Jeunes, italiens, fascistes et branchés – Christian Raimo

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Aujourd’hui, en Italie, le fascisme est à la mode. Quand certains pensaient cette idéologie dissoute dans les tabous de l’histoire nationale, les militants d’extrême droite travaillaient patiemment à leur grand retour dans l’arène politique – et la scène inaugurale se joue sur les bancs des lycées et des universités. Afin de combler le vide laissé par l’effondrement de la gauche, dans la pensée critique comme dans les urnes, et de conquérir les plus jeunes, le fascisme italien du IIIe millénaire s’est paré de nouveaux atours : il se présente comme « postidéologisé », débarrassé du « clivage gauche-droite » et s’enorgueillit de défendre les classes populaires et les femmes. Cette stratégie d’endoctrinement masque mal les motivations réelles de ce néofascisme qui, comme chez ceux qui l’ont précédé, reposent sur la défense identitaire, le racisme et le nationalisme.

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« Je suis fasciste », déclare un garçon de treize ans. « Moi aussi, je suis fasciste », dit son ami. « Moi aussi. On est tous fascistes », enchaîne un autre. Certains sont en seconde, d’autres sont encore au collège. Les journées de cours sont brèves, le soleil permet de se promener en t-shirt et en short, et la place Cavour, à Rome, est le lieu où les étudiants se retrouvent après l’école, pour la pause-déjeuner, à l’heure de l’apéritif ou après le dîner.

Ils ont vingt, dix-sept, seize ou treize ans, ils sont assis sur les bancs ou sur les marches des escaliers de l’arrière du palais de justice, regroupés par âge. Les plus vieux arborent des mines revêches, leurs casques de moto sont recouverts de stickers de groupes politiques ou d’équipes de sport, ils soupirent avec dédain avant de dire qu’ils ne parlent pas aux jour­nalistes, de temps en temps, ils esquissent des mouvements d’arts martiaux. Les plus jeunes courent à travers la place, ils se cherchent des modèles, un groupe, une identité à laquelle il serait facile de s’identifier.

La place Cavour est une scène de théâtre : celui qui s’y rend sait qu’il sera observé et que ce qui s’y passera peut avoir un écho national.

Une exposition que l’on peut briguer ou dont on se passerait bien, c’est selon. Par exemple, personne ne parle des affrontements qui ont eu lieu en octobre 2016, lorsqu’un jeune de seize ans fut poignardé à l’abdomen, et à la suite desquels sept personnes, dont trois mineurs, ont été arrêtées. Parmi les interpellés, il y avait des militants de l’organisation d’extrême droite Fronte della gioventù (Front de la jeunesse) qui fréquentaient la section du quartier Prati.

 

« Je ne suis pas d’accord avec les choses extrémistes, je suis un peu… », un jeune garçon cherche ses mots. « Fasciste », propose son amie. « Non, pas fasciste, non. Je suis impulsif » Les adolescents rencontrés sur la place reprennent inlassablement la même litanie : « Tu dois comprendre que cette place est surtout fasciste », « C’est vraiment une mode », « Pour moi, le fascisme est une mode », « Oui, pour moi aussi c’est une mode », « Pour moi c’est une belle mode », « Bien sûr que je suis fasciste, c’est la mode ». Leurs vêtements nous le confirment, depuis les t-shirts du Blocco studentesco (Bloc étudiant), la branche jeunesse de CasaPound Italia, aux patchs aux couleurs du drapeau italien en passant par les vêtements de la marque Pivert, étroitement liée à CasaPound Italia. Une des figures emblématiques de ces jeunes est Francesco Polacchi, ancien chef du Blocco studentesco qui, en 2009, a pris la tête des affrontements contre les étudiants du mouvement de l’Onda (« La Vague »), fondé pour protester contre les coupes du gouvernement Berlusconi dans le budget de l’Éducation et qui, en refusant toute forme d’affiliation partisane, aurait permis l’émergence du Mouvement 5 étoiles de Beppe Grillo[1].

Dans une société où l’antifascisme n’est plus une valeur reconnue comme telle, la droite radicale se sert de la mode et se cache de moins en moins ; au contraire, elle cherche à être de plus en plus visible, elle veut se faire connaître – et y parvient.

La percée de la droite dans les médias

Dans la nébuleuse des mouvements et partis qui se sont dissous puis reformés, ce sont surtout Forza Nuova (Force nouvelle) et CasaPound Italia qui se démarquent. Le premier a été fondé en 1997 par Roberto Fiore et Massimo Morsello, déjà investis dans les années 1970 dans le groupe néofasciste Terza Posizione (Troisième Voie). Accusée d’antisémitisme et de négationnisme, Forza Nuova veut marcher sur Rome comme l’ont fait les fascistes, fomente la violence contre les immigrants, s’oppose à l’IVG et à l’union civile – l’un de ses leaders, Giuliano Castellino, a été arrêté à l’automne 2017 pour avoir blessé trois agents de police alors qu’il essayait d’empêcher l’installation d’une famille érythréenne dans un logement social.

CasaPound Italia naît en décembre 2003 avec l’occupation d’un ancien édifice du gouvernement, rue Napoleone III à Rome – occupation qui a par la suite été tolérée et acceptée aussi bien par le maire de centre-gauche Walter Veltroni que par celui de droite qui lui a succédé, Gianni Alemanno. Au fil des ans, CasaPound a occupé d’autres immeubles, ouvert une centaine de sections en Italie et élaboré un projet de « crédit social » inspiré de la politique économique fasciste, en particulier du manifeste de Vérone[2], et qui prévoit la construction d’habitations sociales dont la vente à prix modiques, et avec des prêts sans intérêts, serait exclusivement réservée à des familles italiennes. CasaPound ne s’oppose ni à l’union civile entre personnes de même sexe ni à l’avortement ; en revanche, il est contre l’adoption par les couples homosexuels et affirme que les étrangers représentent une menace économique et culturelle pour l’Italie, allant même jusqu’à parler d’un « danger de substitution de la population italienne ».

