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Alors que les réseaux électriques qui structurent le monde sont largement invisibles, la chercheuse Fanny Lopez nous invite à plonger dans l’histoire de l’« ordre électrique », centralisé et uniformisé à l’extrême, pour envisager une pluralité de modèles et inverser la perspective : partir du bas, maîtriser la technique, repenser le politique via la réappropriation de la ressource énergétique.
Enseignante-chercheuse dont les travaux se situent au croisement de l’histoire de l’architecture et de l’urbanisme, des techniques et de l’environnement, Fanny Lopez est l’autrice de deux ouvrages consacrés à l’autonomie énergétique. Dans Le Rêve d’une déconnexion, de la maison autonome à la cité auto-énergétique (éditions de la Villette, 2014), elle dresse la généalogie des projets architecturaux qui, au cours de l’histoire, ont intégré cette dimension autonomiste alors que la connexion aux grands réseaux électriques faisait (et fait) œuvre de modèle. Puis elle retrace, dans L’ordre électrique : infrastructures énergétiques et territoires (MétisPresses, 2019), l’histoire matérielle de l’électrification des territoires tout en s’intéressant, grâce à de nombreux exemples puisés en Europe et aux États-Unis, aux enjeux de la relocalisation des ressources en énergie. Traversant son travail de bout en bout, une question : comment les projets locaux d’autonomie énergétique peuvent-ils s’articuler avec des revendications d’autonomie politique ? Discussion.
Lexique
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- Énergie renouvelable : sources énergétiques considérées comme inépuisables et produisant de l’énergie en grande quantité, comme le soleil, l’eau, le vent, mais également la biomasse et la géothermie.
- Infrastructures de transmission/transport : elles acheminent l’électricité, via des lignes de très haute et haute tension, des centrales de production vers des sous-centrales situées dans les zones de consommations (agglomérations ou grandes entreprises).
- Infrastructures de distribution : elles acheminent l’électricité des sous-centrales à nos lieux de vie via lignes de moyenne et basse tension. Des transformateurs permettent de convertir la haute tension en 220
- Réseau électrique : ensemble des infrastructures permettant d’acheminer l’énergie électrique depuis les centres de production jusqu’aux consommateur·ices d’électricité. Le réseau doit garantir la stabilité du courant pour éviter le blackout, de petite ou de grande échelle.
- Micro-réseau : version réduite d’un réseau électrique classique. L’énergie y est apportée directement à un groupe d’utilisateur·ices au départ d’une production locale.
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Pourquoi as-tu choisi de travailler sur l’électricité ? En France par exemple, en quoi la manière dont le réseau électrique a évolué est problématique ?
Mon intérêt pour ce sujet est lié à ma trajectoire militante et à ma participation à des chantiers collectifs sur des lieux autonomes, parallèlement à mes études. La question de l’autonomie fortement revendiquée par ces lieux militants posait la question de l’échelle des services et du rapport aux réseaux existants (eau, assainissement ou électricité). C’est autour de l’électricité qu’il y a le plus de complexité. À partir de là, je me suis intéressée à son histoire et à ses rapports avec l’histoire de l’urbanisme et de l’architecture qui me passionnait tout autant. L’histoire des réseaux électriques est tant technique qu’économique, industrielle, politique et administrative. Les premiers réseaux électriques, dans les années 1890, fonctionnent avec des petites centrales de production et des réseaux peu étendus, l’acheminement de l’électricité n’est possible que sur quelques kilomètres. Entre les années 1900 et 1910, les réseaux se multiplient, les communes s’équipent progressivement. Les réseaux installés sont très hétérogènes, il y a beaucoup de fournisseurs différents avec des différences de courant et un modèle décentralisé de gestion. Puis les industriels vont chercher à réduire leurs coûts, à augmenter leur rendement, leur production, à couvrir des distances de plus en plus grandes. C’est ainsi qu’au fil des années 1910, 1920, 1930 se dessine progressivement une centralisation technico-économique. Il commence à y avoir des grands groupes régionaux, puis nationaux, de production et de distribution d’électricité et les communes vont perdre progressivement la main.
