Queer et xénophobie dans le nationalisme Indien postcolonial – Paola Bacchetta

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De nos jours, un certain nombre d’études féministes, analysant de manière perspicace les nationalismes, l’Empire et la postcolonialité, ont attiré l’attention sur le genre et sur la sexualité. Cependant, presque toutes les recherches sur les nationalismes postcoloniaux du soi-disant ‘Tiers Monde’ continuent à partir du principe que l’hétérosexualité universalisée sous-tend et maintient ce genre de formations. Cet article cherche à créer un espace dans lequel examiner la place occupée par le genre et par la sexualité queer dans les formations nationalistes postcoloniales. Certaines des propositions avancées dans ce travail auront peut-être une résonance au-delà de son contexte empirique immédiat.

Dans le cadre de mes réflexions sur le genre et sur la sexualité queer au sein du nationalisme postcolonial, je me concentre ici de manière spécifique sur un nationalisme de droite, le nationalisme hindou en Inde. Contrairement au nationalisme indien (le nationalisme officiel de l’Inde) qui est pluraliste et inclut comme citoyen·ne·s les Indien·ne·s de toutes confessions, le nationalisme hindou cherche à éliminer du corps civique indien toutes les personnes qui ne sont pas hindoues. Le nationalisme hindou exclurait avant tout les musulman·e·s indien·ne·s, mais également les sikh·e·s indien·ne·s, les bouddhistes indien·ne·s, les parsi·e·s indien·ne·s, les jain·ne·s indien·ne·s, les chrétien·ne·s indien·ne·s, les juifs et juives indien·ne·s, etc., ainsi que les hindou·e·s qui ne se conforment pas à la définition de l’hindouisme fixée par le nationalisme hindou.

J’exposerai brièvement quatre arguments qui sont intimement liés. Premièrement, la queerphobie (queerphobia) et la queerphilie (queerphilia) (et pas seulement la queerphobie comme on pourrait le croire) constituent des piliers du nationalisme hindou. Deuxièmement, les constructions queerphobes de genres et de sexualités queer (dévalorisés) qui apparaissent dans le nationalisme hindou découlent surtout de la révision par le nationalisme hindou des concepts misogynes de normativité du genre et de normativité sexuelle qui ont été élaborés dans le cadre colonial ; en revanche, les constructions queerphiles (hyper valorisées) ne se rapportent qu’aux leaders nationalistes hindous perçus à travers la valorisation des divinités bi-genrées qui occupe une place prédominante dans la symbolique hindoue. Troisièmement, le genre et la sexualité queer dévalorisés sont pensés comme déjà (exilés) à l’extérieur de la nation hindoue ; en revanche, la qualité de queer (queerness) hyper valorisée des leaders est placée à l’intérieur et au-dessus du corps civique nationaliste hindou qu’elle représente. En quatrième lieu, je soutiens que les principales figures altérisées du discours nationaliste hindou sont, de manière égale, les musulman·e·s indien·ne·s et les queers hindous. Mais en grande partie par extension, les nationalistes hindou·e·s attribuent le genre et la sexualité queer dévalorisés à toutes et à tous les autres Autres (queer et non-queer) de la nation hindoue.

Trois opérations, que je poserai comme telles, font partie intégrante de mes arguments : la queerphobie xénophobe ; la xénophobie queerphobe ; et l’idéalisation queerphile. Par queerphobie xénophobe, j’entends une forme particulière de queerphobie qui se justifie en plaçant l’origine de l’Indien·ne qui s’identifie comme queer à l’extérieur de la nation. Suivant cette logique, les nationalistes hindou·e·s affirment que le queer n’est « pas indien » et que l’homosexualité a été introduite en Inde par les Britanniques. Cette affirmation rappelle cependant une autre opération de queerphobie xénophobe, dans laquelle les colonisateurs et colonisatrices britanniques qualifiaient l’homosexualité britannique de vice oriental, la conséquence d’une immersion excessive des Britanniques en Inde. De son côté, la xénophobie queerphobe se référera à un type de xénophobie particulier dans lequel le queer est attribué (souvent de manière métaphorique) à tous ceux et à toutes celles qui sont désigné·e·s comme Autres de la nation, quels que soient leur comportement sexuel ou leur identité sexuelle. Les opérations de xénophobie queerphobe mises en place par le nationalisme hindou ont d’abord visé les hommes musulmans. Le musulman ou la musulmane qui s’identifie comme queer (ou l’Autre autre) se trouve à l’intersection de la queerphobie xénophobe et de la xénophobie queerphobe. Enfin, par idéalisation queerphile j’entends mettre en évidence une certaine attitude à l’égard du leader-comme-symbole idéalisé, qui se trouve toujours au sein et au-dessus des masses et qui peut être représenté comme réunissant les deux hétéro-genres (l’hétéro-masculinité et l’hétéro-féminité) au sein de son personnage.

