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Texte de la brochure :
Les livres de développement personnel se vendent comme des petits pains, particulièrement en ces temps de bonnes résolutions. Depuis leur essor, qu’on les perçoive comme symptômes d’un malaise culturel ou comme une nouvelle technique de pouvoir, ils suscitent dédains, moqueries et inquiétudes. Pourtant, de nombreux.ses lectrices et lecteurs considèrent que ces écrits leur ont sauvé la vie. Dans Du bien-être au marché du malaise (PUF, 2014), le sociologue Nicolas Marquis a pris le soin de partir de ces expériences de lecture pour réinterroger le monde qui les rend si désirables.
Cet article est issu du cinquième numéro de la revue papier Jef Klak, « Course à pied », encore disponible en librairie.
Est-ce que tu peux définir le développement personnel ?
C’est impossible : le développement personnel ne peut pas être défini substantiellement. Peut-on ranger les livres de Paulo Coelho dans cette catégorie alors que ce sont des romans ? Et pourquoi la Bible ne pourrait-elle pas être considérée comme tel, au même titre que d’autres livres spirituels ? Je ne suis pas parti d’une définition abstraite ou scientifique, mais d’une définition élaborée du point de vue des personnes étudiées, en l’occurrence des lecteurs et lectrices. J’ai donc considéré comme ouvrages de développement personnel ceux que ces dernier·es considéraient comme tels. Parmi les plus cités, il y avait celui de Thomas d’Ansembourg, Cessez d’être gentil, soyez vrai (Éditions de l’Homme, 2001), qui affirme en substance que nous pourrions vivre de façon beaucoup plus agréable avec nous-mêmes, et avec autrui, si nous cessions d’être ce que les autres voudraient que nous soyons. Il y avait aussi les livres d’Isabelle Filliozat, une psychothérapeute et diététicienne fascinée par le bouddhisme, ceux de Boris Cyrulnik ou encore ceux du prêtre jésuite Pierre Teilhard de Chardin. J’ai lu une soixantaine de livres de cet acabit.
Quels sont leurs points communs ?
Les livres de développement personnel sont très différents les uns des autres. Certains sont franchement ésotériques, comme les ouvrages autour du reiki[1] ou Les Quatre Accords toltèques[2]. D’autres revendiquent une approche plus scientifique et s’inspirent de recherches en psychologie, en neurosciences ou en sciences sociales. Sans compter ceux qui mélangent un peu tout cela comme les livres de Christophe André, un psychiatre qui promeut la méditation de pleine conscience[3].
Cependant, tous ces livres ont un air de famille. D’abord, ils sont porteurs d’une vision positive et universaliste de l’être humain. Ils partent tous du principe que l’être humain est fondamentalement bon et doté de ressources intérieures inexploitées. Ces ressources exigent une implication, un travail sur soi. De manière générale, une grande importance est accordée aux émotions : les positives, sur lesquelles il faut nous appuyer pour nous en sortir et les négatives qui menacent notre qualité de vie, notre système immunitaire, notre rapport aux autres. Ensuite, on retrouve dans tous ces ouvrages une critique de « la société », qui serait superficielle, consumériste et individualiste, et qui, paradoxalement, nous empêcherait d’être nous-mêmes, d’être en accord avec nos valeurs. Le but affiché est de rendre l’individu heureux, mais pas au détriment des autres : en Europe en tout cas, le développement personnel se défend de vouloir fabriquer des winners. Il aspire à l’avènement d’individus accomplis qui, par effet boule de neige, susciteront prises de conscience et changements dans le monde.
Est-ce que l’on peut dater l’émergence du développement personnel ?
Ses promoteurs et promotrices font remonter l’histoire du travail sur soi à des temps immémoriaux, aux sagesses orientales oubliées ou à l’Antiquité grecque et romaine. C’est une des marques de fabrique du développement personnel de considérer que la société nous a fait perdre le contact avec des connaissances que détenaient nos ancêtres. Il est exact que l’on trouve dans l’Antiquité des exercices spirituels visant à « prendre soin de soi » et à « chercher à se connaître », mais considérer qu’il y a une filiation directe entre ce qui se passait il y a près de 2 000 ans et ce qui se passe aujourd’hui – ce que Foucault appelle le « culte californien du soi » – est erroné. Pour des Grec·ques ancien·nes ou des Romain·es, l’idée que nous serions des êtres humains ouverts, à construire, que chaque individu doive se respecter lui-même en mobilisant l’entièreté de son potentiel, serait proprement incompréhensible. Le but des exercices de développement de soi de l’Antiquité était de trouver sa place assignée dans un univers entièrement prédéfini, de se conformer au cosmos. C’est l’antithèse de ce que propose le développement personnel pour qui il s’agit de briser le destin, la détermination, afin d’ouvrir des possibles, de profiter des puissances logées en soi-même.
