Rompre l’aveuglement au racisme — Sarah Mazouz

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Texte de la brochure :

Présentation du livre de Sarah Mazouz, Race, Paris, Anamosa, collection « Le mot est faible », 2020

Les répercussions mondiales de la mort de George Floyd, le 25 mai 2020, l’ont montré : plus que jamais il est utile de défendre un usage critique du mot race, celui qui permet de désigner et par là de déjouer les actualisations contemporaines de l’assignation raciale.

User de manière critique de la notion de race, c’est, en effet, décider de regarder au-delà de l’expression manifeste et facilement décelable du racisme assumé. C’est saisir la forme sédimentée, ordinaire et banalisée de l’assignation raciale et la désigner comme telle, quand elle s’exprime dans une blague ou un compliment, dans une manière de se croire attentif ou au contraire de laisser glisser le lapsus, dans le regard que l’on porte ou la compétence particulière que l’on attribue. C’est ainsi expliciter et problématiser la manière dont selon les époques et les contextes, une société construit du racial.

Si le mot a changé d’usage et de camp, il demeure cependant tributaire de son histoire et y recourir de manière critique fait facilement l’objet d’un retournement de discrédit. Celles et ceux qui dénoncent les logiques de racialisation sont traité·es de racistes. Celles et ceux qui mettent en lumière l’expérience minoritaire en la rapportant à celle des discriminations raciales sont accusé·es d’avoir des vues hégémoniques. Dans le même temps, les discours racialisants continuent de prospérer sous le regard indifférent de la majorité.

Si le mot de race sert à révéler, y recourir est donc d’autant plus nécessaire dans le contexte français d’une République qui pense avoir réalisé son exigence d’indifférence à la race et y être parfaitement « aveugle », « colour-blind », dirait-on en anglais.

Face à l’ignorance délibérée

Au-delà des malentendus, les travaux critiques de la race doivent faire face à des attaques beaucoup plus vindicatives.

Elles proviennent de certains médias relativement mainstream comme Marianne, qui alerte contre « L’offensive des obsédés de la race, du sexe, du genre, de l’identité… » (12 -18 avril 2019), Charlie Hebdo, qui ironise en titrant « J’ai fait un rêve de race » (27 janvier 2019), L’Obs qui met en garde contre « Les décoloniaux à l’assaut de l’université » (site, 30 novembre 2018), Le Point qui publie une tribune de 80 intellectuel·les dénonçant la « stratégie hégémonique » de « mouvances qui, sous couvert de lutte pour l’émancipation, réactivent l’idée de race » (site, 28 novembre 2018), ou encore Figrarovox qui donne la parole à deux enseignantes cherchant à contrer « le racialisme indigéniste [qui] gangrène l’université » (site, 7 septembre 2018).

Tous ces textes usent de l’argument de la mise en péril que l’économiste et sociologue Albert Hirschman avait mis en lumière dans son ouvrage Deux siècles de rhétorique réactionnaire (1991) et qu’ils déclinent sous trois formes. Premièrement – et classiquement – en retournant contre l’usage critique de la notion de race le discrédit moral et politique qui touche en fait le sens raciste de ce terme. Ces travaux réintroduiraient donc du racisme sous couvert de lutte contre cette idéologie. Deuxièmement, ces travaux étant militants, ils porteraient atteinte à l’exercice de la science en la remplaçant par une idéologie. Troisièmement, non contents de remettre en cause la scientificité par leur militantisme, les chercheurs et chercheuses comme les activistes critiques de la race menaceraient le fonctionnement de l’Université en y ayant pris le pouvoir et en empêchant que d’autres points de vue ne s’expriment. Ainsi, dans ce troisième cas, le péril politique serait double : l’Université serait instrumentalisée à des fins idéologiques et la liberté d’expression ne pourrait plus être garantie dès lors que le discours universaliste abstrait n’y a plus le monopole.

Si la polémique en restait là, on aurait presque envie de rire en voyant comment ces journaux surfent sur l’air du temps zemmourien et le retour constant du refoulé colonial pour augmenter leurs ventes, en jouant de la panique morale produite sur celles et ceux prompt·es à voir la République menacée dès que l’unanimisme qui conforte le groupe majoritaire est rompu.

