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Texte de la brochure :
Les sports de combat sont souvent considérés comme un espace susceptible de conforter, voire de préserver « l’identité masculine » dans des États contrôlant et réprimant de plus en plus l’expression de la violence physique[1]. L’engagement de quelques femmes dans des modalités de pratiques pugilistiques violentes réservées aux hommes jusque dans une période récente constitue, d’une certaine manière, un phénomène inédit. La construction des « habitus pugilistiques » masculins, analysée en profondeur par Loïc Wacquant[2] dans le domaine de la boxe anglaise, révèle l’importance des apprentissages techniques dans les processus d’incorporation de normes et de valeurs à l’œuvre dans un lieu particulier, le « gym ». Pour les boxeuses, en situation très minoritaire dans cet espace masculin, l’apprentissage des techniques pugilistiques et le travail de « féminisation » de l’apparence corporelle sont simultanés. Cette double contrainte peut être plus ou moins forte selon les modalités compétitives privilégiées par les combattantes. L’exemple des boxes poings-pieds, appréhendées comme un sous- espace de pratiques [voir encadré « Le contexte de l’enquête : l’espace des clubs »], permet d’analyser l’impact des conditions d’apprentissage technique dans la socialisation pugilistique. Dans le cas des boxeuses engagées dans les formes les plus dures de pratique, « hard » dans le langage indigène, l’apprentissage et l’usage compétitif de techniques pugilistiques symboliquement associées au masculin s’accompagnent de l’intériorisation particulièrement efficace de la domination masculine. Les conditions de socialisation très spécifiques dans cet univers populaire, qui n’exclut pas l’expression de la violence physique la plus brutale, diffèrent radicalement de celles de la boxe « soft », valorisant une modalité de pratique plus euphémisée, investie par des fractions de classe plus cultivées, à l’instar de ce que l’on constate dans les arts martiaux de préhension[3].
Le contexte de l’enquête : l’espace des clubs
Cette recherche repose sur une enquête par observation, entretiens et participation aux entraînements et à certaines compétitions, menée dans le milieu des boxes poings-pieds et plus spécifiquement de la boxe française entre 1997 et 2005. Trente entretiens ont été menés avec des boxeuses poings-pieds « hard » et « soft » engagées dans des compétitions au niveau national et international.
Au moment de l’enquête, la boxe française se trouve confrontée à une concurrence intense pour la définition des formes légitimes d’opposition au sein des pratiques pugilistiques. Dans ce contexte, la boxe féminine apparaît rapidement comme un enjeu central pour la fédération dans la lutte qui l’oppose « à des disciplines exotiques générant l’animalité et la violence sur les rings[4] ». La politique de féminisation du produit boxe française participe à la reconnaissance de la pratique des femmes en l’assimilant néanmoins à une modalité de pratique spécifique, l’assaut, « forme de rencontre opposant deux tireurs et se jugeant à l’aide d’une double notation qui tient compte, d’une part, de la maîtrise technique et du style démontré par le tireur, et, d’autre part, de la précision des touches dont toute puissance est strictement exclue[5] ». Malgré les incitations fédérales suggérant aux femmes de s’inscrire dans des compétitions en assaut, un petit nombre, les boxeuses « hard », s’engagent dans la pratique de combat en boxe française à partir de 1983-1984. Le « combat », « forme de rencontre se jugeant sur la technique, la précision, l’efficacité des coups et la combativité des tireurs », constitue la modalité de pratique privilégiée par les hommes depuis les années 1970. Les premiers championnats de France de combat féminin, organisés en 1988, suscitent de nombreux débats au sein de la fédération[6].
Deux modalités de pratique, « hard » et « soft », structurent ainsi l’espace des clubs de boxe poings-pieds. Le premier type de club appartient au mouvement sportif associatif et propose exclusivement de la boxe française. Les entraîneurs, très attachés à l’éthique de la boxe française, sont la plupart du temps d’anciens sportifs amateurs. Ils adaptent l’intensité des échanges au niveau des débutants et interdisent de porter des coups trop appuyés. Le second se situe le plus souvent dans un complexe sportif privé (salle de remise en forme notamment). L’encadrement technique, formé principalement d’anciens boxeurs professionnels, enseigne les différents types de boxe poings-pieds et valorise l’efficacité combative, augmentant ainsi le seuil tolérable de la violence des coups. Dans les clubs « hard », la conception dominante implique d’apprendre en prenant des coups, sans toutefois accepter les débordements. Les débutants, et notamment les filles, doivent assumer les conséquences de leur choix, ou changer de pratique. Les boxeuses enquêtées fréquentent ainsi des clubs différents, dont l’éthique et les modes d’entraînement contribuent à la différenciation de leurs carrières sportives et de leurs trajectoires sociales.
Socialisation pugilistique « hard » et apprentissages techniques : l’assimilation au groupe des hommes
Boxe « hard », boxe « soft » : morphologie sociale des boxeuses
Les rapports différenciés à la pratique de la boxe s’inscrivent dans des trajectoires scolaires et sociales différentes. En effet, l’engagement dans l’une ou l’autre des modalités de pratique révèle et construit à la fois des types de rapport au corps et au sport significatifs de différences sociales. Les trajectoires sociales majoritairement ascendantes des « soft » s’opposent à celles des « hard », en situation de reproduction sociale ou de déclassement [voir tables 1 et 2, p. 5]. Les boxeuses « hard », tout comme les « soft », sont majoritairement originaires des classes populaires. Les différences résultent en fait d’expériences scolaires divergentes [voir tables 3, p. 6]. Les boxeuses « soft », majoritairement en situation de réussite dans l’enseignement primaire et secondaire, commencent la boxe vers 20 ans ou plus, tandis que les boxeuses « hard », souvent confrontées à des difficultés scolaires au collège, s’engagent dans l’activité vers 15 ans. Les premières découvrent par hasard les aspects esthétiques de la pratique de la boxe française, les secondes s’engagent dans ce sport pour exprimer leur goût de la bagarre et leur combativité, au moment où elles subissent les premiers effets de leurs difficultés scolaires en termes d’orientation. Leur engagement dans la boxe « hard », qui correspond d’une certaine manière à une lecture de leurs chances scolaires (compte tenu des difficultés rencontrées), rend relativement improbable la construction d’une trajectoire sociale ascendante. En effet, le temps consacré à l’entraînement, l’intérêt porté à une carrière sportive professionnelle et l’anti-intellectualisme du milieu de la boxe « hard » sont incompatibles avec un intérêt marqué pour les études. Les femmes qui choisissent la boxe « soft » s’engagent dans la pratique en situation d’ascension sociale potentielle.
Table 1 : Origines sociales des boxeuses « hard » et « soft »
Table 2 : Catégories socioprofessionnelles des boxeuses « hard » et « soft »
Table 3 : Niveau de diplôme des boxeuses « hard » et « soft »
Par ailleurs, le statut professionnel espéré ou acquis des boxeuses « hard » dépend directement de leurs compétences pugilistiques. Les boxeuses « soft », en revanche, accèdent en général à des emplois relativement valorisants indépendants du monde de la boxe et diversifient leurs réseaux relationnels. De ce fait, le statut de la boxe dans le style de vie distingue les deux groupes de combattantes. Élément important mais non exclusif pour les boxeuses « soft », la pratique de la boxe organise le style de vie des boxeuses « hard », par là même très dépendantes du monde de la boxe.