À mon sens, la généalogie du développement personnel est bien plus courte. On peut lui trouver trois sources principales, entremêlées. La première, c’est le libéralisme politique qui valorise plus que jamais la liberté individuelle, mais aussi le libéralisme économique, au sens des premiers capitalistes à la Benjamin Franklin, qui défend l’idée qu’on ne se respecte soi-même qu’en étant productif·ve, en ne perdant pas son temps dans l’oisiveté. C’est directement inspiré du protestantisme calviniste des Wasp[4] : l’individu qui plaît à Dieu, c’est l’individu laborieux, dont la vie tout entière est tournée vers la création de richesses. Une autre origine est le romantisme : les pré-schopenhaueriens, notamment, sont les premiers à valoriser des expressions aujourd’hui complètement galvaudées comme « l’épanouissement personnel ». En réaction à l’assèchement du moi et du monde que produiraient les Lumières rationalistes, ils affirment qu’il y a dans notre corps des éléments qu’on ne maîtrise pas. S’ensuit une fascination pour ce qui est de l’ordre du caché, des flux vitaux avec lesquels il faut se reconnecter. En Europe, Nietzsche, Schopenhauer et Freud ont développé une vision plus pessimiste de l’individu : les choses que les gens ne connaissent pas en eux-mêmes ne sont pas aussi belles qu’on le croit. En revanche, du côté des États-Unis, l’optimisme romantique a fait des émules. Des écrivain·es comme Ralph Waldo Emerson ou Henry David Thoreau, ont continué à valoriser cette fascination pour les capacités intérieures, prônant des concepts comme le bon individu face à la mauvaise société. C’est en s’extrayant des normes, quitte à aller vivre dans la nature, qu’on devient vraiment soi-même.
Enfin, la troisième source, ce sont les courants thérapeutiques de la fin du XIXe et du début du XXe siècle qui théorisent la guérison mentale, le pouvoir thérapeutique de l’individu sur lui-même, ce que l’on a appelé le mind-cure. Le Français Émile Coué et sa célèbre méthode[5] en sont un bon exemple. Alors qu’en Europe ce dernier a vite été tourné en dérision, il a connu aux États-Unis un succès phénoménal. Des techniques de self-help – l’équivalent étatsunien du développement personnel – telles la programmation neurolinguistique, la psychocybernétique ou la méditation de pleine conscience, sont directement issues de ces courants. Au-delà de ça, ces courants sont à l’origine d’un aspect fondamental du développement personnel : l’idée que chacun·e est, en dernière instance, la personne la mieux placée pour s’aider elle-même.
Tu constates dans ton livre que le développement personnel, qui est un phénomène social massif au regard de la quantité de livres vendus, est très mal étudié par les sciences sociales.
L’essentiel de la littérature en sciences sociales sur ce phénomène s’attache à le dénoncer et peine à le prendre au sérieux, comme si sa signification était trop évidente pour qu’on s’y attarde vraiment. Ces analyses critiques ont en commun une dimension morale très forte et la volonté pédagogique d’ouvrir les yeux de chacun·e sur le monde tel qu’il est réellement. Elles empruntent majoritairement à deux modèles. Le premier, que j’ai nommé, à la suite d’Alain Ehrenberg[6], le « modèle du déclin », considère que nous sommes dans des sociétés menacées d’implosion, du fait de l’individualisme, du repli sur la sphère privée, de la perte de commun. Ce modèle voit dans le développement personnel le symptôme d’un malaise culturel, d’une « culture psy » qui conforte l’individu narcissique dans son désir de jouissance immédiate au détriment du sens de l’honneur, des normes, des institutions, de tout ce qui fait société. Le « modèle du pouvoir », quant à lui, reprend les analyses foucaldiennes pour décrire le développement personnel comme un dispositif caractéristique de la gouvernementalité des sociétés libérales-démocratiques, de l’« entreprenariat de soi », du management, un vecteur de l’injonction paradoxale à devenir libre en travaillant sur soi.
Que reproches-tu à ces approches ?
Elles projettent dans le développement personnel ce qu’elles veulent y trouver a priori. Sa signification sociologique est connue à l’avance : elles le dénoncent sans prendre le temps de s’y intéresser véritablement, sans jamais laisser à l’objet de leur recherche la possibilité de les surprendre. Elles me semblent passer à côté de leur sujet en n’étudiant que le texte brut sans se soucier de ce qu’en font les lecteurs et lectrices. Je ne dis pas que l’analyse textuelle est inintéressante, mais c’est confortable.
