mais celle-ci paraît toujours en retard et nous avons à faire face constamment à de nouveaux périls auxquels on n’ose pas s’attaquer tant qu’ils ne sont pas démontrés. Mais quand ils le sont, nous n’avons plus les moyens d’y faire face.

Les contradictions

Le problème de l’environnement est d’une extrême difficulté parce que le milieu naturel est mis en question par un développement non pas anormal, mais normal de la technique, non pas un abus et un mauvais usage des moyens, mais par leur simple naissance. S’il ne s’agissait que d’abus et de mauvais usage, s’il ne s’agissait que de comportements aberrants, peut-être arriverait-on à y remédier malgré l’extrême difficulté, car il s’agit de millions de comportements dont chacun semble avoir très peu d’importance, être innocent, mais dont l’accumulation donne des résultats tragiques.

Ce sont les gaz d’automobiles qui, tout le monde le sait, sont la cause principale de pollution de l’air urbain : mais chacun y est pour si peu de choses. Un millionième, n’est-ce pas ? Ce n’est rien ! Quant à la pollution de l’océan, le mazoutage de milliers de cargos est beaucoup plus polluant qu’un gros accident comme celui du Torrey Canyon[2]. Qui pourrait se sentir coupable de l’évacuation des ordures ménagères croissantes dans les forêts, au bord des routes, le long des rivières ? Il est assurément possible d’arriver dans ces domaines, grâce à une éducation persévérante, à des résultats. Compte tenu de ce qu’il faudrait aller vite pour ne pas se laisser dépasser par les événements, et que l’on ne pourra probablement pas réparer le mal déjà fait.

Les fruits de l’évolution technique

Mais là n’est pas le plus grave. La vraie difficulté résulte des nuisances et destructions provenant de décisions apparemment justes et sages. Tout se passe comme si les activités de pollution et la volonté de défense de l’environnement suivaient des voies parallèles, se développaient concurremment sans se rejoindre le moins du monde. Encore faut-il distinguer les décisions et les acceptations de l’évolution technique.

Manifestement, les déclarations sont sans commune mesure avec les comportements. Soit que les acteurs ne voient pas le rapport (c’est lors de l’Année mondiale de la protection de la nature que les Américains au Vietnam ont utilisé au maximum les défoliants, ou bien, dans un tout autre registre, on annonce la protection des espaces verts dans et autour des villes, mais le gouvernement français se propose de frapper les propriétaires de tels terrains, susceptibles d’être bâtis, de taxes écrasantes…), soit qu’une action apparemment sage implique la pollution : quoi de plus sage, de plus juste et de plus nécessaire pour l’homme moderne que les loisirs, les vacances et le contact avec la nature ?

Mais cela, précisément, détruit cette nature. Nous le savons bien. Alors, on décide l’aménagement des côtes françaises. Mais cet “aménagement”, destiné à permettre au maximum de citoyens de profiter de la mer, implique la reconstitution de concentrations humaines dans des lieux encore “naturels”, une pénétration plus complète des forêts, une occupation plus totale des plages. Or cela entraînera nécessairement, et même sans mauvaise volonté des touristes, l’anéantissement des dunes, de la forêt, des plages : elles ne résisteront pas à l’affluence. Il est vrai que les détergents ramèneront le sable à la propreté. Mais la forêt landaise, laminée par l’aménagement, sera perdue, tous les experts sont d’accord, car elle ne peut subsister qu’en épaisseur et avec une certaine densité sans routes.

La route tue aussi la nature

De fait, le cas le plus significatif me paraît être la route. Si l’on veut vraiment protéger la nature, il faut supprimer la plus grande partie des routes. Ce sont elles qui sont les véritables agents de destruction en permettant à l’homme de pénétrer en masse, sans effort et rapidement dans les moindres retraites de la nature, de la parcourir en tous sens, de l’inonder littéralement de masses humaines. Supprimez les routes qui n’ont pas un intérêt socio-économique primordial et vous redonnerez automatiquement à la nature la possibilité de se reconstruire. Bien entendu, je sais que je m’attaque là à un monstre sacré : la grandeur d’une nation et la valeur d’un gouvernement moderne se mesurent à la longueur et à la qualité du réseau routier !