Dès le début, un rapport de force va s’installer entre les communes et les industriels de l’électricité. Même s’il a pu y avoir des transferts financiers des sociétés électriques vers les communes, qui récupéraient une partie des bénéfices pour développer des projets de services publics et d’intérêt général, beaucoup de défenseurs de l’industrie estimaient que les communes entravaient la liberté des entreprises privées. En France, les lois ne cesseront de limiter le pouvoir économique et politique des communes[1]. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en 1946, EDF, monopole national pour la production, le transport et la distribution de l’électricité est créé dans une version très centralisatrice et favorable aux industriels. Puis à partir des années 1980, la libéralisation du secteur avantage encore plus les grandes entreprises. Aujourd’hui, le secteur électrique se découpe en trois grands ensembles : la production (dérégulée et réalisée par plusieurs entreprises : EDF, Total Direct Énergie, Engie…), la transmission (RTE[2]) et la distribution (Enedis) – qui sont quant à elles toujours régulées par l’État. Bref, c’est intéressant de voir qu’au fil de l’histoire les pouvoirs locaux n’ont cessé de perdre la main et que tous les projets de décentralisation ont été systématiquement rejetés et écartés.
Quand les premières initiatives d’autonomie énergétique sont-elles apparues ?
L’histoire de la petite échelle de la production et de la distribution, des petites centrales, des petits réseaux, du municipalisme électrique est aussi ancienne que l’histoire de l’électricité. L’ouvrage issu de ma thèse, Le rêve d’une déconnexion, questionne les antécédents conceptuels et expérimentaux de la recherche d’autonomie énergétique pour montrer qu’elle n’apparaît pas dans les années 1990 ou 2000, moment où la notion arrive dans le champ institutionnel de l’écologie avec le développement dit durable, ni dans les années 1970 où elle est souvent rattachée à l’histoire de la contre-culture et des luttes antinucléaires.
L’histoire de l’électricité est marquée par des batailles d’échelles, de courants, de visions sur les modèles de société qui en découlent. Le modèle des grands réseaux électriques est un modèle conçu pour la croissance et selon des logiques industrielles ; il utilise majoritairement des énergies non renouvelables. Mais la critique de la giant science, de la massification et du gigantisme technologiques a toujours existé comme un contrepoint. Par exemple, dans les années 1920-1930, les régionalistes étatsuniens de la Regional Planning Association of America font la critique des grands barrages du New Deal[3] qui défigurent les territoires et travaillent sur des propositions de petites infrastructures hydrauliques, liées à une industrie de plus petite échelle. L’architecte Frank Llyod Wright fut également un grand défenseur de l’autosuffisance, en témoignent son domaine Taliesin et son utopie urbaine Broadacre city[4]. L’histoire de ces infrastructures et de leurs liens aux territoires habités nous montre qu’il y a un nombre immense d’alternatives au capitalisme thermo-industriel centralisé.
Justement, pourrais-tu nous en présenter quelques-unes qui ont cours aujourd’hui ?
Depuis une quinzaine d’années, la coopérative est devenue une forme privilégiée et leur nombre a explosé en zone rurale, urbaine ou périphérique notamment en Europe mais aussi aux États-Unis. Pour la ville, on pourrait citer l’exemple de Co-op City dans le Bronx, un quartier du nord-est de la ville de New York. Co-op City, c’est une coopérative d’habitant·es qui gère, en lien avec le bailleur et soutenue par des financements publics, l’un des plus grands micro-réseaux à usage résidentiel au monde. Les deux turbines à gaz de l’installation électrique, qui produisent 38 MW, permettent de produire de l’électricité à moindre coût pour les résident·es (dont les factures ont baissé) et de vendre de l’électricité excédentaire au grand réseau électrique, même si c’est un bras de fer avec l’opérateur historique[5]. Les fonds générés par la vente d’électricité permettent de rembourser les prêts liés à la réalisation du projet et d’investir dans d’autres projets collectifs dans le quartier. L’autonomie électrique de Co-op City avoisine aujourd’hui les 90 %. La coopérative prévoit d’ajouter 5 MW de capacité solaire photovoltaïque et une station d’épuration pour convertir les eaux usées en eaux grises. Il y a aussi l’idée de méthaniser une partie des déchets fermentescibles pour transformer la centrale de cogénération gaz en centrale biomasse[6]. Ici, l’exemple est intéressant parce que c’est une communauté d’habitant·es qui s’est structurée en coopérative pour récupérer la plus-value financière : les bénéfices vont à la communauté. Car relocaliser l’énergie, c’est aussi relocaliser des flux économiques.