En partant de l’expérience de lecture, je mets un point d’honneur à produire une critique non seulement argumentée mais aussi potentiellement accessible aux personnes qu’elle concerne. Je n’ai pas besoin qu’elles soient d’accord avec ce que je raconte, mais j’ai besoin d’imaginer au moins qu’elles pourraient ne pas être d’accord. C’est-à-dire que, d’une part, elles comprennent ce que je dis, que ça résonne suffisamment avec le monde sensible qui est le leur, et d’autre part que je me garde d’affirmer : « Plus vous dites A, plus j’ai raison de dire B, parce que ça montre bien à quel point vous êtes dominé·es par les fausses promesses du développement personnel. »
Peut-on entendre dans ce que tu dis une critique de la notion d’aliénation ?
Il faut faire attention avec des notions comme celle d’aliénation ou, dans un autre registre, d’inconscient : il ne faut pas confondre ce qui est de l’ordre de la pertinence scientifique – ce qu’elles nous permettent de dire, de penser –, et les facilités rhétoriques qui justifient de se prémunir de toute contradiction. Il y a toute une frange des lecteurs et lectrices de développement personnel qui se méfie des savoirs institués ; j’aurais raté la mission pour laquelle je suis payé si je faisais ce qu’ils et elles pressentaient – une critique disqualifiante qui consiste à dire : « Ces gens-là, ça ne sert à rien de leur poser des questions, de toute façon ils n’ont rien compris. »
Comment as-tu fait pour éviter ces écueils ?
Mes premiers entretiens se sont assez mal passés, tant était omniprésente la question de la « désirabilité sociale » – le biais sociologique qui consiste à vouloir se présenter sous un jour favorable. Les lectrices et lecteurs sont très conscient·es de la mauvaise image du développement personnel, ils et elles cherchent en permanence soit à s’en défendre, soit à se distinguer du « mauvais » développement personnel qui serait la cause de sa réputation. J’ai donc demandé à des auteur·es un accès au courrier des lecteurs et lectrices qu’ils et elles recevaient. Trois ont accepté : Boris Cyrulnik, Thomas d’Ansembourg et Thierry Janssen. Ces lettres m’ont livré un récit de lecture du développement personnel dégagée de la méfiance que mon étude pouvait inspirer, ce qui m’a permis de l’envisager concrètement comme une expérience, comme une pratique qui induit une implication, un travail, que j’ai appelé la disposition du lecteur.
C’est très difficile pour un sociologue de décrire ce qui se passe quand on lit. La plupart de nos modes de collecte de données ne fonctionnent pas : si on interroge les gens après coup, on a du réchauffé. J’ai eu énormément de mal à trouver des ressources opératoires qui me permettent de décrire le travail fourni par les lectrices et lecteurs. Les travaux de Louise Rosenblatt ont été une révélation. Plutôt que de parler d’une interaction entre texte et lecteur ou lectrice, cette théoricienne de la littérature préfère parler d’une transaction, qu’elle nomme poème. Le poème est au texte ce que le concert est à la partition, un troisième terme. Quand un individu rencontre un texte, il y a quelque chose de plus qui se crée : la lecture particulière du texte, l’interprétation qu’il en fait. Prenons l’horoscope : c’est un bout de texte dont chacun·e sait très bien qu’il est généré de manière plus ou moins aléatoire ; si l’on veut vivre une expérience un tant soit peu satisfaisante à sa lecture, si l’on veut se laisser prendre au jeu, on doit y mettre du sien, en projetant sur ces quelques mots sa situation personnelle. Le poème, c’est cela. La partition, quelle qu’elle soit – ce peut être Madame Bovary, une notice Ikea ou un livre de développement personnel –, doit être « jouée » par le lecteur ou la lectrice. Mon objet d’analyse sera ainsi ce poème, c’est-à-dire non pas le texte, ni la lectrice ou le lecteur, mais ce qu’elle ou il fait du texte.
Qu’as-tu appris sur le travail des lecteurs et lectrices de développement personnel ?
Leur première tâche est d’enquêter sur la crédibilité de l’ouvrage pour entrer en connivence avec le texte. Aussi ésotérique soit-il, ils et elles attendent du livre qu’il soit raisonnable, qu’il ne fasse pas de promesses intenables. Les critères de légitimité peuvent être la sagesse ancestrale sur laquelle se fonde le livre ou le savoir scientifique de l’auteur·e, mais c’est surtout l’expérience concrète rapportée qui sera déterminante : le cancer auquel il ou elle a survécu, ou tel drame familial surmonté[7]. Pour autant, les lectrices et lecteurs ne sont pas dans une attitude de méfiance : leur but est avant tout de trouver un livre qui leur soit utile. Certain·es affirment même qu’il faut savoir se montrer « tolérant·e » avec le texte, « baisser la garde », « jouer le jeu ». Lors d’un entretien, une jeune scientifique a ainsi pu me dire que tel livre « terriblement mauvais » finissait par lui « faire un bien fou ».
