Féminisme et mouvement antimondialisation – Sabine Masson

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Texte de la brochure :

Depuis quelques années, les mouvements antimondialisation[1] marquent un renouveau des résistances radicales au capitalisme et à l’impérialisme. Ces mouvements apportent de nouvelles idées et de nouvelles formes d’organisation, qui rompent en partie avec les anciens modèles de lutte et reconstruisent des solidarités internationales. Mais d’où viennent ces luttes sociales que nous menons aujourd’hui ? Sont-elles fondamentalement nouvelles ? Comment nous y intégrons-nous comme femmes, lesbiennes et féministes ? Dans quelle mesure sont-elles plus sensibles à la critique féministe que les luttes sociales précédentes ? Enfin, quel rapport entretiennent-elles avec le féminisme ?

Je lance ces questions pour partager avec vous un certain nombre de préoccupations qui me viennent à l’esprit depuis que je milite dans ces mouvements. Je pense en particulier au peu d’écrits qui analysent de manière conjointe le patriarcat et la mondialisation, à la relégation des femmes vers des espaces d’action et de parole peu visibles ou peu valorisés dans les mouvements, aux résistances à l’intégration de la perspective féministe, ainsi qu’à la déconnexion du féminisme avec ces mouvements et son éloignement d’une critique radicale du pouvoir.

Aujourd’hui encore, « l’enjeu de la lutte est un enjeu de lutte » (Bourdieu, 1980 : 258), et à plus forte raison lorsque l’enjeu concerne la critique du pouvoir masculin dans les mouvements. C’est grâce aux nombreuses discussions entre camarades féministes que je peux proposer ici une interprétation de ce débat, en espérant participer à son élargissement.

Patriarcat et mondialisation

Avant de réfléchir sur les mouvements, il me paraît nécessaire de revenir brièvement sur l’analyse de la mondialisation capitaliste et de son articulation avec le patriarcat. En effet, aujourd’hui encore, trop peu d’études font ce lien structurel fondamental, ce qui renforce l’invisibilisation des femmes et du féminisme au sein des mouvements.

Le patriarcat et le capitalisme sont deux systèmes d’oppression et d’exploitation profondément imbriqués. Premièrement, l’opposition de classe recoupe en grande partie une opposition de sexe : même si dans certains secteurs et pays, des femmes ont accédé à des postes de pouvoir, « une minorité infime de femmes appartient à la classe capitaliste, tandis que la majorité des femmes qui travaillent appartiennent à la classe des prolétaires » (Delphy, 1998 : 50). Deuxièmement, à l’intérieur de cette classe elles sont surexploitées, à cause de leur exploitation spécifique en tant que femmes au sein d’un système de production non capitaliste parallèle et antérieur au système capitaliste, et sur lequel ce dernier s’appuie : « le mode de production patriarcal des services domestiques » (Delphy, 1998 : 51). La division sexuelle du travail et les rapports sociaux de sexe qui organisent ce mode d’exploitation domestique – qui diffère de l’exploitation marchande parce qu’il est gratuit et parce qu’il repose sur l’appropriation physique des femmes dans une relation de sexage comparable à l’esclavage (Guillaumin, 1992) – sont fondés sur un système hétérosexuel et patriarcal qui assigne « naturellement » les femmes à la sphère de la reproduction. Le capitalisme croît et se régule notamment grâce au travail domestique gratuit et aux emplois féminins flexibles et sous-payés.

Le capitalisme dans sa phase « mondialisée » se caractérise par l’extension sans limites à tous les domaines sociaux, voire à tous les être vivants, et cela sur l’ensemble de la planète, des rapports marchands et d’une économie basée sur l’appropriation privée des moyens de production et sur l’exploitation du travail. L’imposition d’une économie entièrement contrôlée par une logique de pouvoir et de profit reflète l’état de la lutte des classes, marquée depuis trente ans par une contre-offensive de la pensée néolibérale et des intérêts capitalistes. Ce travail idéologique et politique s’est donné pour but l’élimination de toutes les « barrières » du « libre marché », autrement dit l’anéantissement des protectionnismes nationaux, des normes écologiques, des droits sociaux, des syndicats, des luttes sociales et des guerrillas à travers le monde. Par la guerre, la répression, le néocolonialisme, les nouvelles stratégies de production et de gestion de la maind’œuvre, ainsi que par un long travail idéologique, le capitalisme a trouvé les moyens de contourner les résistances d’une génération, qui renaissent néanmoins avec la suivante.

« La mondialisation, ce n’est pas tant l’extension du marché au sens générique – invariant des sociétés humaines – que d’un marché soumis à un système normatif donné » (Talahite, 2001 : 15), marqué aujourd’hui par le rôle prépondérant d’organismes internationaux[2], qui imposent et légitiment au niveau mondial les intérêts des entreprises désormais regroupées en cartels transnationaux. Ces organismes sont caractérisés par leur composante essentiellement ou exclusivement masculine, par leur caractère autoritaire et semi-secret, ainsi que par leurs compétences toujours plus intrusives dans les États-nation. Les politiques d’ajustement structurel, lancées au tournant des années 80 à la suite de la crise de la dette, sont une des premières manifestations de ce nouvel « ordre mondial »[3]. Le développement des accords de commerce régionaux et continentaux[4] est un autre instrument de cette politique d’expansion capitaliste, se concrétisant également par une plus grande concentration du pouvoir : « Tous ces accords aboutissent à ce que le pouvoir décisionnaire des États soit transféré à des institutions régionales encore moins démocratiques que ces derniers. »[5]

L’objectif fondamental de ce nouveau pouvoir transnational est de détruire les derniers recoins de l’économie de subsistance, séparant à nouveau les producteurs et productrices de leurs moyens de (re)production et transformant l’ensemble des pays pauvres en « un immense réservoir de travail » (Federici, 2002 : 54). Cet « apartheid global » (Federici, 2002 : 54), capitaliste et colonial, est aussi patriarcal, puisqu’il s’appuie fondamentalement sur la division sexuelle du travail et la renforce. Son fonctionnement même – voire son existence – est rendu possible par et pour le maintien du patriarcat. La division du monde en catégories de sexe permet à la fois la survie des économies en crise par l’extension du travail gratuit des femmes et la bonne marche des économies riches par l’incorporation d’une main-d’œuvre féminine flexible et sous-payée (locale ou, de plus en plus, importée).