Deux types d’itinéraires distinguent donc les boxeuses enquêtées. Les combattantes « hard », plus précoces, pratiquent rapidement plusieurs formes de boxe compétitives et relativement « dures » (boxe française en combat, kick-boxing, boxe anglaise, boxe thaï). Elles construisent un rapport à la technique et à l’éthique du combat que l’on peut qualifier de « masculin ». Les boxeuses « soft » s’engagent plus tardivement et plus progressivement dans la pratique exclusive de la boxe française en assaut, modalité de pratique plutôt assimilée au féminin. En ce sens, l’expérience des boxeuses « hard », confrontées quotidiennement à des hommes qu’elles dominent parfois à l’entraînement, questionne indéniablement la hiérarchie entre les sexes sur le terrain très masculin de l’usage de la violence physique. Leur mode d’engagement et leur socialisation pugilistique renforcent leur assimilation au groupe des hommes du combat, idéal-typique de la masculinité virile.
La boxe comme vocation : la construction d’un rapport « masculin » et « populaire » à la pratique
À l’instar des pratiquants d’autres activités traumatisantes pour la santé[7], les boxeuses « hard » évoquent systématiquement le registre de la vocation pour justifier leur engagement corps et âme dans des formes violentes de combat: « J’ai toujours eu envie de faire de la boxe, de donner des coups avec mes poings. J’ai commencé par le judo, j’aimais bien, mais ce n’était pas vraiment ça quand même. Le karaté, il fallait s’arrêter, je ne pouvais pas frapper, donc ce n’était pas ça non plus. La boxe, on peut cogner, moi j’avais besoin de frapper » [Julie, 18 ans, en BEP, vit seule avec son père ouvrier].
Julie exprime la difficulté de nombreux pratiquants à privilégier le « contrôle de soi » (arrêt des coups) par rapport au « contrôle de l’autre ». La synergie entre les règles de la discipline et les mises en jeu corporelles qu’elle implique ou interdit, d’une part, et les dispositions incorporées, d’autre part, apparaît clairement dans cet exemple. Le récit de Julie, et de manière générale les termes employés pour caractériser la découverte de la pratique – « coup de foudre », « révélation », « passion » – témoignent de la rencontre réussie entre des dispositions particulières et les spécificités techniques et symboliques de la boxe « hard ».
Comme le souligne Charles Suaud[8], la vocation semble aller de soi quand elle s’inscrit dans la continuité d’un marquage systématique engagé dès l’enfance. Pour ces filles, la découverte de la boxe à l’adolescence permet l’expression de dispositions sexuées « masculines » constituées très tôt[9]. « Garçons manqués » participant au groupe des garçons, appréciant leurs jeux et montrant en particulier un goût certain pour la bagarre, les boxeuses « hard » ont grandi pour la plupart dans des quartiers populaires d’agglomérations importantes. Dans ce contexte, l’intégration au groupe des garçons implique l’apprentissage de comportements agonistiques, élément central de la culture de rue[10]. La participation au groupe des pairs joue en ce sens un rôle central dans la construction des rapports au corps et au sport[11]. La découverte précoce de la boxe coïncide ainsi avec un rapport particulier à la pratique et favorise l’investissement progressif dans les modalités compétitives les plus dures. Les boxeuses « hard » expriment d’emblée leurs dispositions à la pratique du combat, manifestant peu d’appréhension par rapport aux coups et éprouvant du plaisir à utiliser leurs poings[12]. Leurs progrès rapides les confrontent à une difficulté particulière : la maîtrise des coups et de leur puissance. Toute transgression de ce principe est sanctionnée en assaut, seule modalité autorisée dans un premier temps[13]. L’exemple d’Armelle illustre bien les modes d’engagement et les difficultés inhérentes à la carrière des boxeuses « hard ».
Armelle : le combat comme vocation
Armelle, 30 ans, trois enfants, non diplômée, est sans emploi. Son mari, ouvrier, pratique plusieurs sports de combat et passe la plupart du temps sur des chantiers éloignés de leur domicile. Armelle vit pour la boxe, n’hésitant pas à amener ses enfants à l’entraînement quand son père, ouvrier retraité, ne peut pas en assurer la garde (elle n’a plus de contacts avec sa mère, qui a quitté son père alors qu’elle était enfant) : « C’est bizarre, mais j’ai l’impression d’avoir toujours boxé. Pourtant je ne pratique que depuis l’âge de 16 ans, mais il me semble que j’étais faite pour faire ça. J’ai l’impression que je boxais déjà dans le ventre de ma mère. C’est con, hein, de dire des choses pareilles… mais c’est pourtant comme ça que je le ressens… Je ne sais pas si tu comprends ce que je veux dire… »
Armelle se décrit enfant comme « très masculine ». Dans son cas, la force des dispositions inversées incorporées se traduit par une confusion fréquente à propos de son appartenance de sexe : « On me prenait toujours pour un garçon, c’était pénible à force… à la boulangerie, partout… « Bonjour mon petit gars »… C’était comme ça. » En difficulté scolaire, elle abandonne ses études à la fin du collège. Très sportive, elle pratique le football en club dès l’âge de six ans avant de choisir la boxe. Inscrite initialement dans un club « soft » proche de son domicile, Armelle s’engage dans des compétitions (en assaut), où elle est souvent disqualifiée à la fois sportivement et symboliquement en raison de sa « violence », ce qu’elle ressent durement : « Mes premières compétitions, c’était vraiment une catastrophe. Je tapais beaucoup trop fort, la fille saignait du nez… J’ai été disqualifiée, et en plus, je me suis vraiment fait mal voir. »
Pour les entraîneurs des clubs associatifs de boxe française, la combativité « agressive » des boxeuses « hard » est jugée contraire à l’esprit de la discipline et néfaste au progrès technique. Afin de valoriser ses compétences combatives et d’échapper au processus de stigmatisation, Armelle rejoint un club « hard » proposant du kick-boxing et du full-contact à côté de la boxe française. Son nouvel entraîneur l’encourage à pratiquer dès que possible en combat ces trois styles de boxe.
Une première étape paraît donc finalement indispensable pour entamer une carrière de boxeuse « hard ». À un certain moment, les sportives doivent rejoindre un club qui valorise ces modalités de pratique. Leur réussite dépend ensuite de leur capacité à accepter l’usage de la violence et à résister à la souffrance physique et morale inhérente aux conditions d’entraînement ainsi qu’à la dureté des premiers combats, expériences parfois traumatisantes. Ce parcours construit un rapport spécifique à la technique, que l’on peut qualifier de « masculin » dans la mesure où il correspond aux formes de pratique les plus valorisées par les hommes, notamment ceux des milieux populaires.