Il est temps de préciser, toujours sous la forme de définitions, certains points supplémentaires, en commençant peut-être par des termes que je choisis de ne pas employer (beaucoup) : homosexuel·le, lesbienne, gay. Foucault (1980), relayé par d’autres, a démontré que le terme identitaire d’homosexuel·le (et par extension les termes de lesbienne et de gay dans leur usage actuel) constituent des inventions récentes dans les langues occidentales, inventions qui trouvent leur généalogie dans le passage au 19e siècle de la conception de l’homosexualité comme un acte génital devant être réprimé, à l’idée que les actes homosexuels relèvent d’identités particulières ou de types de personnalité particuliers. De même, Thadani (1996), Kanchana (1988)[1] , Khan (1991)[2] et Rao-Kavi (1990)[3]  ont tous et toutes fait remarquer que les langues indiennes n’ont actuellement pas de termes équivalents à celui d’homosexuel·le, bien qu’elles comprennent le terme de Hijra (hommes/mâles transgenres ou transsexuels vers femmes/femelles). Ces derniers temps, des militant·e·s et chercheur·e·s indien·ne·s ont tenté de forger, de récupérer ou de faire revivre des termes qui se rapportent à des identités queer particulières, tels que khush (heureux, gai), bhagini (sœur vaginale), sakhi (amie d’une femme), samlingkami (désirant le même sexe), dost (ami d’un homme), jankha (homme gay efféminé, homme travesti en femme), gandhu (terme injurieux : quelqu’un qui se fait ‘enculer’), zenana (homme gay efféminé), chay number (numéro six : homme gay extravagant et enflammé) (Cohen 1995 ; Thadani 1996). Pour l’instant, on n’a assisté ni à l’émergence ni à l’invention d’un terme indien qui permettrait de rassembler la diversité des sujets, des pratiques, des modes de vie et des identités genrés et sexués de façon dissidente. Par conséquent, j’utilise de manière provisoire le terme de queer dans la mesure où il est synonyme d’inclusivité à l’intérieur de la langue dans laquelle j’écris, l’anglais[4]. Cependant, je souhaite attirer l’attention sur le fait que ce terme n’est pas approprié au contexte de l’Asie du Sud. En outre, je pense qu’il est important de ‘révéler’ mon adoption de queer afin d’éviter ce que Patel (1997, p. 135-139) a subtilement appelé l’« harmonisation dichotomique » (dichotomized fluency), dans laquelle la réalité d’un discours local est traduite/reformulée dans les termes d’un discours dominant universalisé sans qu’il y ait reconnaissance de ce processus, qui débouche sur deux représentations très différentes, où le dominant efface le local. Une tentative d’esquiver un tel effacement consistera peut-être à affronter le discours dominant, à prendre soin de contextualiser, et à refragmenter et recomposer le terme queer lui-même là où cela semble pertinent dans le texte.

Dans le cadre de ce travail, je m’appuierai principalement sur les publications internes de deux organisations nationalistes hindoues : le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS, Association des volontaires de la nation), la plus vaste formation nationaliste hindoue d’Inde, fondée en 1925, qui compte à ce jour environ 2,5 millions de membres et auquel sont affiliées en plus quelques deux cents organisations ; ainsi que le Bharatiya Janata Party (BJP, Parti du peuple indien), la branche électorale du rss fondée en 1980. Dans une moindre mesure, je m’appuierai également sur le Hindu Shiv Sena (Armée hindoue de Shivaji), parti distinct mais proche. J’ai démontré ailleurs qu’il y a des différences genrées, et même des incompatibilités, entre le discours et la pratique des hommes nationalistes hindous et ceux des femmes nationalistes hindoues (Bacchetta 2004). Je préciserai donc que cet article concerne exclusivement le discours et la pratique des hommes nationalistes hindous, et non ceux des femmes. Si le RSS fournit la majeure partie de mes sources, c’est parce qu’il constitue l’organe central pour la production de l’idéologie des hommes nationalistes hindous, avec ses maisons d’édition, ses librairies et ses réseaux de diffusion.

Je commencerai par une première partie qui remet dans son contexte la circulation (de la Grande-Bretagne vers l’Inde) des formes de queerphobie qui feront ensuite surface dans le nationalisme hindou. Dans la deuxième partie, j’étudierai la mise en exil des figures queer dans le discours nationaliste hindou ; et dans la troisième, la réintégration paradoxale de la qualité de queer dans le nationalisme hindou, avant d’en arriver à quelques remarques conclusives.

La circulation de la queerphobie :
généalogies

La répression indienne du genre dissident et de la sexualité dissidente est certainement antérieure au colonialisme, comme nous devrions le constater dans ce qui suit. Cependant, la répression précoloniale se distingue des formes actuelles par son étendue et par son contenu. La répression précoloniale du queer était limitée et localisée dans le temps et l’espace, et coexistait avec l’acceptation du queer que l’on trouvait ailleurs dans les limites de l’espace actuellement défini comme l’Inde. Aujourd’hui, la répression indienne du queer est éternisée dans le temps et généralisée dans l’espace à travers son inscription dans la législation nationale. Là où l’on punissait le comportement queer précolonial, les sanctions ne comprenaient pas d’exil permanent ; aujourd’hui, les queers restent discursivement exilés en tant qu’Autres bien que depuis 2010, avec l’abolition des lois anti-homosexuelles, ils ne sont plus matériellement exilés à travers la privation des droits civiques.

Bien que la généalogie des formes revêtues actuellement par la xénophobie queerphobe du nationalisme hindou soit vaste et comporte de multiples dimensions, j’attirerai ici l’attention sur deux domaines : le discours orientaliste (Saïd 1978 ; Sprinkler 1992) et la législation coloniale. Comme l’a fait remarquer Prakash (1995), depuis sa création, l’orientalisme indien a été une entreprise purement européenne, ancrée dans des rapports de pouvoir coloniaux. Débutant en 1757, il a procédé à la reconstitution ‘cognitive’ de l’Inde. Ce processus présentait de multiples facettes ; mais ce qui nous intéresse ici, c’est le fait qu’en reconstituant et redéfinissant la symbolique hindoue, l’orientalisme s’est attaché à condamner ou marginaliser ce qui est à présent désigné comme genres dissidents et comme sexualités dissidentes. Afin d’appréhender la multitude des textes sacrés, des traditions orales et des pratiques de l’hindouisme, les orientalistes les ont divisés en deux catégories que certain·e·s chercheur·e·s, hommes et femmes politiques et militant·e·s continuent à reproduire aujourd’hui : une ‘Grande Tradition’ (composée des textes de l’élite brahmane, soit 3 % de la population hindoue) ; et une Petite Tradition (les hindouismes des masses). Les orientalistes ont traduit de manière sélective des œuvres de la Grande Tradition et ont négligé les œuvres de la Petite Tradition. Comme l’ont soutenu Chakravarty (1989) et Nandy (1983), la sélection orientaliste s’est concentrée sur les textes dans lesquels les subjectivités masculines pouvaient être interprétées en accord avec les conceptions britanniques de la virilité masculine et où la féminité et les femmes pouvaient être marginalisées. En agissant de la sorte, ils ont mis en place des formes de misogynie qui allaient sous-tendre la queerphobie postcoloniale. On trouve quelques exemples avec les épopées Mahabhârat (8e – 5e s. av. J.-C.) et Ramayana (2e s. av. J.-C.), où des guerres fournissent une toile de fond aux procédures interprétatives relatives à la masculinité.