À l’occasion des élections municipales à Ostie en novembre 2017, CasaPound a été au cœur de l’attention médiatique. Les débats entre les journalistes et Simone Di Stefano, secrétaire du parti et candidat aux élections législatives du 4 mars 2018, ont déclenché des polémiques prévisibles, avant et après le scrutin à l’issue duquel le parti a récolté 9 % des voix. Les débats font ressortir certaines contradictions : faut-il discuter avec celui qui se déclare fasciste ? Risque-t-on de le dédouaner ou le force-t-on à se mesurer à la démocratie ? Peut-on être instrumentalisé par ceux qui cachent leurs liens avec la criminalité et la violence ?

Ces questions sont éclairées d’un nouveau jour par les différentes actions des néofascistes, à l’image de l’agression du journaliste Daniele Piervincenzi par Roberto Spada[3]. L’espace médiatique accordé à ces actes, fût-ce pour les dénoncer, n’assure-t-il pas une crédibilité à celui qui les commet ? L’action des skinheads à Côme ou encore celle des militants de Forza Nuova devant les bureaux du journal La Repubblica[4] sont-elles le simple fait d’imbéciles ? La manifestation antifasciste, toujours à Côme, exprimait-elle une indignation largement répandue ou plutôt minoritaire – étant donné qu’elle n’a rassemblé qu’un millier de personnes, parmi lesquelles très peu de jeunes ?

Dans les écoles de Florence

En novembre 2017, à Florence, les élections de la Consulta provinciale degli studenti – l’équivalent italien du Centre régional des œuvres universitaires et scolaires (Crous) – se sont soldées par une victoire écrasante d’Azione studentesca (Action étudiante, AS), qui s’était dissoute avant de se reformer en septembre 2016 en s’affichant plus à droite encore. Dans les quarante-cinq établissements scolaires de la province florentine, AS a obtenu dix-huit mille voix, soit trente-deux des cinquante-huit sièges et la présidence. Le point de référence d’AS est Casaggì, un centre social inauguré à Florence en 2005 et qui se déclare aujourd’hui de « droite identitaire ».

« Nous essayons de rassembler ceux qui ne se reconnaissent pas dans les partis traditionnels », soutient le coordinateur national d’AS, Anthony La Mantia, vingt-cinq ans. « Azione studentesca a cent quatre-vingts membres dans quarante villes. Ils sont très actifs, font beaucoup d’affichages », dit La Mantia. L’année dernière, ils ont organisé leur premier rassemblement national à Leonessa, dans la province de Rieti. « Le tractage à sept heures du matin, et même quand il fait zéro degré, ça communique un sens du sacrifice. Et puis moi, j’y tiens, à la préparation culturelle », ajoute-t-il.

La culture est essentielle, nous répètent de nombreux chefs et adhérents de la nouvelle droite. Ils sont influencés par l’écrivain nationaliste japonais Yukio Mishima comme par des figures que la droite s’est appropriées, telle celle du militant irlandais catholique Bobby Sands. Elle récupère également l’emphase sur l’autodétermination des peuples – remise aujourd’hui à la sauce souverainiste – et s’appuie sur quelques nouvelles maisons d’édition. L’une d’entre elles, Passaggio al bosco (en référence au Traité du rebelle, ou le Recours aux forêts de Jünger) a été fondée à Florence en 2017. La maison publie des classiques de la droite, tels les textes d’Ernst Jünger ou Giano Accame, et des ouvrages d’idéologues contemporains tel Marco Scatarzi (fondateur du centre social Casaggì), textes qui font l’éloge du néonazi omniprésent Léon Degrelle et citent les penseurs antimodernes comme le mathématicien et philosophe catholique Olivier Rey ou l’intellectuel Byung-Chul Han, auteur d’essais critiques sur le monde digital.

 

 

Tout a commencé avec Terza posizione

Les jeunes membres de cette droite identitaire n’ont pas honte du fascisme, reformulé au cours des années 1990 et 2000 après le virage de Gianfranco Fini vers un parti moins nostalgique[5]. Ils s’inspirent de groupes néofascistes comme Terza posizione, fondé en 1977 par des lycéens et universitaires, parmi lesquels Massimo Morsello, Roberto Fiore et Gabriele Adinolfi, aujourd’hui actifs au sein de Forza Nuova ou CasaPound.

 

Dans son livre La Fiamma e la Celtica (La Flamme et la croix celtique), Nicola Rao raconte que de nombreuses figures des groupes d’extrême droite ont quitté l’Italie après le meurtre, en 1979, du militant Alberto Giaquinto, dix-sept ans, lors des premières commémorations de l’embuscade d’Acca Larentia[6]. Dans les années qui ont suivi, la répression, les poursuites judiciaires et le départ de militants ont fait disparaître les groupes d’extrême droite qui ne s’étaient pas déjà dissous.

Pour les néofascistes, la période 1979-2006 est une parenthèse. Morsello, Fiore et Adinolfi sont à l’étranger et n’en reviennent qu’au début des années 2000. C’est à eux que les plus jeunes se réfèrent – ils n’ont même jamais entendu parler de Gianfranco Fini. Figure pourtant secondaire dans l’organisation, Adinolfi est lu et considéré comme le père spirituel de CasaPound. Un de ses écrits les plus cités est Sorpasso neuronico (Dépassement neuronal), un texte bref diffusé en 2008. Il y critique l’ensemble des décisions prises par la droite parlementaire et extraparlementaire ces trente dernières années : « Durant toutes ces années, aucune proposition n’a convaincu qui que ce soit, il n’y a pas eu de consensus de masse, mais hommes et clans se sont disputé une partie du vote passif, le vote réfractaire au changement, nostalgique non pas des années du fascisme, mais d’une jeunesse passée au café en face des locaux de la section. »

