Contre la toxicophobie – Toxicophobie, mon amour & Savoir des usagers : de quoi parle-t’on ?

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Toxicophobie, mon amour…

Anonyme – paris-luttes.info – Avril 2017

Ce texte, rédigé par un héroïnomane, est né de la frustration, de la colère, de la peine de voir les toxicos invisiblisé·es au quotidien dans les milieux politisés comme partout ailleurs. L’auteur souhaite dénoncer la toxicophobie généralisée pour que chacun·e puisse déconstruire ses a priori et laisser de la place à celleux que la société a mis de côté. Publié à l’origine sur Brest-medias-libres (aujourd’hui bourrasque-info.org), il s’agit ici de l’article – légèrement modifié – publié 14 avril 2017 sur Paris-luttes.info.

Je n’ai pas vraiment écrit ce texte pour faire de la pédagogie, ça, ça viendra peut-être plus tard. Je n’ai pas écrit ce texte pour accuser qui que ce soit car, de toute façon, il est trop tard pour d’hypothétiques excuses qui ne serviraient à rien. J’ai écrit ce texte car il m’est apparu comme le seul espace dans lequel je pourrais m’exprimer librement, pour crever cet abcès que vous ignorez mais qui nous étouffe. Je parle de ce que je vis, de ce que je connais, je n’ai pas vocation à représenter un groupe homogène. Chaque personne, chaque produit, chaque parcours est unique. Mais la toxicophobie, elle, s’applique à nous toustes, les toxicos. Et elle s’exprime à travers vous.

À l’origine, la toxicophobie est le fait d’avoir peur des poisons, d’en ingérer ou même d’en faire ingérer à d’autres accidentellement. Aujourd’hui, il désigne le sentiment négatif que ressent une personne vis à vis des toxicomanies et, de fait, des toxicomanes. Cette hostilité peut avoir des conséquences plus ou moins graves (l’impact ne sera pas le même lorsque læ toxicophobe est médecin, policier·e, journaliste ou un·e ami·e…) et une intensité plus ou moins forte (cela peut aller du mépris à la haine).

Un des principaux effets de la toxicophobie est de faire éprouver aux toxicomanes une honte incroyablement tenace. Honte d’être ce qu’iel est. Tellement tenace que même au pied du mur, ce·tte dernier·e peut toujours nier sa consommation plutôt que d’avouer quelque chose d’aussi honteux aux yeux de la société. Pas facile dans ces conditions de mettre en place un parcours de soin efficace ou même de l’information sur la réduction des risques. Ça a au moins une conséquence et s’il n’y en a qu’une seule que vous devez retenir, c’est celle-ci : la toxicophobie tue.

Un second effet, en partie lié au premier, c’est le partage de mythes, croyances, fausses informations voire contradictoires, qui ont un lien direct sur la/les consommations. Entre le coup du « si tu fumes un joint, tu finiras par te piquer », « si tu prends du lsd, tu resteras perché », ou encore « l’héroïne, il suffit d’y goûter pour devenir accro ». Une phrase bien flippante, que chacun·e à sûrement entendu au moins une fois… Mais voilà, les monstres n’effraient pas toustes les enfants tout comme certain·es n’ont pas peur de sortir seul·es la nuit, c’est la même chose pour les drogues. Et ce qui est dangereux, c’est quand après la première prise on ne sent aucun effet de manque et qu’on n’a pas spécialement envie d’en reprendre, on comprend que ce qu’on nous dit depuis qu’on est gamin·e, ben ce sont des conneries… Enfin pas que. Mais ça, on s’en rend compte tout·e seul·e, un peu tard.

La toxicophobie, c’est aussi les poncifs du genre « les camé·es vendraient père et mère pour une dose », « la seule chose qui compte pour les junkies, c’est elleux-mêmes », « un·e héroïnomane ne peut pas être en couple ou ressentir de l’amour pour quelque chose d’autre que la came »… Voilà de quoi dépeindre les pires sous-merdes et nous mettre directement au ban de la société. Et de quoi culpabiliser toustes les toxicos bien sûr…

La toxicophobie est aussi dans le cinéma : Requiem for a dream est toxicophobe puisqu’on nous montre comment les drogues détruisent irrémédiablement la vie de celleux qui en consomment (quatre protagonistes qui finissent soit en HP, soit en prison, soit à l’hôpital le bras amputé, soit à être obligé de se prostituer) sans montrer de toxicos heureux·ses.

Idem pour Trainspotting qui, bien qu’il soit un de mes films favoris, diffuse une vision très partielle de la toxicomanie : les toxicos sont des voleur·euses (et notamment entre elleux), mauvais·es parent·es (qui laissent leur nourrisson mourir de faim dans son berceau), menteur·euses dont la seule façon de guérir (car la consommation n’est perçue que comme maladie) est le sevrage à la dure puis l’abstinence la plus totale. Tout un programme.

Je passe sur les films qui n’ont pas comme sujet la drogue mais qui se servent de personnages toxicos, souvent des méchants (je pense notamment au méchant dans Léon… Mais si, celui qui croque un cacheton et fait ensuite des trucs chelous… Vous l’avez ?).