Les boxeuses « hard » apprécient en effet l’expression d’une certaine puissance physique et comparent l’assaut à du « cinéma ». Quelle que soit la discipline, la « vraie » boxe implique de leur point de vue la possibilité de mettre l’adversaire hors combat par K.-O. : « Je suis beaucoup plus contente si je gagne un combat par K.-O. sur un coup de poing qu’avec un super coup de pied retourné sauté… Je n’ai pas la même sensation de frappe. Quant à l’esthétique… un combat esthétique, pour moi c’est un combat tactique, ce n’est pas donner de beaux coups en l’air » [Carine, 22 ans, en BTS action commerciale après un an d’arrêt dans ses études, mère laborantine, père médecin, divorcé voyant peu ses enfants].
Cet engagement, qui exige d’accepter la mise en jeu de son intégrité physique, caractérise de manière générale les rapports au corps et au sport des classes populaires[14]. En ce sens, les propos de Carine, issue d’un milieu favorisé, en situation de déclassement social, témoignent de l’efficacité de la socialisation dans le monde de la boxe « hard », qu’elle fréquente assidûment depuis ses 15 ans. Le modèle « officiel » de pratique « féminin » esthétisé et euphémisé promu par la fédération privilégie en revanche la forme sur la fonction. Ces distinctions prennent un sens particulier dans le milieu des boxes compte tenu de la concurrence importante existant entre les différentes modalités de pratique. La pratique de l’une des deux modalités renforce, par l’usage de techniques et de types de coups, des modèles corporels différents, voire antagonistes. Aux coups de pied aériens des « soft » favorisant les « longilignes » s’oppose l’efficacité de la puissance des séries de poings des « hard », plus « trapues » ou « charpentées ». Ces entraînements différenciés façonnent en partie les corps (par exemple, le travail systématique des poings au sac pour les « hard » renforce la musculation des épaules et du cou). L’adhésion à un modèle de pratique plutôt « féminin » ou au contraire « masculin » oriente le processus d’identification sexuée, dont on devine ici ses relations profondes avec la position sociale. Dans cette perspective, les boxeuses « hard », investies dans une forme de pratique qu’elles qualifient elles-mêmes de « masculine », accomplissent une transgression sans commune mesure avec celle des « soft », certes boxeuses, mais dans une modalité de pratique perçue comme « féminine ».
Boxer comme un homme : l’expérience difficile de l’expression de la violence physique
Les boxeuses « hard » revendiquent les mêmes modes de pratique que les hommes et reconnaissent elles-mêmes le caractère « masculin », voire « guerrier », de leur pratique (« sur un ring, c’est la guerre, ce n’est pas très “féminin” ») et leur préférence pour les partenaires masculins, par opposition aux femmes boxant « comme des filles ». Leur proximité avec les hommes du combat et la similitude, d’un point de vue phénoménologique, de leur « expérience » singulière questionnent par là même le rôle de la boxe dans les processus d’identification au masculin. Les compétences pugilistiques des boxeuses « hard » brouillent les frontières socialement construites entre les catégories de sexe dans des fractions de classe peu disposées à questionner la hiérarchie entre les hommes et les femmes[15]. Les réactions du public à l’occasion de combats féminins traduisent sans ambiguïté la perception de « l’anormalité » de la situation.
Notes de terrain : combats féminins et émotion du public aux championnats de France
Les championnats de France de combat féminin de boxe française, organisés dans une ville de province en 1997, proposent cinq combats, tous féminins. Toutes les catégories de poids ne sont pas représentées, faute de candidates. Cet élément, associé à un public clairsemé, contraste fortement avec les compétitions masculines, toujours disputées devant des salles combles. Un groupe de jeunes gens, placés devant moi, assistent pour la première fois à des combats féminins. L’intensité de l’engagement physique des compétitrices suscite leur étonnement. Ils ponctuent les combats de « ouh là là » et souffrent manifestement à chaque impact un peu marqué, associé à de nombreux commentaires : « Ouf, tu as vu ce qu’elles se mettent, ce n’est pas des nanas ça ! », « Oh, les bourrins, elles n’y vont pas de main morte ! ».
L’émotion ressentie par ces spectateurs face à l’engagement physique des boxeuses semble relativement partagée par l’ensemble du public. Lors d’un combat, le déséquilibre de niveau entre les deux boxeuses provoque même des réactions importantes. L’émotion sensible dans la salle s’accentue progressivement jusqu’à devenir « palpable » avec le K.-O. d’une des boxeuses. Un murmure indigné parcourt immédiatement le public. Des spectateurs insultent l’arbitre en lui reprochant d’avoir laissé le combat se dérouler jusqu’à son terme. L’expression de la violence physique par une femme, et peut-être plus encore la mise en scène de la douleur féminine dépassent le seuil de tolérance de l’expression de la violence physique pour le public. Les réactions sont tout à fait différentes lors des combats masculins, les spectateurs n’hésitant pas à soutenir avec force l’un des combattants en espérant une issue rapide et spectaculaire.
À l’issue de la compétition, lors du retour en voiture avec quelques boxeurs du club, les discussions portent essentiellement sur cette question. En partie admiratifs, les boxeurs soulignent tous le caractère étrange (« ça fait drôle quand même »), pour ne pas dire anormal de la situation. Tarik, boxeur de haut niveau, qui accompagnait sa sœur Malika, boxeuse « soft » de haut niveau tentée par le combat, lui demande alors non sans une pointe d’angoisse dans la voix : « Alors, tu souhaites vraiment faire ça ? »
En d’autres termes, le degré d’acceptation de l’expression d’une certaine forme de violence physique dans le sport, et de son corrélat la souffrance physique, qu’implique la « quête d’émotion » (pour reprendre Elias) des spectateurs est socialement bien plus faible dans les affrontements féminins, y compris dans les classes populaires. Les boxeuses « hard » elles-mêmes associent le combat au masculin : « Pour faire du combat, il faut une certaine force de frappe, ne pas avoir peur des coups, avoir une psychologie d’homme… Je dirais que pour faire du combat, il faut être un homme… ça me fait vraiment bizarre de dire ça » [Claire, 20 ans, baccalauréat, père ébéniste, mère dessinatrice, a abandonné l’université en cours d’année].
Le sentiment d’étrangeté éprouvé par Claire se mue chez certaines en sentiment de culpabilité voire d’anormalité. Les difficultés à distinguer, au moins symboliquement, leur pratique de celle des hommes conduit les boxeuses « hard » à se considérer comme potentiellement déviantes. Même si leurs compétences pugilistiques modifient leur position du point de vue de la hiérarchie entre les sexes, ce statut « masculin » comporte aussi des inconvénients. Les hommes désapprouvent souvent leurs modalités peu « féminines » d’investissement dans la pratique, même s’ils admirent parfois leurs performances. Les boxeuses « hard » ne rencontrent pas les pratiques de ségrégation qui marquent la carrière d’autres sportives investies à haut niveau dans des sports dits masculins, comme les footballeuses[16]. Elles font néanmoins l’expérience de la domination masculine dans sa forme la plus élémentaire : l’expression de la violence physique. Pour se maintenir au sein des clubs « hard » et accéder à un statut sportif valorisé, elles doivent en effet se soumettre à un entraînement éprouvant et accepter de se préparer aux compétitions en affrontant à l’entraînement des boxeurs qui ne les ménagent pas particulièrement.
