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Lien vers le pdf format livret : Une histoire du syndicat Industrial Workers of the World – brochure
Fondé en 1905 aux États-Unis, le syndicat IWW compte aujourd’hui plus de 9 000 membres. Bâti sur l’idée que « la classe ouvrière et la classe patronale n’ont rien en commun », on retrouve ses membres — les Wobblies — dans les luttes des dockers de Liverpool, des mineurs de la Sierra Leone, des sans-abri de l’Ottawa ou encore des travailleurs de la restauration rapide du Québec. Sa devise ? « Faire du tort à un seul, c’est faire du tort à tous ». Ses auteurs — les historiens étasuniens Peter Cole, David M. Struthers et Kenyon Zimmer — y retracent, sur près de 500 pages, l’histoire d’un syndicalisme de masse dont l’ambition finale n’est autre que l’abolition du système capitaliste.
Avec sa rhétorique enflammée, ses tactiques audacieuses et son syndicalisme d’industrie au programme révolutionnaire, l’IWW frappa l’imagination d’une génération de travailleurs et de militants radicaux, aux États-Unis et dans le monde entier. Déterminée à supplanter l’étroitesse du syndicalisme de métier tel que le pratiquait la Fédération américaine du travail (American Federation of Labor, AFL) par la création de syndicats de masse, conçus à l’échelle des secteurs d’activité économique et, par conséquent, dotés d’une puissance suffisante pour renverser le capitalisme, l’organisation fit croître ses forces et sa renommée dans les années précédant la Première Guerre mondiale, en recrutant des travailleurs négligés par l’AFL, notamment les immigrés dans le nord-est des États-Unis, les ouvriers agricoles itinérants dans les Grandes Plaines, ainsi que les bataillons pluriethniques de mineurs, de scieurs de long et de saisonniers agricoles qui sillonnaient les États de l’Ouest. En parallèle, les idées, les militants et les publications IWW se mirent à essaimer par delà les frontières des États-Unis — vers le Mexique, le Canada, les Caraïbes et l’Amérique latine, jusqu’en Europe, en Afrique, en Asie et en Australasie. L’expansion de l’IWW et de ses idéaux dans le monde entier en une seule décennie, comme l’engagement passionné de ses nombreux membres et sympathisants, témoigne du dynamisme de l’organisation. Cependant, leur programme révolutionnaire et leur rhétorique de guerre des classes valurent aux Wobblies plus d’ennemis que d’alliés.
L’IWW vit le jour en 1905, l’année de la première révolution russe, qui tourna court. Le 2 janvier 1905, plusieurs dizaines de personnes qui se reconnaissaient sous l’appellation de « syndicalistes industriels », réunies à Chicago, lancèrent un appel pour la création d’un nouveau syndicat ouvrier. « Ce qui caractérise l’industrie actuelle, déclarèrent-ils, est le remplacement du savoir-faire humain par les machines et l’accroissement du pouvoir capitaliste par la concentration de la propriété des outils et moyens de production ainsi que de la distribution des richesses. » Dans la foulée, en juin de la même année, des centaines de personnes appartenant à plus de quarante syndicats et organisations radicales se réunirent à Chicago, pour le congrès fondateur des Industrial Workers of the World. Parmi les syndicats représentés, le plus important était la Fédération des mineurs de l’Ouest (Western Federation of Miners, WFM). Des membres du Parti socialiste d’Amérique (Socialist Party of America, SPA), parmi lesquels Eugene V. Debs, participaient à la rencontre, aux côtés de Daniel De Leon du Parti ouvrier socialiste (Socialist Labor Party, SLP). De même que Lucy Parsons, figure anarchiste et veuve d’Albert Parsons, l’un des martyrs de Haymarket[1], ou Mary Harris « Mother » Jones, socialiste libre-penseuse et militante syndicale proche de l’Union des mineurs américains (United Mine Workers of America, UMWA).