Finalement, peu de films ont un regard juste et documenté sur la toxicomanie : seuls les magnifiques Oslo, 31 août et Last Days ont vraiment réussi à capter un truc qui m’a touché, dans lequel je me suis reconnu et sont ceux, parmi les autres précédemment cités, qui ne montrent aucune aiguille ou cachet, comme quoi la toxicomanie ne se résume pas à du matos. Bref, tout ça pour dire que la toxicophobie n’est pas innée chez les gens, ce n’est pas un dégoût naturel mais bel et bien une construction sociale de rejet, de dépréciation et de condamnation morale. Autant la consommation de certains produits peut être valorisée, notamment dans le milieu musical, autant la dépendance est le signe d’une faiblesse d’esprit, un vice, une honte qu’il faut à tout prix faire disparaître.

« La toxicomanie, c’est la rencontre d’un être humain,
d’un produit donné, à un moment donné »

Claude Olievenstein

La toxicophobie, c’est aussi de croire que toustes les toxicos ont pris de la drogue pour rechercher du plaisir, qui savaient très bien ce qu’iels faisaient, mais qui ont continué dans une sorte de volonté autodestructrice. Ce discours moralisateur du péché de gourmandise ou de luxure, une sorte de lecture sadienne – ou sadique du coup – de la prise de drogue, ne peut pas être plus éloigné de la réalité. Je n’ai jamais connu de toxicos qui se disaient heureux·ses avant de se défoncer. Le but final, si il y en a un, n’est pas de rechercher du plaisir mais de ne plus souffrir. Pas de voyage psychédélique inoubliable, on veut juste oublier. On ne veut pas ressentir les choses plus puissamment, bien au contraire, on veut s’anesthésier. La came, pour moi, a été un palliatif au suicide. Mais cela ne veut pas dire que toustes celleux qui consomment sont malades, il y en a qui gèrent très bien leur·s consommation·s, il y en a qui ne gèrent pas du tout mais qui ne se définissent pas comme étant « malades », il y en a sûrement qui consomment dans un cadre « récréatif » sans que cela ne traduise un mal-être. Et c’est peut-être, d’ailleurs, une des raisons qui font que telle personne consomme plusieurs fois et arrête comme elle veut et que telle autre s’y accroche à vitesse grand V. D’où l’importance de ne pas amalgamer toxicomanie et défonce. Personnellement, l’héroïne a comblé un vide abyssal en moi, un vide qui m’aspirait tout entier petit à petit. Elle m’a apporté ce bonheur que je n’arrivais pas à produire naturellement. Mais ceci est mon histoire, mon ressenti et est donc unique, bien qu’il y ait aussi des points communs, des récurrences avec d’autres histoires, d’autres parcours. D’où l’importance de dépasser les généralités pour écouter ce que chacun·e d’entre nous a à dire.

Cela fait 13 ans que je suis toxicomane : d’abord héroïnomane pendant un peu plus de 3 ans, je m’injectais de 1 à 3 grammes par jour, puis substitué au Subutex pendant sept ans, toujours en injection, je suis passé sous Méthadone après une rechute voilà trois ans, et je suis depuis complètement stabilisé. Je suis toxicomane mais peu de gens le savent. C’est le premier effet de la toxicophobie. Et pourtant, j’évolue dans un milieu qui se veut « ouvert » ; je fréquente tout plein de gens cool, tolérant·es, bienveillant·es. Mais pas une fois je n’ai rencontré de toxicomane. Enfin personne qui ne le revendiquait en tout cas. Pas un mot sur les tables de presse et autres infokiosques. Pas de « ciné-débat ». Pas de caisse de soutien. Rien. Quand on parle des discriminations, nous sommes souvent oublié·es.

Il n’y a que les fumeurs de beuh et les consommateurs d’alcool qui sont relativement tranquilles (tant qu’iels ne font pas de bruit) car iels ne sont jamais classé-e-s dans la case « toxicos ». Pourtant, dans le monde merveilleux des addictions, il n’y a pas de différenciation alcoolique / toxicomane. Il n’y a que des personnes dépendantes. Par contre, parmi elleux, il y a des héroïnomanes, des cocaïnomanes, des alcooliques, des fumeur·euses… Ah ben oui, toustes celleux qui fument du tabac sont toxicomanes ! Enfin, en théorie… En pratique, même la science nous divise. Regardez les termes : comment appelle-t-on une personne dépendante à la nicotine ? Un·e nicotinomane ? Un·e tabacomane ? Non, un·e fumeur·euse ! Et pourquoi ne parle t-on pas d’alcoolinomane ? Ou d’éthylomane ? Jusque dans le vocabulaire, on différencie les personnes dépendantes et les toxicos-pervers·es. Et ça aussi, c’est de la toxicophobie.

La toxicomanie est trop souvent vue comme une déviance chez des personnes faibles. Et il n’en faut pas plus pour que certains milieux suintent de dédain et de dégoût pour nous, les toxs, celleux qui s’en foutent de la politique, ne pensent qu’à leurs petites doses, qui se vendraient elleux-mêmes et toustes leurs potes pour un gramme de came, salissent tout… Ce sont nous qui ramenons les keufs (« les toxicos sont les meilleurs indics »), ce sont nous qui ramenons les dealers (qui eux-mêmes attirent les keufs), ce sont nous qui pourrissons le quartier. Mon Dieu, nous avons trouvé des seringues usagées par terre, alors qu’il y a des enfants ! Virons ces malpropres ! Certain·es se déclarent anti-autoritaires ou humanistes ou libertaires mais adoptent avec une rapidité foudroyante les méthodes des keufs. Et ça me dégoûte.