Cependant, les textes de la Grande Tradition qui délimitent le ‘bon’ genre sont également ceux qui marginalisent, condamnent ou suggèrent de punir les comportements et les représentations queer. C’est, par exemple, le cas avec les deux épopées et certains des dharmashastras (livres de loi) tels que le Manusmriti (2e s. apr. J.-C.). Les orientalistes ont ignoré la vaste collection des sources qui acceptent, voire célèbrent le queer à l’intérieur de leurs propres catégories de la Grande Tradition et de la Petite Tradition. On trouve quelques exemples avec : le Kamasutra (4e – 5e s. apr. J.-C.) qui comporte un chapitre intitulé « Auparishtaka » (Rapport oral) valorisant les rapports entre personnes du même sexe ; les contes populaires lesbiens de l’Himachal Pradesh (Thadani 1996) ; les pratiques telles que la maitri karar (unification de deux vierges, une forme de mariage entre femmes) ; et l’iconographie, comme celle que l’on trouve dans le temple de Tara-Taratini en Orissa[5].

Tout en coïncidant avec eux, la sélection orientaliste découlait des efforts administratifs déployés pour maintenir le régime colonial ; ils étaient fondés sur une grille d’intelligibilité commune. Comme le démontre Nandy (1983), afin de consolider leur régime, les Britanniques ont discrédité les brahmanes (qui détenaient le pouvoir symbolique), rallié les rajas des États princiers (qui détenaient le pouvoir matériel) et formé une classe de collaborateurs indiens pour l’armée et pour l’administration. Dans ce sens, les Britanniques ont représenté les hommes brahmanes comme des hommes efféminés et créé une catégorie de « races martiales » indiennes servant d’idéal à une masculinité hindoue fondée sur les hommes kshatriya (caste guerrière et princière) (Sinha 1999). Afin de justifier le colonialisme auprès de leurs propres compatriotes en Angleterre, les Britanniques ont maquillé leur présence coloniale en mission civilisatrice, une conception qui reposait en partie sur la représentation des hommes hindous appartenant aux castes supérieures comme des hommes opprimant les femmes et sur la représentation des hommes indiens appartenant aux castes inférieures comme des hommes lubriques. Cette invention faisait partie d’une grille de lecture coloniale plus large à travers laquelle les colonisateurs et colonisatrices ont conceptualisé les colonies comme ce que McClintock (1995, p. 22) a nommé les « porno-tropiques » (porno-tropics), ou « une fabuleuse lanterne magique de l’esprit sur laquelle l’Europe projetait ses désirs sexuels interdits et ses peurs ».

La politique appliquée à l’égard de la sexualité queer par l’administration coloniale a été un modèle d’opération foucaldienne (1980) impliquant la surveillance, la dissuasion, la répression et le châtiment du comportement queer chez les hommes, bien que ce soit dans un ordre retravaillé. Ces opérations ne visaient pas les femmes, perçues comme dénuées de passion et comme sexuellement passives à travers la grille de lecture victorienne et par conséquent comme des êtres dépourvus de subjectivité sexuelle. Les premières cibles de ce que nous pourrions aujourd’hui appeler l’épuration queer ont été les Britanniques eux-mêmes, à commencer par l’armée impériale. Par exemple, comme le fait remarquer Ballhatchet (1980, p. 10, 162), les administrateurs britanniques ont officiellement organisé un système de prostitution féminine en Inde afin d’empêcher les actes sexuels entre soldats britanniques. Ils préféraient voir leurs hommes s’engager dans des rapports hétérosexuels inter-raciaux et extra-conjugaux plutôt que dans des rapports hom(m)osexuels[6] intra-raciaux. Lorsque la prostitution s’est avérée une solution incapable de détourner leurs pairs des pratiques queer, les administrateurs britanniques ont adopté la loi militaire (Army Act) de 1850 qui infligeait une peine pouvant aller jusqu’à sept ans d’emprisonnement aux Britanniques ayant des rapports hom(m)osexuels.

Ce n’est qu’à partir de 1861, lorsque le système juridique britannique est imposé en Inde (code pénal indien, IPC), que la sodomie, et donc les actes sexuels entre personnes du même sexe (toujours entre hommes), ont été prohibés parmi les Indiens à travers tout le territoire sous-continental occupé par les Britanniques (via l’article 377 de l’IPC). Peu après, l’administration coloniale a organisé la surveillance des hommes indiens appartenant aux classes supérieures avec lesquels les Britanniques étaient fréquemment en contact. Comme le fait observer Ballhatchet (1980, p. 120), Lord Curzon, vice-roi de 1899 à 1905, « avait obstinément dressé une liste des princes aux penchants homosexuels » afin d’enquêter sur eux et tenter de les dissuader.

L’exil du queer

En m’appuyant sur ce que nous venons de voir, j’étudierai à présent deux vastes domaines de l’exil du queer : celui des sujets intérieurs et extérieurs à la nation hindoue telle qu’elle est conceptualisée par le RSS.

Le corps civique du nationalisme hindou

Le RSS décrit son corps civique, le peuple hindou, en des termes masculins : « les hommes nés dans le pays de Bhârat » et les « fils de la terre » (Golwalkar 1980, p. 107, 208). Là où les idéologues du RSS introduisent des termes neutres, ils font également référence au masculin (Spender 1980, p. 145 ; Irigaray 1990, p. 12). Ainsi, le corps civique est une entité hom(m)osociale masculine, dont sont exclues les femmes. Suivant l’interprétation genrée que fait McClintock (1995) de l’expression d’Anderson (1991), il constitue « une fraternité d’hommes » caractérisée par une « camaraderie profonde et horizontale ». Comme l’a formulé Golwalkar (1980, p. 291), un des principaux idéologues du rss et deuxième sarsanghchalak (chef suprême du RSS) de 1940 à 1973 :

Adressons à chaque fils de cette terre le message d’une nation unie et érigeons-les tous en un ensemble vigoureux et structuré, soudé par un amour réciproque et par la discipline. Seule une telle vie nationale guidée par la vivacité, par la structure et par une puissance inébranlable peut espérer garder la tête haute dans le chaos qui règne actuellement sur ce monde déchiré par la guerre.