Adinolfi, comme d’autres, élabore son propre fascisme à partir de ceux des années 1919-1922 et 1943-1945. Il propose une nouvelle génération politique inspirée de l’arditisme[7], du futurisme et du squadrisme[8]. Et il écrit : « Nous avons des prairies à reconquérir face à une société atomisée. » Le langage semble parfois caricatural mais il exerce une véritable fascination sur les plus jeunes. Ces codes de camaraderie peuvent conquérir des adolescents qui ne sont pas encore vaccinés contre ce type de rhétorique. Adinolfi poursuit : « Lorsque le sentiment d’appartenance à quelque chose de potentiellement édifiant devient un rituel de pithécanthrope, […] lorsque les bras tendus se vident de l’énergie futur/ardita pour devenir de désagréables et arithmétiques gesticulations d’exclus, lorsque les chemises noires se tachent de sauce tomate, alors la tendance positive de l’ancrage historique/symbolique s’inverse […]. La mentalité futur/ardita fait opposition : interventionniste, elle agit au lieu de prêcher. Elle répond à la devise mussolinienne : “Le fascisme est l’église de toutes les hérésies.” […] Il faut détruire tout ce qu’il y a d’extrême droite et récupérer tout ce qu’il y a de fasciste. »

Pour saisir l’ampleur de la portée des paroles d’Adinolfi, il suffit de parler avec Rolando Mancini, coordinateur national de Blocco studentesco, fraîche­ment diplômé en jurisprudence. Nous l’avons rencontré au lendemain des élections étudiantes de l’automne 2017 lors desquelles leur liste a obtenu, selon leurs communiqués de presse, cinquante-six mille voix dans toute l’Italie, la présidence des consultes de Fermo, Ascoli et Viterbo, la majorité dans certains établissements de Rome et 85 % des voix au lycée Faraday à Ostie. Bien qu’il n’y ait pas de résultats officiels des élections étudiantes, encore moins de celles des consulte provinciales – organes peu représentatifs élus avec un faible taux de participation –, les mouvements néofascistes s’en servent quand même pour leur propagande. Mancini nous parle avec précaution. Nous le rencontrons au siège de CasaPound : l’intérieur de l’immeuble est dépouillé, il y a une atmosphère de catéchuménat, sur les murs sont affichés des portraits de femmes liées au fascisme et des signes de ce qu’Umberto Eco a appelé l’Ur-fascisme[9]. Nous nous asseyons sur des divans défoncés.

Le pouvoir par les tranchées
(trincerocrazia) selon Blocco studentesco

Le jeune coordinateur de Blocco studentesco nous raconte : « Nous avons relancé l’arditisme, il faut toujours faire attention au style, alimenter la panique médiatique. Je te donne un exemple : il y a des centres sociaux qui revendiquent la légalisation de la marijuana. Nous, nous demandons la légalisation du duel. Nous le faisons pour provoquer, mais nous aimerions que le véritable duel soit réhabilité dans ce monde de faux duels comme ceux qui abondent sur Facebook. Les batailles qui distinguaient notre mouvement dans les années 1990, la lutte contre la drogue et contre l’avortement, par exemple, ne nous intéressent plus. Nous les avons dépassées. L’avortement, ce n’est pas beau, mais c’est le choix de la femme. Quant à la drogue, nous sommes contre parce que tu ne peux pas choisir l’arditisme et ensuite te rouler un pétard pour t’endormir. On ne mène pas de batailles politiques. On préfère faire que faire faire. » Toujours selon Mancini : « Le fascisme est un père sévère à qui nous devons rendre compte de nos actes. Comme nous le faisons avec ceux d’Acca Larentia. Nous avons un rapport sacré avec les morts. On nous accuse d’être nécrophiles, mais quand nous saluons la mémoire des trois militants du Fronte della gioventù assassinés le 7 janvier 1978, nous sommes convaincus que les morts marchent avec nous. »

Quant aux jeunes qui se rapprochent de Blocco studentesco, il y a, nous explique-t-il, « la fascination pour un symbole, le drapeau, qui agit sur le plan émotionnel. Nous transformons cette fascination en conscience politique. Quand j’étais gamin, sans avoir lu Costamagna[10], j’étais attiré par les symboles de la droite, par l’impact visuel de ce monde. […] [Au sein de Blocco studentesco,] chaque section a un responsable. C’est le pouvoir par les tranchées : tu obtiens un poste et un rôle avec le temps, avec l’expérience. Il y en a beaucoup qui ne restent pas parce que le travail de militant est dur, il y a deux réunions par semaine, puis il y a le tractage tôt le matin devant les écoles, l’affichage, et il y a les tournées à CasaPound, qui est ouvert en permanence ».

La violence ? « Notre violence est toujours une défense. On réagit quand on nous provoque », dit-il. Nous lui rappelons l’irruption de membres de CasaPound au siège du quatrième municipale de Rome, exigeant la fermeture du centre où la Croix-Rouge accueille des migrants. Il y a eu des affrontements avec les militants de gauche « parce que nous, on ne se laisse par marcher dessus », se justifie-t-il. Nous évoquons ensuite le jeune homme de dix-huit ans, battu parce qu’il portait un t-shirt laissant sous-entendre qu’il était communiste. « Je ne sais pas grand-chose de cette affaire. Mais je peux dire que moi aussi, quand je portais mon t-shirt de Zetazeroalfa[11] au lycée, j’ai dû me battre avec des antifascistes et on se mettait des baffes. Ça peut arriver n’importe quand de se prendre une droite. Pour moi, c’est sain. Ça veut dire que t’as vécu. »

Tandis que Mancini parle, l’ambiance de l’édifice rue Napoleone III s’apparente de plus en plus à celle d’un mausolée. Lui-même insiste sur le rapport à la mort. Elia Rosati, chercheur en histoire à l’université de Milan, étudie les droites radicales depuis des années. Dans son ouvrage CasaPound. Fascisti del terzo millenio, il rappelle qu’aux fondements de la droite italienne il y a le mythe des jeunes hommes qui ont combattu pendant la Première Guerre mondiale, entre arditisme et dannunzianisme[12], et qui ont été les premiers à adhérer au fascisme dès 1919.