La drogue individualise tout, et surtout les usagers. On ne voit que læ drogué·e, jamais le système dans lequel iel s’inscrit. Lorsque des seringues usagées sont ramassées dans un quartier, on crie « haro » sur les camé-e-s et on fait tout pour les chasser. Allez vous piquer ailleurs, bande de drogué·es. Et si quelqu’un·e se demande : « Mais pourquoi iels viennent là pour faire ça ? » c’est dans le sens « Mais pourquoi iels vont pas ailleurs ? ». Personne ne se dit : « Et si on allait leur parler, leur demander de jeter leurs seringues vides dans des bouteilles en plastique ? Et si on essayait de trouver des solutions ? » Personne ne prend contact avec des associations d’aide aux toxicos ou avec un CAARUD [Centres d’Accueil et d’Accompagnement à la Réduction des risques pour les Usagers de Drogues] par exemple. Non, on exclut, on rejette, on repousse le problème ailleurs.

La vérité, c’est que les toxicos ne sont accepté·es que par les toxicos. La médecine nous perçoit comme un « public à risque », des « marginaux·les », des « cas désespérés ». Le milieu scolaire ne nous voit pas, tout simplement. Les keufs nous chassent pour gonfler leurs stats, pour s’occuper, pour rigoler. La justice nous voit comme des moins-que-rien, irrécupérables. Pour le milieu carcéral nous sommes des détenu·es à risque, pour le milieu mortuaire des bon·nes client·es. Mais personne ne nous voit pour ce que nous sommes.

Comme si les veines thrombosées, les mains gonflées, les crises de manque, les points d’injection infectés, les corps amaigris ne suffisaient pas, il faut que le monde extérieur nous piétine pour se rappeler à quel point, lui, il est bien. Comme ce keuf qui enfile soigneusement ses gants en cuir avant de fouiller mon sac et mes poches, qui me demande : « est-ce que vous avez quelque chose de dangereux ? », que je réponds « non » et qui, lorsqu’il trouve une Stéribox[1] au fond de mon sac, m’attrape par la gorge, me colle contre un mur et, rouge de rage, me hurle au visage : « qu’est-ce t’as voulu faire ? T’as voulu me filer le sida c’est ça ? Je t’ai demandé si t’avais des trucs dangereux et tu m’as dit non ! T’as voulu me baiser hein ? » alors que j’essaye de lui expliquer qu’une seringue non-usagée, avec un capuchon sécurisé, dans une boîte en carton fermée distribuée par l’État n’est PAS UN DANGER. Mais il m’étranglait, j’ai cru qu’il allait me tuer et que tout le monde s’en foutrait car je ne suis qu’un camé. Toxicophobie.

Comme ce juge qui me condamne pour « incitation à consommation d’héroïne sur une mineure de 15 ans » parce qu’une copine voulait absolument essayer la came, elle m’avait juré qu’elle le ferait quoi qu’il arrive, alors j’ai décidé de l’aider pour qu’elle le fasse de manière sécurisée et propre. Mais non, selon la justice, je voulais la rendre accro, pour profiter d’elle, pour devenir son dealer car étant héroïnomane, je suis le mal incarné. Toxicophobie.

Et tous ces potes qui se détournent de moi. Toxicophobie. Et ces vigiles qui me suivent dans les superettes à cause de mon look de teufeur, mon visage blanc émacié, mes yeux vitreux et mes pupilles grandes comme des têtes d’épingles. Toxicophobie. Et ces gens, peut-être vous, qui refusent de me donner une pièce parce que je ne vais pas m’acheter à manger mais de quoi me défoncer, à l’évidence. Toxicophobie. Ces boîtes d’intérim qui n’ont jamais rien pour moi parce que c’est flagrant que je suis toxico et qu’aucun patron n’acceptera un type comme moi et risqueraient de ne plus faire appel à leur agence. Toxicophobie. Alors oui, j’avoue, oui je suis fatigué, oui j’en ai marre…

J’en ai marre de me cacher, comme d’autres cachent leur cancer pour ne pas être licencié-e-s, comme d’autres cachent leur homosexualité pour ne pas être rejeté·es. Alors je le dis :

JE SUIS TOXICO !

Voilà, tout le monde est au courant, c’est trop cool hein ?

Et ben non.

Parce que maintenant, on ne me voit qu’au travers de mon parcours de toxico, qu’au travers de la toxicomanie comme si la came définissait toute ma vie. J’ai réussi ceci ? « C’est génial ! Surtout quand on voit d’où tu viens ! ». J’ai échoué à cela ? « C’est pas grave, tu as connu tellement pire… ». Lorsqu’on est toxico, on ne s’appartient plus. Les médecins savent mieux ce qui est bon, ou pas, pour vous. Votre famille, une fois au courant, vous questionne régulièrement sur votre suivi : « Dis moi loulou (j’avais 25 ans, c’est la seule fois que mon père m’a appelé ainsi), t’en es où avec tes piqûres ? » Alors je lui explique de façon détaillée l’évolution de mon traitement de Subutex que j’ai toujours pris en injection : « C’est pas un peu long quand même ? Tu peux pas essayer de diminuer la prochaine fois ? Ou même d’arrêter d’un coup ? ». Ben nan je peux pas. Et même si je le pouvais, c’est pas à toi de me dire comment je dois gérer la posologie de mon traitement ! Est-ce que je viens fourrer mon nez dans ton traitement pour ton diabète ? Est-ce que je te dis : « Tu prends trop de ceci ou pas assez de cela » ? Bien sûr que non ! Mais mon traitement ne m’appartient pas. Et je passe sur celleux qui se font confisquer leurs moyens de paiement, leur téléphone et, parfois, leur liberté. Toxicophobie.