Évoluant constamment sous le regard des hommes, les boxeuses doivent notamment prouver à chaque instant leurs compétences pugilistiques : « Je crois que bien souvent les filles sont plus accrocheuses que les hommes. Moi, même quand je suis fatiguée, je ne lâche pas… je suis dans un sport d’hommes, il n’y a que des hommes ou presque. Tu te dis : “Il faut faire ton trou, il faut leur montrer qu’on est aussi capable qu’eux”… Je veux montrer que j’ai ma place, c’est ça qui me motive tellement » [Armelle].
Présenté comme un challenge personnel, l’engagement intensif des femmes pendant les entraînements résulte en fait d’un aspect essentiel du code pugilistique, l’égalité de traitement entre tous les boxeurs[17]. Ce principe structurant de la pratique permet aux hommes de la boxe de perpétuer leurs formes d’entraînement. La soumission à l’entraîneur et la maîtrise de la souffrance, autres points-clefs du code de la pratique[18], incitent les femmes à aligner leurs comportements sur ceux des hommes et à masquer leurs éventuelles défaillances : « On devait travailler les coups de pied fouettés au sac. J’ai commencé tranquillement, il m’a dit : “Mais tu es là pour faire quoi ?” J’ai appuyé plus fort, ça n’allait toujours pas. “Je n’entends rien là.” Je me suis défoncée, j’avais les tibias dans un bel état… Il m’a regardé et m’a dit : “Tu as bien travaillé aujourd’hui” » [Leïla, 20 ans, brevet des collèges, sans emploi, en formation pour le brevet d’État de boxe française].
Toujours dans le même ordre d’idées, les entraîneurs ne distinguent pas le rythme et le contenu de l’entraînement des femmes et des hommes. Les femmes récemment inscrites dans un club « hard » subissent en général une période de mise à l’épreuve plus ou moins intensive. Les entraîneurs évaluent du coin de l’œil les faiblesses des filles lors des confrontations un peu appuyées avec les hommes. Les boxeuses confirmées n’échappent pas à la vigilance de l’entraîneur, notamment en période de préparation de compétition, au cours de laquelle les partenaires d’entraînement masculins intensifient leur rythme de boxe et la force de leurs frappes à la demande de l’entraîneur : « Il y a des fois où c’est vraiment très dur, quand on met les casques à la fin de l’entraînement et que je passe avec les plus costauds, les plus lourds, je ramasse de ces coups ! J’ai envie d’enlever le casque et d’aller au vestiaire, mais non, je continue, même si je n’en peux plus, je continue. Parfois, je suis vraiment contente de rentrer à la maison, enfin, c’est moi qui veux faire de la boxe ! » [Armelle].
Les boxeuses insistent toutes sur les efforts réalisés pour ne pas se distinguer du groupe masculin. La référence récurrente au « mental », qualité réputée indispensable aux boxeurs « hard », renvoie à l’apprentissage de l’acceptation de la violence physique et de la douleur qu’elle engendre. Ce travail quotidien de gestion de la violence physique, subie et exprimée, interdit tout processus de différenciation des comportements à l’entraînement entre les hommes et les femmes. Les boxeuses subissent ainsi comme les hommes des formes de management sportif propres à la construction de la masculinité[19]. Celles qui se comportent de manière « typiquement féminine » au regard de l’entraîneur subissent des rappels à l’ordre (une femme qui prononce deux mots à l’entraînement est immédiatement accusée de bavardage) et des sanctions symboliques (une fille grimaçant au cours d’un exercice est interpellée : « La danse, c’est la salle à côté »).
La force de ce processus d’assimilation implique d’éviter toute confusion entre les sexes. Le respect du code de la boxe ne suffit pas, en effet, à obtenir la reconnaissance des hommes. Démontrant quotidiennement leur capacité à subir le même entraînement, les boxeuses « hard » doivent également veiller constamment à la visibilité de leur appartenance de sexe. Les hommes fixent en effet les règles des interactions et souhaitent très majoritairement que les « filles » se comportent de manière « féminine », tout en respectant le code de l’activité. L’hétérosociabilité des clubs de boxe se caractérise par la permanence du contrôle des hommes. En ce sens, le monde des boxes exerce une forme d’inculcation douce conduisant à l’incorporation des comportements de genre attendus des femmes. Il mène ainsi une politique identitaire particulièrement efficace. En effet, le « gouvernement des corps[20] » des sportives structure la pratique et favorise l’incorporation de la hiérarchie entre les sexes.
Socialisation pugilistique et incorporation de la hiérarchie entre les sexes
Économie affective de la pratique et inculcation des comportements « féminins »
Les sports de combat en général et les pratiques pugilistiques en particulier instaurent des relations affectives fortes entre les « partenaires/adversaires ». L’usage de la violence physique implique une codification réglementaire très stricte et l’expression permanente de l’estime portée à l’adversaire (surtout quand il s’agit des partenaires du club)[21]. La démonstration de l’estime portée à l’adversaire redouble d’importance dans les confrontations mixtes : « C’est dur, mais à la fin ils viennent tous : “Ça va ?”… Il y a des relations très fortes qui se créent » [Carine].
Peu nombreuses, les boxeuses font souvent l’objet d’une sollicitation particulière de la part des hommes. Elles insistent plus particulièrement sur l’intensité de la relation avec « leur » entraîneur. Leïla, Claire et Mylène refusent de boxer en compétition en son absence[22]. Armelle et Monique ne s’entraînent pas sans lui. Les entraîneurs expriment également en retour des dispositions similaires à l’égard de « leurs filles ». La relation intense entraîneur/entraînée peut se décliner sur le versant paternel ou amoureux. Pour Leïla et Armelle, l’entraîneur joue le rôle d’un « second père ». Dans d’autres cas, les boxeuses reconnaissent éprouver pour lui des sentiments amoureux, parfois réciproques. Les liaisons amoureuses entre hommes et femmes, et plus particulièrement entre entraîneur et entraînée, ne sont pas exceptionnelles. À la fois garant de l’intégrité physique et de la légitimité sportive des boxeuses, les hommes de la pratique, notamment les entraîneurs, jouent un rôle central dans le processus d’inculcation des comportements « féminins ». La relation affective avec les boxeuses conduit en effet au contrôle d’autant plus efficace de la « féminité » et de la sexualité des boxeuses qu’elle se prolonge dans le domaine privé par des relations amicales, amoureuses ou conjugales.
Les sportives, très minoritaires dans ce contexte d’hétérosociabilité, acceptent majoritairement les principes d’identification sexuée imposés par les hommes, souvent de manière implicite[23]. Les entraîneurs et les boxeurs valorisent tous la conformité des femmes aux normes sexuées de présentation corporelle. Cette position n’est pas propre au monde de la boxe. En revanche, elle est plus prégnante et plus systématiquement exprimée que dans d’autres mondes, à plusieurs niveaux. Les entraîneurs insistent tous au cours de la préparation des boxeuses sur la plus grande maîtrise possible des conséquences corporelles de la pratique (pour Yves, « le faciès type des boxeurs ne sied pas trop aux femmes, ça ne leur apporte pas un charme supplémentaire »). Les stigmates corporels, acceptables pour un homme (voire recherchés dans certains cas extrêmes comme signes de masculinité), altèrent en revanche à leurs yeux la féminité des boxeuses.