Ensuite, leur travail consiste à sélectionner dans le texte ce qui leur paraît pertinent, et à créer quelque chose de plus, que le texte n’offre pas. La lecture est faite de ruptures et de connexions introspectives, Marielle Macé[8] dit que le lecteur ou la lectrice « tranche dans le livre », à l’affût de ce qui le ou la concerne, « des moments où le livre va lui faire lever la tête » et l’entraîner au-delà du texte au point de lui prêter des qualités qu’il n’a pas en tant que tel. C’est ce que je nomme la coopération active. Ce travail permet aux lecteurs et lectrices de développement personnel de faire en sorte que le livre parle d’elles ou eux – « cela exprime très précisément ce que je ressens » – et de pouvoir l’utiliser pour aller mieux. Un lecteur m’a raconté comment il s’était remis de la mort d’un proche après avoir lu dans un ouvrage les différentes étapes d’un deuil. Il a employé cette expression, que j’ai entendue des dizaines de fois lors d’entretiens : « Le livre a mis des mots sur mes maux. » En lui racontant les différentes phases qu’il avait traversées, le livre l’avait incroyablement rassuré. On ne peut comprendre cela que si l’on prend en compte le besoin d’efficacité urgent de certain·es : ils et elles ont envie que ça marche ! Au contraire, un lecteur ou une lectrice sceptique, qui lit le livre avec une distance critique, ne fera pas cette expérience.
Enfin, après la mise en connivence et la coopération active, la dernière étape de l’investissement dans le processus de lecture est la mise en pratique de conseils dictés par l’ouvrage. La plupart du temps, les techniques que les lecteurs et lectrices disent avoir mises en œuvre concernent la communication, leur rapport à autrui : respecter et se faire respecter, repérer les « manipulateurs » ou « manipulatrices », éviter les conflits. Les lectrices et lecteurs se présentent alors comme disposant de nouvelles compétences, et constatent parfois un tel changement qu’elles et ils évoquent l’avènement d’un « nouveau Moi » à la puissance d’agir accrue, dont ils et elles disent unanimement vouloir faire profiter les autres.
Y a-t-il une dimension vitale dans la lecture de ces textes ?
On pourrait penser que le développement personnel est une affaire d’aménagement à la marge, d’exploration, de supplément de vie, très périphérique. Ça peut être ça, c’est vrai. Mais la profondeur de la demande que certain·es lecteurs et lectrices peuvent lui adresser, en particulier dans les lettres, indique qu’il s’agit parfois d’une question de vie ou de mort.
Quand ils et elles affirment que cela leur a sauvé la vie, les lecteurs et lectrices entendent la plupart du temps qu’il les a sauvé·es d’une vie misérable, qui ne valait pas la peine d’être vécue. Mais il leur arrive aussi de l’entendre de manière littérale : une dame affirme par exemple qu’elle avait des troubles bipolaires, qu’elle avait envie de mourir et que tel livre de développement personnel a fait disparaître ses troubles. En tant que chercheur, c’est déstabilisant : quand une personne écrit qu’un livre lui a sauvé la vie, qui suis-je pour dire qu’elle a raison ou qu’elle a tort ? Pour juger que c’est une bonne vie ou une mauvaise vie qui a été sauvée, ou qu’il aurait fallu la sauver autrement ? En revanche, cette affirmation soulève une autre question : dans quel contexte est-il possible que quelqu’un·e écrive à un·e auteur·e de développement personnel qu’elle ou il a vécu cette lecture comme une expérience salvatrice ?
Nos façons d’aller mal sont entièrement dépendantes des manières dont on peut l’exprimer. Dans une société où on peut se dire « ensorcelé·e », on va mal d’une façon très différente que dans une société où l’on peut affirmer « mes parents ne m’ont pas permis de développer mon potentiel », ou « mes neurotransmetteurs dysfonctionnent ». Pour le dire autrement, je ne pense pas que le développement personnel puisse être quelque chose qui fonctionne de tout temps et en tous lieux. Mais le fait qu’il puisse avoir une dimension vitale aujourd’hui, qu’il puisse sauver des gens de la mort ou du suicide, est un fait. Ce qui te sauve la vie dépend du contexte dans lequel tu te trouves ; l’efficacité n’est pas réductible à des causes matérielles. Marcel Mauss parle, par exemple, de morts « suggérées » par la collectivité à propos d’individus maoris dont l’exclusion de la communauté entraîne le décès « à bref délai, sans lésion apparente ou connue »[9]. En anthropologie, on appelle ça l’efficacité symbolique. C’est ce que la médecine physique range très facilement, avec condescendance, dans l’effet placebo, terme qui désigne tout ce qui à leurs yeux n’a pas d’effet réel et ne les intéresse donc pas. À mon sens, notre boulot, en tant que praticien·nes des sciences sociales, est précisément de s’attarder sur tout ce qui sauve effectivement et que le terme placebo vient recouvrir et écarter.