Combien de médecins m’ont forcé à diminuer la posologie, à faire du chantage du genre : « Vous arrêtez les injections ou je ne vous fais plus d’ordonnance » jusqu’à dire des horreurs du style : « Vous devriez vous injecter de la bière ou du vin, ça serait pareil. » Y’en a même une qui voulait m’obliger à passer au Suboxone[2] mais j’ai refusé. Combien de pharmacien·nes ont refusé mon ordonnance sous différents prétextes tels que : « Désolé, on ne fait pas ça ici monsieur ». Combien qui refusent de me délivrer mon traitement parce que je suis en avance alors que j’ai une ordonnance (dite de chevauchement) en règle de mon médecin : « Ah mais si on a un contrôle, on peut se faire fermer ! On n’est pas des dealers monsieur ! » alors QUE TOUT ÇA EST FAUX MERDE ! Aucune pharmacie n’a le droit de refuser une ordonnance ! Une pharmacie ne risque rien si elle accepte un chevauchement d’ordonnance puisque c’est légal ! Tout ça, c’est de la toxicophobie. Et moi là dedans ? Ben je me retrouve en manque alors que j’ai accepté de jouer selon les règles du jeu du système.

Alors pourquoi continuer ?

Aujourd’hui, personne ne se doute qu’un jour, j’ai été toxico. Aujourd’hui, je ne subis plus les contrôles au faciès. Et pourtant, je suis toujours toxicomane. Mais voilà, je vais à la fac, mon traitement de méthadone est stabilisé depuis presque trois ans, j’ai repris du poids, des couleurs, laissé au placard mon look teufeur et arrêté les injections. Et pourtant, je suis toxicomane. Car je subis toujours la honte d’aller toutes les semaines à la pharmacie, le même jour car sinon cela peut poser problème, demander mon « traitement », mot pudique pour désigner ma nouvelle héroïne.

Je subis le fait d’aller tous les mois, à la même date, chez la médecin bien que celle qui me suive aujourd’hui soit exemplaire, bienveillante comme aucun·e autre médecin. Mais cela veut dire aussi que je ne peux pas partir faire un tour de monde, ou même partir deux mois à l’étranger, sans remplir de la paperasse qui stipule que oui, je suis toxicomane et pas un dealer et que ceci est mon traitement. Et cela vaut pour le moindre déplacement dans la famille car en cas de contrôle de police, je dois présenter mon ordonnance. Mes veines thrombosées le sont toujours et provoquent toujours des questions ; mes points d’injection au creux de mon bras droit forment une cicatrice de plusieurs centimètres qui suit mon artère. Et par-dessus tout, je subis chaque phrase merdique dont vous vous êtes toustes, un jour, rendu coupable de dire et qui fait de nous des personnes pas fiables, monstrueux·ses, dégueulasses, infréquentables, pitoyables et faibles.

Ce texte est un coup de gueule, il n’a pas vocation à parler de toutes les pratiques, il n’est pas exhaustif, il n’est pas pédagogique. Il représente juste mon point de vue, à vous d’écouter ceux des autres car « la » drogue n’existe pas et « les » drogué·es non plus. Il existe « des » drogues et « des » personnes. Alors pensez-y, informez-vous qu’on puisse toustes en parler. Ne nous laissez pas sur le côté. Ne rigolez pas à un propos toxicophobe. Soyez bienveillant·e si vous pouvez, sinon laissez-nous juste vivre en paix.

Savoir des usagers : de quoi parle-t-on ?