Le problème est que le même type d’attaque est repris par des universitaires, qui, lorsqu’ils s’en prennent aux travaux critiques de la race, suivent des raccourcis argumentatifs et adoptent une épistémologie du surplomb fort similaire à ce qui s’exprime dans la tribune publiée par Le Point ou dans l’article cité de L’Obs. Ces prises de position feignent ainsi de ne pas comprendre ce que les recherches critiques de la race proposent, pour en donner ensuite une vision déformée et caricaturale. Les attaques internes au monde universitaire posent la question des conditions sociales de production de la connaissance et de ce que l’expérience des un·es et des autres fait à leur manière de concevoir le savoir et de le mobiliser.

Dans notre texte, intitulé « Cartographie du surplomb » et paru en février 2019 sur le site de la revue Mouvements, Éléonore Lépinard et moi-même répondions aux attaques formulées par Gérard Noiriel sur son blog (« Réflexions sur la gauche identitaire »). L’historien s’en prenait à la notion d’intersectionnalité et, à travers elle, plus généralement aux travaux qui mobilisent de manière critique la notion de race et analysent les articulations plurielles qui existent entre ce principe social de hiérarchisation et d’autres, au premier rang desquels la classe et le genre. Dans ce billet, l’ensemble de ce courant de recherche était présenté comme la source des maux d’une gauche ayant oublié les classes populaires pour s’intéresser davantage aux enjeux que l’auteur qualifie d’identitaires.

Transposant à la France les attaques faites par l’historien des idées Mark Lilla à la gauche états-unienne, Noiriel imputait aux travaux critiques de la race l’incapacité de la gauche française à se renouveler. Il les rendait également responsable d’un tournant « identitaire » qui ferait système avec l’extrême-droitisation des esprits (cet argument était présent dans une autre tribune du même auteur publiée dans Le Monde le 29 septembre 2018 et intitulée « Éric Zemmour tente de discréditer tous les historiens de métier »).

C’est là prêter beaucoup de pouvoir à des travaux qui ont commencé à être mobilisés en France, il y a à peine une quinzaine d’années ! C’est aussi facilement exonérer la gauche française de toutes ses faillites, car c’est oublier un peu rapidement la conversion de certain·es de ses membres au néolibéralisme. C’est également occulter son incapacité quasi générale à articuler politiques de redistribution économique et politiques de reconnaissance des enjeux posés par l’héritage du colonialisme et de la traite négrière dans la France actuelle ou de la dimension structurelle des discriminations raciales.

Noiriel poursuivait ensuite en s’en prenant à la notion d’intersectionnalité. En résumé, il l’accusait d’abord de se focaliser sur les identités. Et peu importe si, dans les textes fondateurs où Kimberlé W. Crenshaw construit cette notion, elle critique précisément le rôle de ce qu’aux États-Unis on appelle les Identity Politics en ce que leur façon de prendre en compte les différences produit l’exclusion des personnes qui se trouvent à l’intersection de plusieurs rapports de pouvoir (notamment les femmes noires qui se trouvent en fait exclues des programmes en faveur des femmes – parce que la dimension raciale de leur expérience n’est pas prise en compte – comme des programmes de lutte contre le racisme – qui omettent d’intégrer ce que le genre fait à l’expérience du racisme ou des discriminations raciales).

Concentrant sa stratégie de délégitimation de l’intersectionnalité en se focalisant sur l’usage que les travaux s’appuyant sur ce concept feraient de la notion d’identité (et cela quand bien même ces recherches ne thématisent pas tant la question de l’identité que celle de la minorité), il leur reprochait également d’examiner les mauvaises identités (entendez la race et le genre), de mal les prendre en compte en les réifiant et, last but not least, de privilégier la race et le genre sur la classe.