De nombreux responsables et militants moins connus prirent également part à l’événement en tant qu’observateurs, parmi lesquels les anarchistes espagnols Pedro Esteve et Florencio Bazora. William D. « Big Bill » Haywood, dirigeant de la WFM, présida la réunion, qu’il baptisa « Congrès continental de la classe ouvrière » en référence à l’assemblée formée en 1774 qui avait proclamé la révolution états-unienne[2]. Haywood formula l’espoir que l’IWW déclenche une nouvelle révolution pour libérer les travailleurs de la « servitude esclavagiste du capitalisme[3] ». Le 8 juillet, les délégués adoptèrent le désormais célèbre préambule de la Charte de l’IWW, contenant ces paroles fameuses et enflammées :
La classe ouvrière et la classe patronale n’ont rien en commun. Il ne peut y avoir de paix tant que des millions de travailleurs sont tenaillés par la faim et le besoin, tandis que les quelques privilégiés qui forment la classe patronale jouissent de toutes les bonnes choses de la vie. La lutte entre ces deux classes doit se poursuivre jusqu’à ce que tous les travailleurs s’unissent […] et contrôlent le fruit de leur travail.
À l’évidence, l’IWW croyait à la lutte des classes et à la nécessité d’une révolution prolétarienne pour propager le socialisme dans le monde. Toutefois, à la différence de la plupart des socialistes, et ensuite des communistes, que ce fût en Union soviétique ou n’importe où ailleurs, les Wobblies ne privilégiaient pas la voie politique (ni la lutte armée) pour atteindre leurs objectifs socialistes. Au lieu de quoi, l’IWW considérait, comme d’autres organisations ouvrières, que le syndicalisme d’industrie, l’action directe sur le tas et par-dessus tout la grève générale étaient les meilleurs moyens, et les plus logiques, pour provoquer un changement révolutionnaire. À partir de 1905, et a fortiori après 1908, ce distinguo idéologique eut une importance considérable.
Dès sa création, l’IWW s’engagea à accueillir tous les travailleurs, quelle que soit leur identité sexuelle, raciale, ethnique ou nationale. Les statuts adossés à la Charte du syndicat stipulent, dans leur article 1, paragraphe 1 : « Aucun ouvrier ne sera exclu, ni aucune ouvrière exclue, de l’effectif des sections locales pour des motifs de croyance ou de couleur de peau. » Les fondateurs insistaient sur ce point à cause du racisme, du sexisme et de la xénophobie notoires de nombreux syndicalistes de l’AFL, ainsi que de certaines organisations qui se prétendaient socialistes. Par exemple, les principes de lutte des classes, que défendait le Parti socialiste d’Amérique (SPA), étaient mis à mal par le soutien qu’il apportait à l’exclusion des Asiatiques, et dans certains cas à la ségrégation raciale, dans l’espoir de recruter et de conserver parmi ses membres une population de Blancs racistes[4]. En 1906 et 1907, l’IWW prit part à l’encadrement des ouvriers d’usine en grève à Paterson (New Jersey) et Bridgeport (Connecticut) qui, pour la plupart, étaient des migrants, italiens dans le premier cas et hongrois dans le second. L’IWW continua par la suite à mobiliser les ouvriers d’usine immigrés et non qualifiés dans l’ensemble des cités industrielles des États-Unis, et bientôt d’autres pays. Même s’il frappait puissamment les esprits, l’IWW connut des débuts modestes. Il remporta sa première grande victoire en 1907, aux côtés des ouvriers des mines d’or de Goldfield (Nevada), qui arrachèrent la journée de huit heures à coups de grèves et de boycotts. En dépit de cette collaboration réussie, la Fédération des mineurs de l’Ouest (WFM) se retira vite de l’organisation, et son départ mit en lumière les tensions perpétuelles auxquelles étaient — et demeurent — confrontés les syndicats radicaux tels que l’IWW, et qui se résument à cette interrogation : comment concilier le combat pour des gains immédiats et la lutte à plus long terme pour la révolution socialiste ?