Dans le cas de Co-op City, on a une centrale de 38 MW. C’est énorme, c’est un métier de gérer ça. C’est pourquoi la coopérative emploie une société énergétique pour le faire à sa place. Il y a d’autres exemples où c’est la coopérative qui le gère directement, mais dans ce cas, il faut les savoir-faire ; les gens se forment ou recrutent les compétences nécessaires. Toutes ces situations sont bien particulières aux États-Unis, car les micro-réseaux privés y sont légalement autorisés, tandis qu’en France, et globalement en Europe, ce n’est pas le cas, même si les réglementations diffèrent.
En Allemagne, en ce moment, il y a des communes qui remunicipalisent leurs réseaux comme Hambourg ou Saerbeck. Contrairement à la France, l’Allemagne n’a jamais connu le monopole de la gestion énergétique par une seule entreprise (EDF) : depuis la fin du XIXe siècle, les municipalités prennent part à la production et à la fourniture d’énergie grâce aux Stadtwerke, des entreprises communales. Face à de lourds problèmes de financement, de nombreuses communes ont revendu leurs Stadtwerke à des entreprises à partir des années 1980, mais la vague s’inverse depuis les années 2000 dans l’idée d’une relocalisation des ressources et production d’énergies renouvelables.
En France, malgré l’extrême centralisation, y a-t-il quelques initiatives ?
Oui. Pour la production, il y a par exemple Énergie-partagée et Enercoop qui rassemblent des citoyen·nes, des associations et des institutions, et qui militent pour cette réappropriation dans les territoires, en développant et en accompagnant des installations de production d’énergie renouvelable. Des grandes villes comme Grenoble et Albi, mais aussi des municipalités plus rurales comme Tremargat ou Le Méné soutiennent ces initiatives. Mais s’il y a des initiatives locales en matière de production, il n’y a pas, au niveau national, de politique écologique et énergétique en faveur de la décentralisation, de la relocalisation et de l’autonomie. La réglementation interdit les micro-réseaux, Enedis a le monopole de la distribution – les énergies renouvelables produites sont donc toutes « mélangées » dans le « grand » réseau dans la réalité et Enercoop, par exemple, ne peut garantir que « moralement » que ta consommation provient d’énergies renouvelables.
En fait, cette histoire de l’autonomie énergétique est plurielle. Aucune initiative ne se ressemble car elles dépendent à chaque fois du lieu, des ressources disponibles et du projet des acteur·ices qui les portent et les font vivre. Et il y a aussi des gens dans les grandes institutions qui font du super boulot, qui participent à faire bouger les lignes. Pour l’énergie, en France, les résistances au changement sont fortes, c’est une guerre idéologique au plus haut niveau de l’État. Il faut voir les liens entre les capitaines de l’industrie et le politique, via les grands corps d’État issus de l’ENA (Inspection des finances, Conseil d’État, Cour des comptes) ou de Polytechnique (corps des Mines ou des Ponts). Leur mainmise sur l’économie est avérée. Sur le sujet, les travaux d’Alexandre Moatti sont passionnants.
Les collectifs ou les communes qui cherchent à relocaliser les réseaux sont-ils animés par des réflexions critiques à l’égard du fonctionnement des institutions politiques (l’État centralisé par exemple) ? Les motivations sont-elles uniquement « écologiques », ou portent-elles aussi sur les modes de gouvernement ?
Ça dépend… Les postures sont très différentes. Dans sa thèse sur l’autonomie énergétique en milieu rural en France, en Allemagne et en Autriche, l’anthropologue Laure Dobigny a bien montré que les projets portés par des particuliers, des agriculteur·ices et des collectivités locales comportaient des dimensions politiques fortes. Car, comme elle le dit, « finalement lorsque l’énergie change de mains, le pouvoir aussi »[7].