Au cours de tes recherches, tu réalises que les lectrices et lecteurs se réfèrent pour parler d’elles et d’eux à une cosmogonie très similaire à celle déployée dans les ouvrages de développement personnel. Peux-tu nous dire quelles en sont les grandes lignes ?
Les lecteurs et lectrices déploient un jeu de langage qui témoigne de conceptions de l’être humain et du monde très proches de celles des livres de développement personnel. La désignation de leur intériorité est centrale dans leur discours. Ils et elles convoquent en permanence leur « cerveau droit », leur « savoir reptilien », leur « base », leur « inconscient » ou leur « moi profond » ; ces instances, toujours localisées à l’intérieur de l’individu, sont douées d’une certaine autonomie, et associées à l’idée d’authenticité. Il faudrait apprendre à les écouter dans la mesure où elles abriteraient notre vraie nature, voire une pureté originelle, avec laquelle il faudrait se reconnecter. Ne pas être en adéquation avec notre intériorité : voilà l’origine de nos souffrances. À l’inverse, celui ou celle qui saura se mettre au diapason de son moi intérieur aura accès à des ressources insoupçonnées, retrouvera le sommeil, pourra exploiter les 90 % de cerveau que nous n’utilisons généralement pas, etc.
Ce qui se met entre le moi authentique et nous, c’est la « société », unanimement considérée par les lecteurs et lectrices comme l’origine de tous nos maux. La société est ici un signifiant creux qui désigne tout ce que la vie peut connaître de contraintes, d’artificialités, de faux-semblants. Elle induit un « avant » ou un « ailleurs » plus simple, plus vrai, moins angoissant : « à l’époque les choses étaient moins compliquées », « là-bas on se contente de vivre au jour le jour ». À l’inverse, le « monde » – un signifiant non moins creux – se rapporte à des éléments positifs : la nature, l’histoire, les énergies, éventuellement des entités supranaturelles. Il faut se libérer des contraintes mortifères de la société pour apprendre enfin à vivre en harmonie avec le monde. Si les individus étaient en phase avec eux-mêmes, rien de mal ne pourrait arriver puisque nous sommes fondamentalement bons.
Une autre règle de cette cosmogonie est que l’on peut faire une force de nos souffrances, que l’épreuve nous révèle à nous-mêmes, nous transforme. Mais cela ne va pas de soi, ça nécessite un véritable « travail sur soi », une « conduite de vie ».
En lisant le livre Maintenant du Comité invisible, il m’a semblé que la pensée de ses auteur·es partageait de nombreuses correspondances avec le monde sensible du développement personnel tel que tu le décris : une forme d’optimisme autoréalisateur, ce sentiment que la société nous coupe d’une vérité intérieure à laquelle il faudrait se reconnecter, un déploiement des impasses du monde contemporain mais dans lequel s’inscrit un possible qui est toujours déjà là. J’ai relevé quelques citations :
« Le véritable mensonge est celui qu’on se fait à soi-même […]. Le véritable mensonge ce sont tous les écrans, toutes les images, toutes les explications qu’on laisse entre soi et le monde. »
« On découvre que s’ouvrir au monde, ce n’est pas s’ouvrir aux quatre coins de la planète, que le monde est là où nous sommes. S’ouvrir au monde, c’est s’ouvrir à sa présence ici et maintenant. »
« Intérieurement, bien des gens ont choisi de sauter du train, mais ils se trouvent sur le marchepied. Ils sont encore tenus par plein de choses. »
« Dès que nous savons ce que nous voulons, nous ne sommes plus seuls, le monde se repeuple. »
On dirait du Paulo Coelho ! À brûle-pourpoint, je me demande si cet air de famille ne témoigne pas de la pauvreté des jeux de langages disponibles, du fait qu’on n’a pas mille choix pour exprimer le besoin de changement et pour rallier les foules. Si l’état du monde ne nous va pas, si l’on ne veut pas rester passif ou céder au cynisme, si l’on pense qu’un changement est possible mais que le langage de l’action politique classique est discrédité, qu’est-ce qu’il nous reste ? Quel jeu de langage pour tenter de faire bouger les gens ? Visiblement, le jeu de langage le plus répandu est celui de l’intériorité, du travail sur soi, avec ses mains, avec son cerveau – travail auquel on attribue des vertus de l’ordre de la magie : se mettre au diapason avec soi-même et automatiquement le monde se réorganisera.