Bien cachée derrière les murs épais des théories androcentriques, l’exploitation des femmes est bel et bien au cœur de la mondialisation, et bien sûr, du patriarcat :

  • la transformation des économies capitalistes s’est opérée principalement par la flexibilisation de la main-d’œuvre et la délocalisation de la production, sur la base de la division sexuelle et internationale du travail. La « dérégulation des marchés du travail, la fragmentation des processus de production, la désindustrialisation dans le monde occidental ont induit une demande exponentielle de main-d’œuvre féminine dans les pays du Sud » (Steenbeek et al., 2002 : 25) et « dans la mesure où elles ont permis à ces pays de maintenir les salaires à un niveau très bas, les inégalités hommes-femmes et la discrimination fondée sur le sexe ont renforcé les disparités structurelles entre le Sud et le Nord. » (Razavi, 2002 : 42) ;
  • la délocalisation et la flexibilisation constituent également une solution patriarcale aux conflits du travail. Employer de la main-d’œuvre féminine – et à plus forte raison si elle provient de pays pauvres – remplit la double fonction de baisser les coûts du travail et de casser les collectifs et syndicats masculins, en employant une main-d’œuvre réputée à tort plus docile, contrainte effectivement par une plus grande détresse économique, et surtout non ou mal organisée car exclue pendant longtemps des syndicats et des mouvements ouvriers ;
  • l’exploitation domestique des femmes à travers les migrations forcées correspond aux besoins des économies riches et sert également de solution coloniale à la « crise du travail ménager » (Federici, 2002 : 56), évitant à ces mêmes économies de remettre en cause la division sexuelle du travail et d’investir dans des politiques sociales favorisant sa prise en charge collective ;
  • aux politiques d’ajustement structurel correspond l’« ajustement invisible » (Hainard et Verschur, 2001 : 35) des femmes, principalement dans les économies pauvres : les emplois domestiques, le travail informel, l’extension du travail domestique pour « administrer la crise » (Hainard et Verschur, 2001 : 100) face à un environnement rural ou urbain détérioré, face aux manques d’infrastructures et de droits sociaux. Les femmes trouvent les moyens de gérer le quotidien avec moins, d’organiser l’habitat précaire, de faire vivre la famille.

La mondialisation s’appuie donc bien sur la combinaison de la division internationale et sexuelle du travail. Sans oublier que la mondialisation c’est aussi en grande partie le commerce des armes, de la drogue et du sexe, dont les bénéficiaires sont exclusivement des hommes, les exploitées et les victimes essentiellement des femmes.

Mouvements antimondialisation et mouvements féministes

Contrairement au sens commun qui veut que ce modèle de société soit désormais indépassable, l’utopie d’une transformation du monde n’a toujours pas disparu. Les mouvements antimondialisation sont une bonne illustration de la façon dont l’histoire se construit autour de la transformation des rapports de force entre dominé·e·s et dominants, chacun·e réinventant à tout moment la résistance et le pouvoir. Selon cette logique, les mouvements antimondialisation sont – moins qu’une rupture avec les anciens modèles – la continuation des luttes dans un contexte transformé par la répression et les nouvelles stratégies de pouvoir du capitalisme. Le mouvement global est une nouvelle réponse des luttes face au système capitaliste, capable dans sa forme de le combattre sur son propre terrain mondialisé (Prieto del Campo, 2002).

De la même façon que le pouvoir réorganise différemment ses structures de domination et d’exploitation, les mouvements reconstruisent leur résistance à partir des contradictions internes et des écueils mêmes des anciens mouvements, ce qui les conduit à réaménager leurs pratiques et leurs idéologies. Dans cette optique, le mouvement global émerge aussi de « l’échec de toute une tradition complexe et hétérogène de luttes émancipatrices » (Benasayag et Sztulwark, 2002 : 10). L’écroulement des modèles socialistes n’en est pas le seul détonateur, lui-même précédé par une histoire de luttes et de critiques internes aux mouvements, menée en particulier par les femmes, les lesbiennes et les gays, les migrant·e·s, les Noir·e·s, les populations indiennes, etc., mais aussi par des courants minoritaires comme la pensée libertaire. Si le mouvement global manifeste une rupture avec les anciennes formes de contestation, celle-ci est autant une réponse aux nouvelles formes du pouvoir qu’un aboutissement des remises en question de la militance traditionnelle (sexiste, raciste, ethnocentrique, …) propre aux contradictions internes des mouvements. Mais revenons sur l’histoire récente des mouvements antimondialisation.

Origines et chronologies du mouvement global

Il est extrêmement délicat d’identifier un début au mouvement anti-globalisation, car il prend forme progressivement depuis deux bonnes décennies dans la continuation ou le renouvellement d’anciennes luttes, à des moments et des endroits différents de la planète, pour trouver son expression comme réseau contre la mondialisation capitaliste à la fin des années 90. Ces mouvements, aussi hétérogènes soient-ils, ont en commun la contestation d’une gouvernance globale (O’Brien et al., 2000), autrement dit le renforcement de la domination capitaliste à travers la croissante intervention d’institutions internationales. Contrairement à une vision souvent répandue, les mouvements antiglobalisation ne surgissent pas uniquement en Europe et aux États-Unis dans des cercles politiques restreints, mais ce qui amène à l’actuel mouvement antimondialisation est une « myriade de formes de résistance populaire » (MacLean, Sandra et al., 2000 : 295) aux politiques d’ajustement structurel, au néolibéralisme et à la globalisation. Une grande partie de ces mouvements naissent déjà au début des années 80. Ils sont souvent paysans et/ou indigènes, se développent en Asie, en Afrique et en Amérique latine pour s’attaquer au FMI, à la Banque mondiale et aux entreprises transnationales. En Europe, la scène politique se modifie avec la fin de la guerre froide, et les idéologies de gauche cherchent de nouvelles issues. Les luttes se diversifient autour de nouveaux thèmes, les théories post-fordistes remettent en cause la centralité du travail, les partis se recomposent, de nouvelles expériences se renforcent, comme celles des centri sociali en Italie (Fumagalli, 2002). Parallèlement, la solidarité internationale se redéfinit : les organisations qui soutenaient les guerrillas ont disparu avec elles et les ONG occupent le terrain, proposant une nouvelle formule de l’internationalisme, désormais synonyme d’aménagement de la globalisation. En réaction à cette situation, un réseau d’organisations issues des anciennes pratiques de solidarité tente au début des années 90 de réactiver l’activisme autour de la solidarité Nord-Sud, en cherchant à entrer en contact avec les luttes populaires menées en Asie, en Amérique latine et en Afrique. Ces initiatives convergeront progressivement vers la construction d’un réseau mondial de résistances.