Au-delà de la préparation au combat, les hommes de la boxe expriment quotidiennement leur préférence pour les femmes « féminines » (selon leurs propos). Ils commentent les tenues moulantes des boxeuses et expriment leur contentement par des regards appuyés. Ils complimentent les « filles » sur leur tenue au cours des soirées passées ensemble et jouent constamment le jeu de la séduction. Armand, entraîneur de boxe « hard » que je sollicitais pour un entretien, me jaugea de la tête aux pieds et répondit : « On en reparlera quand tu viendras en jupe. » Après ma mise aux normes, il n’a pas hésité à me faire part de sa satisfaction (« Ah là, ça ressemble à quelque chose ! »). La plupart du temps, la demande de « féminité » n’est cependant pas explicite. La force des relations et les signes implicites d’encouragement suffisent à susciter le processus de conformation. Les propos de Leïla témoignent de l’efficacité du contrôle des hommes : « Il faut rester une femme, c’est important. Les hommes n’acceptent pas que les femmes veuillent… changer de camp… Ils sont très durs avec elles. Enfin moi, on n’a pas besoin de me le dire. »
Leïla évoque également les sanctions encourues par les boxeuses non conformes aux normes de présentation corporelle. Les incidents sont cependant peu fréquents. La fréquentation assidue d’un groupe très majoritairement masculin rappelle quotidiennement l’importance accordée à la présentation de soi et interdit les écarts à la norme. Les femmes encodent généralement dans leur hexis corporelle et leur apparence une définition d’elles-mêmes acceptée par les hommes[24]. Néanmoins, une boxeuse qui ne respecte pas leurs attentes fait l’objet de remarques plus explicites, dévoilant ainsi cet « ordre invisible qui se manifeste dans le corps à corps[25] » : « On s’est beaucoup moqué de ma manière de marcher, on me disait que j’avais une démarche masculine… À chaque fois que j’arrivais, il y avait toujours un mec pour dire “Voilà le camionneur !”… J’essayais d’en rire, mais j’ai été très vexée en fait » [Claire].
Les pratiquantes non conformes aux normes sexuées de présentation corporelle s’exposent ainsi à des remarques ou des regards désobligeants. Les boxeuses « hard », qui combattent comme les hommes et maîtrisent moins bien que les « soft » les comportements associés au féminin, risquent également des sanctions physiques. La conformité protège en effet relativement des mauvais coups. Opposés à une femme jugée féminine, les boxeurs évitent de « lui abîmer le portrait ». Les combattantes perçues comme peu « féminines » subissent souvent en revanche des coups plus appuyés. Ainsi, les formes douces ou diffuses de gouvernement des corps ne signifient pas pour autant l’absence de sanctions en cas de transgression[26] : « On a un poids lourd dans notre club, c’est une bête, elle n’est vraiment pas féminine, elle tape fort en plus. Les gars du club n’aiment pas trop boxer avec elle. Un jour, un copain l’a prise, il l’a chargée et pang ! Il lui a pété le nez, il ne l’a pas loupée ! » [Leïla].
Leïla, très attentive à son apparence, ne subit pas le même sort (sauf accident) tout en frappant relativement fort et en combattant de manière similaire aux hommes. Le respect des normes de présentation corporelle suscite à la fois l’estime et la protection des hommes. L’engagement des femmes dans la pratique conduit ainsi l’ensemble des acteurs à rendre visibles en permanence les différences entre les sexes, y compris pendant la pratique. L’importance accordée à la présentation de soi rappelle le rôle central de l’apparence dans la construction sociale du modèle féminin dominant[27]. La division sexuée du travail entre boxeurs et boxeuses du club au cours des soirées de gala illustre bien ce processus.
Notes de terrain : soirée de gala à B.
À B., le club multiboxe dans lequel j’ai pratiqué pendant une année organise chaque saison un gala de boxe. Les spectateurs proviennent essentiellement de la partie la plus populaire (immeubles d’habitat social) du quartier, les habitants des pavillons étant relativement peu présents. Les organisateurs invitent des boxeurs de niveau équivalent aux boxeurs locaux pour assurer le spectacle. Les rencontres à l’affiche sont toutes des combats, à l’exception d’une rencontre de jeunes boxeurs qui s’effectue selon les règles de l’assaut (donc sans K.-O.). Une rencontre féminine, initialement prévue, a été annulée après le désistement de l’une des protagonistes. Le combat du boxeur le plus performant du club, Ahmed, originaire de la zone populaire du quartier, constitue le clou de la soirée. Les autres membres du club sont chargés de l’organisation. Pendant que les boxeurs qui ne participent pas au gala assurent le service d’ordre, les boxeuses remplissent des fonctions typiquement « féminines » de représentation.
En effet, les trois compétitrices du club, boxeuses « hard », arborent des tenues particulièrement féminines (robe moulante et bas à résille, petit tailleur blanc et maquillage soigné). Hôtesses d’accueil en début de soirée, collectant les notes des juges pendant la compétition et offrant les récompenses aux vainqueurs sur le ring à l’issue des combats, la mise en scène de leur « féminité » constitue un élément important de la soirée, devant un gymnase comble et enthousiaste. En franchissant les cordes du ring avec leurs jupes ou robes retroussées jusqu’à mi-cuisses pour aller féliciter les vainqueurs, elles suscitent une certaine agitation dans la salle, accompagnée de nombreux sifflets admiratifs.
Le gala met ainsi en spectacle deux formes de performance de genre, l’une masculine, réalisée par les combattants, l’autre féminine, qui se produit à l’issue des affrontements. Dans les deux cas, la situation permet de cristalliser sous des formes particulièrement tranchées des définitions binaires du masculin et du féminin. La performance des hommes débute avec leur arrivée sur le ring, caractérisée par une progression en « shadow boxing[28] » au rythme de l’incontournable bande son du film Rocky. Elle se poursuit par le combat lui-même, illustrant d’autant mieux la vaillance physique et le courage des boxeurs qu’il ne s’agit pas d’une compétition et que la mise en scène de ces compétences constitue l’objectif même de l’affrontement. Après l’émotion suscitée par le combat, l’entrée en piste des femmes, gracieuses et « féminines », permet de détendre l’atmosphère. Leur rôle, a priori relativement accessoire (faire la bise au vainqueur et lui donner sa récompense), renforce la performance des hommes en illustrant la hiérarchie des sexes. Assurée dans le cas de ce gala par les boxeuses du club, cette représentation très stéréotypée du « féminin » est parfois confiée à des « professionnelles », « boxing girls » ou groupement équivalent, qui proposent leurs services dans les revues spécialisées.
