Lien vers la brochure en pdf : Squotiti, secoue-toi
Texte de la brochure :
De loin, l’histoire des Centri sociali semble celle, un peu triste, d’une clandestinité victime de son succès et passée dans les mœurs. Rapprochons-nous, alors : on découvrira une histoire moins linéaire, celle de lieux plusieurs fois réinventés, matrices et baromètres de l’inventivité italienne des trente dernières années. Qu’est-ce qu’une culture doit aux marges où elle s’invente ?
La naissance en Italie des Centri Sociali s’inscrit dans un contexte culturel particulièrement statique. Durant les trente dernières années du XXème siècle, la production musicale italienne est en effet essentiellement commerciale. Les grands shows musicaux battent tous les records d’audience année après année. Le très conservateur Festival de San Remo, événement phare du show-business italien, rassemble des millions de téléspectateurs pour le triomphe de la chanson de l’été. De son côté, la gauche occupe l’espace des fêtes en plein air : le Festival de l’Unità est une sorte de fête de l’Humanité où Inti Illimani et Pierangelo Bertoli, groupes historiques de la chanson politique, sont les inamovibles invités.
Seule la culture classique bénéficie d’une part importante des subventions publiques. Ainsi, pendant qu’Eros Ramazzotti serine « Sono cose della vita » sur les chaînes nationales comme sur les médias Fininvest de Silvio Berlusconi, à la Fenice de Venise on écoute Puccini et Vivaldi, et à la Scala de Milan on répète les pas de danse créés par Maria Taglioni il y a 150 ans.
À partir des années 1970, une partie des jeunes Italiens s’engage dans le développement de lieux à la fois non-commerciaux, en marge des partis de gauche italiens, et hors des circuits institutionnels et de la loi. Des lieux qu’ils ont créés et défendus au prix de poursuites judiciaires, pour occupation illégale, vandalisme, ou encore rassemblements non autorisés.
Il est difficile de donner une chronologie précise des squats en Italie car très peu a été écrit sur le sujet. Ce qui est sûr, c’est que les tout premiers Centri Sociali Autogestiti (CSA) ont été créés en 1975, à un moment de tensions sociales aiguës et de redéfinition du champ politique et militant à gauche. À leurs débuts, les centri sociali accueillent des activistes d’horizons très variés, des groupes plutôt orientés vers la lutte antifasciste, des militants d’extrême gauche, mais aussi des rescapés des associations de quartier, qui, après 1968, ont perdu les lieux mis à disposition par les administrations locales.
Sandrone Danzieri, journaliste et écrivain proche des mouvements des centri sociali, décrit trois périodes fondamentales dans l’histoire des squats italiens. La première ère va de 1975 au début des années 1980. D’emblée, une même dénomination recouvre une assez nette répartition des affectations, entre les squats habités et les lieux d’animation politique et sociale. Dans ces derniers, des repas sont distribués, des crèches autogérées mises en place, des séances de théâtre ou de cinéma militant organisés, etc. La vitalité initiale des centri sociali est toutefois mise à mal par l’application des lois anti-terroristes, mais aussi par la normalisation d’un certain nombre d’activistes de la première heure, dont certains sont séduits par les nouvelles formes de militantisme proposés par le PCI.
L’idée d’ouvrir tous les soirs ces espaces marque la transition entre la première et la deuxième ère des centri sociali. Avec la culture punk, les squats entament véritablement une nouvelle vie – la nouveauté résidant dans la recherche d’activités culturelles et musicales, qui changent la physionomie même des centri sociali. Selon Primo Moroni, théoricien du mouvement, l’identification de cette nouvelle forme de production avec la définition d’une culture « antagoniste » vient de cette deuxième ère : « La contre-culture, ou underground, est un réseau de production censé inverser les paradigmes dominants. Le mouvement punk des années 1980 avait pour but de détruire toutes conventions et falsifications liées aussi bien à la tradition communiste orthodoxe – l’utopie qui devient cauchemar – qu’à celle des démocraties progressistes ».
Si, dans les squats envahis par les punks, les concerts se suivent à un rythme effréné, ces lieux occupés restent pourtant invisibles pendant près de dix ans. Les luttes avec les propriétaires ou avec la police, les interminables polémiques avec les voisins, n’intéressent pas l’opinion publique.
La troisième ère des centri sociali sera celle de la visibilité. Elle commence avec l’expulsion des occupants du Leoncavallo, le plus grand squat du nord de l’Italie, installé depuis 1975 dans une ancienne usine pharmaceutique de la proche banlieue milanaise. À l’été 1989, les bulldozers escortés par la police rasent le Leoncavallo ; mais les ex-occupants, après une réunion en pleine rue, devant une façade qui ne cache plus désormais que des décombres, annoncent leur intention de rester sur place, de résister à l’évacuation, et d’organiser un grand concert pour collecter de l’argent et entreprendre la reconstruction. Le lendemain, cette « rébellion » fait la une de tous les quotidiens d’Italie. Pendant plusieurs jours, la rue reste occupée par les ex-squatteurs, barricades et blindés se font face. Cet épisode, s’il n’est pas en soi la cause de la renaissance des centri sociali, agit comme le catalyseur d’une visibilité nouvelle pour le mouvement des squats.