Le 1er janvier 1994, alors que ce processus est encore en chantier, le soulèvement zapatiste au Chiapas vient accélérer les choses. Les rencontres internationales convoquées par les Zapatistes en 1996 et 1997 sont déterminantes dans la résurgence d’une coordination mondiale des luttes anti-capitalistes, car elles permettent à des mouvements très divers d’entrer en contact et de réfléchir ensemble sur les effets de la globalisation et les résistances à construire. De ces rencontres émerge un réseau permanent de lutte – l’Action mondiale des peuples (AMP) – contre l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et le libre commerce (Acciòn Global de los Pueblos, 2001 : 12). L’AMP est fondée officiellement à Genève en février 1998 et réunit plus de 300 délégué·e·s de 71 pays des 5 continents. En mai de la même année, se déroule la première action internationale coordonnée contre le libre commerce pendant le sommet de l’OMC à Genève, action qui vit le jour dans 31 pays différents.

L’AMP a pour but de renverser le soi-disant « libre » échange. L’OMC est la cible de l’AMP parce qu’elle cristallise l’imposition de la logique marchande à toutes les économies locales (AMP, 1998 : 8). L’AMP ne propose pas de réformer ou faire pression sur l’OMC pour transformer ses politiques, mais de l’éradiquer – « WTO kills people – kill WTO ! » – par des pratiques de désobéissance civile, d’action directe et par la construction d’alternatives locales. L’AMP condamne un ensemble de rapports de domination et d’exploitation qui ne se réduisent pas à la seule sphère économique, mais engendrent la destruction des communautés et des cultures indigènes, l’appropriation du vivant et des savoirs traditionnels, les migrations forcées, l’attaque aux droits fondamentaux comme l’alimentation et l’éducation, l’accroissement des inégalités entre femmes et hommes, la destruction de la nature, la militarisation, etc. La mondialisation est identifiée comme une vaste domination contre laquelle :

« Il est urgent d’entreprendre une action conjointe en vue de démolir le système illégitime qui dirige le monde, auquel participent les capitaux transnationaux, les nations/États, les institutions financières internationales et les accords sur les échanges. Seule une alliance à l’échelle du monde des mouvements populaires, respectant l’autonomie et favorisant la résistance par l’action, peut venir à bout de ce monstre mondial émergent. Le programme du néolibéralisme signifie l’appauvrissement des populations. Le programme de l’Action mondiale des peuples contre le « libre » échange sera de redonner le pouvoir aux peuples à travers des actions constructives directes et la désobéissance civique. [6] »

Aujourd’hui le mouvement global s’est élargi et diversifié, ne se réduisant évidemment pas au réseau de l’AMP. De Seattle à Gênes, le mouvement s’est développé en « un kaléidoscope d’expériences, de parcours et d’appartenances, qui entre en jeu en pariant sur la valeur de sa diversité, sur l’importance de la confrontation, de la possibilité de conjuguer l’agir local avec la perspective planétaire » (Stara, 2002 : 91). D’une part les mouvements en Europe s’ouvrent à de nouveaux secteurs comme les migrant·e·s et les syndicats ; d’autre part ils évoluent vers une certaine institutionnalisation par un rapprochement avec les partis de gauche, la création d’ATTAC en France et la tenue des Forums sociaux mondiaux et européens. Ces derniers canalisent une partie du mouvement vers la démocratie parlementaire et vers des positions moins radicalement anti-capitalistes, fournissant une tribune pour les partis, les intellectuel·le·s et les ONG. Le mouvement s’ouvre ainsi vers des pratiques très diverses, souvent conflictuelles, marquées par un intense débat autour des stratégies de luttes et des formes d’organisation (Stara, 2002 : 82 ; Jallon et al., 2003 : 10). Lorsque l’on évoque le mouvement global, il convient donc de garder en tête son caractère hétérogène et les rapports de force qui l’accompagnent. Dans cet article, je me réfère à la frange autonome et non institutionnelle du mouvement, en particulier au réseau de l’AMP.

De nouveaux horizons politiques

Vu l’ampleur prise par les mouvements antiglobalisation, leur interprétation et leur définition deviennent un enjeu crucial pour la théorie politique. Mais par sa forme même (mouvante, immense et dispersée) le mouvement global demeure plutôt insaisissable. C’est là son originalité et sa force, qui rend difficile l’appropriation de ses luttes par une autorité politique et idéologique centrale. Réseaux, coordinations, actions locales-globales, décentralisation, contre-pouvoir, groupes affinitaires, solidarité globale, nouvel universalisme… beaucoup d’intellectuel·le·s cherchent leurs mots pour définir « le réveil d’une contre-offensive » (Benasayag et Sztulwark, 2002 : 10), qui ne ressemble en rien à une nouvelle Internationale. En effet, si le mouvement global est en continuité avec les révolutions passées, c’est d’abord dans sa fidélité à leur « esprit de révolte » (Benasayag et Sztulwark, 2002 : 10), plutôt qu’à leurs pratiques et leurs théories. Quelles sont donc les innovations du mouvement global ?