La catégorie des « hommes nationalistes hindous » constitue bien-sûr un sous-groupe, une avant-garde, au sein du corps civique hindou. D’un point de vue connotatif, l’unité des hommes nationalistes hindous est une métaphore du phallus nationaliste hindou : vigoureux, guidé par la vivacité, par une puissance inébranlable, et bien sûr, un ensemble ‘érigé’. Aux yeux du rss, l’« amour » idéal qui doit souder les hommes hindous repose sur le refoulement de l’hom(m)osexualité. Mais, comme le soutient Lane (1995, p. 21) dans un autre contexte, en s’appuyant sur la conception derridienne de l’amitié comme philia (Derrida 1988), distinguée de l’eros, l’hétérosexualité constitue également une menace parce qu’elle risque de perturber l’intimité hom(m)osociale entre les hommes. Par conséquent, pour le rss, la binarité de la sexualité qui convient aux hommes nationalistes hindous n’oppose pas tellement l’hétéro à l’homo ; elle oppose plutôt l’a-sexualité tant à l’hétérosexualité qu’à l’hom(m)osexualité. Suivant cette logique, les hommes nationalistes hindous les plus dévoués doivent s’abstenir de tout rapport sexuel pour rester fidèles à la communauté des hommes hindous. Ainsi, le sarsanghchalak, les pracharaks (militants à plein temps du RSS) et les swayamsevaks (membres du rss) qui se conforment au célibat et renoncent définitivement à l’état de garhasthya (la vie du chef de famille marié) représentent le modèle le plus parfait de tous les hommes hindous. Les leaders les plus haut placés du BJP se conforment également au célibat, y compris Atal Bihari Vajpayee, l’ancien Premier ministre indien du BJP, qui a également été la première personne non mariée à occuper ce poste.

L’homme nationaliste hindou

Aux yeux du RSS, la principale unité individuelle du peuple hindou et du RSS est incarnée par le parfait homme nationaliste hindou de la base. Le rss le décrit comme : un guerrier viril et chevaleresque selon le modèle du kshatriya ; un célibataire selon le modèle brahmanique du sannyasin (homme qui mène une vie errante et détachée du monde matériel) ; et « respectueux à l’égard des femmes » (Golwalkar 1980, p. 588, 449). Ce modèle trouble la normativité hétérosexuelle parce qu’il pose la virilité a-sexuelle comme idéal, mais il la réintroduit au niveau de l’identité genrée, dans la mesure où la virilité elle-même repose sur une binarité du genre, du sexe et de la sexualité propre à la normativité hétérosexuelle. Plusieurs opérations sous-tendent cette construction : 1) la résistance qu’oppose le RSS aux représentations coloniales du brahmane comme efféminé en affirmant la virilité des hommes hindous, ce qui coïncide avec 2) la reproduction par le RSS du modèle colonial du kshatriya ; et enfin 3) la résistance qu’oppose le RSS à la notion coloniale d’hypersexualité indienne en affirmant son contraire, l’a-sexualité, ce qui recoupe 4) la sélection par le RSS du modèle d’a-sexualité fondé sur le sannyasin et puisé dans la symbolique dominante de la Grande Tradition hindoue.

Le RSS attribue à l’homme hindou inacceptable les caractéristiques négatives qu’il détache et rejette de lui-même. Ainsi, l’homme hindou inacceptable est antinational, lubrique, matérialiste, occidentalisé, et pire encore : il incarne des caractéristiques physiques et mentales qui peuvent être déchiffrées comme des caractéristiques féminines dans le discours moderne de l’élite bilingue pétrie par les conceptions occidentales du genre et de la sexualité (Golwalkar 1980, 1996).

Selon le RSS, tous les hommes hindous pourraient se conformer à l’idéal s’ils se dépouillaient des couches de maya (illusion) qui les empêchent de voir leur essence nationaliste hindoue. Ce concept d’accession progressive à l’identité idéale reproduit le discours brahmanique hindou sur la réalisation spirituelle comme un processus de renoncement au monde matériel. Il reprend également, bien qu’à rebours, la notion libérale et occidentale de ‘progrès’ telle qu’elle opère dans les Lumières ainsi que les récits de développement que l’on trouve actuellement sur le ‘progrès’ du Tiers Monde (Shanin 1997). En effet, suivant le RSS, l’idéal doit être atteint à travers un retour linéaire à une époque antérieure au colonialisme.

Golwalkar présente cette métamorphose progressive dans son texte majeur, Bunch of Thoughts (Pensées diverses ; 1996, p. 372) en s’appuyant sur une analogie genrée dans une histoire intitulée « Comment une ‘femme’ se transforma en soldat ! » Elle se déroule à l’époque de la première guerre mondiale lorsque les Anglais rappellent dans l’armée les soldats indiens à la retraite. Un de ces soldats ne souhaite pas y retourner, et la police part donc à sa recherche. Alors :

En apprenant cela, le soldat s’habilla en femme et se cacha dans la maison. À l’arrivée des policiers, sa femme leur dit qu’il n’était pas dans la maison […]. Mais les policiers soupçonnèrent une ruse. Ils firent sortir cette « sœur », découvrirent la vérité et l’emmenèrent. Le soldat fut renvoyé dans son ancienne section. On lui remit ensuite la tenue militaire et on le somma de se ranger aux côtés des autres soldats. Alors qu’il se tenait là dans son uniforme de soldat, on lui demanda s’il voulait rentrer à la maison. Il répliqua avec une détermination nouvelle dans la voix qu’à présent il était un soldat […] ; le seul endroit où il se rendrait désormais serait un champ de bataille. En effet, l’habit avait tout changé !

Dans ce passage presque althussérien, Golwalkar expose la figure en progression : du soldat à l’époux, à un homme travesti en femme et de retour au soldat. En tant qu’élément d’interpellation, l’habit détermine la trajectoire du genre et du sexe. Le fait d’atteindre l’idéal en quittant l’habit féminin rappelle la conception (hindoue) selon laquelle il faut se dépouiller de la maya pour se réaliser. Mais, en outre, l’accession à la masculinité exige que l’on fournisse des efforts personnels pour re-vêtir l’uniforme (du soldat d’avant et d’après) suivant un mouvement inversé. Ainsi, et la féminité et la masculinité sont associées à la maya. Le RSS met en pratique le principe du genre comme costume et comme performance en imposant le port de l’uniforme aux swayamsevaks. Dans ce même passage, Golwalkar associe l’état de garhasthya à une masculinité manquée : l’homme hindou véritablement masculin quitte sa femme et sa maison pour (re)devenir un soldat. Nous pouvons ici constater la reproduction d’une certaine dichotomie : d’un côté, il y a l’idéal de l’a-sexualité (le soldat) ; de l’autre, un mélange hétéro et queer inacceptable (la relation de l’homme avec sa femme exige de lui qu’il se travestisse).