Du reste, les membres — Daniel De Leon en tête — qui avaient de l’estime pour les partis politiques car ceux-ci constituaient à leurs yeux d’importants outils de lutte, quittèrent l’IWW en 1908. Pour autant, ces éléments surtout liés au Parti ouvrier socialiste (SLP), refusant de disparaître purement et simplement dans la nature, lancèrent une organisation syndicale concurrente, surnommée « l’IWW de Detroit » car c’est dans cette ville que se trouvait son nouveau siège. Une rupture du même ordre se produisit par la suite avec le Parti socialiste d’Amérique (SPA), chacun des adhérents étant invité à choisir entre l’IWW aux positions radicales et le SPA plus modéré, qui se proposait d’atteindre le socialisme par la voie des urnes — démarche caractéristique du socialisme dit démocratique ou réformiste. Haywood, par exemple, qui avait été élu au comité exécutif national du SPA en 1912, fut écarté l’année suivante dans le cadre d’une campagne interne au parti contre les « partisans de l’action directe » ; des milliers de Wobblies qui étaient également membres du SPA prirent le large en même temps que Haywood. Les scissions au sein de l’IWW états-unien connurent de nombreuses répliques dans d’autres pays où une rupture similaire survint entre les socialistes (et plus tard les communistes) d’une part, les syndicalistes révolutionnaires et les anarchistes de l’autre, au sujet de la voie à emprunter pour instaurer le socialisme.
Par ailleurs, l’IWW était dans le collimateur des employeurs et des pouvoirs publics — à l’échelon des municipalités, des États, ou au niveau fédéral — pour des raisons d’ordre à la fois pragmatique et idéologique. On assista alors aux premières tentatives visant à briser le syndicat, parmi lesquelles une vaste campagne impliquant de nombreux États et entreprises incrimina trois dirigeants de la WFM, dont Haywood, pour le meurtre d’un ancien gouverneur de l’Idaho. À l’issue du premier « procès du siècle », Haywood et ses coaccusés furent déclarés non coupables en 1908, mais la répression anti-IWW ne faisait que commencer[5]).
Les « combats pour la liberté de parole » lancés par l’IWW constituent l’un des chapitres les plus marquants de l’histoire du syndicat aux États-Unis. Les premiers affrontements éclatèrent en 1909 à Spokane (Washington), important centre d’embauche de main‑d’œuvre immigrée pour les régions du Nord-Ouest Pacifique, dans les secteurs de l’exploitation forestière, de l’agriculture et du bâtiment. De nombreux ouvriers passaient l’hiver à Spokane, dans l’attente d’une reprise des embauches au printemps, mais ils subissaient le harcèlement des « requins » du recrutement qui, de mèche avec les employeurs, leur proposaient des postes en échange de « commissions ». En réaction, des Wobblies prirent la parole dans les rues de Spokane pour dénoncer cette situation, exhortant les ouvriers à boycotter ces requins et à contraindre les employeurs à procéder aux embauches sans intermédiaires ni commissions. Quand ces bureaux de placement parvinrent à faire interdire les harangues de rue par le conseil municipal, l’IWW riposta en déclenchant son premier « combat pour la liberté de parole ». « ON RECHERCHE : des hommes pour emplir les prisons de Spokane », titra l’Industrial Worker. Aussitôt, des Wobblies sans attaches répondirent à l’appel et convergèrent à Spokane pour y enfreindre délibérément l’interdiction légale de s’exprimer en public, et la ville procéda à des arrestations massives (au cours du seul premier mois, on en dénombra cinq cents). Au terme de quatre mois de bastonnades et d’arrestations, alors que les prisons étaient pleines à craquer, l’IWW triompha : tous ses adhérents détenus furent libérés, l’arrêté d’interdiction des harangues de rue fut annulé et les « requins » se virent retirer leur licence. En dépit de cette victoire, d’autres villes adoptèrent la ligne répressive de Spokane, et certaines d’entre elles étouffèrent dans l’œuf les tentatives d’implantation syndicale menées par l’IWW[6].