Le mouvement global déplace les domaines de LA politique vers une multiplicité de lieux et d’actions, vers le quotidien, vers la pratique plutôt que vers les modèles, au-delà des secteurs et des corporations, au-delà du travail, et surtout, au-delà de l’État. Le but d’une grande partie des mouvements antimondialisation n’est pas la prise de pouvoir, mais la multiplication des expériences de résistance au pouvoir et leur coordination. La solidarité globale laisse derrière elle les grands récits et le sujet universel de l’histoire, car « il ne peut y avoir de grande stratégie ou de grande narration à travers une telle diversité des luttes » (Gills, 2000 : 9). Mouvements, réseaux et organisations antimondialisation construisent une « société civile globale » (Khagram et al., 2002 : 14), un nouveau « processus de transformation sociale et économique (…) qui ne s’exerce plus autour de la dichotomie traditionnelle ‹ avant-gardes / peuple ›, mais plutôt par une mise en cause continuelle des pratiques politiques, suivant l’enseignement zapatiste ‹ marcher en questionnant › (…) » (Fumagalli, 2002 : 167). L’AMP illustre bien cette nouvelle façon de faire de la politique. Un de ses mots d’ordre – « une résistance aussi transnationale que le capital » (People Global Action, 2000 : 5) – lance le pari de mettre en réseau aussi bien des mouvements paysans de masse, des organisations indiennes, des organisations de femmes, des syndicats, que des mouvements autonomes et des groupes anarchistes, du Brésil à l’Estonie en passant par Londres et le Pakistan. L’AMP ne cherche pas à nier cette diversité, mais se propose de développer une connexion de luttes contre un ennemi commun : le pouvoir croissant du capital transnational incarné par l’OMC.

Enfin, l’AMP reformule l’internationalisme dans des termes qui veulent trancher avec le « tiers-mondisme » au sens classique. Elle reconstruit des réseaux de luttes basés sur la coordination de contre-pouvoirs et d’actions locales, à travers lesquels il s’agit non pas d’aider ou de soutenir les pays pauvres, mais de faire converger des luttes qui dénoncent « les relations entre l’exploitation néocolonialiste dans le Sud et les démontages sociaux » au Nord (AMP, 1998 : 9). La réussite de ce pari tient en grande partie à sa « philosophie organisative basée sur la décentralisation » (AGP, 2001 : 11), l’AMP fonctionnant non pas comme une organisation, mais comme un « instrument pour la coordination » (AGP, 2001 : 10). L’AMP a ouvert ainsi un « nouvel espace politique qui peut fournir un écho international et une signification plus large pour les luttes de ces mouvements. Il y a eu une réelle circulation des luttes (…), un processus de découverte mutuelle qui a commencé avec la deuxième rencontre zapatiste » (De Marcellus, 2001 : 114).

Sur les traces du mouvement féministe

Les mouvements antimondialisation réaliseraient ainsi une rupture avec les anciennes idéologies de gauche en inventant une nouvelle « radicalité » (Benasayag et Sztulwark, 2002 : 6). D’un point de vue féministe, je me permets de relativiser ce constat de « nouveauté ». D’abord, la tendance de certain·e·s intellectuel·le·s à saisir le changement uniquement lorsqu’il apparaît de manière spectaculaire sur la scène médiatique – porté par des sujets de lutte généralement blancs, masculins et occidentaux – contribue à refaire l’histoire des mouvements sociaux d’après un faux universel qui ne me semble pas très différent des modèles précédents. C’est à mon sens le problème d’une conception (souvent masculine) de l’histoire par grandes étapes (moderne/post-moderne, etc.), qui ne tient pas compte des continuités, des va-et-vient et des contradictions dans la formation des idéologies. Dans cette optique, aucune analyse ne reconnaît le mouvement de libération des femmes[7] comme étant le premier à rompre avec les pratiques et les idéologies de la gauche dans les années 70 déjà, laissant dans l’ombre son apport fondamental dans l’émergence d’une « nouvelle culture politique » (Jallon et al., 2003 : 8)[8]. Les nouvelles pratiques du mouvement global comme l’horizontalité, les réseaux, la décentralisation, l’abandon d’un seul front de lutte, des partis et de la prise du pouvoir, la critique de « l’autonomie de LA politique par rapport à d’autres sphères » (Benasayag et Sztulwark, 2002 : 6) et surtout la critique d’un sujet universel (masculin) de l’histoire, le mouvement féministe les a expérimentées, il y a de cela trente ans. Nouvel oubli de l’Histoire des hommes blancs ? Cela y ressemble fort.

Pour ma part, je fais l’hypothèse que le mouvement féministe de la deuxième vague a joué un rôle important dans l’émergence d’une nouvelle militance politique. Sa critique transversale du pouvoir et de la séparation entre privé et public, son insistance sur le quotidien et l’autonomie, en rupture avec les grands discours et lointains idéaux de la gauche traditionnelle, ont poussé les mouvements, les partis, les organisations de gauche et les syndicats à se transformer – ne serait-ce que réthoriquement – pour s’adapter à une nouvelle conjoncture probablement plus sensible au thème de l’égalité[9]. Malgré la permanence du sexisme au sein des mouvements d’une part et l’institutionnalisation du féminisme de l’autre, il est évident que le mouvement de libération des femmes a laissé ses marques dans la transformation de l’imaginaire politique et les formes de la résistance actuelle, mais sans que cela ne soit visibilisé. La nouveauté des mouvements actuels est pourtant bien le produit des combats antérieurs, livrés notamment par les femmes à l’intérieur et à l’extérieur des mouvements et organisations de gauche[10].

Par ailleurs, une grande partie des critiques émises par les femmes dans les années 60 à l’égard des mouvements de gauche demeurent valables à propos des mouvements antimondialisation. Même si leur objectif n’est pas le pouvoir dans les urnes, les nouveaux réseaux de lutte ne sont pas « vertueux en soi » et peuvent reproduire des « relations verticales informelles » (Waterman, 2000 : 144), en particulier la discrimination et la violence envers les femmes, ainsi que l’évacuation de leur parole et des revendications féministes.

Antimondialisme féministe ?

Les femmes sont actives de façon massive au sein du mouvement global. Dès les premières mobilisations, des femmes paysannes d’Inde, des travailleuses domestiques de Bolivie, des ouvrières du Mexique et du Bangladesh, des militantes de l’environnement d’Ukraine, des militantes pour la démocratie au Chili, des anarchistes boliviennes, et bien d’autres femmes d’horizons tout aussi divers, sont là pour lutter en première ligne contre l’OMC. Mais le problème demeure, comme toujours, la faiblesse de leur visibilité, de leur pouvoir de décision et de leurs revendications spécifiques.