Dès lors, le sigle CSA devient un code reconnu partout et par tous. Dans chaque ville italienne, les murs se transforment en vitrines des centri sociali. Les slogans politiques et les annonces de manifestations cèdent la place aux affiches de concerts ou de soirées techno. Chaque week-end, le CSA Pedro de Padoue, le CSA Livello57 de Bologne ou le Forte Prenestino de Rome accueillent des milliers de personnes, venues assister aux shows de Sonic Youth ou des Ramones.
L’organisation des événements, des concerts ou des fêtes perd de sa connotation politique et se dissocie de la gestion des espaces : il n’est plus nécessaire que les groupes invités adhèrent au projet politique du lieu. Choisir de donner un spectacle dans un espace non-commercial est considéré comme un geste politique en soi. Au début, les concerts sont interrompus par les cris de la foule : « venduti ». Mais rapidement les services d’ordre des lieux (des redskins plutôt résolus) calment les plus intransigeants. Quant à la police, exaspérée par son incapacité à contrer les organisateurs, elle s’en prend aux groupes qui se produisent dans les CSA. Certains sont poursuivis en justice pour avoir participé à des concerts non autorisés, pour lesquels la SIAE (équivalent italien de la SACEM) ne perçoit rien sur les entrées. En 1995, BikiniKill et TeamDresh, deux groupes riot grrrl américains[1], sont invités au Leoncavallo par un collectif féministe et seront convoqués au tribunal après le concert. « Ça n’a pas été facile de leur expliquer que l’homme qui les avait suivies backstage était un officier de police et non un fan – raconte Flipper, ingénieur du son – elles ne pouvaient pas croire qu’un concert de deux mille personnes en pleine ville soit illégal. »
Les fêtes et les concerts dans les squats deviennent rapidement les seuls moyens d’autofinancement. Inutile d’espérer, comme c’est le cas dans d’autres villes européennes, des aides des pouvoirs publics : ceux-ci profitent, au contraire, de chaque occasion pour essayer de déloger les occupants. Les CSA misent plutôt sur une programmation culturelle et musicale « exigeante ». À l’entrée des squats, une contribution est demandée, le plus souvent libre. Une nuit, en 1995, le Leoncavallo, qui, après avoir été violemment délogé en 1989, s’est installé dans la ceinture industrielle de Milan, est à nouveau visité par la police ; celle-ci, pendant la perquisition visant un trafic de drogue, casse l’immense sono du lieu. Il faudra à partir de ce moment louer le matériel à chaque fête et demander une contribution minimale à l’entrée.
La présence de « substances illicites » fait partie des infractions les plus souvent invoquées par les forces de l’ordre. À cela, le mouvement des centri sociali répond par un discours politique clair, ouvertement anti-prohibitionniste, en diffusant des textes sur la prévention des risques. La Fête des semailles du cannabis au printemps ou celle de la récolte à l’automne sont deux événements majeurs de la programmation de nombreux squats. Les radios libres, qui, depuis les années 1970, accueillent la « voix du mouvement », prennent parfois des risques afin de relancer la réflexion sur la légalisation dans les centri sociali. Il arrive que pendant un concert un petit stand caché par un épais rideau noir fasse office de guichet de vente de cannabis. Après avoir attendu (en général plus longtemps que pour entrer), on passe commande de ganja (un sachet, deux maximum), qu’une main gantée de blanc surgie de derrière le rideau remet au consommateur : « comme à Amsterdam, sauf qu’il faut faire plus attention ». Mais, dans la plupart des soirées, la vente n’est pas organisée, et le squat fonctionne seulement comme une grande scène libérée des contraintes commerciales.
Les centri sociali ont été en effet l’unique espace possible en Italie pour organiser les premières rave-parties, accueillir les artistes de la scène underground européenne, les groupes dub anglais, les performances des toreros virtuels de La Fura Dels Baus ou les sons indus arrivés de Belgique et de France.
La musique techno n’est évidemment pas l’unique nouveauté dans cette tentative de réappropriation d’un espace autonome. De la contre-culture des années 1980 naît aussi la courte saison des « Posse » et du rap à l’italienne. Dans l’esprit d’autoproduction de la période punk, les jeunes des squats du sud de l’Italie, Rome, Catane, Naples, tentent une synthèse entre le chant populaire, la musique traditionnelle (la tarentelle) et les rythmes africains. À la différence des groupes d’Amérique du Nord, les textes des chefs de file de cette nouvelle scène (Sud Sound System, 99Posse, Assalti Frontali) parlent de chômage et de pauvreté plutôt que de haine raciale et de ghettos.