La différence fondamentale entre un texte comme Maintenant et les textes de développement personnel n’est-elle pas l’absence d’ennemi désigné dans ces derniers ?
Dans les livres de développement personnel il y a en effet, généralement, une invisibilisation des relations de pouvoir. Pas tant pour nier leur existence que par pragmatisme : extérioriser les causes du malheur n’aide pas à trouver en soi les solutions pour le conjurer. Pour autant, le Comité invisible et le développement personnel ont quand même un ennemi commun : le cynisme, l’acceptation du statu quo, du « c’est comme ça ». D’autres franges de la société ont beaucoup plus de sympathie avec ce cynisme, avec le monde tel qu’il va – celles qui, par exemple, aménagent les conséquences du changement climatique plutôt que chercher à lutter ou renverser quoi que ce soit.
Comment expliques-tu que le développement personnel soit si opérant dans le monde dans lequel nous vivons ?
Il parle un langage qui a de très fortes affinités symboliques avec notre environnement. Naïvement, j’ai d’abord été surpris que les lecteurs et lectrices sachent si bien s’y prendre avec le développement personnel. Aucun·e de celles et ceux que j’ai rencontré·es, ou dont j’ai pu lire les lettres, ne semblait ignorant·e de son vocabulaire, aucun·e ne considérait ces textes comme illisibles. Sa terminologie, ses propositions font d’emblée sens à leurs yeux. Cela veut dire qu’ils et elles sont déjà socialisé·es – dressé·es dirait Wittgenstein[10] – à utiliser ce jeu de langage. Au lieu de se demander quel monde fabrique la lecture de développement personnel, je me suis dit qu’il fallait plutôt se demander dans quel monde cette lecture peut faire sens. Quelles sont les règles tacites de notre contexte socioculturel qui font tenir debout ce monde sensible ? J’ai réalisé que la cosmogonie du développement personnel est une bonne porte d’entrée pour décrire les règles de la vie quotidienne avec lesquelles nous fonctionnons.
Comment déduis-tu ces règles à partir du développement personnel ?
C’est comme si j’essayais de décrire le monde dans lequel la magie fait sens. Je pars des phrases les plus banales des individus pour tenter d’expliquer dans quel monde ils vivent. Les attributions de la responsabilité – qui a fait quoi, qu’est-ce qui a fait quoi, qui peut faire quoi – sont par exemple un bon analyseur : je me demande comment les individus règlent la question de la responsabilité dans la pratique, afin d’en déduire leurs formes de vie. Une des caractéristiques de la cosmogonie du développement personnel est de minoriser l’importance accordée aux responsabilités de ce qui s’est passé – peu importe ce qui a provoqué tes traumatismes : s’attarder sur les causes est nocif au dépassement du problème. Si tu es dans la victimisation, dans le ressentiment, tu n’avanceras pas. En miroir, le monde du développement personnel suppose une concentration extrême de l’attribution à soi des responsabilités concernant le futur : quelle que soit l’origine de tes soucis, l’avenir ne dépend que de toi. Par exemple, quand un copain qui s’est fait larguer vient te raconter son histoire une première fois, tu reconnais que ce qui lui arrive est terrible. Mais si cet ami t’en reparle dix fois, des mois durant, tu finiras par lui dire de cesser de se plaindre, de passer à autre chose. Si cette personne attribue ses malheurs à une cause extérieure – à un ensorcellement de la personne qui l’a quittée, à l’alignement des planètes, au mauvais œil – je pense qu’étant donné le contexte socioculturel dans lequel on se trouve, tu ne lui conseilleras pas de poser une offrande aux pieds d’une statue. Tu auras plutôt tendance à essayer de promouvoir chez elle une attribution interne des responsabilités : « Demande-toi ce que tu peux faire pour t’en sortir ! » Parce qu’aujourd’hui, il nous apparaît évident que l’action la plus efficace pour produire le changement qu’on attend dans la vie quotidienne est celle qu’on réalise nous-mêmes, pas celle qu’on pourrait attendre d’un agent extérieur comme un sorcier ou un dieu.