Ainsi il y a, d’un côté, l’affirmation pleine de bonne volonté, mais aussi d’inconscience, de la défense de l’environnement, et, de l’autre côté, l’acceptation d’évolutions qui sont techniquement justifiées, mais qui détruisent cet environnement. Il est “évident”, au point de vue économique, que les paysans doivent partir – 7 % de la population suffisent pour cultiver toute la surface cultivable. Mais est-on sûr que les équilibres naturels seront alors respectés ? Que la nature restera une réalité vivante avec le genre de culture et les méthodes que cela exige ? L’exemple du bocage est bien connu : pour permettre l’usage des gros moyens mécaniques, on a détruit depuis des années les haies vives avec remblais de terre caractéristiques des bocages. Or, une fois le tout ramené à des champs bien plats, on se rend compte du désastre. Les haies vives étaient indispensables, problèmes de vent et d’irrigation, problèmes d’espèces d’oiseaux utiles pour les cultures, etc. Mais, évidemment, les champs d’un bocage impliquent une main-d’œuvre plus nombreuse. La destruction des haies vives amène d’ailleurs à poser le problème de l’arbre, car, finalement, l’affaire de l’air pollué, ce n’est pas seulement la question des produits toxiques très divers que nous déversons dans l’atmosphère, c’est d’abord celle de la production d’oxygène : seul l’arbre nous le donne.

À quoi sert de proclamer la lutte contre la pollution si, en même temps, on élimine les forêts ? Or, nous assistons à la destruction gigantesque des arbres. Et tout se passe, bien entendu, avec les meilleures légitimations. Il faut des routes ! Bien sûr ! Autant d’arbres abattus. Et le long de celles qui existent déjà, le célèbre « platane meurtrier »… supprimez les arbres qui ombrageaient les routes. Et il faut des maisons, autant que possible dans les régions éloignées des villes : supprimez les arbres pour les routes qui y vont, et pour construire les logements… Mais il y a, en outre, les méthodes : la construction moderne rapide exige un très gros appareillage ; or, j’ai constaté, chaque fois, que l’on ne procède pas à l’abattage des arbres indispensables pour dégager l’emplacement de l’immeuble, mais au double, pour permettre le passage et la manœuvre des bulldozers, l’installation des grues, etc. Il en est de même pour les campus universitaires. Il est vrai que lorsque l’on a détruit une chênaie ou une pinède, on plante quelques sapinettes et quelques acacias – la nature autour des grands ensembles est représentée par quelques carrés de gazon entourant un prunus.

Parallèles et sans communication

Nous pourrions reprendre point par point, tous les problèmes d’écologie et d’environnement se présentant de la même façon : on prend des mesures (?) contre la marée noire, mais on exalte la construction de pétroliers géants, allant jusqu’à 300 000 tonnes, sachant leur fragilité dans les tempêtes et leurs difficultés de manœuvre ! On proclame la nécessité de lutter contre l’invasion des emballages, mais l’industrie de l’emballage devient plus énorme chaque jour, la consommation est de plus en plus liée à la présentation, l’emballage en vient à compter plus que le produit et le « design » devient la forme suprême de l’art !

Tout se passe comme s’il y avait deux ordres de phénomènes parallèles et sans communication, se développant sans référence l’un à l’autre : d’un côté la croissance technique avec ses exigences ; de l’autre la protection de l’environnement.

Le mensonge

Dans la situation actuelle, les mesures proposées sont ou bien de fausses mesures ou bien de pures apparences. Fausses, on peut prendre comme exemples les parcs nationaux, rien n’est plus grotesque que le système du parc national. Ou plutôt, il faut savoir ce que l’on veut faire : s’il s’agit de conserver un lieu sauvage qui sera la “réserve” d’animaux en voie de disparition, de plantes rares et pourquoi pas de quelques hommes préhistoriques, le parc national en tant que musée est légitime. Mais que l’on ne parle ni de lutte contre la pollution ni de protection de la nature et de l’environnement.

Les parcs nationaux sont exactement le contraire d’une défense de l’environnement, puisqu’ils ne doivent servir d’environnement à personne et sont un spectacle et un cadre sans rien dedans. C’est parfait d’autoriser le touriste à traverser le parc en interdisant de tuer les colibris et de jeter des papiers gras : mais précisément ce ne sera jamais l’environnement de l’homme, et ce n’est pas la nature, puisque personne n’y vit. C’est vraiment un musée où l’on pourra contempler un glacier.