À l’intérieur de l’AMP, la perspective féministe émerge avec peine. Quelques femmes ont mené une longue bataille pour l’incorporation du genre, ainsi que contre les pratiques de violences sexuelles et les insultes lesbophobes au sein des conférences. Parties de zéro, elles ont imposé le refus de traiter le patriarcat comme un thème secondaire (AMP, 1998 : 9). Leur assiduité dans le groupe de préparation de la deuxième conférence de l’AMP – Bangalore 1999 – a permis que cet axe apparaisse enfin comme deuxième point des principes de l’AMP. Il est formulé ainsi :

« Nous rejetons toutes les formes et tous les systèmes de domination et de discrimination, incluant sans s’y limiter, le patriarcat, le racisme et les fondamentalismes de toute croyance. Nous embrassons l’entière dignité des droits humains. »

(People Global Action women, 2002 : 4)

Dans la foulée, les féministes de l’AMP organisent des ateliers sur le genre au Chiapas et à Panama, qui abordent aussi bien le sexisme au sein de l’AMP, l’éducation et la conscientisation autour du genre, que la diversité sexuelle, le féminisme ou encore les liens entre le pouvoir patriarcal et le système néolibéral[11]. Cette dynamique aboutit à la tenue d’une table ronde sur le genre lors de la troisième Conférence de l’AMP – Cochabamba 2001 – qui donnera lieu à la première déclaration sur le genre de l’AMP. Cette initiative vise l’élimination « de tout un système d’oppression et de discrimination envers les femmes, auquel n’échappent pas les personnes travaillant contre la discrimination, pour les droits humains, les revendications politiques et sociales, etc. »[12]. La déclaration sur le genre pose clairement la relation structurelle du patriarcat et du capitalisme et ne ménage pas le mouvement lui-même (PGA women, 2002 : 34).

Si ces avancées sont importantes par rapport à l’invisibilisation du genre dans les premiers textes de l’AMP, la place et la légitimité données à ces revendications demeurent encore fragiles. Le rejet du sexisme est notamment relégué en seconde position, après « le rejet du capitalisme, de l’impérialisme et du féodalisme et de tous les accords de commerce, institutions et gouvernements qui promeuvent une mondialisation destructrice »[13]. Autrement dit, la catégorie de classe – qui avec celles de race et de sexe organise un système de domination sur cette terre – demeure prioritaire dans les revendications du mouvement. Le féodalisme ayant disparu dans une partie des sociétés actuelles, le racisme et le sexisme nulle part, est-ce logique de placer le premier avant les seconds ?

Les mouvements antimondialisation maintiennent donc une résistance à lier de manière structurelle la classe, le genre et la race. Comme le souligne un groupe de femmes du mouvement anglais Reclaim the Street, le combat pour l’intégration des revendications féministes est incessant et « malgré une courageuse tentative d’intégrer la perspective de genre au sein des travaux internes de l’AMP, les hommes ont dominé les conférences et le genre continue d’être un simple ajout » (PGA women, 2002 : 2). Les féministes se proposent au contraire d’intégrer la critique du patriarcat de manière horizontale[14] au sein des principes de l’AMP, visant à la fois le mouvement lui-même et l’articulation structurelle avec la critique du capitalisme :

« Le sexisme persiste même dans les mouvements les plus radicaux (…). L’expérience nous a montré que les beaux discours n’ont pas de sens lorsqu’ils ne correspondent à aucune pratique et nous avons toujours le sentiment que le genre est traité comme un problème à part plutôt que comme un thème central dans les
discussions. »

(PGA women, 2002 : 60)

Résistances anticapitalistes -vs- féminisme institutionnel ?

La marginalité de la critique féministe dans le mouvement global révèle à mon sens aussi une certaine faiblesse du mouvement féministe sur ce terrain, sa déconnexion avec les femmes actives dans les mouvements antimondialisation, voire la méfiance de ces dernières à l’égard du féminisme, souvent associé à sa frange plus officielle et institutionnelle. C’est le constat que fait un groupe de féministes de l’AMP, pour qui « beaucoup de femmes ne s’identifient pas avec ce que le féminisme institutionnalisé est devenu : la « liberté » d’avoir des quotas de pouvoir équivalents aux hommes » (PGA women, 2002 : 60). C’est exactement le même constat que j’ai fait personnellement à Quito, lors des journées internationales de résistance à la zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) en novembre 2002. Les espaces attribués à la réflexion féministe étaient fortement dominés par des femmes universitaires ou cadres dans des ONG et des institutions nationales et internationales, dont les objectifs politiques visaient clairement une « réforme égalitaire » du système économique et politique en place et non son éradication. Ces espaces étaient souvent séparés des autres lieux et moments du mouvement et ne recueillaient que peu de soutien et d’intérêt de la part des femmes investies dans le mouvement global. C’est d’ailleurs cette expérience même, plutôt déconcertante, qui m’a poussée à écrire cet article.

Je me suis donc fortement questionnée pour savoir quel féminisme je défendais, essayant tant bien que mal de sauver l’essentiel : le féminisme représente pour moi l’abolition du pouvoir. C’est évidemment sans compter avec les effets d’une génération d’institutionnalisation, d’« ongisation » et de bureaucratisation du féminisme, que je croyais ne représenter qu’un effet pervers désagréable, mais qui semble avoir pris une ampleur menaçante pour le féminisme lui-même. Évidemment – mais il faut le rappeler – le mouvement féministe n’est pas le seul à s’être institutionnalisé. Avant lui, le mouvement ouvrier a suivi le même chemin, ainsi que la plupart des organisations de gauche, qui ont profondément transformé leurs discours et dans certains cas ont même accédé au pouvoir. La société entière est marquée depuis lors par un imaginaire politique ayant rompu avec les projets révolutionnaires. Pourtant, dans ce contexte, le mouvement global vient ouvrir un nouveau débat sur la transformation sociale, en rupture avec les anciennes idéologies et en particulier avec la gauche institutionnelle. Le féminisme, quant à lui, semble encore paralysé par « la désorientation idéologique » (Falquet, 1998 : 145) ayant affecté l’ensemble des mouvements sociaux après la chute du Mur. Le féminisme radical – visant l’éradication des rapports de pouvoir – a perdu de sa force face au développement d’un féminisme institutionnel visant l’intégration de l’égalité à l’intérieur du système en place, une tendance majoritaire qui fait de l’ombre à d’autres initiatives. Du côté de l’académie, une partie des intellectuelles délaissent la critique radicale, tentées par la négation des antagonismes (ou l’abandon des « catégories binaires ») pour s’intéresser à l’harmonisation de la diversité (Hirata et Le Doiré, 1998 : 27). Où sont donc passées les « questions vastes et riches » des années 70, dans lesquelles « l’importance donnée par les féministes à l’autodétermination s’accompagnait d’une aspiration à de nouvelles formes d’association, à différents types de collectivité dépassant les stricts intérêts de genre » (Rowbotham, 2002 : 178) ?