Le lien entre nationalisme et sentiment d’appartenance à une communauté de morts était particulièrement visible lors de la manifestation organisée le 7 janvier 2018, à l’occasion des quarante ans de l’embuscade devant les locaux de la section romaine du parti Movi-mento sociale italiano ( Mouvement social italien, MSI ), rue Acca Larentia, lors de laquelle furent tués deux jeunes activistes du Fronte della gioventù, Franco Bigonzetti et Francesco Ciavatta, avant qu’un troisième, Stefano Recchioni, ne trouve la mort lors des affrontements avec les forces de l’ordre qui éclatèrent quelques heures plus tard.

Un cortège funèbre

Dans le cortège de près d’un kilomètre, les militants sont placés en rangées de sept, pour un effet plus spectaculaire. CasaPound organise, s’occupe du service d’ordre, synchronise le tout et interdit de prendre des photos. Pendant trois heures, personne ne peut donner d’interview. Avant le signal de départ, Adriano Scianca – journaliste et écrivain – accepte de parler, unissant la dimension politique (et électorale) à celle du sacré : « Nous visons les 3 %[13] ». Puis il ajoute : « Les morts sont notre pilier métapolitique. »

En bomber et baskets New Balance, les participants sont tous blancs et presque tous des hommes. Ils se saluent en se serrant l’avant-bras, les plus âgés donnent des ordres aux plus jeunes. Gianluca Iannone, président de CasaPound, s’occupe de la mise en scène. Simone Di Stefano se déplace un peu plus dans l’ombre. Mauro Antonini, un candidat du Parti, explique que ces attitudes reflètent « la répartition des rôles au sein du mouvement. Di Stefano parle à ceux qui ne sont pas de CasaPound, il passe à la télé, il est notre visage pour l’extérieur. Iannone parle aux militants, aux sections. Il est le chef de la tribu ». C’est Iannone qui dit où s’arrêter, dans quel ordre se ranger. Jusqu’à l’arrivée aux locaux de la section d’Acca Larentia, où tous les participants sont encadrés pour crier « presente » et marquer le souvenir de Bigonzetti, Ciavatta et Recchioni. La scène se joue à trois reprises. Bras tendus, saluts romains, le groupe se disperse. Une journée comme celle-là montre que CasaPound et Blocco studentesco ressemblent plus à des sectes religieuses qu’à des partis politiques : la formation est une initiation, la camaraderie un lien sacré.

L’endoctrinement des militants

Et comme dans les sectes, il y a des principes à respecter. Pour de nombreux militants néofascistes, ces commandements sont ceux du décalogue de la 10e flottille MAS[14]. Jacopo, vingt et un ans, qui a milité dans les rangs de Blocco studentesco, raconte: « Chaque fois que tu parles, que tu participes à un meeting, que tu fais une action, tu as [ces commandements] en tête. […]. Tais-toi, sois sérieux et modeste, ne sollicite pas de récompense, sois discipliné, sois respectueux, aie le courage des forts et non celui des désespérés, sois digne, sois fidèle, ne prends pas de drogues, donne une valeur à la vie. » Ces principes servent à cimenter l’union entre le parti et les jeunes: « Quand tu as vécu avec CasaPound vingt-quatre heures sur vingt-quatre, au moment où tu quittes le groupe, tu as l’impression d’être un traître et d’avoir abandonné un idéal », dit Jacopo.

Forza Nuova mise aussi beaucoup sur l’endoctrinement des jeunes. Un communiqué de novembre 2017 du Raggruppamento operativo speciale (Groupement opérationnel spécial, un corps de la gendarmerie) le confirme : « On remarque que l’attention du groupe se concentre sur l’activité d’endoctrinement des jeunes jusqu’à l’adolescence, afin de mieux les intégrer dans un partage fervent des intentions dictées par le mouvement afin d’inspirer le militantisme et la vie de chacun […]. Cette capacité à enrôler les mineurs, sur un plan idéologique et comportemental, dans un contexte pétri de haine et de racisme, régi par des lois rigides, montre le réel danger que représentent ces groupes. » Et les cadres des partis en ont bien conscience : « Moi, ce qui m’intéresse le plus, ce sont les jeunes, les gamins » dit l’un des leaders de Forza nuova.

Un article de La Repubblica décrit les conséquences de cet endoctrinement : « Les jeunes recrues à former dans la haine ont fui l’éducation des parents et changent d’humeur, ils se fient aveuglément aux leaders. Les parents de certains gamins appellent les responsables du mouvement, désespérés : “Nous n’existons plus”, dit le père d’un jeune de dix-sept ans dans une conversation interceptée par les gendarmes en 2014, “il n’y a que le Parti et ses grosses têtes. Nous les parents, on compte pour rien.” »

Parmi les livres prescrits pour la formation, il y a Le Bréviaire du chef de nid de l’écrivain nationaliste roumain Corneliu Zelea Codreanu, qui commença à faire de la politique en fondant un mouvement étudiant, ou Les âmes qui brûlent de Léon Degrelle, deux textes qui sont des manuels de formation spirituelle et militaire, écrits dans un style martial à la limite de la parodie. Valerio Renzi, qui a étudié la montée des droites à Rome, confirme l’image de la secte : « Certaines organisations comme Forza nuova et CasaPound ressemblent plus à une secte qu’à un parti, avec leurs méthodes d’initiation, d’inclusion, d’exclusion. La structure élitaire crée le désir d’être inclus et le mouvement organise tous les aspects de ta vie. »

« Le fascisme du IIIe millénaire est vécu comme une expérience prérationnelle, un style de vie qui s’adresse à la raison des personnes pour satisfaire leur besoin d’identité », écrit l’anthropologue Maddalena Gretel Cammelli[15]. « La violence et la mort sont revendiquées, exécutées et mises en acte comme des instruments concrets qui permettent de lier le fascisme contemporain à ses manifestations historiques. »