Aude Lalande – Vacarme – Janvier 2009

Il y a ne serait-ce que cinquante ans, les expérimentations de psychotropes se nouaient à la production de savoirs. Walter Benjamin avant la guerre, Henri Michaux dans les années qui la suivent, Albert Hofmann, découvreur par accident du LSD en 1943, vivaient des expériences, dans l’ordre de l’intime, en même temps qu’ils menaient des expériences de consommation de drogues, sous le regard souvent de compagnons attentifs. Leurs explorations poétiques de l’imaginaire, interrogations sur le fonctionnement du psychisme, venaient nourrir le savoir commun, comme celles des mouvements psychédéliques qui prétendirent plus tard « ouvrir les portes de la perception ». Aujourd’hui la question est tout autre. Pris dans le vis-à-vis de la médecine et des interdictions légales, les savoirs construits dans la consommation de drogues sont par avance discrédités par la figure du « toxicomane », symbole de déchéance et d’exclusion, agi par le produit et qui s’échappe à lui-même — sinon privé de savoir, au moins porteur d’un savoir destructeur, et toujours susceptible de prosélytisme. Le sida est passé par là, objectera-t-on, et ces savoirs ont trouvé depuis quinze ans le modèle alternatif d’un savoir de malade construit dans la lutte contre l’épidémie, qui lui confère une dimension positive (qui sait mieux les effets d’un produit ou d’une maladie que celui qui les expérimente dans son propre corps ?). Mais ce retournement s’est fait au prix d’un décentrement de l’expérience propre des drogues, la dimension expérimentale se trouvant rabattue sur la maladie. Et lorsque le secteur du soin vient solliciter l’éclairage des usagers de drogues, l’ambiguïté perdure : toute l’histoire du mouvement de la réduction des risques, inventé en contre-feu de la prohibition des drogues pour lutter contre la propagation des grandes épidémies virales (sida, hépatites), aura été d’avoir accès aux savoirs ou compétences techniques de leurs usagers d’abord (connaître le détail de leurs pratiques, pour savoir par où passe le virus), pour les renforcer ensuite (informer sur l’asepsie des gestes ou distribuer des seringues). Ce dans une épreuve constante avec les pouvoirs publics, occupés pour leur part à borner le domaine. Dans quelle mesure l’effort pour faire reculer la prise de risque ne se renverse-t-il pas en acceptation des pratiques, la nécessité de parler vrai (d’entendre le plaisir qu’on prend à consommer des drogues) en incitation à l’usage ? Telle est la limite chaque fois posée par le législateur aux auteurs de messages de prévention, parfois de manière forte — on se souvient du procès intenté à l’association Techno+ pour avoir « incité à l’usage » en diffusant des flyers de prévention[3]. Telle était la question (re)posée au printemps dernier par le gouvernement canadien lorsqu’il se refusa à diffuser les cinq cent mille exemplaires du livret « Savoir plus, risquer moins » achetés par son prédécesseur à la Mission interministérielle (française) de lutte contre les drogues, arguant que « le contenu de l’ouvrage, pourtant basé sur des faits scientifiques, [est] trop ambigu (il décrit entre autres les sensations agréables que peuvent procurer certaines drogues) et nuancé (il ne met pas assez l’accent sur les dangers de la consommation et la nécessité de ne pas consommer ou d’arrêter de consommer[4]) ». L’empowerment des consommateurs de drogues, le renforcement de leur savoir, sont tout à la fois la pointe et la limite des politiques de prévention : la seule façon de continuer d’avancer pour qui cherche à les sécuriser, mais le point où pourrait se produire un renversement pour qui s’efforce de brider les pratiques. Ce savoir continue d’inquiéter.

Peut-être suffit-il cependant de suspendre son jugement et de s’extraire de modèles qui, loin de tout expliquer, masquent des pratiques tenues discrètes, pour aller interroger les usages ou écouter ce que disent les consommateurs[5]. On y verra d’abord qu’à privilégier le prisme du soin, le risque est de perdre l’objet en route. Car assignés à leur seule capacité à limiter les risques sanitaires, les savoirs des usagers de drogues pâlissent de leur confrontation aux savoirs institués. Ils perdent aussi leur objet spécifique, qui est de cultiver des effets, non d’en gérer les conséquences médicales.

Qu’est-ce en effet, à traits rapides, que ce savoir ? Un corpus de connaissance excessivement flottant d’abord, parce que contraint de l’être par le régime d’illégalité des pratiques : développé dans l’oralité, sur la base de produits instables, et sans visibilité des expérimentations des autres. Imprécis pour commencer, car il n’a d’autre choix que de s’appuyer sur des transactions orales, et ce dès l’approvisionnement en produits. À entendre les histoires des uns et des autres en effet, les critères d’identification des substances sont de trois sortes. Le premier est linguistique, c’est l’appellation qu’on donne au produit — mais le vocabulaire, ici, n’est pas celui de la science, ni même celui du langage commun, c’est celui de la rue, ou de la personne qui le vend. Le second tient à l’apparence ou au conditionnement qui, à défaut de notice, donnent des indications grossières : un micro-carré de buvard signifiera le plus souvent LSD (on y verse une goutte du produit), cachet veut globalement dire dance pill (pilule à danser, selon un mélange variable d’ecstasy et d’amphétamines), la poudre sera d’héroïne, de kétamine, de speed (amphétamines) ou de cocaïne, d’autres critères (le prix, la couleur, le goût) venant départager la chose. Le troisième est un critère de confiance : faute de moyens d’identification précis du produit, on fait confiance à un ami, qui lui-même a un dealer de confiance, qui lui-même dit se porter garant de ce qu’il vend. Ce régime d’oralité n’est pas sans conséquence. Aujourd’hui l’héroïne se vend sous l’appellation de rabla à des jeunes qui, tout prévenus qu’ils soient du potentiel addictogène de l’héroïne et des risques d’overdose qu’elle présente, la prennent pour une « substance naturelle telle que l’opium. »[6]. Au tournant des années 2000, le crack, cette drogue de rue, objet de toutes les préventions et tous les alarmismes, était fumé dans des milieux divers et parfois très aisés qui y voyaient de la « cocaïne basée » sans que le rapprochement ait souvent été fait ; et si les deux termes sont de plus en plus souvent admis comme synonymes aujourd’hui, il faut y voir le résultat d’années d’obstination des associations à clarifier les choses, tant l’inertie du langage est grande et plus encore la résistance à se voir associer à l’image de la déchéance. L’approximation d’autre part est renforcée par l’ignorance de la composition réelle des produits. Comme chacun le sait en effet, illégalité veut dire marché noir et marché noir adultération des produits : les consommateurs qui s’y fournissent ne savent donc jamais ou presque dans quelle proportion se trouve la substance recherchée dans ce qu’ils ont en main, si tant est qu’elle y soit présente, ni quels produits adultérants ont été employés pour la couper. Enfin, troisième problème, la segmentation du champ entrave l’accès aux connaissances accumulées par les autres : parce que les pratiques de consommation de drogues sont clandestines, elles sont globalement étanches et invisibles, non seulement au reste de la société, mais les unes aux autres. Parce que les moyens de se faire une idée de ce que font les autres groupes de consommateurs sont rares sinon absents, chacun construit à partir de ses moyens propres ses références, ses règles de comportement, ses procédés de gestion des risques. Difficile dès lors de parler du ou d’un savoir des usagers de drogues, et il est certain que les règles, apprentissages et connaissances varieront considérablement selon que l’on se trouve dans un groupe de lycéens dévalisant les pharmacies familiales pour expérimenter des produits à l’aveugle[7], ou un groupe d’anciens soixante-huitards accumulant de l’expertise depuis des années[8].