D’abord l’analyse de la classe que Noiriel défend gagnerait-elle à être complexifiée par une anthropologie du travail qui intégrerait les nouvelles organisations et répartitions mondialisées du travail. Aujourd’hui, la classe ne concerne plus seulement l’opposition entre des ouvrier·ère·s et des cols blancs. L’enjeu contemporain est plutôt d’utiliser ce concept pour examiner les modes d’exploitation des travailleurs et travailleuses par les grands monopoles. Ensuite, il semble que l’attaque de l’intersectionnalité, et plus largement des travaux qui mobilisent la notion de race, donne à entendre une méconnaissance des travaux sur la question. Pourtant, plusieurs de ces ouvrages pionniers ont été traduits en français. Présentés de manière souvent caricaturale et vague, puisqu’aucun texte n’est cité, les textes issus de la critique portée par les féministes africaines-américaines ou latinas sont présentés comme formant un bloc monolithique qu’on pourrait classer sous l’étiquette « identitaire » et attaqués à mauvais escient, pour des positions et des analyses qui ne sont pas les leurs.

Par exemple, quand Gérard Noiriel affirme que « surtout préoccupés par les discriminations liées au genre et à la race, [les tenantes de “l’intersectionnalité”] ont rajouté tardivement la classe, mais sans en faire un véritable enjeu de luttes », il manifeste une méconnaissance complète de la centralité de la classe et des analyses marxistes dans des travaux intersectionnels comme ceux d’Angela Davis (notamment son ouvrage publié en 1981, Women, Race and Class), de Patricia Hill Collins, (par exemple dans Black Feminism paru en 1990) ou encore dans le recueil de Cherríe Moraga et Gloria Anzaldúa This Bridge Called My Back (également sorti en 1981), ou même dans les ouvrages plus généraux de la Critical Race Theory, comme The Racial Contract (1997), où Charles W. Mills s’appuie sur la critique marxiste de la notion de contrat social en philosophie politique pour mettre en évidence, aux côtés de la classe, les formes d’exclusions raciales que ces théorisations ont pu produire.

On peut être d’accord avec les analyses présentées dans ces ouvrages ou au contraire les discuter et les critiquer. En revanche, on ne peut pas dire qu’elles ignorent la question de la classe, surtout dans un texte qui, lui, illustre parfaitement ce que Shannon Sullivan et Nancy Tuana conceptualisent comme les épistémologies de l’ignorance et que Charles W. Mills caractérise par la notion de « white ignorance ».

Car, au-delà de Gérard Noiriel, c’est bien de cela qu’il s’agit aujourd’hui dans les formes de résistances et de vindicte formulées contre les travaux qui mobilisent, dans leur étude du cas hexagonal, une approche critique de la race. Le problème ne se pose en effet pas pour les travaux francophones qui traitent des États-Unis ou plus largement de ce que l’on désigne d’une manière englobante et essentialisante « le monde anglo-saxon » parce que, pense-t-on, il est bien connu que, là-bas, la race existe et que la catégorie peut être mobilisée. De même, il reste moins difficile de mobiliser les notions de race ou de racialisation quand on parle des Outre-mer.

En revanche, dès qu’il s’agit de l’Hexagone, tout l’apport conceptuel des travaux qui mobilisent la notion critique de race ou celles de racialisation ou de racisation est activement ignoré. Et c’est ce geste actif qui consiste à ne pas tenir compte de savoirs constitués à partir des expériences minoritaires que la notion d’épistémologie de l’ignorance désigne. Il ne s’agit donc pas d’une méconnaissance ou d’une lacune, mais bien de l’occultation et de la disqualification d’analyses et de conceptualisations recelant une dimension insurgée ou indisciplinée, porteuse de menace pour l’ordre établi et les positions de pouvoir acquises.