Un autre chapitre emblématique de l’histoire de l’IWW fut la grève dite « du pain et des roses », qui secoua l’industrie textile à Lawrence (Massachusetts) en 1912. Au XIXe siècle, la filière textile de Nouvelle-Angleterre avait été le domaine réservé des travailleurs nés aux États-Unis, mais au fil des évolutions technologiques la déqualification et le recours à une main‑d’œuvre immigrée se développèrent. Dans les années 1900, les ouvriers y étaient originaires de plus de vingt pays et parlaient cinquante langues ; il y avait parmi eux une majorité de femmes et de nombreux enfants. Leur situation était terrible : salaires de misère, longues journées de travail, avec des chefs tyranniques, racistes et sexistes. 36 % des personnes qui trimaient dans les filatures mouraient avant d’avoir atteint l’âge de vingt-cinq ans ! La grève éclata lorsque les patrons baissèrent les salaires. Même si une partie des ouvriers et ouvrières adhéraient par ailleurs à des syndicats traditionnels, ils et elles débrayèrent par dizaines de milliers — emmenés par des Italiennes qui clamaient que « mieux vaut crever de faim en se battant que crever de faim en travaillant ». Bien entendu, la police locale et la milice d’État ne tardèrent pas à venir prêter main-forte aux employeurs.
De manière tout aussi prévisible, l’AFL refusa de soutenir le mouvement au prétexte que les grévistes étaient souvent des femmes, immigrées et « non qualifiées ». L’IWW dépêcha sur place les Italiens Joe Ettor et Arturo Giovannitti, qui participèrent à la mise en place de comités de grève et de soutien au sein desquels chaque nationalité était représentée, ainsi qu’à la multiplication des prises de parole en public et à la distribution de documentation en de nombreuses langues. À la fin de l’hiver, les manifestants défilaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre, formant des cortèges toujours en mouvement pour échapper aux rappels à l’ordre des autorités municipales. Des arrestations massives frappèrent les ouvrières en cessation de travail, et une Italienne fut assassinée ; bien que les grévistes eussent témoigné qu’elle avait en fait été tuée par un soldat, la police arrêta Ettor et Giovannitti. Deux mois plus tard, alors que l’affaire faisait grand bruit dans tout le pays, 20 000 personnes votèrent en faveur d’une hausse de 25 % pour les salaires les plus bas et d’augmentations plus modérées pour les autres, assorties à de nouveaux barèmes pour les heures supplémentaires et à une garantie de non-discrimination envers les grévistes[7]. En 1913, une grève réunissant quelque 25 000 ouvriers des soieries à Paterson (New Jersey), où des anarchistes italiens avaient ouvert une section IWW, présente de nombreux points communs avec les événements de Lawrence — notamment le rôle important joué par une main‑d’œuvre essentiellement immigrée, largement féminine, abandonnée par l’AFL, et qui manifestait un vif intérêt pour l’IWW et son militantisme de gauche[8].
En parallèle, les Wobblies prenaient pied dans le sud des États-Unis, censé leur être très hostile, mais où des ouvriers blancs et noirs, défiant le racisme généralisé, parvinrent à fonder la Fraternité des ouvriers forestiers (Brotherhood of Timber Workers, BTW). Bravant les lois et les habitudes qui empêchaient la mise en place d’un syndicalisme interracial, la BTW — qui était indépendante à sa création mais ne tarda pas à s’affilier à l’IWW — recruta des dizaines de milliers d’hommes blancs et noirs en Louisiane et au Texas. Entre 1910 et 1913, pour dissuader les ouvriers de s’organiser, les employeurs avaient recours aux lock-outs, aux briseurs de grève, aux forces de police et aux milices privées (notamment les détectives de l’agence Pinkerton) ainsi qu’au racisme. Ces événements balayèrent l’idée selon laquelle l’IWW n’était pas en mesure de s’implanter dans le Sud, parmi les ouvriers agricoles et en dépit des barrières raciales. De même, l’IWW parvint à mobiliser les ouvriers de l’industrie forestière, surtout dans le Nord-Ouest, pour de longues années. Afin d’empêcher le syndicat de régenter ce secteur dans les années 1920, l’État fédéral dut mettre en œuvre une répression tous azimuts, allant jusqu’à déployer des troupes armées qui avaient pour mission de briser les grèves et de remplacer les Wobblies à leur poste de travail[9].