Quand elles participent à une compétition, les boxeuses mettent en scène leur « féminité » à l’issue de la rencontre. Elles apparaissent en effet rarement en training à la sortie des vestiaires et prennent le temps de rectifier leur coiffure et, éventuellement, de se maquiller : « J’ai toujours essayé de faire la différence, depuis le début quand je boxe, après un combat, je rentre dans les vestiaires et… en tout cas, je ne vais jamais en survêtement à un gala, je viens toujours habillée de façon féminine… Et après le combat, je vais aux vestiaires, je me maquille et je reviens… pour faire la différence, pour montrer que ce n’est pas parce que j’ai boxé que je suis un mec » [Claire].
Pour les boxeuses « hard », soumises sportivement aux mêmes exigences que les hommes, le travail permanent de l’apparence corporelle, aussi bien pendant la pratique que dans la vie quotidienne, permet d’éviter la confusion entre les sexes, situation inacceptable pour le groupe des hommes. Néanmoins, les effets de la socialisation dans le monde de la boxe « hard » ne se limitent pas à un travail de l’apparence. L’incorporation de la domination masculine, revendiquée par les boxeuses, organise aussi leur vie privée.
L’intériorisation de la domination masculine
La socialisation dans le monde relativement clos de la boxe « hard » favorise l’intériorisation de la domination masculine[29]. La valorisation de « l’entre-soi[30] », les comportements combattants, la tendance à se faire justice soi-même ou encore une certaine violence envers les femmes correspondent en effet à des traits caractéristiques des fractions « dures » des milieux populaires[31]. Même si les boxeurs appartiennent rarement aux fractions les plus marginalisées[32], la participation sportive, notamment dans certaines disciplines impliquant un affrontement corporel, renforce le goût pour l’expression de la violence physique[33]. Certains boxeurs « hard » m’ont confié sans difficulté et avec un certain plaisir le caractère relativement fréquent des bagarres qu’ils suscitent ou auxquelles ils participent dans les bars et les boîtes de nuit. L’un d’eux a été condamné pour violence conjugale et certains propos semblent indiquer que cet exemple ne constitue pas un cas isolé[34]. En ce sens, les boxeuses « hard » intériorisent à la fois une grande tolérance à l’égard de la violence physique et une domination masculine particulièrement prégnante. La position des combattantes « hard » à propos de la division sexuée du travail au sein du couple diffère notamment radicalement de celle des boxeuses « soft » et des autres sportives enquêtées dans des sports « masculins »[35]. Non seulement elles prennent en charge la totalité des tâches domestiques, mais elles revendiquent cette « répartition » : « C’est moi qui fais tout, j’ai un mari très feignant, enfin pas feignant mais… Je suis contente de le faire, parce que j’entends souvent les gens dire : “Elle va à la boxe, ça doit être le souk chez elle” » [Armelle].
Les deux boxeuses « hard » âgées de plus de 30 ans, Yvonne et Armelle, toutes deux mariées avec enfants, assument seules les tâches ménagères et l’éducation des enfants. Yvonne précise que « son intérieur est bien tenu et bien propre » et qu’elle « nourrit bien ses deux hommes voraces » (son mari et leur fils, tous deux boxeurs « hard »). Bref, elles expriment ce qui leur semble être socialement respectable dans leur capacité à s’occuper de leurs hommes, malgré leur investissement dans la boxe « hard ». La référence récurrente à la propreté et à une nourriture consistante renvoie encore une fois à certaines caractéristiques des styles de vie populaires[36]. En ce sens, la position très traditionnelle des boxeuses « hard » à propos de la division sexuée du travail domestique s’inscrit finalement dans un ensemble de pratiques et de comportements relativement cohérents. Les manières d’être femme, comme d’être homme d’ailleurs, diffèrent en fonction des trajectoires et des positions[37].
Les boxeuses « hard » non mariées qualifient également les tâches domestiques de tâches « féminines ». Julie vit seule avec son père et s’estime contrainte de s’occuper des tâches ménagères (« C’est à la femme de faire ça »). Leïla dit apprécier « les tâches des femmes : cuisiner, décorer la maison, j’aime bien faire tout ça » et ajoute « je ne peux pas toujours me comporter comme un garçon ». Bref, la prise en charge des tâches domestiques est unanimement acceptée voire revendiquée et s’accompagne de critiques virulentes à l’égard des femmes réclamant « l’égalité à 100 % » : « Il y a des femmes de nos jours, tu ne peux plus rien leur demander, c’est vrai, elles ne veulent plus rien faire, elles ne veulent plus cuisiner, elles ne veulent plus élever les gosses, elles ne veulent plus faire le ménage, elles… bon oui mais bon euh, je ne sais pas… » [Leïla].
De même, Yvonne « ne supporte pas les femmes qui portent le pantalon » et Carine stigmatise « les femmes qui contredisent leurs maris en public ». Pour les boxeuses « hard », « la femme doit garder sa place » pour ne pas mettre en danger la position dominante des hommes (« Il faut que l’homme ait une place forte »). Les boxeuses « hard » respectent et revendiquent la hiérarchie entre les rôles « féminins » et « masculins », dans la vie privée comme dans la vie publique. Elles expriment clairement une conception des rapports sociaux de sexe et, au-delà, une vision du monde, radicalement différente de celle des boxeuses « soft », favorables à l’égalité entre les sexes et imposant le partage des tâches domestiques à leurs conjoints et compagnons.
Par ailleurs, la vie affective des boxeuses « hard » semble plus difficile à gérer que celle des pratiquantes « soft ». En effet, contrairement aux « soft », les « hard » relatent souvent des expériences affectives douloureuses (très fréquemment avec des hommes de la boxe). Leur capital corporel, façonné par des entraînements valorisant avant tout le développement de la puissance physique, ne les place pas non plus dans une situation très favorable sur le marché des relations amoureuses. Plusieurs d’entre elles refusent de porter des débardeurs, afin de masquer leurs épaules et leurs bras, jugés trop musclés pour une femme.
Le statut de boxeuse « hard » implique ainsi à la fois une dépendance très forte à l’égard du monde de la boxe et une difficulté importante à stabiliser les relations affectives avec les hommes du milieu. Dans cette situation, la revendication de la domination masculine, qu’elles questionnent pourtant quotidiennement sur le ring, semble s’imposer. Cette position, dont l’unanimité et l’intensité peuvent surprendre, résulte de la socialisation relativement exclusive dans le monde de la boxe « hard ». D’une certaine manière, les boxeuses « hard » font un usage intensif voire « total » de leur instance de socialisation, qui façonne un habitus pugilistique populaire, indissociable d’une intériorisation de la domination masculine. La socialisation pugilistique d’Yvonne, dépourvue de capital scolaire, renforce globalement des dispositions acquises dans son milieu familial. Le cas de Claire, issue des classes moyennes et plus diplômée que la majorité des boxeuses « hard », révèle les effets propres à l’engagement intensif dans le monde de la boxe « hard ».
