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Vieux de plus d’un demi-siècle, le mouvement skinhead souffre d’une mauvaise réputation. Ne l’assimile-t-on pas, spontanément, au racisme ou à l’ultraviolence ? Son vrai visage, inséparable de la musique jamaïquaine et du punk, est pourtant bien différent de l’image qui lui colle à la peau. Celle-ci s’explique à la fois par les récupérations de l’extrême droite et par les fantasmes des grands médias.
L’été 1967 ne fut pas forcément pour tout le monde la saison de l’amour et de la communion collective (Summer of love) chère aux hippies. Cette année-là, en marge de la vague psychédélique qui secoue les États-Unis puis l’Europe, sous le signe du Flower Power, le phénomène skinhead fait son apparition au Royaume-Uni[1]. Ce nouveau mouvement est le fruit de la rencontre entre deux communautés, celle des hard mods (« mods radicaux ») et des rude boys (ou rudies, « mauvais garçons »). Les premiers, enfants d’ouvriers, représentent la frange prolétaire des modernistes (mods), un courant culturel né à la fin des années 1950 parmi la petite classe moyenne britannique férue de musiques afro-américaines ; les seconds, issus des ghettos, sont de jeunes immigrés jamaïquains habitués des sound systems à la sauce caribéenne, que fréquentent également les hard mods. Peu politisés, les skinheads ont en commun la passion du ska, du rocksteady et du early reggae inventés à Kingston[2], l’attachement aux valeurs ouvrières, le goût des rixes et le rejet de la contre-culture hippie, qu’ils jugent trop bourgeoise, loin de leur univers empreint de violence sociale.
Inquiétude croissante dans l’opinion
À rebours du style « baba cool » en vogue à l’époque, les skins se distinguent par leurs cheveux très courts (selon la norme capillaire adoptée dans les bidonvilles de Jamaïque, mais aussi dans les usines britanniques pour des raisons de sécurité), des jeans raccourcis, tenus par des bretelles, des chaussures montantes, comme les fameuses Dr. Martens, et des blousons serrés (Bombers, Harrington…). Parmi leurs idoles originaires de l’île caribéenne, on trouve Laurel Aitken (le « parrain du ska »), qui consacra aux skinheads de nombreux titres, tels Skinhead Train (1969) et Skinhead Invasion (1970), Prince Buster, auteur du tube Al Capone (1967), Dandy Livingstone, dont le morceau Rudy, A Message to You (1967), maintes fois repris, est dédié aux rude boys, Desmond Dekker (Rude Boy Train, 1967), Desmond Riley (Skinheads, A Message to You, 1969), Symarip (Skinhead Moonstomp, 1969), The Skatalites, etc.
En 1969, le mouvement skinhead est à son apogée. Il va, toutefois, rapidement se déliter. Entaché d’une réputation de violence, que les médias amplifient à travers le prisme du hooliganisme, il suscite une inquiétude croissante dans l’opinion publique et subit la répression policière. Surtout, beaucoup de skins ne se reconnaissent pas dans le virage que prend le reggae alors en plein essor, auquel ils étaient pourtant étroitement liés. L’éclosion sur la scène musicale du roots reggae, après celle du early reggae (appelé aussi skinhead reggae), marque un point de rupture. Ce dernier se voulait multiracial, tourné vers les couches laborieuses et les déclassés ; le roots reggae, à l’inverse, porté par le rastafarisme, revendique haut et fort l’identité afro-jamaïquaine, ce qui contribue à la marginalisation d’une grande partie des skinheads — « La négritude toujours plus affirmée du reggae était forcément moins attirante pour les skinheads, qui se sentaient de plus en plus étrangers à cette mouvance musicale, et ce au moment même ou leur propre sous-culture montrait des signes d’essoufflement », explique ainsi le sociologue Dick Hebdige[3]. Au début des années 1970, le courant skin s’estompe devant la déferlante rasta, qu’un bel avenir attend, comme en témoigne le succès planétaire de Bob Marley.