En revanche, si la municipalité grenobloise a annoncé son souhait de produire, via GEG (Gaz électricité de Grenoble), l’équivalent de la consommation des habitant·es de la ville en énergie renouvelable, le parc éolien qu’elle possède se trouve aux quatre coins de la France (donc rien de local). Par ailleurs, la mairie est aussi assez critiquée car ce projet ne s’accompagne pas d’un discours sur la réduction de la consommation d’énergie, notamment des entreprises super énergivores de la high-tech grenobloise[8]. En fait, les discours et les projets sur l’autonomie énergétique et les micro-réseaux sont aussi portés par des grandes entreprises, qui les vendent comme des dispositifs high-tech. Ce sont des outils de renouvellement du capitalisme urbain. À New York, le complexe immobilier de Hudson Yard a doté ses luxueux immeubles d’un micro-réseau électrique et d’un système de chauffage autonome. En cas d’ouragan ou de catastrophe, les habitant·es pourront continuer de regarder Netflix en faisant tourner la machine à glaçons. La notion, floue, de « transition énergétique » n’est souvent qu’un écran de fumée. Car il ne s’agit pas uniquement de modifier la source d’énergie et sa structure matérielle, technique et organisationnelle. La chose n’a un intérêt que si elle s’inscrit dans un projet de décroissance, de baisse des consommations et du bilan carbone global.
Concrètement, est-il possible de parvenir à une autonomie énergétique ? Si oui, à quelle échelle ? Celle d’une maison, d’une commune, d’un pays ? Ce serait quoi un nouveau système énergétique qui reposerait sur des autonomies locales ?
Je pense qu’il y a beaucoup de choses à reprendre dans l’histoire du municipalisme socialiste et libertaire, du communalisme en passant par le fédéralisme démocratique[9]. Dans tous les cas, la coexistence des échelles est complexe. Renforcer les productions locales ne signifie pas se couper de toutes les infrastructures existantes. Un hameau rural peut être 100 % autonome et fonctionner avec un micro-réseau et des productions locales d’énergie, mais en zone urbaine dense ou plus périphérique, c’est plus compliqué, il faut penser les interconnexions territoriales. Chaque unité ou groupement bâti devrait maximiser ses capacités productives et optimiser sa gestion, afin d’augmenter son autonomie de fonctionnement et redistribuer l’excédent dans la maille énergétique locale, régionale ou nationale. En fait, il s’agirait juste d’inverser la hiérarchie historique du système électrique. On partirait du local, on renforcerait partout où cela est possible l’autosuffisance à partir des énergies renouvelables et le grand réseau électrique deviendrait une sorte de système de secours. S’il faisait trop froid dans le grand Est l’hiver 2026, alors on devrait pouvoir piocher de l’électricité produite par le Sud au même moment. Il y aurait donc une organisation territoriale à trouver. Il ne s’agit pas de revenir à un individualisme méthodologique[10] qui consisterait à imaginer que la somme des collectifs autonomes libertaires suffit à faire société. C’est plus compliqué que ça. Il y a des structures et des échelles de gouvernance qui existent – la commune, les intercommunalités. Comment partir de là ? Quel est le rapport avec la région, le pays ? Il faudrait repenser toute la politique énergétique du pays avec et à partir des territoires.
Et puis il faudrait organiser la diversité infrastructurelle. Car le système technicien tel qu’il s’est développé ne tolère aucune spécificité : tout a été homogénéisé, standardisé et normalisé par la centralisation. Penser un système énergétique décentralisé et distribué, c’est l’inverse, c’est intégrer la spécificité, le particularisme et la diversité infrastructurelle.
Mais d’abord, avant de réfléchir à des modèles d’autonomie énergétique, il faut aussi pouvoir envisager une baisse assez forte de nos consommations. C’est un point essentiel, irrémédiable. L’âge de l’illusoire abondance est terminé. On ne peut pas consommer deux ou quatre planètes éternellement, on est dans le rouge. Rouge foncé. Dans ce sens, on peut mettre en avant l’hypothèse d’une équipe de recherche canadienne, Follow the Wind, Follow the Sun[11] : quand il n’y a plus d’énergie renouvelable, on stoppe les activités les plus consommatrices et énergivores, celles de nuit également.