Claire : déclassement social, socialisation pugilistique et redéfinition des rapports sociaux de sexe
Claire, 20 ans, est passionnée de boxe thaï, l’une des modalités pugilistiques les plus violentes de l’espace des boxes poings-pieds. Titulaire du bac, elle souhaite intégrer un BTS de vente en alternance après une tentative à l’université (refusée à tous les BTS demandés l’année précédente, elle a suivi pendant deux à trois mois les cours de la première année de sciences économiques pour « faire quand même quelque chose »). Elle estime « ne pas être une intellectuelle ni une artiste » et éprouve un sentiment d’infériorité par rapport à ses parents et sa sœur, tous engagés dans des professions artistiques (son père est ébéniste d’art, sa mère dessinatrice).
Claire estime avoir été « très garçon manqué » jusqu’à 15-16 ans. Elle réussit cependant à modifier de manière importante ses dispositions sexuées en surveillant constamment ses manières d’être. Néanmoins, son rapport à la pratique n’a pas changé. Elle revendique en permanence le droit de boxer comme les hommes et admet le caractère « masculin » de sa pratique : « Sur un ring, on ne peut pas être trop féminin. » Marquée par la rupture avec son ex-entraîneur, elle vit avec un ami, boxeur « hard ». Elle assume volontairement la totalité des tâches domestiques. Claire a pourtant été éduquée dans une famille appartenant aux classes moyennes, favorable au partage des tâches domestiques (contrairement à la majorité des familles des boxeuses). Elle affirme « avoir une mentalité ancienne sur cette question », sans fournir plus d’explications.
Claire va même plus loin dans son entreprise de mise en conformité. Son ami exprime au bout de quelques mois de vie commune sa réserve à l’égard de la pratique compétitive des femmes. Quelques semaines plus tard, après une défaite en combat, Claire arrête la boxe en compétition, incapable d’assumer plus longtemps le paradoxe des boxeuses « hard » : pratiquer de manière « masculine » en montrant tous les signes de « féminité ».
Yvonne : une intériorisation précoce et prolongée de la domination masculine
Yvonne, 38 ans, deux enfants, originaire d’un milieu très modeste (père ouvrier d’origine italienne et mère au foyer), a arrêté sa scolarité au collège. Elle dirige une salle de boxe avec son mari, ex-champion de boxe « hard » (plusieurs fois champion du monde dans plusieurs disciplines). Elle a réalisé une carrière de boxeuse de bon niveau[38] et souhaite s’inscrire au brevet d’État de boxe anglaise pour seconder son mari dans le suivi des boxeurs.
Sans se reconnaître enfant dans le modèle du garçon manqué, elle admet son penchant précoce pour la bagarre. Elle insiste cependant sur son goût pour la « féminité », incorporée dès l’enfance dans un milieu qui tolère peu les écarts à la norme. Yvonne aime porter des tenues féminines et se maquille tous les jours. L’intransigeance de son mari à ce sujet ne lui laisse pas non plus beaucoup le choix.
L’inscription d’Yvonne au brevet d’État de boxe anglaise est perçue comme une provocation par les dirigeants de la fédération : « Mais qu’est-ce que vous venez faire là ? Vous vous êtes trompée de salle ? » Quand Yvonne explique qu’elle fait bien partie des stagiaires, on lui répond : « Vous n’avez rien à faire ici, vous devriez être dans votre cuisine. » Yvonne est mise à l’épreuve pendant tout le stage. On lui envoie un colis postal contenant des gants de ménage, avec un petit mot lui signifiant qu’ils sont plus appropriés à son sexe que des gants de boxe.
Yvonne a déjà une expérience importante en boxe française et elle travaille dur pour ne pas perdre la face. Pour être acceptée dans ce milieu particulièrement masculin, elle procure tous les signes de son appartenance de sexe en puisant dans les stéréotypes les plus traditionnels. Aux hommes étonnés de ses compétences, elle déclare : « C’est vrai que j’ai un enfant, je suis une mère de famille et je n’ai plus 20 ans non plus, je suis une ménagère, j’aime bien tenir mon intérieur propre et je sais bien faire à manger, des petits plats italiens. J’aime aussi porter des jupes, des minijupes et me maquiller. Et je sais aussi un peu bricoler, alors pourquoi je ne ferais pas de la boxe ? » Yvonne précise avoir dit cela « très gentiment, en souriant ». Elle obtient finalement son diplôme.
Yvonne gère sa vie quotidienne selon le même principe. Ainsi, elle affirme : « L’homme c’est l’homme, et à la maison c’est l’homme, la femme doit garder sa place. Faire de la boxe, d’accord, mais l’égalité à 100 %, non. » Entièrement dépendante du monde de la boxe (son fils entame également une carrière de boxeur), et plus particulièrement de son mari, préparée par sa socialisation familiale puis pugilistique au respect de la hiérarchie entre les sexes, Yvonne témoigne par ses propos de l’efficacité de l’intériorisation de la domination masculine : « C’est moi, j’aime être féminine, m’occuper de mon foyer… » Néanmoins, l’efficacité de ce processus ne signifie pas qu’Yvonne s’adapte toujours sans difficulté aux exigences du milieu. Dans certaines situations, comme l’une des nombreuses fois où son mari se moque d’elle publiquement, on perçoit aisément la souffrance relative à sa position.
L’expérience de Claire rejoint celles des sportives engagées dans des sports « masculins » étudiées par Kevin Young et Philip White[39]. Elle éprouve des difficultés à concilier les attentes contradictoires à propos de son investissement sportif : être performante sans remettre en question la distinction entre les sexes. Sa situation de déclassée, largement consécutive à la pratique intensive de la boxe « hard », et son engagement corps et âme dans un milieu très populaire structuré par une forte domination masculine la conduisent à s’opposer au modèle relativement égalitaire transmis par ses parents.
Le cas de Claire et des boxeuses « hard » illustre les effets pour le moins contrastés de la socialisation pugilistique « hard ». Les boxeuses maîtrisent en effet des techniques sportives typiquement masculines, tout en validant l’asymétrie des rapports sociaux de sexe dans leurs modes de présentation corporelle et l’organisation de leur vie de couple. Ce constat paradoxal atteste de l’efficacité de la socialisation dans un monde masculin et populaire. Intégrées au groupe des hommes, les boxeuses « hard » se soumettent à des formes d’entraînement caractéristiques de la construction de la masculinité. Néanmoins, pour répondre aux attentes des boxeurs et éviter toute confusion entre les sexes, elles s’engagent également dans un travail de féminisation de leur apparence corporelle et revendiquent l’inégalité entre les sexes dans la gestion de leur vie privée. Cette position traduit une conception des rapports sociaux de sexe caractéristique des milieux populaires marginalisés[40], efficacement intériorisée grâce au contrôle quotidien des hommes de la boxe, garants de l’intégrité physique des combattantes, et partenaires amoureux, réels ou potentiels. En effet, même si les boxeurs n’appartiennent pas aux fractions les plus démunies des classes populaires, l’usage de la violence physique s’accompagne d’une dévalorisation du féminin et d’un dénigrement des femmes, significatifs d’une forme de domination masculine exacerbée[41].