Habitant Bordeaux, je suis évidemment très avancé, en ce qui concerne la nature, de savoir qu’il y a un lieu de nature protégé à la Vanoise, où je pourrai peut-être un jour aller me promener une heure.

De qui se moque-t-on ?

Une législation au niveau des effets

Quant à la législation, elle est évidemment le grand recours. On fait des textes sur le mazoutage, l’utilisation des détergents, l’épuration des fumées d’usine, etc. Et l’on est sûr d’avoir fait quelque chose : or ces textes sont en réalité inapplicables. Quelle police des mers ira suivre chaque bateau sur tout son parcours pour vérifier s’il ne mazoute pas en mer ?

Encore heureux si ces textes ne sont pas radicalement stupides, tel ce décret de 1958, où l’on se préoccupait du caractère nocif des pesticides pour les abeilles, et selon lequel l’usage des pesticides serait interdit aux paysans à partir du moment où, dans les champs, il y aurait tant de fleurs de trèfle, de lupin, etc. (ou les abeilles vont butiner) au mètre carré… Vous voyez chaque paysan accroupi dans son champ pour compter le nombre de fleurs de trèfle au mètre carré pour savoir s’il peut ou non répandre ses tonnes de pesticides ! Le législateur et le ministère sont radicalement impuissants parce qu’ils ne s’attaquent qu’à l’étape intermédiaire de la pollution et non pas à ses causes.

Il y a des causes, assez facile à déceler, et qui sont mises en œuvre par des utilisations, par des usages, des comportements : or la législation se situe au niveau de cette mise en œuvre, alors qu’on laisse subsister les causes effectives, latentes. En présence d’une usine entraînant des effets effroyables sur les plantes et les animaux des alentours, on décide de lui demander de réduire de 50 % ses nuisances, le surplus étant considéré comme supportable… Mais les discussions scientifiques sur les divers « seuils de tolérance » restent insondables. Si l’on voulait être sérieux, il faudrait exiger une épuration dans chaque usine des fumées, gaz, eaux à cent pour cent. Mais ce n’est pas possible ! Il faudrait, si l’on voulait vraiment protéger l’eau de mer, supprimer les moteurs à mazout… Mais ce n’est pas possible ! Il faudrait, si l’on voulait protéger l’air, supprimer les moteurs à explosion des automobiles. Mais ce n’est pas possible !

Le meilleur moteur propre annoncé (très cher) pour dans quelques années réduirait la pollution de 75 %, mais comme le nombre de véhicule aura augmenté… Or, dans ce cas, on connaît pourtant la solution : le moteur électrique. Mais l’auto électrique fait l’unanimité contre elle : les usagers, parce qu’elle ne va pas assez vite ; les trusts pétroliers, les constructeurs automobiles et les pays arabes dont l’importance diminuerait si on cessait d’utiliser une grande partie de leur pétrole !

Si je donne ces quelques exemples, c’est pour mettre en lumière trois certitudes : la première, c’est que la protection de l’environnement, si on tentait vraiment de l’appliquer, coûterait effroyablement cher. On a reculé devant l’épuration du gaz de Lacq parce que l’installation aurait mis l’entreprise en déficit irrémédiable. Je connais bon nombre d’usines qui, si elles devaient effectivement appliquer les mesures de salubrité, fermeraient leurs portes. Alors, bien sûr, réduction de la croissance économique, chômage…

Aux États-Unis, les experts réunis auprès du président sont arrivés après un an de travail à la conclusion que pour restituer la pureté de l’eau des fleuves, rivières et sources des States, il faudrait un budget comparable à celui de la Nasa… Le président l’a réduit au cinquième. Autrement dit, aucune nation au monde n’est capable d’assurer effectivement la lutte contre la pollution et la protection écologique. Économiquement et financièrement, ce n’est pas supportable.