Féminisme, pouvoir et instrumentalisation des luttes

Surgi de la rue pour élaborer une critique du pouvoir, organisé autour de structures et de groupes autonomes, le féminisme de la deuxième vague avait rompu avec les formes de lutte de la gauche traditionnelle, constituant à l’époque plutôt une exception dans la scène politique en tant que mouvement de base[15]. Mais dès le milieu des années 70, une tendance se dessine vers l’institutionnalisation des luttes, notamment autour du lancement des conférences internationales des femmes sous l’égide de l’ONU[16]. Les groupes autonomes se professionnalisent, les féministes investissent les secteurs publics, l’université, les programmes de développement, les ONG, etc. Une « nouvelle politique internationale des femmes » (Wichterich, 1998 : 223) émerge, constituée de réseaux d’ONG qui cherchent à faire pression sur les instances du pouvoir international. Alors que le mouvement global attaque ces instances de front – kill WTO ! – le féminisme international semble quant à lui plutôt engagé dans une dynamique de participation et de dialogue avec les entités nationales et supranationales, désormais chargées d’intégrer la perspective de genre (Hirata et Le Doiré, 1998 : 25). Cette perspective de l’intégration met en cause le projet féministe d’éradication des catégories de pouvoir :

« Les différentes conférences de l’ONU, de Mexico à Pékin, ont donné un éclairage « mondialiste » sur une approche du problème posé par « le statut des femmes » dans tous les pays. C’est une pensée unique qui transforme l’un des deux sexes en un secteur social dont il faut réformer les conditions de vie (…) en occultant la vision fondamentalement politique du rapport entre les sexes. Cette dépolitisation est le prix à payer pour que puisse être posée globalement la « question des femmes » par les États, sans que soient remises en cause leurs fondations ou les bases structurellement inégalitaires de l’économie transnationale. »

(Hirata et Le Doiré, 1998 : 24)

Ce n’est pas là quelque chose de très étonnant si l’on pense au rôle de l’ONU sur le plan international, qui n’est pas exactement de remettre en question les rapports de pouvoir, mais dont le « jeu » consiste plutôt à mieux légitimer les politiques néolibérales par une stratégie de partenariat (Falquet, 2003) avec les femmes, les pauvres, les minorités, etc. C’est un système maintenant bien rodé, qui a appris à englober dans ses politiques les « préoccupations » des mouvements sociaux pour parfaire l’image d’un modèle de marché indépassable. L’ampleur des politiques de « développement » mises en place par les instruments mêmes de l’exploitation comme le FMI, la Banque mondiale ou les traités de « libre » commerce en sont une bonne illustration[17].

Loin de remettre en question la division sexuelle du travail et le rôle traditionnel des femmes, ces politiques s’appuient plutôt sur une disposition sociale (Falquet, 2003) des femmes pour le travail gratuit et la responsabilité face aux besoins de la famille, afin de leur assigner toutes sortes de programmes d’aide sociale, d’épargne et de développement. C’est la façon dont les organismes internationaux « luttent » contre la « féminisation de la pauvreté », nouvelle « science morale » (Lautier, 2002 : 140) de la Banque mondiale développée au fil des années 90, qui délimite des catégories de pauvres selon des indices basés sur la rationalité économique, tout en maintenant les privilèges des riches. La raison de cette politique : « Évacuer de la scène médiatique d’autres instruments de mesure qui font intervenir en particulier le degré d’inégalité. » (Lautier, 2002 : 142)

Les politiques de micro-crédit[18] sont un exemple frappant de cette tendance à l’instrumentalisation des femmes pour imposer le marché et la monnaie dans tous les domaines sociaux et tous les recoins du monde. Ce sont les femmes elles-mêmes, à travers leur propre endettement qui sont rendues responsables de la lutte contre la pauvreté (Falquet, 2003 ; Wichterich, 1999). Dans cette optique, ce ne sont plus les politiques néolibérales, les privatisations et les ajustements structurels qui engendrent la pauvreté des femmes, mais leur manque d’accès aux crédits des banques (Falquet, 2003). Les organismes internationaux responsables de la misère et de l’exploitation deviennent alors les alliés des femmes pour soi-disant pallier les problèmes qu’ils engendrent.

Transformation du féminisme

Au-delà des stratégies de ces organismes de pouvoir, ce qui m’intéresse ici, ce sont leurs effets sur le mouvement féministe, dont une partie s’est lancée dans un inégal et vain « dialogue » avec les artisans de la mondialisation. Il en émane une nouvelle conception du pouvoir, qui tranche aussi bien avec les anciennes utopies du mouvement féministe qu’avec celles nouvellement apportées par le mouvement antimondialisation. Voyons comment :

Les nouvelles politiques féministes internationales se proposent « d’agir concrètement sur les décisions structurelles dans la politique et l’économie mondiale, [marquant] le passage de l’agitation politique à l’institution politique » (Wichterich, 1998 : 225). Cette préoccupation de participation se reflète dans les modèles de « développement » élaborés par les ONG et l’ONU, comme le mainstreaming (l’intégration d’une perspective de genre à tous les niveaux et dans tous les champs d’action) et l’empowerment (la constitution d’un pouvoir des femmes).

Ce type de politique transparaît en particulier dans les grandes organisations féminines de lobbying comme WEDO (Women’s Environment and Development Organization), dont le but premier est de rendre la « gouvernance globale démocratique, responsable, équitable et sensible au genre » (WEDO, 1999a : 8). Dans ce dessein, WEDO propose des mesures de régulation de la mondialisation, favorisant en particulier la participation des femmes aux décisions néolibérales, ainsi que l’encouragement « de politiques de commerce qui soient plus concernées par les besoins des femmes au sein des négociations commerciales de l’OMC » (WEDO, 1999b : 3). Loin de vouloir « tuer » comme d’autres l’Organisation mondiale du commerce, WEDO s’est fixé comme but de démocratiser l’OMC et d’y intégrer le genre.