[1] Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civilisation, la violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1986 ; Michael A. Messner et Donald Sabo, Sex, Violence and Power in Sports: Rethinking Masculinity, Freedom, Crossing Press, 1994.
[2] Loïc Wacquant, Corps et âmes. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, Marseille, Agone, 2000.
[3] Jean-Paul Clément, « La force, la souplesse et l’harmonie, étude comparée de trois sports de combat », Sports et société, sous la direction de Christian Pociello, Paris, Éd. Vigot, 1981, p. 285-302.
[4] La Lettre de la boxe française, publication de la fédération, 27, mai 1997.
[5] Règlement fédéral, mémento formation de la FFBS&DA (Fédération française de boxe française savate et disciplines associées)
[6] Dans une lettre adressée le 11 septembre 1988 à Pierre Gayraud, président de la fédération, Jean Houel, qui prendra sa succession, fait part de sa désapprobation et résume la position fédérale à l’égard de la pratique des femmes : « La pratique des femmes devrait chercher à “tirer” notre image vers le haut, plutôt que de n’être préoccupée que de pouvoir faire “comme les garçons”, référence qui est loin d’être idéale à mon avis… Même si c’est un peu dur à dire, nous n’avons pas à nous préoccuper de donner la prééminence à certaines “motivations combatives” d’une minorité de pratiquantes. »
[7] Pierre-Emmanuel Sorignet, « Danser au-delà de la douleur », Actes de la recherche en sciences sociales, 163, mars 2006, p. 46-61.
[8] Charles Suaud, « Splendeur et misère d’un petit séminaire », Actes de la recherche en sciences sociales, 4, août 1976, p. 66-90.
[9] À propos du processus de socialisation sexuée « inversé » qui caractérise l’enfance des boxeuses « hard » (comme celui des footballeuses), voir Christine Mennesson, « Être une femme dans un sport masculin : modes de socialisation et construction des dispositions sexuées », Sociétés contemporaines, 55, 2004, p. 69-90.
[10] David Lepoutre, Cœur de banlieue, codes, rites et langages, Paris, Odile Jacob, 2001.
[11] Eleanor E. Maccoby, « Le sexe, catégorie sociale », Actes de la recherche en sciences sociales, 83, juin 1990, p. 16-26.
[12] La peur des coups et une certaine répugnance ou tout du moins une difficulté à utiliser les poings caractérisent en effet la majorité des débutantes.
[13] Les compétitions en combat ne sont autorisées que pour les boxeurs majeurs possédant un certain niveau de pratique.
[14] Olivier Schwartz, Le Monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Paris, PUF, 1990 ; Michael A. Messner, Power at Play: Sports and the Problem of Masculinity, Boston, Beacon Press, 1992 ; Nicolas Renahy, Les Gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale, Paris, La Découverte, 2005.
[15] O. Schwartz, op. cit.
[16] À ce sujet, voir Christine Mennesson, Être une femme dans le monde des hommes. Socialisation sportive et construction du genre, Paris, L’Harmattan, 2005.
[17] C’est d’ailleurs le cas dans toutes les disciplines de combat dont la mixité est une constante dans les entraînements de haut niveau : Carine Guérandel et Christine Mennesson, « Gender construction in judo interactions », International Review for the Sociology of Sport, 42(2), 2007, p. 167-186.
[18] Sur ce point, voir L. Wacquant, op. cit.
[19] Robert Connell, « An iron man: the body and some contradictions of hegemonic masculinity », in Michael A. Messner et Donald Sabo (éds), Sport, Men and the Gender Order: Critical Feminist Perspectives, Champaign, Illinois, Human Kinetics Books, 1990, p. 83-96 ; Donald Sabo et Jose Panepinto, « Football rituel and the social reproduction of masculinity », in M. A. Messner et D. Sabo (éds), op. cit., p. 115-126.
[20] Didier Fassin et Dominique Memmi, Le Gouvernement des corps, Paris, EHESS, 2004.
[21] Sur ce point, voir N. Elias et E. Dunning, op. cit.
[22] Une des boxeuses les plus performantes en combat de boxe française à la fin des années 1990 a ainsi arrêté de pratiquer pendant plusieurs années après le décès de son entraîneur, considéré comme son père spirituel.
[23] Pierre Bourdieu, « L’identité et la représentation. Éléments pour une réflexion critique sur l’idée de région », Actes de la recherche en sciences sociales, 35, novembre 1980, p. 63-72.
[24] Erving Goffman, Les Rites d’interaction, Paris, Minuit, 1974.
[25] Louis Quéré, « La vie sociale est une scène. Goffman revu et corrigé par Garfinkel », in Le Parler frais d’Erving Goffman (p.47-82), Paris, Minuit, p 58, 1969.
[26] D. Fassin et D. Memmi, op. cit.
[27] Pierre Bourdieu, La Domination masculine, Paris, Seuil, 1998.
[28] Littéralement : « boxe fantôme », qui fait référence à un enchaînement de gestes face à un adversaire imaginaire.
[29] N. Elias et E. Dunning, op. cit. ; M. A. Messner, op. cit.
[30] O. Schwartz, op. cit. À propos de l’importance de « l’entre-soi » dans les clubs de football en milieu populaire : Nicolas Renahy, « Football et représentation territoriale : un club amateur dans un village ouvrier », Ethnologie française, 31(4), 2001, p. 707-715, et Jean-Michel Faure, « Les “fouteux” de Voutré », Actes de la recherche en sciences sociales, 80, novembre 1989, p. 68-73.
[31] Philippe Bourgois met en évidence le même processus dans les milieux populaires précarisés vivant du commerce du crack à New York : Philippe Bourgois, En quête de respect : le crack à New York, Paris, Seuil, 2001.
[32] L. Wacquant, op. cit.
[33] Howard Nixon, « Gender, sport and aggressive behaviour outside sport », Journal of Sport and Social Issues, 21, 1997, p. 379-391.
[34] Ce que confirment les affaires médiatiques et judiciaires relativement nombreuses à ce sujet, notamment aux États-Unis.
[35] Une enquête similaire a été menée dans le milieu du football féminin, de l’haltérophilie et des guides de haute montagne.
[36] Sur ce point, voir notamment Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979, et Richard Hoggart, 33 Newport Street. Autobiographie d’un intellectuel issu des classes populaires anglaises, Paris, Gallimard/Seuil, 1991.
[37] Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, Minuit, 1980.
[38] Au moment où Yvonne commence sa carrière sportive, le combat féminin n’est pas encore autorisé en boxe française et la boxe anglaise est interdite aux femmes. Elle ne pratique donc que la boxe « soft » mais son rapport à la pratique (prédilection pour les poings, pour les modalités de boxe « hard ») correspond plutôt à celui d’une boxeuse « hard ».
[39] Kevin Young et Philip White, « Sport, physical danger and injury: the experiences of women athletes », Journal of Sport and Social Issues, 19, 1995, p. 45-61.
[40] P. Bourgois, op. cit.
[41] À ce sujet, voir Robert Connell et James Messerschmidt, « Hegemonic masculinity. Rethinking the concept », Gender and Society, 19(6), 2005, p. 829-859.