Contre le féminisme

Le rôle des femmes dans les mouvements de jeunes néofascistes est lui aussi l’objet d’études. Dans les rangs de Lotta studentesca (Lutte étudiante), les femmes n’ont pas le droit de faire le salut romain car ce geste appartient aux légionnaires, aux combattants. Elles ne peuvent pas non plus participer aux collages d’affiches, jugés trop dangereux pour les femmes, « considérées inférieures aux hommes et inutiles en cas de problèmes ou d’affrontements avec d’autres groupes », explique un militant de Lotta studentesca. En décembre 2017, les tracts diffusés par des militants de Forza Nuova à Carpi afin de récolter des signatures disaient ceci : « Signez pour le revenu aux mères de famille, pour que chaque femme qui fait le choix de rester au foyer reçoive cinq cents euros par mois. » Sur le site de l’organisation, il est précisé que le revenu maternel ne serait accordé qu’à celles qui acceptent « de rester à la maison plutôt que d’aller travailler », et seulement si elles sont italiennes.

Les militantes sont formées à rejeter le féminisme dont on compare les tenantes à des « chiennes qui demandent d’avorter ou de devenir des hommes ». Le 18 novembre, à Trieste, des militants ont organisé une manifestation contre le projet de loi sur le droit du sol en même temps que la manifestation contre les violences faites aux femmes organisée par le mouvement Non una di meno (Pas une de moins). Deux jours plus tôt, le vice-secrétaire national de Forza Nuova, Giuseppe Provenzale, avait publié sur Facebook un commentaire sur l’IVG : « Le droit à l’homicide/avortement n’est jamais admissible pour quiconque prétend être un défenseur de la Patrie. »

La figure tutélaire du « féminisme » de Forza Nuova est Evita Perón. L’association Evita Perón est « une association de femmes qui s’adresse aux femmes, trop souvent privées aujourd’hui de leur identité à cause des ravages provoqués par le “ féminisme ”, afin qu’elles revendiquent à nouveau leur droit d’être mères du futur de notre société », peut-on lire sur le site. Provenzale écrit : « Nous venons au monde pour créer une famille, pas pour vivre dans la rue. Les militantes doivent agir aux côtés de leurs camarades, mais affronter les problé­matiques de leur spécificité féminine en évitant à tout prix de se “ masculiniser ”. En politique, la femme doit être aux côtés de l’homme, mais elle ne doit jamais lui permettre de se mêler de ses affaires. » L’été dernier à Catane, Forza Nuova a organisé la première colonie de vacances Evita Perón : les éducatrices enseignaient aux enfants le chromatisme aryen et expliquaient la signification des trois couleurs du drapeau nazi.

Au sein de Blocco studentesco, le climat est un peu différent, mais les rôles sont les mêmes, formellement et les filles sont toujours en minorité. « Avant, la politique était considérée comme étant réservée aux hommes, mais aujourd’hui c’est différent », dit Clara, militante romaine. Les jeunes femmes de la section s’occupent « du secrétariat, parce que nous sommes plus prédisposées, des activités après l’école ou de la collecte d’aliments, mais toutes ces activités s’adressent aussi aux garçons ». « Je ne suis pas contre l’IVG », précise Clara, mais elle estime que « le féminisme a comme prérequis la soumission à l’homme d’une partie de la “ femelle ” qui ne veut pas assumer les fardeaux ni les honneurs d’être une femme ».

Le nouveau fascisme a une idéologie

De nombreux commentateurs ont évoqué le populisme, le qualunquismo[16] et l’antipolitique pour définir la nouvelle droite, mais cette approche est réductrice. En 2010, le groupe de rock alternatif I Cani chantait : « I pariolini di 18 anni / animati da un generico quanto auten-tico fascismo » (Les jeunes bourgeois de 18 ans / animés d’un fascisme aussi authentique que quelconque.) À l’époque, les néofascistes de Blocco studentesco et de CasaPound essayaient de se camoufler et d’imiter le qualunquismo. Mancini précise : « Je suis membre de Blocco studentesco depuis la naissance du groupe en 2006. Les jeunes étaient peu impliqués dans la politique, mais il y a eu de nombreuses manifestations contre la réforme de Mariastella Gelmini[17] et nous avons créé une coordination transversale avec les collectifs de gauche. Puis tout a changé quand les étudiants de la Sapienza, qui ne toléraient pas l’accord, sont intervenus. » Les affrontements avec les étudiants de gauche sur la place Navona à Rome en octobre 2008 font partie de l’automystification de Blocco studentesco, qui s’est présenté avec le slogan « Ni rouges ni noirs, mais libres de penser ». Selon Claudio Riccio, l’un des leaders de l’Onda lors de ces manifestations, « Blocco studentesco a toujours représenté les fascistes, peu ou prou. En 2008-2009, ils ont lancé une opération de camouflage qui ne leur a pas réussi, en utilisant des slogans qualunquistes ».