Mais, si contraints qu’ils soient de s’en tenir à des expérimentations locales et des données instables, les consommateurs de substances psychoactives n’en ont pas moins un savoir propre, et un objet spécifique : celui des effets des produits. Savoir « se droguer », c’est moins avoir appris à consommer sans risques qu’avoir appris à obtenir les effets que l’on recherche, à doser correctement le produit, accompagner l’apparition progressive de ses effets (la « montée »), les faire durer autant qu’on le souhaite, supporter ensuite les heurts et contrecoups du retour à la normale (la « descente ») : en d’autres termes, savoir maîtriser l’utilisation, festive, récréative, de défonce, autothérapeutique, des propriétés psychotropes de produits. Cette compétence se décline globalement sur trois plans : elle suppose d’avoir appris à identifier et mettre en forme ces effets, de savoir gérer des séquences de consommation, et de faire face aux phénomènes indésirables ou secondaires qui en découlent. Aucune substance psychotrope tout d’abord, qu’elle soit naturelle ou synthétisée, ne présente un effet unique ou ne produit un seul changement, toutes produisent un ensemble de modifications cellulaires, physiologiques et psychologiques, qui, selon les usages (ce qu’on veut en faire) et les dosages (ceux qu’on veut faire ressortir) vont, pour certains être soulignés, pour d’autres estompés, être considérés comme primordiaux ou comme secondaires, triés en quelque sorte et dégagés dans une masse d’effets complexes[9]. De même que les jazzmen américains décrits par Howard S. Becker dans les années 1950 apprenaient ainsi à décrypter et interpréter les sensations de la marijuana et à y prendre du plaisir dans la compagnie de fumeurs plus expérimentés[10], de même tout usager de substances psychoactives, à commencer par les très nombreux consommateurs de tabac ou d’alcool, a d’abord appris à identifier et éprouver les effets de ces produits avec l’aide de son entourage, trier en eux ce qui l’intéressait, réduire l’étrangeté du phénomène. Prendre des drogues impose par ailleurs de gérer des séquences de consommation. Car il ne s’agit pas seulement d’obtenir des effets particuliers, mais de les faire durer, de les relancer, d’en revenir, éventuellement d’y revenir plus tard. D’où les « montées », « descentes », « décrochages », et une forme de savoir qui s’ajuste à la temporalité de ces expériences, intégrant des connaissances, mêmes très empiriques, sur la durée de vie des molécules, la façon dont elles se potentialisent mutuellement et dont leurs effets s’estompent progressivement — des notions, en d’autres termes, de pharmacocinétique et de pharmacodynamique. Enfin, troisième plan de déploiement de ces savoirs d’usage, une forme de clinique de la consommation se construit dans les pratiques : un repérage, non seulement des effets dégagés comme « principaux », boostants, relaxants, planants, stimulants, hallucinatoires, pour lesquels on les prend, mais aussi des arrière-plans qui en découlent : effets indésirables (qui peuvent survenir par accident) ou secondaires (non recherchés mais qui résultent de l’action du produit), qui demandent autant de réactions et se gèrent avec les moyens du bord, de la prise en charge collective des bad trips ou crises de panique engageant le plus souvent des procédés de réassurance (on reste présent et rassure jusqu’à ce que ce mauvais moment prenne fin), à l’invention de toutes sortes de procédés pour faire face aux désagréments de la « descente », du bain chaud à la médication de ces moments de décompression difficiles.