Aujourd’hui, les conceptions de masculinité et de métamorphose idéales adoptées par le RSS se traduisent en pratique par la volonté du BJP de « promouvoir une solide culture physique et sportive » auprès des jeunes (BJP 1998, p. 41). Cela inclut de rendre « l’éducation physique et l’entraînement sportif obligatoires » dans les écoles, d’organiser des rencontres sportives, d’allouer des fonds publics à la préparation des Jeux olympiques et d’imposer une année de service rigoureux à toute la jeunesse indienne (ibid.).

Les hommes musulmans

Le corps civique idéal du nationalisme hindou repose sur l’exclusion d’une série d’Autres qui incarnent, bien que de manière distincte, une sexuation, une sexualité et une nationalisation imparfaites. Ainsi, dans le cadre d’une opération fondée sur l’auto-référentialité, au sens où l’entend Guillaumin (2002), le RSS projette un genre masculin sur les musulmans indiens et établit ainsi un parallèle avec l’hom(m)osocialité du corps civique nationaliste hindou. Le RSS divise les hommes musulmans indiens en trois catégories (Bacchetta 1994, 1996, 2004) : 1) le musulman-comme-envahisseur-étranger, qui désigne les classes supérieures et les dirigeants politiques ; 2) le musulman-comme-ex-hindou-converti, en tant que caste inférieure ; et 3) les musulmans-hindous, une nouvelle invention, désignant d’hypothétiques musulmans qui, dans la mesure où leur comportement se conformerait à la normativité fixée par le nationalisme hindou en matière de religion, de nationalisme, de genre et de sexualité, pourraient être réintégrés dans la nation hindoue. Trois caractéristiques communes sous-tendent les deux premières catégories : l’hypermasculinité, l’hypersexualité et l’anti-nationalisme (hindou). Le RSS affirme que les hommes musulmans participent à « des émeutes, des agressions, des pillages, des viols et à toutes sortes d’orgies » dans l’intention de miner la nation hindoue (Golwalkar 1980, p. 234-235).

Le RSS produit sa conception des hommes musulmans comme hyper-masculins-sexuels en transférant sur eux le discours élaboré par l’orientalisme et l’administration britannique au sujet des hindous. Le RSS réitère l’idée coloniale selon laquelle les ‘communautés’ musulmanes et hindoues sont inconciliables, idée qui, comme l’ont largement démontré les historiens Chandra (1984), Pandey (1990) et d’autres, a fait le jeu de la Grande-Bretagne et de sa politique officielle du diviser pour régner. Le RSS projette également sur les musulmans la lubricité et l’agressivité que les Britanniques avaient initialement attribuées aux hindous des castes inférieures, et en fait les nouvelles cibles de sa colère. Le rss déclare au sujet des musulmans : « D’innombrables fois ils nous ont fait subir des insultes et des humiliations » (Golwalkar 1980, p. 413). Ici, le RSS dépeint l’activité hypermasculine des hommes musulmans qui réduisent les hommes hindous à une passivité efféminée dans le cadre d’une relation hom(m)osexualisée à peine déguisée. Pour développer, Golwalkar affirme (1996, p. 147) :

Plus nos dirigeants essayèrent d’apaiser les musulmans, plus ils attisèrent leur appétit séparatiste et agressif. Les Britanniques commencèrent, eux aussi, à aiguiser leurs dents et leurs griffes séparatistes dans le but de les monter contre les forces nationalistes. Les musulmans se retrouvèrent dans une position où ils étaient convoités tant par les Britanniques que par les nationalistes et leur prix ne cessait d’augmenter.

Ici, le RSS présente les musulmans comme hypermasculins (« agressif[s] ») au point de paraître bestiaux (avec des « dents » et des « griffes » acérées) et comme les objets de l’attirance éprouvée tant par les hommes britanniques que par les hommes appartenant au Parti du Congrès. Toutefois, les conditions de la relation hom(m)oérotique sont déplacées. Dans cette relation triangulaire, les hommes musulmans jouent le rôle de prostitués dont le prix augmente au fur et à mesure que les Britanniques et les hommes du Congrès enchérissent sur leurs faveurs, tandis que les hommes du RSS occupent la place des voyeurs.

Les hommes occidentaux et les élites hindoues occidentalisées

De la même façon, le RSS représente les nations et les corps civiques de l’Occident en des termes hyper-masculins-sexuels (Golwalkar 1980, p. 14-15) :

La soif insatiable de plaisirs physiques vous empêche de rester à l’intérieur de vos propres frontières nationales. En se fondant sur la puissance de son État, la nation la plus forte tente de soumettre et d’exploiter l’autre dans le but de grossir ses propres richesses. […] Les obligations morales sont entièrement rompues.

Ici, en inversant l’interprétation coloniale de l’Inde comme les « porno-tropiques », le RSS représente l’Occident comme ce que j’appellerai un porno-Ouest. La sexualité occidentale débridée menace de féminiser et d’engloutir la nation hindoue dans un scénario qui ressemble à un viol.