Cela dit, si les gens que j’ai rencontrés ou dont j’ai lu les courriers ont choisi délibérément de se tourner vers le développement personnel, il y a aussi beaucoup de personnes à qui le langage de l’intériorité est imposé de manière extrêmement violente. Je pense notamment à certain·es immigré·es et à une partie des classes populaires, qui se retrouvent dans des dispositifs privés ou publics d’aide sociale qui exigent cette disposition : parler de soi, savoir exprimer ses désirs, ses forces et ses faiblesses. L’obtention de l’aide est souvent subordonnée à la démonstration d’une telle attitude. C’est typiquement le cas des dispositifs de remise à l’emploi, où l’on doit apprendre à se vendre, à se mettre en avant, à rédiger son CV, à l’envoyer en vain des centaines de fois, pour rester actif·ve, volontaire, en faisant mine d’oublier que le marché de l’emploi ne veut pas de nous.
Est-ce que le monde sensible du développement personnel relève d’une approche idéologique ?
Le développement personnel porte une vision libérale qui accorde une grande importance à la responsabilité individuelle. Derrière l’affirmation selon laquelle absolument tout le monde a des ressources intérieures, que chacun·e peut s’en sortir, qu’il n’y a pas de traumatisme qui ne connaisse de résilience possible, il y a un message éminemment méritocratique : si tu ne t’en sors pas, c’est que tu n’as pas activé tes ressources intérieures, c’est que tu n’as pas assez travaillé sur toi. C’est une manière de justifier le fait que des inégalités persistent malgré l’égalité de principe avancée par les ouvrages de développement personnel. On retrouve une valorisation calviniste de l’effort et la stigmatisation de la paresse, du laisser-aller.
C’est aussi, dis-tu, un moyen de se valoriser ?
Dans une « société des égaux », où l’on n’est plus défini de naissance par le sang ou les castes, on doit se construire soi-même. Se pose sans arrêt la question de qui l’on est, de sa valeur. On y répond généralement par comparaison : « Je m’en sors mieux que machine mais untel a une plus grande maison. » Le développement personnel, tel qu’il est utilisé par une bonne partie des lecteurs et lectrices rencontré·es, est non seulement un moyen pour aller mieux, mais aussi pour raconter qu’on va mieux, pour se distinguer, sous couvert d’un langage très démocratique. Dans leur discours, nombre d’entre elles et eux appuient la différence entre qui travaille sur soi et qui ne le fait pas. Le fait d’avoir souffert et d’avoir transformé cette souffrance en quelque chose de positif suscite le respect et octroie un pouvoir de témoigner. On ne peut pas ignorer les effets de légitimité et d’exclusion que cela produit.
L’un des traits marquants du monde sensible du développement personnel est, dis-tu, l’injonction au travail sur soi. Peut-on faire un parallèle avec la promotion plus générale de la valeur travail ?
Qu’est-ce qu’une bonne vie aujourd’hui, une vie qui vaut la peine d’être vécue ? Personne dans le développement personnel n’affirme que c’est forcément une vie dans laquelle tu as un emploi, une maison, deux gosses, un mari, une femme, un amant, une maîtresse, un chien. La bonne vie est celle dans laquelle tu n’as renoncé à rien ou en tout cas à pas grand-chose, dans laquelle tu as actualisé toutes tes potentialités, où tu as écrit des poèmes, remporté des courses, monté ta boîte, si tu as cela en toi. Et ça, c’est le devoir que tu as par rapport à toi-même. Tu ne dois jamais te considérer comme étant sur un plateau : tu es toujours sur une pente ascendante. Milliardaire ou pauvre, en possession de tous tes moyens ou résidant dans un établissement hospitalier. C’est un présupposé moral : chaque individu peut, donc chaque individu doit. Alors oui, le développement personnel est une forme d’injonction au travail.
Que pourrait être un refus du travail sur soi, une grève du développement personnel ?
Ces derniers temps, je travaille sur les lieux de soin en psychiatrie. On demande aux personnes psychotiques de faire un projet, et c’est, soi-disant, elles qui décident. Mais à la fin les projets sont tous les mêmes : un emploi, un appartement supervisé. Pourquoi ? Parce que le projet est l’objet d’une négociation et qu’il est encadré par les soignant·es. Il est borné entre deux formes inacceptables : le projet fou – « Je suis Michael Jackson et je voudrais monter une ferme en Afrique. » – et le statu quo. Quelqu’un·e qui dirait : « Moi, je veux me faire livrer des pizzas, jouer aux jeux vidéo toute la journée, ne voir personne, qu’on me laisse tranquille », serait inaudible. Ce serait ça, peut-être, la grève du travail sur soi.