Fragile, obscur et fruit d’un bricolage perpétuel, le savoir des usagers de drogues a donc un objet réel. Il déploie au fond une pharmacologie — au sens où l’entend tout simplement le{}dictionnaire, d’« étude des médicaments, de leur action et de leur emploi » — à la fois très proche et très différente de celle des médecins : usant des mêmes produits même s’il les détourne vers d’autres usages (en jouant le plus souvent sur des dosages), cherchant à exploiter leurs effets psychotropes plutôt que leurs vertus thérapeutiques (même si thérapeutique et recherche d’effets peuvent ici coïncider), manipulant un savoir exclusivement centré sur les effets là où les médecins manipulent également un savoir des causes (des mécanismes cellulaires sur lesquels agissent les molécules), et qui à l’occasion peut faire appel au même type de compétence : au repérage de signes cliniques et à la construction progressive d’un savoir empirique. Mais ce savoir n’est pas seulement assujetti ou disqualifié par la hiérarchie des connaissances et des sciences, comme peut l’être un savoir de malade qui peine à se faire entendre de l’autorité médicale, il est également condamnable. Tout le problème est dès lors de savoir quoi en faire. Mi-cyniques, mi-tête dans le sable, les pouvoirs publics paraissent s’accommoder sans peine de l’obscurité dans laquelle les pratiques se développent : joint à la conscience des risques présentés par l’usage de substances psychotropes, le règne de l’approximation semble avoir vocation ici à éloigner les amateurs — quitte à laisser à leur triste sort les individus qui auront franchi la ligne, et n’auront jamais que les ennuis qu’ils se seront attirés. Mais chacun sait que cette politique échoue. D’année en année, le marché se développant ou mutant sans cesse, le recours aux produits illicites progresse, la cocaïne gagne d’autres milieux, de nouvelles substances apparaissent, de nouveaux modes de consommation se propagent : les expérimentations perdurent, et l’invention ne s’y dément jamais. Et c’est sur leur versant médical, non sur leur aptitude à expérimenter de nouvelles molécules ou d’autres façon de les utiliser, que les savoirs des consommateurs sont les plus faibles. Les effets des produits sur les corps leur sont mal connus (qui sait inférer d’urines trop foncées que les reins souffrent, et qu’il vaut mieux lever le pied ?), départager ce qui paraît « bon pour soi » de ce qui vous est vraiment dommageable présente de vraies difficultés (cette cocaïne qui semble avoir si bien stimulé mon immunité ne met-elle pas surtout en péril mon cœur ?), et les ressources sont rares lorsque face à un accident les procédés de réassurance ne suffisent plus. Que leurs connaissances soient précaires, beaucoup le savent d’ailleurs de façon plus ou moins confuse — en témoigne le doute suscité par la notion de « savoir » des usagers de drogues dans les milieux consommateurs eux-mêmes, balançant entre la certitude qu’il y a là du savoir, parce qu’il y a là des pratiques, du vécu, de l’expérience, et le pressentiment que ce savoir est faible, ou tout du moins partiel. Car si la connaissance ici n’est pas sans assise, elle présente les revers d’un savoir empirique, constitué comme on l’a vu dans la transmission orale, et sur la base de produits de composition incertaine. Le problème du savoir des usagers de drogues c’est d’être le fruit d’une culture de l’oralité développée dans une société savante. Sa précarité contraste avec la fermeté de la science, et nul besoin sans doute d’être épistémologue pour pressentir que sans garantie sur la composition des produits ni reproductibilité des expériences, une tradition cumulative n’est guère possible ; que sans écriture pour fixer les données, les possibilités critiques s’émoussent ; que lorsque la parole est l’unique mode de transmission la rumeur est plus difficile à contrer ; ou quand les bases d’un savoir minimal font défaut, la position sociale de celui qui parle prend le plus souvent le pas sur l’objectivation des données[11]. Les usagers de drogues ont sans doute raison de se méfier de leur propre savoir : le sol bouge sans cesse.

Les associations ont d’ailleurs bien perçu la chose qui, par-delà leur rôle de mise à disposition d’outils de réduction des risques et de vulgarisation des savoirs médicaux, cherchent à fixer inlassablement ce qui peut l’être. Sans doute faut-il comprendre à ce jour la production d’innombrables lexiques, glossaires, flyers, souvent redondants d’une association à l’autre, qui répondent à la nécessité de nommer et de clarifier les termes, de fixer les acquis dégagés ensemble, d’organiser la confrontation des points de vue et d’opposer chaque fois que possible des écrits et des données à la rumeur — en d’autres termes de résister à ce mouvement perpétuel. Points de contact entre différents milieux d’usagers, lieux de croisements où se mettent en forme des connaissances, elles permettent par ailleurs que se dessinent des paysages de consommation et jouent un rôle essentiel dans la visibilisation des pratiques et la construction d’un savoir collectif. Certaines se sont même attaquées au problème de la composition des produits, montrant en quelques années combien le désir de réduire la part d’incertitude est grand et le milieu réactif aux moyens qu’on lui propose. Au tournant des années 2000, quelques programmes d’analyse rapide des produits (testing) furent proposés dans des structures de « première ligne » intervenant dans les fêtes techno (raves et free parties). Basée sur une technique passablement imprécise (un test ne délivrant que des présomptions de composition), l’initiative prenait prétexte du contact avec les usagers pour leur délivrer diverses informations (mises en garde relatives à la consommation, conseils de réduction des risques ou suivi médico/social) et plaçait au centre de la prévention l’enrichissement de leurs connaissances. Interdit en 2005, le dispositif a fait long feu. Mais non sans avoir montré son utilité : après trois ans de fonctionnement, les associations relevaient pour les cachets d’ecstasy une amélioration du niveau d’adéquation entre le contenu supposé par les consommateurs et le contenu objectivé par les analyses en laboratoire. « Domestication du marché par les usagers », comme le pensaient leurs membres ? Professionnalisation des filières de fabrication et d’approvisionnement, comme l’ont avancé des chercheurs[12] ? L’empowerment des usagers, l’enrichissement de leur savoir, leur avaient permis quoi qu’il en soit de peser sur le marché et de réduire la part des coupes et des mensonges. L’incertitude s’était réduite, et avec elle le risque de payer, parfois fort cher, les effets de situations par trop changeantes, et trop imprévisibles.