S’il est évident que ce type de revendication concerne une tendance très conservatrice du féminisme, ce genre de glissement vers des « revendications réalistes » (Wichterich, 1999 : 229) – autour de la régulation et de l’intégration – affecte aujourd’hui, de près ou de loin, une grande partie du mouvement féministe. Ochy Curiel décrit ainsi la transformation des contenus et des pratiques du mouvement des femmes afro-caribéennes face à la croissante pénétration des ONG, de l’ONU et des projets de « développement » émanant de la Banque mondiale :

« Ces derniers temps, notre mouvement s’est rallié à la tendance de la majorité des organisations non gouvernementales de la région : efficacité, technicité et gestion de projets. Nos principales stratégies politiques se résument à fournir des indicateurs précis sur nos résultats, à réaliser une bonne administration des fonds, à pratiquer le lobbying et la négociation – toute cette politique se situant à l’intérieur du cadre défini par l’ONU. »

(Curiel, 2002 : 94)

À Quito, lors du sommet contre la ZLEA en novembre 2002, la plupart des organisations de femmes ont manifesté la même tendance à vouloir aménager la mondialisation dans un sens plus « égalitaire ». Dans leurs revendications, ce ne sont pas les traités commerciaux qui sont visés en tant que tels, mais leur caractère non démocratique et non conforme au droit international. Elles ont ainsi pour objectif l’incorporation des femmes « dans les espaces de négociation et dans les délégations commerciales » (León et León, 2002 : 21), pour assurer une croissance et un développement plus équitables. Dans la même optique, lors de la dernière rencontre féministe latino-américaine et des Caraïbes, les courants autonomes se sont retrouvés fortement minorisés par rapport à une tendance dominante visant l’aménagement du néolibéralisme, voire louant les bienfaits de la mondialisation pour les femmes (Adames et Enciso, 2003). Faut-il y voir une victoire de l’institutionnalisation sur les perspectives autonomes, dans le cadre d’un mouvement féministe latino-américain marqué par vingt ans de débats autour de ces deux positions ?

Cette évolution reflète plus largement les positions de la Marche mondiale des femmes (MMF) – elle-même surgie de l’internationalisation des politiques des femmes, son initiative ayant été approuvée lors de la IVe Conférence mondiale des femmes sous l’égide de l’ONU à Pékin. Si la MMF s’affirme « comme partenaire avec les mouvements sociaux qui questionnent la mondialisation néolibérale actuelle » (Femmes en marche, 2002 : 5), si elle a constitué l’occasion pour certains collectifs féministes dans plusieurs pays de reconstruire leur capacité d’action directe, c’est néanmoins la lutte pour l’élimination de la pauvreté et non pas tant l’éradication de l’OMC qui prime dans les revendications contre le néolibéralisme, toujours dans le cadre de l’État et des lois, comme les garants d’un autre ordre mondial plus juste. La réforme du système capitaliste actuel est au centre de ces revendications, notamment par l’exigence de la taxe Tobin (taxe de 1 % sur les transactions financières) (MMF, 2002), une mesure qui ne fait que redistribuer timidement les gains de l’exploitation sans en éradiquer le principe.

Les féministes autonomes latino-américaines dénoncent cette tendance à l’intégration dans le système comme une reproduction par les femmes et les féministes des structures et des relations de pouvoir définies par les hommes dans une société patriarcale (Pisano, 2001). Cette conception du féminisme finit par « rivaliser avec le patriarcat » (Shiva, 1996 : 9), pour en reproduire les formes et les valeurs, laissant derrière soi la critique radicale du racisme, du classisme et du sexisme.

Nouvelles divisions entre les femmes

Comme je l’ai souligné plus haut, la perspective de genre, désormais en phase avec les organismes internationaux responsables de l’accroissement de la misère, suscite une grande méfiance chez beaucoup de femmes engagées dans les mouvements paysans et urbains contre la mondialisation en Europe et en Amérique latine. Pour ces dernières, le féminisme se résume aux couloirs de l’ONU, aux femmes cadres des ONG et aux universitaires, toutes suspectes d’exercer des formes de pouvoir à l’intérieur du nouvel ordre mondial. Cette nouvelle « élite féminine mondialisée » (Talahite, 2002 : 18) apparaît comme :

« Un nouveau type de professionnelles de la politique (…), une catégorie transnationale et transculturelle de lobbyistes de la jet-set, qui connaissent bien leur sujet, maîtrisent bien leurs outils et ont des dons certains pour la rhétorique. Elles parcourent désormais le monde tous frais payés avec leur salaire confortable et une très haute opinion d’elles-mêmes. »

(Wichterich, 1999 : 230)

En s’institutionnalisant autour des politiques de lobbying, un certain féminisme international a renforcé les hiérarchies de classe, de race et de nationalité entre les femmes. Une relation de pouvoir s’instaure entre les expertes internationales, les bailleuses de fonds, les directrices de projets d’un côté, et les requérantes et travailleuses (souvent bénévoles) de l’autre, selon un modèle colonial divisant « les madames et les servantes » (Federici, 2002 : 62). De plus, la course aux projets et aux financements auprès des organismes internationaux instaure une concurrence entre les différentes organisations de femmes, plutôt déloyale devant l’avantage évident des organisations les plus puissantes et les plus argentées (principalement nord-américaines), qui concentrent les ressources et du même coup l’accès à la représentation (Falquet, 1998).

Comme le souligne Silvia Federici, ces divisions sont le reflet du « nouvel ordre colonial » (Federici, 2002 : 46), les puissantes ONG féministes du Nord définissant de manière hégémonique l’orientation du féminisme vers l’intégration des femmes à l’économie globale. Or, si le féminisme a pour but l’émancipation de toutes les femmes, il ne peut se passer d’une critique de cet ordre mondial, qui repose en grande partie sur l’esclavage des femmes dans – et provenant des – pays pauvres. Tant que le féminisme international demeurera éloigné de ces préoccupations, myope à l’analyse de l’articulation entre patriarcat et capitalisme pour s’engager sur le terrain de la correction des inégalités, il confortera ces deux systèmes de pouvoir.