L’IWW mena une autre grande campagne du même type en vue de syndiquer les Afro-Américains. Sur les quais de Philadelphie, l’un des principaux ports du pays, régnait depuis une décennie ou presque la section 8 de l’IWW, regroupant les ouvriers du transport maritime. Là, tout comme dans les forêts de pins de Louisiane ou les usines textiles du Massachusetts, les employeurs avaient réuni une main‑d’œuvre disparate : les dockers, qui chargeaient et déchargeaient les cargos, étaient pour un tiers des Afro-Américains, pour un tiers des immigrés européens, et pour un tiers des Irlando-Américains. Une telle hétérogénéité empêchait souvent les ouvriers de s’organiser avec efficacité, mais l’IWW prit le problème à bras-le-corps. Née en 1913 à la faveur d’une grève victorieuse, la section 8 rassemblait plus de 5 000 dockers, parmi lesquels le plus célèbre Wobbly afro-américain, Ben Fletcher. Avec d’autres responsables IWW (noirs et blancs, autochtones ou immigrés), ce militant qui maniait remarquablement la parole contraignit les employeurs à n’embaucher que des membres de la section 8 pendant les dix années suivantes. Comme dans les forêts du Nord-Ouest, l’État et les patrons (ainsi que le syndicat côtier affilié à l’AFL) se concertèrent pour déstabiliser les Wobblies. Mais, contrairement à ce qui se passa à peu près partout ailleurs, la section 8 parvint à maintenir son emprise sur les docks de Philadelphie pratiquement jusqu’en 1923, avant de succomber aux menaces et à la répression. Cet épisode constitue l’illustration la plus saisissante du syndicalisme interracial pratiqué par l’IWW — qui était peut-être alors le syndicat le plus engagé contre les discriminations aux États-Unis[10].
Au milieu des années 1910, les Wobblies lancèrent une nouvelle campagne de syndicalisation ciblant les ouvriers itinérants dans les nombreuses régions agricoles du pays, notamment les Grandes Plaines et la Californie. Confrontés à un fort besoin de main‑d’œuvre saisonnière, les employeurs du secteur invoquaient le nombre de travailleurs surnuméraires pour imposer à tous des salaires de misère, de longues journées et de terribles conditions de travail. Du point de vue de l’AFL, il était impossible de syndiquer les ouvriers agricoles itinérants, mais l’IWW apporta la preuve que ceux-ci étaient prêts à se syndiquer et décidés à le faire. En 1913, par exemple, les Wobblies prirent contact avec les milliers d’ouvriers, parlant plusieurs dizaines de langues, qui convergeaient à Wheatland (Californie) pour la récolte du houblon. C’était l’une des premières fois que l’IWW faisait campagne auprès de migrants venus d’Asie — un autre tabou pour l’AFL, qui ne cachait pas son mépris envers les ouvriers asiatiques. Leurs épouvantables conditions de vie et de travail constituaient un terreau propice pour semer la contestation et la mobilisation syndicale. La police locale prêta main-forte aux patrons en tentant d’arrêter les agitateurs wobblies, ce qui provoqua des affrontements violents. Ces derniers, qu’on appellerait plus tard les « émeutes du houblon de Wheatland », causèrent la mort de plusieurs personnes et furent suivis de l’inculpation pour meurtre de deux militants IWW. Quelque temps plus tard, en 1915, les Wobblies fondèrent l’Organisation des ouvriers agricoles (Agricultural Workers Organization, AWO), bientôt forte de 20 000 membres, qui pour la plupart sillonnaient en train le Midwest et les Grandes Plaines, au rythme des saisons agricoles, depuis les plantations jusqu’aux récoltes, du sud au nord et retour. Au milieu des années 1910, l’immense succès de l’AWO rejaillit sur l’IWW dans son ensemble[11].