Une décennie plus tard, les skinheads refont surface au travers du street punk. Lancé en réaction à l’évolution du punk, passé de la rébellion à l’institutionnalisation, le « punk des rues » entend non seulement réinsuffler la rage originelle du mouvement apparu au milieu des années 1970, mais aussi remettre à l’honneur l’« esprit skinhead » des sixties. Sham 69, Angelic Upstarts, Cock Sparrer, Cockney Rejects, The 4-Skins, The Last Resort, etc., sont les chefs de file de cette scène musicale indocile. Elle se prolonge bientôt dans la oi ![4], portée sur les fonts baptismaux par les Cockney Rejects (Oi ! Oi ! Oi !, 1980), entre autres, et le critique rock Gary Bushell. Ce courant réunissant des skins et des punks au crâne rasé (bald punks) s’appuie sur un son brut, sans fioritures stylistiques, et des chœurs puissants, semblables à ceux des chants de supporteurs. Proche de la classe ouvrière, laminée par la crise économique dans une Angleterre conduite d’une main de fer par Margaret Thatcher (1979-1990), il se veut « anticapitaliste, antiestablishement mais apolitique », selon la définition qu’en donne Bushell (alors d’obédience socialiste, comme de nombreux skins)[5].
Contre la récupération du mouvement
Cependant, la oi ! va elle aussi pâtir d’une image sulfureuse auprès de l’opinion. Les tabloïds du pays montent régulièrement en épingle l’agitation régnant dans les rassemblements oi ! et décrivent les skinheads comme de jeunes soûlards bagarreurs. De surcroît, le mouvement fait l’objet de tentatives de récupération de la part de l’extrême droite — National Front (nationaliste) et British Movement (néonazi) en tête —, dont les militants, en quête de nouvelles recrues, infiltrent les concerts, multipliant les troubles. Si très peu de skinheads rejoignent les rangs de l’extrême droite, il n’en faut pas plus pour que la oi ! se voit réduite au fascisme et au white power. Le mouvement des origines est progressivement occulté par quelques formations ultranationalistes, suprémacistes ou néonazies dont les médias grossissent l’importance. Des groupes comme Skrewdriver, Skullhead ou Brutal Attack s’emparent ainsi de la oi ! pour promouvoir le courant Rock Against Communism (RAC), ou naziskin, et le réseau Blood & Honor, dont le nom reprend la devise hitlérienne « Blut und Ehre » (« sang et honneur »).
En face, la résistance s’organise. Dès 1983, le fanzine Hard As Nails, animé par deux jeunes skins membres du Parti travailliste britannique, lance la « campagne pour les vrais skinheads » afin de lutter contre la récupération du mouvement par l’extrême droite[6]. De leur côté, The Oppressed, un groupe de oi ! né en 1981, dont le leader Roddy Moreno créera en 1988 la branche britannique de l’organisation américaine Skinheads Against Racial Prejudice (SHARP), enchaînent les tournées pour dénoncer le RAC et rappeler les fondamentaux de l’« esprit skin » — c’est la « [culture jamaïquaine], mélangée avec la culture anglaise des milieux ouvriers, qui a fait des skinheads ce qu’ils sont », souligne Moreno[7]. D’autres groupes, comme The Redskins (1981-1986), une formation de soul-punk dont plusieurs membres sont affiliés au Socialist Workers Party (trotskiste), se rassemblent au sein de structures militantes, tel le collectif Red Action Skinhead, pour unifier leur mouvement, se protéger des attaques néonazies lors des concerts ou se joindre aux luttes syndicales, comme le soutien qu’ils apportent aux mineurs lors des grandes grèves de 1984-1985 dans le pays[8]. Pour autant, le combat de ces skinheads « rouges » reste largement ignoré par la presse…