On ne peut gagner sur les deux tableaux

La seconde certitude, c’est que, si l’on voulait sincèrement s’engager dans cette voie, cela exigerait des choix. On ne peut pas en même temps avoir une nature (vraie !) saine et protégée, et puis une croissance indéfinie du complexe “route-automobile”. On ne peut pas avoir en même temps une croissance industrielle rentable et un air et une eau qui restent purs. On ne peut pas avoir en même temps une production agricole économiquement rentable (avec dépeuplement des campagnes et culture industrialisée) et le maintien d’une campagne vivante, avec paysage équilibré, ou encore des produits de consommation satisfaisants (fruits cueillis verts, élevage industriel de poulets et de veaux qui donnent des produits infects, au sens étymologique !).

Ceux qui refusent de payer le prix, ce ne sont pas de mauvais gouvernants et d’affreux capitalistes, ce sont (et telle est notre troisième constatation) les intéressés eux-mêmes, c’est l’homme quelconque, c’est l’opinion publique, c’est l’usager : personne ne veut abandonner aucune commodité, ni les détergents, ni l’avion supersonique. La revendication de propreté, de préservation de la nature est purement gratuite et abstraite, en face d’une conjuration des techniciens, des pouvoirs publics et des usagers, d’accord pour seulement faire semblant de faire quelque chose.

Mais alors, pourquoi tout ce bruit ?

Mais alors, pourquoi tout ce bruit ? Si l’on agite si fort les affaires de pollution et la nécessité de protection écologique, cela correspond au besoin de tragique de l’opinion et à une manœuvre de diversion.

Il y a, nous l’avons dit, des événements bien visibles, des accidents : le public se passionne et s’inquiète de la pollution. Cela fait partie du spectaculaire (de notre société du spectacle), de l’actualité, du scoop d’information. Et cela ne va pas plus loin. Maintenant, entre les massacres du Pakistan et les agitations de jeunesse, il y a la rubrique pollution. Palpitant. Nous sommes menacés. Ô combien ! Mais à titre de spectacle, c’est presque aussi bien que l’Arrabal ou du Hitchcock. Et de plus, j’ai l’impression de saisir quelque chose de très important, de décisif dans notre société. Je deviens très intelligent en m’intéressant à l’écologie. En fixant l’affaire au niveau du spectacle et de l’information, on procède à une remarquable opération de satisfaction du public, sans avoir à rien faire de sérieux.

Car, finalement, c’est une manœuvre de diversion. Je ne dirai pas comme certains que les gouvernements cessaient de fixer l’opinion sur ces questions pour empêcher les citoyens de poser les problèmes politiques brûlants. Les trompeurs ne sont pas les gouvernants, mais nous tous ensemble, complices.

Et je crois la question plus fondamentale que celles abordées par la politique : on commence à s’apercevoir que la société technicienne risque d’être radicalement invivable (du moins pour ce qui, jusqu’à présent, a été considéré comme étant l’homme…) : on se hâte alors de détourner l’attention du problème de la technique en elle-même pour la fixer sur certaines conséquences visibles et grossières. On évite de montrer le rapport qu’il y a entre les faits nocifs, on les présente comme des accidents auxquels on va remédier. On détourne l’opinion des questions décisives en la passionnant pour les faits secondaires et spectaculaires.

S’intéresser à la protection de l’environnement et à l’écologie sans mettre en question le progrès technique, la société technicienne, la passion de l’efficacité, c’est engager une opération non seulement inutile, mais fondamentalement nocive. Car elle n’aboutira finalement à rien, mais on aura eu l’impression d’avoir fait quelque chose, elle permettra de calmer faussement des inquiétudes légitimes en jetant un nouveau voile de propagande sur le réel menaçant.

[1] Un gisement de gaz naturel est découvert à Lacq, près de Pau, en 1951. L’industrialisation de la zone, alors pastorale, suscite des questionnements autour des nuisances et de l’usage du sol, en parallèle des questions économiques.
Voir l’article de Briand, Christophe. « Les enjeux environnementaux du complexe industriel de Lacq (1957-2005) », Flux, vol. 63-64, no. 1-2, 2006, pp. 20-31.
https://www.cairn.info/revue-flux1-2006-1-page-20.htm

[2] Le Torrey Canyon est un pétrolier dont le naufrage est survenu le 18 mars 1967, connu pour être la première marée noire d’Europe. L’armée britannique a tenté, pour enrayer la dispersion du pétrole, de bombarder l’épave puis de l’enflammer d’abord avec du gasoil puis au napalm. Les côtes de Cornouailles et du nord de la Bretagne ont été touchées.