Est-ce que tu crois encore dans la technique ? Est-ce qu’on a encore besoin d’inventer de nouveaux dispositifs techniques pour répondre aux défis énergétiques contemporains ? Est-ce que toutes les pièces ne sont pas déjà là, mais pas agencées de la bonne manière ?
Oui, je crois en la technique et l’histoire des techniques est passionnante, même si elle est beaucoup parasitée par la question de la flèche du progrès. En 1963, l’historien des techniques Lewis Mumford prononce à New York un discours qui sera publié sous le titre : « Techniques autoritaires et techniques démocratiques ». Il dit, en gros, que depuis la fin des temps néolithiques, deux techniques ont coexisté côte à côte, l’une autoritaire et l’autre démocratique. La première nécessite des moyens industriels colossaux, émane d’un microcosme d’experts. Elle est extrêmement puissante, coûteuse et polluante. Elle est aussi plus instable et dangereuse. La seconde, maîtrisée par l’humain, est plus faible, lente, sobre, ingénieuse et durable. C’est un peu binaire, dit comme ça, mais je trouve cette réduction assez opérante. La première trouve ses origines dans le despotisme oriental des civilisations dites précapitalistes. L’historien marxiste Karl August Wittfogel a analysé le mode de production de ces « civilisations hydrauliques » qui contrôlaient les fleuves, le système d’irrigation et l’agriculture, et il a montré que ces anciens empires, notamment la Chine et l’Égypte, étaient fondés sur le contrôle total des eaux, grâce à la mise en place d’une large bureaucratie centralisée et de l’esclavage pour maîtriser ces infrastructures monumentales.
C’est le même mythe de puissance illimitée qui va obséder les inventeurs des bombes atomiques, des fusées, les transhumanistes. Il y a un délire, une ivresse de puissance qui les pousse dans une croyance mystique : la technique doit s’étendre et dépasser ses limites, celle de l’entendement humain quel qu’en soit le coût ultime pour la vie, l’environnement. Cette technique autoritaire a su être merveilleusement dynamique et productive, elle a augmenté de manière illimitée, dans des proportions gigantesques, tout un tas de choses, des produits admirables, d’autres bien inutiles. Elle s’acquitte progressivement de la promesse d’une massification et d’une accessibilité : c’est l’avion et le smartphone pour presque tou·tes. Mais il y a une contrepartie, nous dit Mumford : cette technique est autoritaire, elle nous contraint d’accepter tout ce qu’elle produit artificiellement, de manière normée et uniformisée, sans jamais laisser la porte ouverte aux alternatives. Dans les années 1920, le moteur de la voiture était thermique, pas électrique. En 2030, il sera électrique. Point final.
Or nous voulons une société qui puisse développer d’autres projets techniques pour d’autres façons de consommer et de vivre. On ne veut pas consommer de l’électricité nucléaire, ni des véhicules électriques ou des smartphones pleins de terres rares[12], on ne veut pas être fliqué·es en permanence par le numérique jusque dans notre lit.
C’est là qu’interviennent les questions féministes, que tu articules à ta critique des infrastructures techniques…
Oui effectivement, c’est un point central. La pensée aménagiste est avant tout viriliste. L’ingénierie militaire et civile est structurée par des stéréotypes de genre et une pensée spécifique de l’infrastructure qui repose sur un imaginaire et une idéologie sexiste, androcentrée et anthropocentrée. En deux mots, l’ordre des sexes range les femmes dans la sphère privée et de la famille – qu’elles peuvent éventuellement investir comme un domaine d’expertise – tandis que les hommes exercent leur domination dans la sphère publique, celle du travail rémunéré, de la citoyenneté, de la transformation de la nature, de l’ingénierie et de la technique qui s’affirmera avec les révolutions industrielles du XIXe siècle. Au tournant des années 1980, les études féministes et de genre percutent l’histoire des techniques et ouvrent de nouvelles perspectives critiques. De nombreuses théoriciennes écoféministes[13] ont montré les liens entre les oppressions de genre, sexistes, racistes, LGBTQIphobes et l’exploitation de l’environnement. Et il y a de nombreuses recherches ainsi que des expérimentations collectives féministes et queer qui s’emparent du champ des techniques pour proposer d’autres manières de faire en matière de construction et d’aménagement notamment[14]. C’est toute une nébuleuse d’initiatives et de références. Je suis justement en train de travailler là-dessus, à savoir quelle serait une pensée féministe/queer des infrastructures électriques…
À la « profession mutilante » du médecin, de l’architecte – ou de l’expert EDF – et aux machines, dont les humains sont les serviteurs, Ivan Illitch oppose les « outils conviviaux », des outils « au service de personnes intégrées à la collectivité », soit des technologies accessibles à tou·tes. Les réseaux énergétiques peuvent-ils être conviviaux ?