J’aime beaucoup l’idée de capacités négatives[11] : valoriser le fait d’être paumé·e, d’être mal à l’aise, de ne pas trop savoir quoi faire de soi. Le discours du développement personnel et sa cosmogonie relèguent aux marges et au silence non pas le fait de se contenter de ce qu’on a, mais d’être inconfortable ou de s’ennuyer, et de continuer à vivre comme ça. Tu peux éventuellement le faire, mais ne va pas emmerder les autres avec ça, tu t’exposerais à ce qu’on te rétorque : « Tu sais que tu peux faire quelque chose, tu peux changer de boulot, rencontrer quelqu’un·e, etc. » Il faut mesurer la puissance du fantasme selon lequel aucune porte n’est jamais fermée, et la négation des rapports sociaux et des relations de pouvoirs qu’elle induit : même si tu es SDF, peut-être deviendras-tu un jour très riche. Peut-être. Une grève du travail sur soi commencerait par l’abandon de tels fantasmes portés par le développement personnel : celui de l’horizon toujours ouvert, mais aussi celui selon lequel tout ce qui nous arrive fait sens. Non, il y a des drames qui ne font pas sens ! Le malheur est quelque chose qui cloue au sol, et on ne doit pas nécessairement chercher à le traduire en une force positive. Il s’agirait sans doute de réinvestir la part tragique de l’existence et d’accepter une vie moyenne aux horizons finis.
[1] Le reiki est une technique de soin mise au point par Mikao Usui, un homme d’affaires japonais, qui s’est découvert des pouvoirs de guérisseur suite à une expérience de mort imminente. Elle consiste en une imposition des mains pour reconnecter le corps avec l’énergie universelle, afin de soulager ses souffrances.
[2] Les Quatre Accords toltèques est un best-seller international dans lequel son auteur mexicain, Miguel Ruiz, expose quatre règles de vie qui lui ont été inspirées suite à un accident de voiture au cours duquel il a vécu, lui aussi, une expérience de mort imminente.
[3] Inspirée du bouddhisme, la méditation de pleine conscience exerce la capacité à se concentrer à la fois sur ses sensations corporelles et sur les perceptions de son environnement, permettant d’augmenter le sentiment d’être dans l’instant présent, dans le but notamment de diminuer le stress.
[4] Wasp est l’acronyme de White Anglo-Saxon Protestant. Le terme désigne, aux États-Unis, l’archétype du ou de la descendant·e des immigrant·es protestant·es d’Europe du Nord, et par extension la bourgeoisie blanche dominante.
[5] La méthode Coué est une méthode curative d’autosuggestion, élaborée par Émile Coué au début du XXe siècle, qui utilise la répétition de prophéties autoréalisatrices, des phrases simples à répéter en boucle, matin et soir, telles que : « Tous les jours, à tous points de vue, je vais de mieux en mieux ! »
[6] Auteur notamment de La Fatigue d’être soi et de La Mécanique des passions, le sociologue Alain Ehrenberg s’intéresse aux idéaux de l’autonomie portés par les sociétés individualistes et à la place importante prise par la santé mentale.
[7] Par exemple : Boris Cyrulnik est un neuropsychologue et éthologue qui a vulgarisé la notion de résilience en mobilisant sa propre expérience d’enfant juif rescapé des rafles, dont les parents ont été déportés et tués dans les camps. Thomas d’Ansembourg était conseiller juridique d’une multinationale et bénévole dans une association d’aide aux jeunes délinquant·es. Suite à une psychothérapie, il se forme à la communication non violente et devient psychothérapeute à succès. Thierry Janssen est un chirurgien-urologue très reconnu, qui a entrepris un tour du monde pour rencontrer d’autres formes thérapeutiques, plus holistiques. Il a l’aura du médecin qui a osé quitter le confort de sa position, et donne maintenant des conférences à ses ancien·es pairs.
[8] Marielle Macé, spécialiste de littérature française moderne, élabore une analyse de l’expérience de lecture dans Façons de lire, manières d’être, Gallimard, 2011.
[9] Marcel Mauss, « Effets physiques chez l’individu de l’idée de mort suggérée par la collectivité (Australie, Nouvelle-Zélande) », Journal de psychologie normale et pathologique, 1926.
[10] Dans Investigations philosophiques, Ludwig Wittgenstein utilise volontairement le terme provocateur de dressage (Abrichtung) en opposition à explication (Erklären) pour qualifier l’apprentissage du langage dans la mesure où cet apprentissage relèverait plus d’une praxis, d’un entraînement, que d’un enseignement. Ce dressage est en même temps un dressage aux formes de vie (Lebensformen) d’une culture, à ses normes et ses valeurs.
[11] L’expression vient du poète britannique John Keats. C’est « la capacité pour un homme d’être dans l’incertitude, les mystères, les doutes, sans courir irrité après les faits et la raison », dans la lettre à George et Thomas Keats du 21 déc. 1817.