Les économies et les mains‑d’œuvre des pays d’Amérique du Nord ont toujours suivi des trajectoires entremêlées. Dès le début de son histoire, l’IWW s’implanta au Canada et au Mexique, et y créa des « directions nationales » semi-autonomes. À mesure que l’influence des Wobblies s’étendait aux quatre coins du monde, d’autres directions nationales virent le jour en Angleterre, en Australie, en Nouvelle-Zélande, en Afrique du Sud, au Chili et brièvement en Suède. À elle seule, la branche IWW chilienne comptait au bas mot 9 000 à 10 000 membres en 1920, et elle demeura un syndicat national puissant jusqu’à la répression déclenchée par le gouvernement du Chili en 1927. En outre, des antennes locales se constituèrent en Argentine, à Cuba, en Équateur, en Allemagne, au Japon, au Pérou, en Russie et en Uruguay, ainsi que dans les territoires états-uniens de Guam et Porto Rico. De son côté, « l’IWW de Detroit », l’organisation dissidente de De Leon — rebaptisée en 1915 Syndicat industriel international des travailleurs (Workers’ International Industrial Union, WIIU) — ouvrit des antennes au Canada, en Grande-Bretagne, en Australie et en Afrique du Sud avant sa dissolution en 1924[12]. Fidèles à leur nom, les Industrial Workers of the World rayonnaient sur le monde entier, jusque dans ses coins les plus reculés ou presque.
Pour autant, le syndicat se heurtait partout à une résistance acharnée. Fréquemment jetés en prison ou passés à tabac lorsqu’ils s’efforçaient de mobiliser les travailleurs, les Wobblies des États-Unis étaient confrontés à des menaces et des violences qui redoublèrent après l’entrée en guerre du pays, en avril 1917. On en prenait déjà le chemin avant que le continent américain ne bascule dans le conflit, comme par exemple lors du massacre d’Everett (Washington), en 1916 : alors que des centaines de Wobblies de Seattle traversaient la baie en ferry en direction de la ville voisine d’Everett, les forces de l’ordre locales firent feu sur leur bateau depuis le rivage, causant sept morts — et les Wobblies furent désignés comme les fauteurs de troubles. Lorsque les États-Unis entrèrent officiellement en guerre, l’État fédéral comme les États fédérés se mirent en devoir de démanteler le syndicat, en incarcérant ou en expulsant des centaines de Wobblies et en votant des lois de criminalisation du mouvement syndical qui rendaient l’adhésion à l’IWW passible de poursuites. Des milices privées s’en prirent aussi aux Wobblies, déployant une violence illégale et parfois létale. Au sein de l’IWW, la question de la position à adopter sur la guerre provoqua de forts remous. Au départ, lorsque celle-ci avait éclaté en Europe, les Wobblies des États-Unis l’avaient condamnée en des termes typiquement socialistes, proclamant que la « véritable » guerre était la guerre des lasses, tandis que les conflits entre nations revenaient pour l’essentiel à dresser les membres de la classe ouvrière les uns contre les autres et à les faire s’entre-tuer pour le compte de la classe dirigeante. Cependant, les Wobblies craignaient fort que l’entrée en guerre des États-Unis ne fournisse un prétexte pour attaquer le syndicat. Par conséquent, l’IWW n’adopta officiellement aucune position pour ou contre la guerre, même si de nombreux Wobblies y étaient ouvertement et farouchement opposés à titre individuel — à l’image de Frank Little, militant légendaire dont le brutal assassinat à Butte (Montana), en août 1917, fit grand bruit[13].
Les lois de 1917 et 1918 contre l’espionnage et la sédition permirent de porter à l’IWW des coups de boutoir qui le laissèrent très affaibli. Quelques mois à peine après la déclaration officielle de guerre, le gouvernement du président Woodrow Wilson désigna à nouveau le syndicat comme cible à éliminer. À Bisbee (Arizona), 2 000 policiers encerclèrent quelque 1 200 mineurs de cuivre en grève et leurs familles, avant de les déporter en toute illégalité en plein désert du Nouveau-Mexique, dans un camp militaire fédéral où les captifs passèrent plusieurs mois sans que le gouvernement fédéral ne bouge le petit doigt. En septembre 1917, des agents fédéraux effectuèrent des perquisitions dans les bureaux IWW à travers le pays ; les opérations de ce type se multiplièrent, débouchant sur l’arrestation de plusieurs centaines de dirigeants du syndicat. Toute une série de tribunaux d’État et fédéraux firent comparaître ces Wobblies à la fin 1917 et en 1918. Le procès le plus important se tint à Chicago, où 101 Wobblies furent poursuivis pour violation des lois contre l’espionnage et la sédition. À l’issue d’une procédure qui dépassa les quatre mois — ce qui, en termes de durée et d’envergure, en faisait à l’époque le plus important procès fédéral de l’histoire des États-Unis —, il fallut au jury moins d’une heure de délibération pour prononcer la culpabilité de chacun des accusés. Les Wobblies furent condamnés à purger en prison fédérale des peines de un à vingt ans, et à payer des amendes colossales[14].