Dans un contexte qui le touche plus directement, le RSS attache beaucoup d’intérêt à dénoncer les « hommes hindous occidentalisés ». Il se sert du porno-Ouest comme toile de fond pour cette opération. Écoutons, par exemple, la réaction des nationalistes hindous au film Fire de Deepa Mehta, dans lequel deux belles-sœurs vivant au sein d’une famille étendue développent une relation lesbienne. En décembre 1998, après la sortie de Fire en Inde, des militants du Hindu Shiv Sena ont protesté en saccageant les cinémas qui projetaient ce film. Le RSS déclarait (Sinha 1999, p. 17) :

Le dirigeant du Shiv Sena, Bal Tackeray, est peut-être accusé d’avoir recours à la force et à une « méthodologie fruste » pour faire taire les voix qui ne s’accordent pas avec sa vision du monde culturelle. Mais l’attaque lancée contre le système de valeurs indigène par les élites ultra-occidentalisées, qui considèrent la nation comme un simple lopin de terre avec un faisceau de droits culturels et politiques, est plus affligeante que l’action des Shiv sainiks. [membres du Shiv Sena]

De plus, le RSS affirmait que les gauchistes indiens des « élites ultra-occidentalisées » (Bhatia 1998, p. 13) :

[avaient] recours à un lesbianisme explicite et à d’autres perversions dans l’intention de défier l’ordre traditionnel. Ainsi, toutes les aventures pornographiques du duo Mona Lewinsky – Clinton pourraient un jour se transformer en modèle, si le but est de désagréger la famille à la façon de la société occidentale. Cette méthode ne séduit peut-être pas toute la fraternité féminine mais les Deepa Methas et les Shabana Azmis d’aujourd’hui doivent tenter leur chance alors même que des porte-parole féministes de l’Occident comme Germaine Greer, l’auteur de La femme eunuque, reviennent à des mœurs raisonnables, civilisées et domestiques, allant même jusqu’à accepter la supériorité masculine comme un état de choses naturel.

(Shabana Azmi est une actrice très appréciée qui a joué une des lesbiennes [hindoues] dans Fire. Elle est également une musulmane, une militante et une députée du Congrès). Ici, le RSS propose quelques assimilations intéressantes : les dangers d’une hétérosexualité anormative (Lewinski et Clinton) avec le lesbianisme ; la « civilisation » (occidentale et nationaliste hindoue) avec la « supériorité masculine » ; mais également l’assujettissement au foyer comme la réincarnation « raisonnable » et souhaitable du féminisme (à travers la figure de Greer).

Les hommes du Congrès et leur nation queer

Le RSS représente ses opposant·e·s politiques indien·ne·s, en particulier celles et ceux appartenant au Parti du Congrès, comme des Autres internes qui sont queer parce que leur conformation nationale (hindoue) est imparfaite. Les hommes du Congrès « courtisent et aguichent les communautés anti-hindoues, les confortant ainsi dans leurs desseins agressifs » (Golwalkar 1980, p. 231). Si, dans un passage cité plus haut, le RSS pense que « les musulmans se retrouvèrent dans une position où ils étaient convoités » par les nationalistes laïcs du Congrès, ici, le RSS représente à leur tour les hommes du Congrès comme des efféminés séducteurs qui incitent les hommes musulmans à les violer. Dans le cadre d’une opération qui associe le genre queer, la sexualité queer et le nationalisme laïc, le RSS situe la féminité des hommes du Congrès dans la politique menée par ce parti :

Le concept de nationalisme territorial a véritablement émasculé notre nation et que pourrions-nous attendre de plus d’un corps dépouillé de son énergie vitale ·(ibid., p. 197)

Le « corps dépouillé » est ici le corps civique en tant que phallus collectif (désormais potentiellement perdu).

Aux yeux du RSS, le nationalisme territorial laïc du Congrès est synonyme de métissage des nations parce qu’il encourage la fusion queer entre les hommes musulmans et hindous. Golwalkar (1980, p. 197-198) décrit le nationalisme territorial comme un « nationalisme hybride » et « contre nature » :

C’est comme si l’on tentait de créer un nouvel animal en fixant la tête d’un singe et les jambes d’un bœuf sur le tronc de l’éléphant ! Cela ne peut aboutir qu’à un cadavre hideux. […] Si ce corps recèle une activité, ce n’est que celle des microbes et des bactéries qui pullulent dans ce cadavre en décomposition. Et c’est ainsi que nous voyons aujourd’hui les microbes de la corruption, de la désagrégation et de la dissipation ronger les organes vitaux de notre nation pour avoir renoncé à la vitalité du nationalisme naturel pour l’hybridité d’un concept de nationalisme territorial coupé de la nature, de la science et de la vie.

Dans ce passage, l’hindouisme et l’islam sont racisés en catégories biologiques. Le corps civique du nationalisme hindou (l’éléphant) est chirurgicalement décapité et amputé de ses membres inférieurs ; la tête et les jambes (hindoues) sont abandonnées et remplacées par une tête (de singe) musulmane et des jambes (de bœuf) musulmanes. Selon le RSS, la cohabitation de religions « inconciliables » au sein du même espace national implique pour le corps civique une réassignation religieuse-raciale qui est synonyme d’émasculation. Le manque de « naturalité » et de « scientificité » de cette opération de sectionnement est renforcé par la représentation des musulmans comme une maladie rongeant les « organes vitaux » du RSS. Ainsi, le nationalisme territorial signifie la fin simultanée de la masculinité hindoue et du phallus collectif hindou ; il annonce la mort elle-même (« le cadavre en décomposition »). Les métaphores sexualisées de l’hybridité comme émasculation et mort, inter-nationalité et inter-religiosité, se situent à l’intersection des constructions de la race et de l’homosexuel opérées au 19e siècle, constructions où, comme l’a fait remarquer Somerville (1997), les homosexuel·le·s sont devenu·e·s, à travers le terme de « sexe intermédiaire », les « hybrides » (half breeds) de la sexologie. Aux yeux du rss, le nationalisme territorial du Congrès pousse le corps civique à devenir le « sexe intermédiaire » (émasculé) du nationalisme.

Les queers hindous

Finalement, la qualité de queer métaphorique de toutes celles et de tous ceux représentant les Autres des nationalistes hindous est fondée sur la qualité de queer des sujets queer hindous qui symbolisent l’ultime symptôme de la déchéance subie par la nation hindoue. Dans la biographie du RSS consacrée au Dr. Hedgevar (Doctorji), le fondateur du RSS, nous pouvons lire que :

Dans une exposition, Doctorji avait acheté deux éventails en feuilles de palmier et en bambou. Sur un de ces éventails se trouvait le portrait de Chatrapati Shivaji, et sur l’autre le portrait du célèbre comédien Balgandharva interprétant un rôle féminin. Doctorji expliqua, « J’ai fait exprès d’acheter ces deux-là simplement pour montrer le contraste entre la situation du Maharashtra il y a quelques 300 ans et sa situation à notre époque. ».