Loin de se cantonner au Royaume-Uni, comme son aîné des années 1960, le second courant skinhead essaime en Europe et aux États-Unis au tournant de la décennie 1980. Il traverse notamment la Manche pour se développer en France, où il trouve un terrain d’expression privilégié. À l’instar de leurs homologues britanniques, les premiers skins de l’Hexagone se disent apolitiques. Ils se retrouvent autour de groupes-phares de street-punk et de oi ! tels La Souris Déglinguée (LSD), Nuclear Device, Camera Silens, OTH, etc. Mais ils sont peu à peu noyautés par l’extrême droite, qui a le vent en poupe à la faveur de la crise économique et de l’abandon de la classe ouvrière par la gauche. Des groupuscules de « skins fachos » (ou « fafs »), dont le Klan de Serge Ayoub (surnommé « Batskin »), proche du Parti nationaliste français et courtisé par le Front national (aujourd’hui Rassemblement national), investissent les concerts et occupent la rue, en particulier plusieurs quartiers parisiens (Les Halles, Saint-Michel, Convention, etc.), où ils agressent les punks et les « basanés ». La scène alternative française prend dès lors une coloration politique. Des formations classées à gauche deviennent les porte-étendards des « skins rouges » (redskins), qui entendent contrer l’influence des « fafs ». Les Garçons Bouchers (ex-Bolchoskins), dont le leader François Hadji-Lazaro est encarté au Parti communiste, les Bérurier Noir, d’inspiration anarcho-libertaire, Laid Thénardier, Ludwig von 88 ou les Basques espagnols de Kortatu, etc., constituent les références musicales de ces jeunes skins antifascistes (« antifa »).
Au début des années 1990, sous les coups de boutoir — et les coups de poing — d’organisations comme celle des Red Warriors, fondée par M. Julien Terzics, un ex-membre des jeunesses du Parti communiste déterminé à « faire changer la peur de camp[9] », ou celle des « chasseurs de skins », composée notamment d’enfants de l’immigration, les « fafs » se retirent des rues. Ils ne disparaissent pas pour autant de l’espace musical. Le courant néonazi, réparti entre l’Europe et les États-Unis, en particulier, a depuis jeté son dévolu sur d’autres genres comme le métal, le hardcore, la musique industrielle ou la dark folk. Sous la houlette du réseau international Red And Anarchist Skinheads (RASH), la scène « rouge », quant à elle, continue de défendre les valeurs ouvrières et la justice sociale. Son slogan : « Pas de guerre entre les nations, pas de paix entre les classes ». ■
[1] Lire Stuart Hall et Tony Jefferson (sous la dir. de), Resistance Through Rituals : Youth Subcultures in Post-War Britain, Routledge, Londres – New York, 2003 (1re éd. : 1976).
[2] Apparu à la fin des années 1950, le ska se caractérise par un rythme saccadé, sur fond de cuivres. Le rocksteady, mélange de ska et de soul américaine, met en avant la basse et la voix sur un tempo ralenti. Il laissera place à l’early reggae, dont le rythme plus rapide fait la part belle au contretemps et à l’orgue.
[3] Dick Hebdige, Sous-culture. Le sens du style, La Découverte, Paris, 2008. Cité dans Gildas Lescop, « Skinheads : du reggae au Rock Against Communism », Volume !, vol. 9, n° 1, Paris, 2012. (https://journals.openedition.org/volume/2963)
[4] Le mot « oi ! » (« oï ! », en français) est l’abrévation de l’interjection « O You ! » (« Hé toi ! »), issue de l’argot cockney.
[5] Cf. Gildas Lescop, op. cit.
[6] Cf. Garry Bushell, Hoolies : True Stories of Britain’s Biggest Street Battles, Kings Road Publishing, Londres, 2010.
[7] Cité dans George Marshall, Spirit of 69 : A Skinhead Bible, ST Publishing, Elkton (États-Unis), 1994
[8] Cf. « Struggling for soul-cialism », Socialist Worker, 27 mai 2010. (https://socialistworker.org/2010/05/27/struggling-for-soul-cialism)
[9] Cf. le documentaire de Marc-Aurèle Vecchione, Antifa. Chasseurs de skins, Resistance Films, Paris, 2008. (https://www.resistancefilms.com/fr/portfolios/antifa-chasseurs-de-skins/)