Très amoindri, l’IWW n’en poursuivit pas moins ses activités après la guerre, avec des résultats tangibles en certains endroits. À Philadelphie, la section 8 mena avec succès, en 1920, une grève sans précédent pour réclamer des hausses de salaire et la limitation à huit heures de la journée de travail. On vit se mobiliser les marins et dockers dans des dizaines de ports, aux États-Unis et tout autour de l’Atlantique. Dans les forêts du Nord-Ouest Pacifique, les bûcherons demeuraient fidèles à l’IWW malgré les difficultés. De même, dans les mines de cuivre des montagnes de l’Ouest, les mines de fer du Michigan et du Minnesota, les champs de blé des Grandes Plaines ou les cités industrielles à travers tout le pays, les ouvriers brandissaient avec détermination leur carte rouge de membre du syndicat. Comme l’a noté Fred Thompson, le premier historien de l’IWW, qui était lui-même un Wobbly, le nombre d’adhérents IWW connut en fait son apogée en 1923. Bien sûr, les chiffres ne disent pas tout, mais l’événement qui finit par faire éclater le syndicat fut la scission qui se produisit en 1924 autour de ce que l’on appelait le « Programme d’urgence ». Lors de cet épisode confus, les membres de l’organisation se déchirèrent sur diverses questions imbriquées, celle du pouvoir relatif des instances centrales par rapport aux sections locales, celle de la position à adopter dans l’après-guerre au sujet des grâces et commutations de peines proposées aux Wobblies incarcérés, et celle des relations avec le parti et l’Internationale communistes — polémiques que l’administration fédérale instrumentalisa en vue de mettre le feu aux poudres entre factions au sein du syndicat[15].
Mais l’IWW survécut, et parvint à maintenir tout au long des années 1930 des poches d’influence réelle au niveau local et international ; il demeure encore actif aujourd’hui, sans avoir jamais retrouvé l’élan de ses débuts[16].
[1] Le 4 mai 1886, sur la place de Haymarket Square (Chicago), lors d’un meeting contre la répression du mouvement pour la journée de huit heures, les policiers s’efforcent de disperser la foule lorsqu’une bombe explose. Aussitôt, ils ouvrent le feu, causant de nombreux morts et quelque deux cents blessés. Au terme d’un procès expéditif et malgré l’absence de preuve, plusieurs dirigeants du mouvement socialiste et anarchiste sont pendus.
[2] Le Congrès continental, organe destiné à coordonner la résistance des treize colonies britanniques en Amérique du Nord face à la férule de Londres, se mua à l’issue de la guerre d’indépendance (1774–1783) en assemblée législative des États-Unis.
[3] The Founding Convention of the IWW : Proceedings (1905 ; réimp., New York, Merit, 1969) ; Salvatore Salerno, Red November, Black November : Culture and Community in the Industrial Workers of the World (New York, State University of New York Press, 1989), chap. 3
[4] Mark Pittenger, American Socialists and Evolutionary Thought, 1870–1920 (Madison, Wisc., University of Wisconsin Press, 1993) ; Sally M. Miller, « For white men only : the Socialist Party of America and issues of gender, ethnicity and race », Journal of the Gilded Age and Progressive Era, vol. 2, n° 3 (2003), p. 283–302.
[5] J. Anthony Lukas, Big Trouble : A Murder in a Small Western Town Sets Off a Struggle for the Soul of America (New York, Simon & Schuster, 1997
[6] Industrial Worker, 28 octobre 1909 ; Philip S. Foner (sous la dir. de), Fellow Workers and Friends : IWW Free-Speech Fights as Told by Participants (Westport, Greenwood Press, 1981) ; Matthew S. May, Soapbox Rebellion : The Hobo Orator Union and the Free Speech Fights of the Industrial Workers of the World, 1909–1916 (Tuscaloosa, University of Alabama Press, 2013).