N’en déplaise aux nouvelles voix de la guerre aux drogues et aux drogués qui, tirant dans un méchant mot d’esprit la voix active (usagers de drogues) vers la voix passive (usagés de drogues), assignent les consommateurs à une soumission passive aux produits, la recherche d’effets psychotropes est le lieu d’un usage actif des drogues dans lequel, aussi singulier soit-il, se déploient la réalité d’un savoir et la liberté d’une pratique. Toute la question est de prendre ce savoir pour ce qu’il est : non pas un demi-savoir de la réduction des risques, un sous-savoir médical, mais en son cœur, un vrai savoir des effets des produits, expérimental, empirique, collectif, et sur ses bords, un savoir partiel des conséquences médicales des consommations, qui souffre de l’indécision des savoirs institués à son égard. Plutôt que de nourrir sans cesse son instabilité, ne vaudrait-il pas mieux lui offrir les moyens de la réduire ? Autoriser à nouveau le testing, systématiser les études sur les conséquences somatiques des consommations récréatives, aux dosages que requièrent cette activité, former les médecins généralistes à l’approche de ces questions nouvelles de façon qu’ils puissent répondre, avec le respect et le sérieux qui conviennent, aux sollicitations des personnes qui utilisent des produits psychoactifs, constitueraient autant de moyens de raffermir un peu le sol. À défaut de pouvoir convaincre les pouvoirs publics, il se pourrait bien qu’ici la balle soit dans le camp de la médecine et de la science.

[1] La Stéribox est un kit destiné à limiter les risques de transmission de pathologies infectieuses chez les usagers de drogues par voie injectable. Il est distribué partout en pharmacie ou dans les distributeurs prévus à cet effet. Il comprend : 2 seringues, 2 coupelles avec tampons et filtre, deux lingettes d’alcool, deux flacons de 5ml d’eau et un préservatif.

[2] Le Suboxone est un traitement de substitution qui allie buprénorphine et naloxone, une molécule qui a la bonne idée de foutre la pire crise de manque du monde en cas de prise en injection. Très décriée à sa sortie, il s’avère à l’usage que le taux de naloxone présent ne permet pas d’annuler les effets de la buprénorphine. Encore un beau coup des laboratoires pharmaceutiques sur le dos des patient·es.

[3] Ce procès qui a eu lieu en 2003 faisait suite à une plainte portée par le procureur du tribunal de grande instance de Paris pour avoir « facilité et provoqué l’usage de stupéfiants » par le biais de deux documents. Le premier, Drug mix, informait sur les risques de la polyconsommation de drogues, le second, Sniff propre, sur les conséquences d’une mauvaise hygiène lors de la prise de drogue par le nez. http://www.technoplus.org

[4] Ce livret diffusé en France en 2000 par millions d’exemplaires avait été adapté dès 2001 au contexte québécois, où il a connu trois éditions successives (http://txsubstitution.blogspot.com/2008/04/drogues-savoir-plus-risquer-moins-ou.html)

[5] Cet article s’appuie sur des observations et entretiens réalisés avec une petite vingtaine de consommateurs actifs ou ayant consommé dans le cadre d’une recherche menée sur les savoirs des usagers de drogues entre 1999 et 2004 (financement Sidaction).

[6] Rapport TREND, Phénomènes émergents liés aux drogues en 2006, février 2008, p.68 (disponible en ligne).

[7] Sur ce sujet voir entre autres Sophie Le Garrec, Ces ados qui « en prennent ». Sociologie des consommations toxiques adolescentes, Presses universitaires du Mirail, 2002.

[8] Sur la variété des mécanismes de contrôle d’un groupe à l’autre, voir Tom Decorte, « Mécanismes d’auto-régulation chez les consommateurs de drogues illégales. Étude ethnographique sur des consommateurs de cocaïne et de crack à Anvers (Belgique) », in : Société avec drogues. Enjeux et limites, sous la dir. de C. Faugeron et M. Kokoreff, Erès, 2002.

[9] Sur cette question voir Michael Montagne, « De l’activité pharmacologique à l’usage des drogues : la construction des connaissances sur les psychotropes » in D. Cohen & G. Pérodeau, « Drogues et médicaments mis en contexte », Santé mentale au Québec, 1996, XXII, 1, p. 149-163.

[10] Howard S. Becker, Outsiders (1963).

[11] À ce sujet voir Jack Goody, La raison graphique, Minuit, 1979.

[12] Cf. Patrick Beauverie, Stéphane Le Vu, To test or not to test ? Reconnaissance et analyse des drogues : tout est question de temps, et de lien. 28 juin 2004.