(Seshadri 1981, p. 203-204)

Shivaji Bhonsla (1627-1680), une figure historique polysémique, incarne aux yeux du RSS un nationaliste hindou exemplaire qui a su vaincre l’Empire moghol régnant à l’époque et fonder un « Empire hindou ». Le RSS représente Balgandharva (1888-1967), un célèbre comédien connu pour avoir joué des rôles féminins romantiques, comme un queer hindou annonçant la chute de la nation hindoue.

Mais en plus, le sujet queer hindou est transformé en symptôme de la laïcité occidentale, la maladie qui provoque la mort de la nation hindoue. Par exemple, en réponse à la sortie du film Fire évoqué plus haut, nous pouvons lire dans le journal du RSS, Organiser, le commentaire sarcastique qui suit (Non signé 1999, p. 8) :

La laïcité ne peut être servie, soutenue et maintenue qu’à condition de dénigrer la mentalité hindoue et de diffamer la tradition hindoue. Curieusement, si la laïcité signifie la disgrâce du Bhârat antique, le lesbianisme signifie la préservation de la Grèce antique. Car ce fut au sein de la Grèce antique, dans la cité de Lesbos, que, pour la première fois, ces dames les maîtresses dans une école pour filles ont enseigné l’homosexualité à leurs élèves. […] Cela prouve que l’Inde moderne aspire à devenir aussi moderne que la Grèce ancienne. […] À l’Ouest, c’est mieux, et tout ce qu’il y a de mieux, ancien ou moderne, ne saurait un jour nous paraître démodé. […] Si la laïcité doit se propager comme un fléau, le lesbianisme doit se propager comme une épidémie, non ·

En établissant cette corrélation du queer et de l’Occident, le RSS oublie ce qu’il a déjà effacé : la longue généalogie et le vaste présent de la présence queer en Inde dans les contextes hindous (et autres).

La réinscription du queer dans
le nationalisme hindou

Nous venons d’avoir un aperçu de l’effarant arsenal de la queerphobie développée par le RSS. Paradoxalement, à certains endroits, le RSS réintègre dans son propre discours des formes de ce qu’il identifie ailleurs comme genre et sexualité anormatifs. Peut-être que le genre et la sexualité font l’objet d’une constante négociation parce qu’ils jouent un rôle central et variable à l’intérieur des discours multiples sur lesquels se fondent les idéologues du nationalisme hindou. J’attirerai ici l’attention sur deux domaines où le RSS procède à la réinscription du queer.

Les leaders du nationalisme hindou

Nous pourrions commencer par Dr. Hedgewar, le fondateur décédé du RSS, que Golwalkar (1996, p. 477) décrit comme « l’idéal hindou de l’homme en personne ». Selon Golwalkar (ibid., p. 471, 476, 469), Dr. Hedgewar est « irrésistible », « innocent », plein de « mots doux qui gagnent le cœur », de telle sorte que « plus vous vous approchiez de lui plus vous l’aimiez et l’adoriez ».

Golwalkar (ibid., p. 473) développe :

Quel océan d’amour il était pour nous ! […] L’affection sans bornes du cœur maternel, l’attention et le soin alertes du père, et les conseils exaltants du gourou atteignaient leur apogée dans le giron de ce seul être. […] Le culte d’une telle âme transcende le culte d’un individu et se transforme en culte de l’idéal lui-même. Il est véritablement la déité que j’ai élue.

Ici, nous sommes en présence d’un Hedgewar bi-genré (« amour » maternel et « attention » paternelle) qui est gourou et enfin une divinité (« la déité que j’ai élue »). Le nationalisme hindou permet une telle représentation dans la mesure où elle s’appuie sur l’image très valorisée des divinités hindoues bi-genrées. En fait, elle s’accorde avec les représentations d’autres figures humaines bi-genrées très respectées, y compris celles que le RSS méprise : Mahatma Gandhi, que les nationalistes hindou·e·s ont assassiné, est un bon exemple.

De même, l’image publique que les nationalistes hindous ont construite pour l’ancien Premier ministre indien du BJP, Atal Bihari Vajpayee, est bi-genrée. Sa biographie officielle de 1998 écrite par le membre du bjp Sharma (1998), et intitulée Poet Politician: Atal Bihari Vajpayee (Homme politique et poète : Atal Bihari Vajpayee), insiste sur sa sensibilité ; enfant, il a appris qu’il avait « le droit de pleurer » et cet enseignement était « à jamais gravé dans sa mémoire » (ibid., p. 25). Il aime les enfants et « devient un enfant en leur compagnie » (ibid., p. 49).

Plus important encore, dans le titre du livre écrit par Sharma, les termes de poète et d’homme politique sont très sémiotiques ; pour chacun de ces termes je ne soulignerai que deux des associations qui nous intéressent le plus. D’abord, dans le discours colonial, « poète » est rapporté à la frivolité et à la rêverie féminines par contraste avec la concrétude valorisée de la rationalité masculine, et, dans les discours hindous dominants, il est rapporté au brahmane estimé par opposition aux masses ignorantes. En Inde, « homme politique » reste souvent associé de manière rebutante au régime britannique ou, par extension, à la corruption des gouvernements postcoloniaux, et pourtant, dans le discours nationaliste hindou, « homme politique » est rapproché du kshatriya respecté. Alors que la biographie de Vajpayee porte avant tout sur ses exploits politiques, Sharma place un poème au début de chaque chapitre et tisse la thématique du Vajpayee-poète à travers tout le livre. Pour les nationalistes hindous, la production de Vajpayee comme poète (brahmane) et comme homme politique (kshatriya) établit une corrélation qui le transforme en rishi (prophète, sage) doté d’une inspiration divine (politique), et donc capable de prédire la renaissance de la nation hindoue.

Dans la représentation de Vajpayee et dans celle de Hedgewar, des qualités qui pourraient être interprétées comme celles d’un genre queer à travers la grille de lecture coloniale sont plutôt interprétées à travers la symbolique hindoue comme les attributs de divinités bi-genrées. Mais cela est possible uniquement parce que les deux hommes constituent toujours déjà des symboles politiques puissants, étrangers à la faiblesse, des nationalistes hindous exemplaires et, ce qui est plus important encore, leur genre queer est entièrement a-sexuel. En revanche, Balgandharva est intolérable aux yeux des nationalistes hindous parce qu’il est perçu comme apolitique et comme extrêmement sexuel.