Aujourd’hui, ce fascisme est moins quelconque. Alors qu’en 2012 disparaissait des kiosques le journal Secolo d’Italia, à travers lequel Flavia Perina avait tenté de libérer la droite de son héritage fasciste, fin 2017, paraît le journal de la nouvelle droite, Il Primato Nazionale. Son directeur, Adriano Scianca, est un inlassable vulgarisateur des quelques concepts clés de ces mouvements, depuis la fin de la droite et de la gauche, théorisée par Alain de Benoist dans Droite-gauche, c’est fini ! Le moment populiste, jusqu’à l’idée que le multiculturalisme peut mener au suicide d’une nation, comme le soutient Éric Zemmour, en passant par la menace du « grand remplacement » brandie par Renaud Camus. Faisant écho à ce dernier, Scianca écrit dans L’Identità sacra : « Le peuple à éliminer est avant tout le peuple européen dont l’existence […] constitue le grand scandale, le péché historique à expier. L’Europe […] agite encore les rêves de ceux qui attendent, depuis des millénaires, de “ clore ” l’aventure historique de l’homme, et voient chacune de leurs tentatives frustrées. C’est de cette frustration que naît le projet le plus criminel qui n’ait jamais été conçu : la substitution de peuple. »

Mêlée à des théories du complot comme celle du plan Kalergi – qui affirme qu’il existe un plan pour remplacer la population euro­péenne par une immigration africaine et asiatique –, la peur du grand remplacement fonctionne chez les jeunes. Renaud Camus – référence de Matteo Salvini, Marine Le Pen et des mouvements néofascistes d’Europe de l’Est – est convaincu qu’il faut résister à l’invasion des peuples non européens. Les néofascistes italiens, divisés sur des thèmes comme l’avortement, se rassemblent derrière la défense identitaire et la lutte contre l’antifascisme. Valerio Renzi va dans ce sens : « Un antifascisme vidé de sens est une cible facile pour l’antagonisme maniériste des droites radicales. […] Les néofascistes réussissent à se présenter comme une alternative en reprenant les symboles, noms et mythes du néonazisme : il n’y a qu’à les voir citer Degrelle, un collaborateur qui a écrit un pamphlet intitulé Hitler pour mille ans ! »

Contre l’antifascisme et avec l’intégrisme catholique

Un militant de Lotta studentesca nous explique que le mouvement a abandonné les débats dans les écoles pour entreprendre une campagne « contre la culture antifasciste » afin d’attirer plus l’attention et de former un consensus. Cette bataille est principalement menée par les dirigeants du parti. D’après le secrétaire national Roberto Fiore, l’antifascisme est un instrument que les élites de gauche utilisent afin d’« occuper l’État ».

Selon Mirco Ottaviani, responsable du parti en Émilie-Romagne, « il est temps de décréter la fin de cette République antifasciste et du climat de haine qui l’a accompagnée depuis sa fondation ».

Outre la lutte contre l’antifascisme, ce qui caractérise Forza Nuova et Lotta studentesca est leur adhésion à l’intégrisme catholique. Leurs membres, contrairement à ceux de CasaPound, ne sont pas fascinés par le néopaganisme de Julius Evola[18] et ses grossièretés mystiques. Pour eux, la messe est un moment de regroupement, même si le pape François est vu comme une sorte d’adversaire politique. Les lefebvriens de Saint-Pie-X[19] sont nombreux à citer la figure de Ennio Innocenti, né en 1932, aujourd’hui chapelain de la Sacra fraternitas aurigarum urbis à Rome. Lorsque nous l’interrogeons sur ses rapports avec le néofascisme, celui-ci répond : « J’ai toujours eu des liens d’amitié avec certains néofascistes qui me semblaient être parmi les rares à lutter contre la dérive hyperlibérale héritée des Lumières. Ceux de Forza Nuova en font partie. Le problème est qu’ils sont ignorants. Roberto Fiore voulait faire une école, mais ensuite, ils n’ont rien fait. Ils n’ont pas assez de racines historiques et culturelles pour motiver leurs propres convictions. »

Les raisons de cette ascension
dans les écoles

Ils sont peut-être ignorants et confus, comme le dit Innocenti, mais ils savent être efficaces et convaincants et, souvent, leur capacité de faire du prosélytisme est alarmante. À Ostie, « ils sont tellement présents dans certaines écoles que, dans les faits, ils les contrôlent ».

Une lycéenne raconte comment elle se débat pour faire entendre une parole antifasciste : « C’est tout le dixième municipe de Rome, le pro­blème, pas seulement Ostie. Dans les lycées, la présence des listes néofascistes est limitée, mais dans les lycées professionnels, ils ont une forte influence. Ils profitent du je-m’en-foutisme. Dans certaines écoles, le logo de Blocco studentesco est partout, être étudiant veut dire être militant de droite. Ils se postent devant les établissements scolaires pour distribuer leurs tracts, recruter, et les étudiants ne s’y opposent pas : Blocco studentesco n’est même pas perçu comme la branche jeunesse de CasaPound parce qu’ils prennent des gamins de quinze ans, ils leur font faire de l’aide aux familles, et ça ne ressemble pas à de la politique, au début. Et ensuite, ils deviennent violents et les intimidations commencent : donner un coup de tête à untel, cracher sur untel. » Dans des contextes comme celui-là, l’antifascisme est une guerre de résistance. Et même si le nombre de néofascistes n’a pas augmenté, leur présence est de plus en plus visible parce que les rangs de la gauche ont été désertés de manière dramatique. Francesca Picci, de l’Unione degli studenti (Union des étudiants), nous montre l’appel écrit dans le but de « promouvoir, dans les écoles et les consulte, des assemblées informatives sur la signification et l’importance de l’antifascisme aujourd’hui ». Au cours de la dernière année, les initiatives antifascistes se sont multipliées.

Mais ceux qui font de la politique à gauche soulèvent un autre thème. Faire de la politique au lycée devient difficile à cause des réformes qui répriment de plus en plus l’expression politique des étudiants : de la note de conduite au nombre d’absences à ne pas dépasser (même en cas de grève), le risque de se faire expulser augmente. Les représentants des étudiants reçoivent très souvent des menaces des cadres administratifs et des enseignants. Une jeune fille impliquée dans des collectifs de gauche à Milan s’inquiète : « Il y en a beaucoup qui arrêtent de faire de la politique pour ne pas se faire virer ou recaler. Les écoles sont encore le laboratoire du pays. Mais il est clair que si les occupations sont criminalisées, si les mobilisations contre la formation par alternance ont des répercussions sur la moyenne générale, ça devient compliqué de s’engager. » Francesca Coin, enseignante de sociologie à l’université Ca’ Foscari de Venise, ajoute : « Les assemblées et la participation politique distraient et sont parfois considérées comme carrément nocives. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi l’imaginaire politique des nouvelles générations tend à droite quand, depuis qu’ils sont petits, ces jeunes ont surtout subi des coupes budgétaires, reçu des avertissements et des prescriptions. »