Pour ne pas laisser l’espace inoccupé en dehors des grandes soirées de week-ends, les salles des squats sont prêtées aux associations et aux collectifs. La décision d’accueillir un groupe est prise par l’assemblée des militants et il s’agit, dans la plupart des cas, de décisions politiques. Les moyens du centre sont alors mis à disposition. Les premières fêtes queer sont ainsi accueillies à Milan dans le CSA Squotiti, au grand étonnement des habitués, qui n’avaient sûrement pas bien compris de quoi il s’agissait. De ces mélanges intempestifs naissent de nouvelles formes d’intégration, de réflexion et d’ouverture. Et l’échange se fait dans les deux sens : les collectifs d’occupation des lieux se trouvent parfois confrontés à des réalités plus marginales que celle qu’ils vivent ; « il aurait fallu voir leur tête – dit Flavio, organisateur de ces premières queer parties, à propos des occupants de Squotiti – quand le premier groupe de transsexuels brésiliens a débarqué avec talons aiguilles et fourrures en faux léopard pour le sound-check du concert du soir ». Parfois, ceux qui rentrent en contact avec le monde des centri sociali, soit pour y avoir organisé une expo, soit simplement pour avoir participé à une fête, s’imprègnent de cette culture de gestion d’un espace alternatif, qui n’existe nulle part ailleurs. Au début des années 1990, nombreux sont les nouveaux collectifs qui sont prêts à suivre l’exemple des squats : pour obtenir des locaux, le plus efficace est encore de les « occuper ».
Les centri sociali de la troisième ère deviennent rapidement le lieu d’accueil de toutes les minorités : d’abord les immigrés, puis les gauchistes, les pédés, les théâtreux, les étudiants, les chiens, les musichiens, les pauvres, les pazzerelli[2], les lesbiennes, les zapatistes, les punks, les redskins, les mods, les féministes, les toxs et tous les autres. Les librairies autogérées, les radios pirates, les cineforums, localisés dix ans auparavant un peu partout dans la ville, rouvrent à l’intérieur des labyrinthes des centri sociali. Tous les projets politiques, intellectuels, culturels, militants y trouvent leur place. Ainsi, c’est là que naissent, à la fin des années 1990, des groupes comme les Tute Bianche (ou invisibili, chômeurs et précaires), dont l’expérience donnera naissance en août 2001, après le traumatisme de Gênes, au « laboratoire de la désobéissance » des disobbedienti[3]. Pour parler de cette ébullition, la presse utilise les mots « autonomes » ou « alternatifs » ; dans le milieu, c’est plutôt le terme « antagonistes » qui circule.
Seule constante : la foule, qui tous les soirs remplit les grands espaces des centri sociali, crée la vie et le mouvement à l’intérieur des squats, les transformant en zones aux contours fluides, et alimente en quelque sorte les collectifs de militants. Mais cette relève n’est pas suffisante et, à la fin des années 1990, le nombre de ceux qui fréquentent les centri sociali a énormément augmenté, alors que les collectifs de gestion sont restés les mêmes qu’il y a dix ans.
À la différence du mouvement punk, qui se voulait en marge de la société, les centri sociali de la troisième ère ont cherché à se constituer comme pôles de production culturelle sur le terrain adverse. Ce qui n’est pas sans danger : lors de son intervention au colloque de 1997 « Musiques contre : la chanson protestataire en Italie », Primo Moroni parle ainsi de « l’inévitable dérive » de l’utilisation de la programmation culturelle et musicale des centri sociali de la troisième ère. La création d’un circuit professionnel de techniciens, d’organisateurs de spectacles et de musiciens désormais bookés dans les Festivals officiels, et le besoin de légitimation des lieux en tant qu’espaces reconnus dans le tissu urbain, poussent à organiser des spectacles plus commerciaux, à engager des acteurs de l’establishment. Le processus d’assimilation est alors trop avancé pour qu’on puisse faire marche arrière. Les discothèques et les bars à la mode s’offrent une déco « dans le style des squats », et les salles couvertes de graffitis des centri sociali sont louées comme plateaux d’émissions télé pour les « jeunes ».
La fête antagoniste, qui en Italie ne pouvait naître que dans les centri sociali, a dû, à la fin du siècle dernier, sortir de leurs murs. Pour retrouver le caractère underground, des espaces plus petits ont été investis, loin des anciens lieux devenus institutionnels. Aujourd’hui, les centri sociali se demandent quelles nouvelles impulsions pourront regrouper les divers mouvements antagonistes du pays, et avec quelles énergies poursuivre le travail engagé. Les différences entre les nouveaux groupes de squatteurs et les collectifs historiques pousseraient à croire que le combat politique n’est plus la priorité principale. Mais, pour Sexshok à Bologne ou Pornflakes à Milan, les rencontres et les fêtes restent des moments de visibilité pour une subculture qui n’a toujours pas trouvé sa place dans la société.
[1] De girls riot, émeute de filles, mouvement né en 1991 dans l’état de Washington en réaction
à la domination masculine sur la scène musicale « alternative » du nord-est des USA.
[2] « petits fous », pensionnaires d’asiles psychiatriques.
[3] Où se mène une réflexion sur désobéissances sociale et civile, ainsi que sur le rapport à la violence.