Pour conclure. La face cachée des luttes : femmes et féministes contre la mondialisation capitaliste et patriarcale

En écrivant cet article, je voudrais éviter de reproduire ce que je critique, à savoir l’invisibilisation des luttes féministes derrière l’histoire des grands moments – d’un côté les conférences internationales des femmes et de l’autre les manifestations antimondialisation ! Entre ces deux espaces, il existe pour sûr une histoire grise, tissée depuis des siècles dans l’ombre des mouvements par celles qui refusent autant le pouvoir des hommes que sa reproduction par le mouvement féministe. Celle des Mujeres Libres de la guerre civile espagnole qui imposèrent leur propre liberté à leurs compagnons dans le combat pour la justice sociale et contre le fascisme ; celle des lesbiennes radicales autonomes qui, à Mexico, en mars dernier, ont organisé une manifestation de plus de 2000 lesbiennes contre l’hétérosexisme, le patriarcat, le néolibéralisme et le racisme ; celle des femmes indiennes au Mexique qui s’organisent dans leur Coordinadora de Mujeres Indigenas avec et contre le Congrès national indien, pour combattre le sexisme, le racisme et le classisme de la société mexicaine ; celle des anarca-féministes de Bolivie, les Mujeres Creando, qui inondent les villes de leur théâtre militant et de leurs graffitis, défiant à la fois l’ordre patriarcal, l’hétérosexisme, le racisme, la corruption des politiques de développement et des ONG ; celle des femmes Piqueteras en Argentine qui descendent dans la rue avec leurs casseroles, symbole de la lutte des femmes contre la violence domestique, et qui organisent la résistance de familles entières pendant des semaines pour bloquer les routes contre le néolibéralisme ; celle des femmes Cocaleras en Bolivie, qui ont marché plusieurs semaines, sans chaussures et avec enfants sur le dos, pour s’attaquer à la violence impérialiste dirigée contre leurs communautés indiennes ; celle des femmes en Suisse, qui, en 1991, ont relancé le mouvement féministe en faisant la grève générale du travail domestique ; celle de cette jeune militante antimondialisation qui s’exprimait l’autre jour lors d’un débat dans le cadre des luttes contre le G8, fatiguée des combats internes avec les hommes du mouvement :

« Sachez que je combats d’abord le patriarcat, même si je lutte contre le capitalisme, mais moi ce que je vis de plus direct au quotidien c’est le patriarcat, et en plus faudrait pas oublier que si on arrive à détruire le patriarcat, je ne vois pas comment le capitalisme survivra, donc comment peut-on oublier cette lutte dans notre combat antimondialisation ?! »

Toutes ces femmes ne font que manifester leur dégoût envers le pouvoir sous toutes ces formes, répétant inlassablement qu’aucune lutte ne peut être émancipatrice tant que l’on n’a pas regardé au fond de soi, questionné ses propres attitudes, son quotidien et la reproduction du pouvoir au sein même des espaces de résistance et de liberté que l’on tente de construire.

[1] J’utilise les termes de « mouvement global » et « mouvements antimondialisation » pour caractériser les luttes actuelles contre la mondialisation capitaliste.

[2] En particulier le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, mais aussi l’Organisation mondiale du commerce (OMC), l’Organisation de commerce et de développement économique (OCDE), auxquels il faut rajouter les regroupements d’entrepreneurs et de pays riches comme le Forum économique mondial (WEF) et le G7/G8.

[3] Au début des années 80, les intérêts de la dette marquent un bond, multipliant par 4 le total de la dette externe des pays « en développement », les montants remboursés devenant largement supérieurs aux « prêts ».

[4] Comme l’Accord de libre échange d’Amérique du Nord (ALENA), le projet de zone de libre échange des Amériques (ZLEA), le Mercosur dans le cône sud de l’Amérique latine, la coopération économique Asie-Pacifique (APEC), l’association des nations du Sud-Est asiatique (ASEAN) et son évolution vers un traité de libre échange (AFTA) ainsi que vers une zone de commerce entre les pays de l’ASEAN et la Chine.

[5] Manifeste de l’Action mondiale des peuples, p. 1.

[6] Manifeste de l’Action mondiale des peuples, p. 7.

[7] Je me réfère à la deuxième vague du mouvement féministe, apparu dans les années 60 aux États-Unis, 70 en Europe et en Amérique latine.

[8] Hugues Jallon (2003 : 45) fait remarquer que l’un des premiers contre-sommets est inauguré par le mouvement des femmes à Mexico, en 1975, contre la tenue de la première conférence des femmes sous l’égide de l’ONU.

[9] Dans le cas des partis et des syndicats, cette adaptation prend le plus souvent la forme de stratégies qui instrumentalisent le féminisme à des fins de pouvoir.

[10] (Note de la p. 111) Dans la même optique, la critique des Indien·ne·s dans les mouvements paysans et les luttes révolutionnaires des années 60-70 en Amérique latine a mené à l’actuelle articulation de luttes autour de la terre et de l’identité culturelle, comme au Mexique et en Equateur. Le mouvement zapatiste, souvent cité comme le symbole de l’émergence d’un mouvement global, illustre bien comment ces contradictions propres aux anciennes luttes ont été surmontées et intégrées, sous l’impulsion de la critique des Indien·ne·s à l’ethnocentrisme et au racisme des organisations populaires des années 60-70.

[11] Séminaire « Ni hombres ni mujeres, sino todo el contrario » (2000).

[12] Resumen de la mesa de género de la conferencia de la AGP en Cochabamba.

[13] Principes de l’Action mondiale des peuples.

[14] Séminaire « Ni hombres ni mujeres, sino todo el contrario » (2000 : 3).

[15] Gruppo di lavoro Rivista Flagrant Délit, 2002 : 115.

[16] À Mexico en 1975, Copenhague en 1980, Nairobi en 1985 et Pékin en 1995, lors desquelles la participation des femmes est passée de 6000 à 30 000 (Seager, 1998 : 13).

[17] (Note de la p. 114.) Les exemples en la matière ne manquent pas, je citerai deux cas relatifs à mon terrain de recherche : le gouvernement mexicain présente son Plan de « libre » échange en Amérique centrale (de Puebla à Panamà) comme une lutte contre la pauvreté grâce à l’industrialisation et la libre circulation des marchandises et capitaux ; le premier sommet mondial des Femmes indigènes, qui s’est tenu à Oaxaca (Mexique) en décembre 2002, fut parrainé et financé par la Banque mondiale.

[18] Nouvelle politique de « développement » consistant à débloquer de petits crédits aux femmes pour qu’elles financent des projets productifs censés les sortir de la pauvreté.