À la crise de la gauche s’ajoute le sentiment grandissant que « politique » est un gros mot. Une étudiante de la Farnesina, à Rome, explique : « Nous sommes contre la politique. Bon, je ne sais pas ce que dit la loi… mais aussi bien aux étudiants qu’aux professeurs, il est interdit de faire et de parler de politique à l’école. » L’antipolitique est une prairie. Nous demandons au journaliste et écrivain Marco D’Eramo qui, selon lui, pourra la conquérir. « Le fait d’avoir rasé au sol toute forme d’idéologie de gauche a permis à une crypto-idéologie fasciste de survivre à l’abri de toute critique, et cette dernière est restée l’unique idéologie antisystème pour un adolescent. » Pour ceux qui en ont fait leur idéologie et qui y croient, la compétition ne les oppose pas aux militants antifascistes, mais à quiconque vise l’espace de l’antipolitique – chez les étudiants, le Mouvement 5 étoiles n’a pas réussi à percer.

 

 

La postpolitique de Simmachia

De ce point de vue, la nouveauté la plus intéressante dans les lycées romains est sans doute Simmachia. En 2016, Leonardo Panerai, étudiant de terminale, s’associe à son ami Giovanni Nasta. Il veut créer un réseau de listes scolaires apolitiques, ni de droite ni de gauche. Le nom, « symmachie » en français, signifie « combattre ensemble ». Le réseau se présente aux élections étudiantes et conquiert sept établissements de Rome en 2016, puis quinze en 2017. Le programme de Simmachia est simple. Il prévoit entre autres le « partage d’idées lors d’as-semblées et de rencontres parascolaires » et l’organisation de fêtes et de tournois. En février 2017, quatre cents personnes participent à la première assemblée. Elles se donnent un statut d’association culturelle et, très vite, grâce aux membres qui s’inscrivent à l’université, le réseau devient le plus important au sein de la Luiss, l’université privée de Rome. « Nous ne sommes ni de droite ni de gauche. L’important, c’est de donner aux jeunes un instrument utile pour comprendre et s’informer, dit Panerai. Pour nous, ce qui compte, ce n’est pas de dire quelle idée il faut suivre, mais de permettre à chacun de se faire son idée. Beaucoup de gens pensent que nous sommes tous de droite parce que nous sommes du nord de Rome. C’est faux. »

Il est assisté de Gian Luca Comandini, un entrepreneur de vingt-sept ans expert du bitcoin, enthousiasmé par le projet : « Ce jeune homme vient me voir un jour, je ne le connais pas, et il m’explique qu’il veut créer une communauté totalement apolitique, formée de personnes fascinées par l’intelligence artificielle, le big data, le blockchain, toutes ces choses qu’on ne t’enseigne pas à l’école. L’idée me plaît énormément : une des choses que j’ai toujours voulu faire, c’est retourner à l’école pour aider les gamins, qu’ils aient un parcours plus facile que le mien. Avant de les connaître, j’étais sûr que leur génération aussi était perdue. » Comandini leur donne des livres : de Sun Tzu à Marc-Aurèle, de Byung-Chul Han à Richard Thaler. Il leur prête de l’argent et met ses bureaux à leur disposition. Il insiste pour dire que la politique est dépassée : « Les millenials n’ont confiance en aucun système traditionnel. Simmachia a un grand avenir et ira beaucoup plus loin que le Mouvement 5 étoiles, qui est un parti sans compétences. »

« Simmachia est une marque qui fonctionne », dit un lycéen. « Ça nous a tout de suite intéressés, et puis on connaît tout le monde, ils font plein de choses et organisent des soirées. Si tu as voté pour Simmachia, tu peux recevoir une carte qui te donne des rabais dans certaines boutiques exclusives », ajoute un autre. Aucun d’entre eux ne fait de politique de manière active. Ils la voient comme une perte de temps : ce qui les intéresse, c’est de « suivre la mode ». « Le samedi soir, on est ensemble, on va danser ou on fait le tour des bars et on dépense généralement entre cent et cent cinquante euros par soirée : ça coûte cher de se divertir. Des fois, on se bastonne, ça fortifie. Malheureusement, ceux du sud de la ville sont arrivés jusqu’ici et ils viennent nous emmerder place delle Muse. Ils viennent se la jouer, essayent de nous piquer nos chaînes en or et nos vêtements, mais si on est assez nombreux, ils s’en vont. Depuis que la place Cavour n’est plus ce qu’elle était, l’âge moyen a drastiquement baissé, les gens sont allés vers le centre, près de la place Navona, au Bar del Fico. Il y a moins de contrôles, on est plus libres pour boire et s’éclater. La passion pour la musique, c’est plus un truc de Rome sud. Je n’ai pas un style préféré, j’aime bien écouter de tout, de la musique commerciale à la techno, mais aussi du trap, même si c’est de la musique de gauchos. »

En un peu plus d’un an, Simmachia est devenue le réseau le plus important dans les établissements scolaires du nord de Rome et de l’université Luiss. Ils n’ont pas encore vingt ans, ils sont postidéologisés, ce sont des maîtres du lobbyisme et de la communication. Peu avant Noël 2017, Gian Luca Comandini, avec un groupe de jeunes entrepreneurs, a lancé un parti, Dieci Volte Meglio (Dix fois mieux). « Notre projet est un projet non partisan », peut-on lire dans le manifeste du parti. Ils dénoncent une Italie où règnent « la corruption, l’envie, l’incompétence et l’incivilité » et déclarent vouloir en faire « non seulement un endroit meilleur, mais LE meilleur endroit ».

En nous, subsiste l’impression que la politique est une immense case vide que chacun peut remplir comme il veut.