La notion de technologie accessible renvoie à celle de technologie démocratique dont on parlait avec Mumford. Dans mes deux ouvrages, une bonne partie des exemples passe par des « technologies » manipulables, maîtrisables, conviviales. Sous-entendu, si le micro-éolien tombe en panne, la coopérative sait le réparer. En fonction de l’échelle ou de la technologie, soit la tendance est low-tech[15], et les solutions techniques sont facilement appropriables, soit la communauté s’appuie sur une société de gestion énergétique (comme Coop-city) qui emploie des gens dont la maintenance et la réparation sont le métier. Dans son anthropologie des projets d’autonomie énergétique, Laure Dobigny montre que quand les habitant·es se sentent copropriétaires et responsables d’une partie de l’infrastructure énergétique qu’ils et elles utilisent, mais aussi des espaces communs collectivement investis, des changements de comportement et d’usages sont observés, au premier rang desquels une baisse de la consommation.
Mais cela ne veut pas dire que les habitant·es doivent tout faire, partout, tout le temps. Ils et elles peuvent s’appuyer sur des professionnel·les. Car tou·tes les médecins, ingénieur·es, architectes et autres expert·es n’entretiennent pas des positions de savoir écrasantes. Je ne pense pas que la professionnalisation soit par essence mutilante. C’est un vieux débat. On ne peut pas tout faire et tout savoir, sinon on fait souvent tout mal. La spécialisation fait gagner du temps, elle est gage d’expérience et de maîtrise technique. À une échelle plus domestique, si je n’ai pas envie de faire une formation d’électricienne ou d’ingénieure, je peux faire appel à celles et ceux dont c’est le métier, ce qui n’empêche pas de se former et d’acquérir des savoir-faire, de participer à des chantiers collectifs.
Dans ton premier livre, tu cites nombre de « rêves » de déconnexion électrique, comme les maisons du futur de Buckminster Fuller (1928), la maison autonome d’Alexander Pike (1971-1979), les projets de cité auto-énergétique de Jeanne-Marie et Georges Alexandroff (1976). Que racontent ces expériences – marginales, ambiguës, parfois non abouties – de la notion d’autonomie ? Qu’est-ce qui t’intéresse avec cette idée ?
Ce qui m’intéresse dans la notion d’autonomie, c’est que le terme est radical, plus politique que la notion d’autosuffisance, qui renvoie à un équilibre entre production et consommation. En moins de deux siècles, tous les besoins premiers sont devenus totalement dépendants de médiateurs techniques, institutionnels et commerciaux. Le mouvement de l’autonomie énergétique, en provoquant une mutation conceptuelle et structurelle de l’espace privé au sens large, en interrogeant un retour aux biens communs, en engageant une réflexion sur le municipalisme, propose une reprise de pouvoir sur nos besoins essentiels. Comme on le voit avec les projets utopiques que tu cites, l’architecture peut participer à mieux organiser, et en partie à auto-garantir, les nécessités vitales d’une communauté que ce soit une maison, un hameau, une commune ou un quartier. Ainsi l’architecture peut être entendue comme la mise en espace d’une économie de prélèvement (plus mesurée et sobre qu’une économie de prédation dans le rapport aux ressources) qui renvoie à optimiser spatialement et formellement les conditions matérielles d’existence.