Alors que Hedgewar et Vajpayee sont vus de façon spécifique à travers le prisme du nationalisme hindou, le principe des leaders politiques bi-genrés pourrait être plus large. Nous pouvons, par exemple, trouver des analogies avec d’autres représentations de « visionnaires » élaborées par l’extrême droite : Hitler comme un artiste sensible qui souhaitait convertir le monde au végétarisme (Nolte 1965, p. 370) ; Mussolini comme un artiste façonnant le peuple (Falasca-Zamponi 1997, p. 15-17) ; Maurras comme un écrivain inventif ; et George Bush qui réunit le gaffeur efféminé (en tant que fils dorloté) et le cow-boy macho (« les traquer et les enfumer pour les faire sortir d’leur trou »). Ainsi il y a et il n’y a pas de spécificité nationaliste hindoue ici.

Les mises en scène

Mais qu’en est-il de la sexualité queer ? Les leaders et la base du nationalisme hindou la mettent en scène dans des manifestations violentes dirigées contre les Autres. La xénophobie queerphobe fournit la motivation pour leur comportement. La situation de l’émeute comme un espace de panique liminal qui semble étirer le présent à l’infini (Patel 1998) est un lieu idéal pour ce passage à l’acte.

Une série d’études récentes a décrit ce que j’appellerais le remodelage de la sexualité, du sexe et du genre musulmans sous le couteau chirurgical utilisé comme arme dans ce genre de circonstances. Pour évoquer deux exemples : dans les violences nées de la Partition en 1947 et dans les pogromes du Gujarat en 2002, [TW : le passage suivant décrit des violences et viols de guerre] les nationalistes hindous ont coupé les seins des femmes musulmanes et les ont ensuite violées en groupe (Menon, Bhasin 1998). Dans l’agitation de 2002, ils ont éventré les femmes musulmanes pour extirper leur fœtus avant de les assassiner. En imprimant la marque du nationalisme hindou sur la chair d’une femme musulmane et en coupant ses seins, ils la transforment en eunuque. Ils se servent ensuite de l’eunuque comme exutoire à leur propre fraternité sexuelle à travers le viol collectif. L’extirpation des fœtus garantit à l’avenir l’interruption des généalogies musulmanes. Mais en plus, dans les deux cas, 1947 et 2002, les hommes nationalistes hindous ont émasculé des hommes musulmans avant de les tuer, provoquant ainsi l’inversion cathartique du fantasmatique musulman-hypermasculin-hypersexuel. Le démembrement dépouille le corps de l’ex-homme musulman de son sexe et l’ouvre ainsi, de manière différée, à une réassignation religieuse et à un remodelage du genre et de la sexualité qui ne peuvent plus s’opérer (parce qu’il est mort). Mais ce démembrement sépare et détruit également les parties physiques qui, dans un passage précédent, étaient fantasmées comme des parties greffées sur un corps civique inspiré par le Parti du Congrès et mortellement hybride. Dans ces passages à l’acte7[7], les nationalistes hindous passent de la queerisation métaphorique-discursive des musulman·e·s à leur queerisation matérielle. Paradoxalement, loin de garantir la normativité a-sexuelle des hommes nationalistes hindous, ces crimes queerisent leurs auteurs en tant que faiseurs et violeurs d’eunuques et d’autres corps anormatifs.

Quelques remarques conclusives

Pour conclure, je voudrais faire deux remarques. D’abord, je souhaite préciser qu’en Inde, des sujets critiques appartenant aux tendances politiques, aux croyances, aux genres et aux sexualités très variés se sont constamment et ingénieusement opposés aux discours et aux pratiques dirigés contre les musulmans et contre les queers par les nationalistes hindou·e·s, et qu’ils l’ont fait à toutes les échelles (village, ville, région, nation et, au niveau transnational, dans la diaspora). Ce travail est effectué quotidiennement mais également dans des conjonctures particulières. Pour ne citer qu’un exemple, il y a eu une protestation massive lorsque les nationalistes hindou·e·s ont attaqué le film Fire. Cette réaction a donné naissance à une vaste alliance défendant les droits des queers indien·ne·s et constituant une des dimensions que comporte la lutte plus large contre la répression, la censure et l’exclusion (nationalistes hindoues ou autre).

Deuxièmement, tout au long de cet article, j’ai évoqué de manière sporadique des pratiques de xénophobie queerphobe, de queerphobie xénophobe et d’idéalisation queerphile qui sont utilisées dans certains nationalismes de droite au-delà de l’Inde. J’espère que d’autres recherches mettront au jour l’étendue et les formes qu’elles recouvrent dans le monde. Dans ce sens, nous pouvons peut-être façonner des stratégies politiques qui agissent du niveau local au niveau transnational et qui auront une portée suffisante pour défaire, sur de multiples fronts, pour toutes et pour tous, les nombreuses formes et les nombreuses dimensions identifiables que revêt l’exil de l’Autre.

 

[1] Kanchana (1988). Sans titre. Document inédit qui circule parmi les lesbiennes et les gays à Delhi.

[2] Interview de Khan Shivananda dans le film Khush (1991) de Pratibha Parmar.

[3] Interview de Rao-Kavi Ashok dans le film An Evening with Bombay Dost (1990) de Geeta Saxena.

[4] Dans le cadre de cette traduction, nous utilisons ce même terme qui a été repris, en France, par les milieux universitaires et militants pour son caractère inclusif évoqué par l’auteure (ndlt).

[5] Le petit sanctuaire de Tara-Taratini ne doit pas être confondu avec le temple assez grand et très connu de Taratarini qui se trouve à Purnagiri en Orissa. Le premier est pratiquement inconnu de l’extérieur tandis que le second est un des plus vieux temples de la Déesse-mère et un des quatre principaux lieux saints consacrés au culte de la Shakti (les Shakti Peethas) en Inde.

[6] Dans cet article, le double « m » signifie l’exclusivité de la position du sujet mâle, qui n’est pas un sujet transgenre, qu’il soit hétérosexuel ou homosexuel, et qui est le centre des configurations économiques, sociales et sexuelles. Cette analyse de la position exclusive et centrale du mâle a été avancée par Luce Irigaray (1977).

[7] En français dans le texte (ndlt)