La politique telle que la font les filles et les garçons des écoles italiennes est le miroir de la politique de demain. Après des années d’éviscération, le paysage est désert, mais il recommence à se peupler : de la gauche en crise, de détritus du néofascisme, de mots vides, de désir d’une communauté, de nostalgie pour les « pères », et de la méfiance désormais endémique. Le futur projette une étrange lumière noire.

[1] Afin de réduire le budget de plus de huit milliards d’euros, la réforme de la ministre de l’Éducation, Mariastella Gelmini, a notamment supprimé plus de quatre-vingt mille postes d’enseignants et quarante-cinq mille emplois administratifs en quatre ans.

[2] Programme en dix-huit points du Parti fasciste républicain de Mussolini pour le gouvernement de la République sociale italienne, approuvé en novembre 1943 par l’Assemblée des représentants fascistes.

[3] Le 7 novembre 2017, Daniele Piervincenzi, de la RAI (la télévision publique italienne), a été violemment agressé par un membre de la famille Spada, connue à Ostie pour ses activités mafieuses, auquel il demandait d’expliquer les raisons pour lesquelles il soutenait le candidat de CasaPound.

[4] Fin 2017, deux coups d’éclat des néofascistes ont fait la une des journaux. Le 29 novembre, lors d’une réunion du groupe d’aide aux migrants Como senza frontiere (Côme sans frontières), un groupe de skinheads fascistes a fait irruption dans la salle pour lire une déclaration appelant à mettre fin à l’« invasion des migrants ». Le 6 décembre, un petit groupe a allumé des fumigènes et déployé des banderoles devant l’entrée des locaux du quotidien La Repubblica.

[5] Lors du congrès extraordinaire du MSI à Fiuggi en 1995, Gianfranco Fini, leader du Parti fondé en 1946 par ceux qui persistaient à se dire mussoliniens, l’a dissous pour créer l’Alleanza nazionale (Alliance nationale) et se rallier aux centristes de Berlusconi.

[6] Le 7 janvier 1978, durant les années de plomb, deux militants du MSI, Franco Bigonzetti (20 ans) and Francesco Ciavatta (19 ans) ont été tués par balles par un commando d’extrême-gauche (Noyaux armés pour un contrepouvoir territorial) devant le siège du parti, via Acca Larentia. Lors de l’émeute qui a suivi, un militant du MSI a été tué par la police. Il s’agit d’un évènement ayant entraîné une vague de terrorisme d’extrême-droite de la part du NAR contre la gauche, l’extrême-gauche amis aussi l’état italien, et auquel se réfère depuis l’extrême-droite italienne pour justifier toutes les violences commises vers les militant·es de gauche et d’extrême-gauche. L’année suivante, une manifestation non autorisée a lieu sur les lieux de la fusillade, organisée par l’extrême-droite, qui vire vite à l’émeute. Alberto Giaquinto, 17 ans, supposément armé, est abattu par un policier en civil. (note de tarage)

[7] Arditi est le nom donné aux membres des Reparti d’assalto, des groupes d’éclaireurs combattants dans les rangs de l’armée italienne lors de la Première Guerre mondiale. Les vétérans Arditi s’enrôlèrent en grand nombre dans les milices fascistes créées en 1919 par Mussolini et furent nombreux à marcher sur Rome, le 28 octobre 1922.

[8] Les squadristes, membres des squadre d’azione, étaient des paramilitaires engagés par les chefs locaux et propriétaires terriens pour briser les mouvements sociaux avant la prise du pouvoir par les fascistes. Ils devinrent le bras armé officieux du fascisme qu’ils défendaient contre ses opposants au cours d’expéditions punitives illégales.

[9] Dans une conférence donnée à l’université Columbia en 1995 (disponible en français sous le titre « Reconnaître le fascisme », [disponible en brochure sur tarage.noblogs.org]), Umberto Eco a décrit les symptômes de ce qui forme le noyau dur de la baroque hétérogénéité du fascisme italien, le fascisme fondamental ou «  Ur-fascisme » – nationalisme, haine des femmes, racisme – et a mis en garde contre la menace d’une prise du pouvoir par des «  fascistes en civil ».

[10] Le juriste Carlo Costamagna est l’auteur, en 1938, de l’ouvrage Storia e Dottrina del fascismo (Histoire et doctrine du fascisme), qui expose le contenu juridico-politique du fascisme.

[11] Le groupe de rock de CasaPound.

[12] Variante de l’extrême droite italienne inspirée du propagandisme nationaliste et irrédentiste de Gabriele D’Annunzio, poète et militaire insoumis, célèbre notamment pour avoir occupé le port istrien de Rijeka (Fiume, en italien) afin de l’offrir à l’Italie, qui le refusa.

[13] C’est le pourcentage minimum qu’un parti doit obtenir aux élections afin de pouvoir entrer au Parlement.

[14] La 10e flottille MAS (Mezzi d’Assalto) était un commando de la marine royale italienne créé sous le régime fasciste. Après la débandade de l’armée italienne en 1943, une partie de l’unité continua à combattre les Alliés et les partisans sous les ordres du capitaine fasciste Borghese.

[15] « Fascism as a style of life. Community life and violence in a neofascist movement in Italy », Focaal. Journal of Global and Historical Anthropology, vol. 2017, n° 79, p. 89-101.

[16] Mélange d’apathie politique et de défiance envers les institutions, lié au mouvement de l’Uomo qualunque (Homme quelconque) qui apparaît en 1944 avec Guglielmo Giannini, journaliste, écrivain, homme politique et dramaturge.

[17] Voir note 1.

[18] Julius Evola (1898-1974), écrivain et italien fasciné par l’ésotérisme, élitiste antimoderne qui a construit la base mythologique aryo-nordique des nouvelles droites européennes.

[19] Société de prêtres traditionnalistes intégristes fondée par Marcel Lefebvre en Suisse en 1970.