[7] Ardis cameron, Radicals of the Worst Sort : Laboring Women in Lawrence, Massachusetts, 1860–1912 (Urbana, University of Illinois Press, 1995) ; Bruce Watson, Bread and Roses : Mills, Migrants, and the Struggle for the American Dream (New York, Viking, 2005).
[8] Steve Golin, The Fragile Bridge : Paterson Silk Strike, 1913 (Philadelphie, Temple University Press, 1988) ; Kenyon Zimmer, Immigrants against the State : Yiddish and Italian Anarchism in America (Urbana, University of Illinois Press, 2015), chap. 2.
[9] James R. Green, « The Brotherhood of Timber Workers 1910–1913 : a radical response to industrial capitalism in the Southern USA », Past & Present, vol. 60 (1973), p. 161–200 ; Robert L. Tyler, Rebels of the Woods : The IWW in the Pacific Northwest (Portland, University of Oregon Books, 1967).
[10] Peter Cole, « Black and White Together… ».
[11] Nigel Anthony Sellars, Oil, Wheat, and Wobblies : The Industrial Workers of the World in Oklahoma, 1905–1930 (Norman, University of Oklahoma Press, 1998) ; Greg Hall, Harvest Wobblies : The Industrial Workers of the World and Agricultural Laborers in the American West, 1905–1930 (Corvallis, Oregon State University Press, 2001).
[12] F. N. Brill, « A brief history of the IWW outside the US (1905–1999) », Industrial Workers of the World, janvier 1999 ; Peter DeShazo, Urban Workers and Labor Unions in Chile, 1902–1927 (Madison, University of Wisconsin Press, 1983) ; Kirk Shaffer, « Tropical libertarians : anarchist movements and networks in the Caribbean, Southern United States, and Mexico, 1890s-1920s », in Hirschet Van Der Walt (sous la dir. de), Anarchism and Syndicalism in the Colonial and Postcolonial World, p. 292 ; Steven Hirsch, « Peruvian anarcho-syndicalism : adapting transnational influences and forging counterhegemonic practices, 1905–1930 », in Hirschet Van Der Walt (sous la dir. de), Anarchism and Syndicalism in the Colonial and Postcolonial World, p. 255–256 ; Kirwin R. Shaffer, Black Flag Boricuas : Anarchism, Antiauthoritarianism, and the Left in Puerto Rico, 1897–1921 (Chicago, University of Illinois Press, 2013), p. 137, 146–147 ; Peter M. Wilcox, « These we will not compromise : the Detroit Industrial Workers of the World, 1908–1927 », mémoire de Master of Arts, San Diego State University, 1995, p. 78, n. 27, p. 129.
[13] William Preston, Jr., Aliens and Dissenters : Federal Suppression of Radicals, 1903–1933 (New York, Harper & Row, 1963) ; Eric Thomas Chester, The Wobblies in Their Heyday : The Rise and Destruction of the Industrial Workers of the World during the World War I Era (Santa Barbara, Praeger, 2014) ; Michael Cohen, « The Ku Klux government : vigilantism, lynching, and the repression of the IWW », Journal for the Study of Radicalism, vol. 1, n° 1 (2006), p. 31–56.
[14] Chester, The Wobblies in their Heyday.
[15] Fred Thompson, « They didn’t suppress the Wobblies », Radical America, vol. 1, n° 2 (1967), p. 1–5 ; Kenyon Zimmer, « Premature anti-communists ? American anarchism, the Russian Revolution, and left-wing libertarian anti-communism, 1917–1939 », Labor : Studies in Working-Class History of the Americas, vol. 6, n° 2 (2009), p. 45–71 ; Chester, The Wobblies in their Heyday.
[16] Sur les activités de l’IWW jusqu’au XXIe siècle, voir Fred Thompsonet Jon Bekken, The Industrial Workers of the World : Its First One Hundred Years (Cincinnati, IWW, 2006).