Mais plutôt que l’autonomie en soi, c’est le processus d’autonomisation qui importe, et sa perspective politique. L’image d’Épinal de la petite maison dans la prairie avec son éolienne et ses trois biquettes, c’est sympathique, mais politiquement ça ne va pas très loin. La question de l’émancipation est collective. Comment refaire société autrement, collectivement, avec quelles formes de relations, de rapports au territoire, au vivant, avec quels réseaux ? Comment s’organiser de manière réticulaire et faire en sorte que dans le monde angoissé que l’on connaît, le local ne soit pas repli et isolationnisme xénophobe ? Comment imaginer une diversité d’infrastructures adaptées localement aux climats et aux ressources dans un monde dont la rentabilité s’est à l’inverse construite sur l’homogénéisation des styles de vie et une consommation à grande échelle boostée au kWh nucléaire ? Changer de société, c’est changer d’infrastructures.
[1] Voir l’ouvrage de François-Mathieu Poupeau, intitulé Les pouvoirs locaux et l’électricité en France (1880-1980). Une autre histoire du service public, disponible gratuitement en ligne à l’adresse suivante : <peterlang.com/view/title/65256>.
[2] RTE est le sigle de Réseau de transport d’électricité, gestionnaire du réseau public de haute tension. Les lignes à basse ou moyenne tension sont quant à elles gérées par Enedis.
[3] Le New Deal correspond à la politique interventionniste mise en place par le président Roosevelt entre 1933 et 1938 afin de lutter contre les effets de la Grande dépression. Des grands travaux virent ainsi le jour, tels que la construction de barrages.
[4] Dans le Wisconsin rural, le domaine de Taliesin, de 80 hectares, est doté d’un micro-barrage hydraulique, d’une éolienne et d’expérimentations constructives frugales. En 1932, Wright décrit son équivalent prospectif à grande échelle : Broadacre city, une ville à l’urbanisme en rhizome, décentralisé, dans laquelle la technologie sert l’autosuffisance locale (architecture organique, productions d’électricité locale en îlots, etc.).
[5] Les distributeurs arguent que renvoyer de l’électricité dans le réseau brouille les appareils techniques et qu’ils ne peuvent pas « maîtriser » cette électricité qu’ils ne produisent pas.
[6] En bref, le principe d’une centrale biomasse est de faire fermenter des déchets organiques (autrement dit méthaniser) pour produire du gaz, gaz qui sera brûlé et qui génèrera de la vapeur d’eau, laquelle mettra alors en mouvement une turbine reliée à un alternateur. La cogénération correspond à la capacité de cette centrale à produire simultanément de l’électricité ET de la chaleur pour alimenter le micro-réseau.
[7] Quand l’énergie change de mains : socio-anthropologie de l’autonomie énergétique locale au moyen d’énergies renouvelables en Allemagne, Autriche et France, Laure Dobigny, thèse de doctorat, 2016.
[8] Voir « La transition enchantée », Le Postillon, no 45, avril 2018 (disponible en ligne – https://www.lepostillon.org/La-transition-enchantee.html).
[9] Voir par exemple Janet Biehl, Le municipalisme libertaire. La politique de l’écologie sociale, Les éditions Écosociété, 1998.
[10] Manière d’expliquer les phénomènes sociaux comme la somme des actions individuelles des membres d’une société, sans faire appel aux structures sociales.
[11] <glif.is/meetings/2011/rap/arnaud-greenstar.pdf>.
[12] Il s’agit de matières minérales utilisées dans la fabrication des produits de haute technologie. Leur extraction est à l’origine de troubles sociaux et de grandes pollutions dans de nombreuses parties du monde. Voir Guillaume Pitron, La guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique, Les Liens qui libèrent, 2018.
[13] Voir notamment Emilie Hache (dir), Reclaim, Anthologie de textes écoféministes, Cambourakis, 2016.
[14] Voir par exemple le film de Françoise Flamant, Seven Sisters, à propos d’un collectif étatsunien de charpentières qui luttent contre les discriminations professionnelles des métiers du bâtiment et pour la réappropriation de savoir technique.
[15] Le low-tech ou « technologie faible » désigne des techniques qui ne requièrent pas un savoir ou un savoir-faire trop important pour se les approprier.