L’ouvrage dirigé par Shannon Sullivan et Nancy Tuana, Race and Epistemologies of Ignorance (2007) propose en effet de sociologiser l’épistémologie, c’est-à-dire d’inscrire les contenus scientifiques et les gestes de connaissance dans les conditions sociales qui président à leur production – ce que Charles W. Mills désigne par l’expression de « social epistemology ». L’enjeu est alors de montrer comment le fait d’échapper à l’expérience des assignations racialisantes parce qu’on est blanc·he·s se traduit en même temps par une posture qui est politique et scientifique. Politiquement, il s’agit d’une position qui considère que l’égalité s’obtient par l’abstraction des différences et des conditions – alors que cela sert surtout à taire les revendications des minoritaires, tout en les particularisant pour les disqualifier. Scientifiquement, cette attitude se traduit par le fait d’ignorer délibérément ce que les travaux issus des expériences minoritaires apportent sur le plan du contenu des savoirs comme sur la manière même de concevoir leur validité.

Ce qui oppose une démarche critique de la race à des prises de position, comme celles de Gérard Noiriel, n’est pas donc idéologique. Il ne s’agit pas de penser et de prôner la race au détriment de la classe. L’opposition est épistémologique : la classe n’a pas a priori le primat dans l’analyse des rapports de pouvoir et les savoirs minoritaires, notamment au croisement de la race, de la classe et du genre, révèlent les points aveugles des principes et des contenus scientifiques produits par les groupes majoritaires. Attention, savoirs minoritaires ne signifie pas d’ailleurs qu’il y aurait automatiquement un point de vue subalterne porteur, intrinsèquement, de savoirs plus vrais. Les épistémologies féministes du point de vue, telles que Sandra Harding dans The Science Question in Feminism (1986) et Nancy Hartsock dans Money, Sex and Power: Toward a Feminist Historical Materialism (1983) notamment les conceptualisent, insistent plutôt sur la nécessité de produire une capacité d’analyse collective qui prend le point de vue des dominé·es, et qui accorde par conséquent une part centrale à leurs expériences. Enfin, le désaccord est politique : issue d’expériences, de luttes et d’un savoir constitué collectivement, la revendication politique part du point de vue des dominé·e·s et se thématise à partir de leurs conditions et non à partir de ce qu’un discours surplombant leur dévoilerait sur les rapports de pouvoir que ces groupes subissent.

Ce refus d’une prise de parole minoritaire – et par là même la constitution d’un sujet minoritaire politique autonome – est moteur dans les formes de résistance qui se font jour actuellement dans les controverses et débats en France à propos de la notion de race. Il s’exprimait encore par exemple dans la tribune signée par 80 psychanalystes contre « La pensée “décoloniale” [qui] renforce[rait] le narcissisme des petites différences » (Le Monde, 25 septembre 2019). Selon les auteurs·trices de ce texte, « la pensée dite “décoloniale” s’insinue[rait] à l’université. Elle menace[rait] les sciences humaines et sociales sans épargner la psychanalyse. Ce phénomène se répand[rait] de manière inquiétante [et s’apparenterait à] un phénomène d’emprise, qui distille subrepticement une idéologie aux relents totalitaire en utilisant des techniques de propagande. » Puis de rappeler dans un passage qui frise le comique tant les courants scientifiques s’y trouvent mélangés – le courant décolonial ne se confond pas avec les études postcoloniales, quant à Kimberlé W. Crenshaw elle ne fait pas partie d’un prétendu « courant multiculturaliste » états-unien – et donne à voir l’ignorance des recherches mentionnées : « cette idéologie s’appuie sur ce courant multiculturaliste américain qu’est l’intersectionnalité, en vogue actuellement dans les départements des sciences humaines et sociales. Ce terme a été proposé par l’universitaire féministe américaine Kimberlé Crenshaw en 1989, afin de spécifier l’intersection entre le sexisme et le racisme subi par les femmes afro-américaines. La mouvance “décoloniale” peut s’associer aux postcolonial studies ou études postcoloniales afin d’obtenir une légitimité académique et propager leur idéologie. Là où l’on croit lutter contre le racisme et l’oppression socio-économique, on favorise le populisme et les haines identitaires. Ainsi, la lutte des classes est devenue une lutte des races. »

Comme le psychanalyste Thamy Ayouch l’analyse très justement dans la réponse qu’il a faite à ce texte (« La psychanalyse est le contraire de l’exclusion », Libération, 10 octobre 2019) : « il s’agit ici, ni plus ni moins, d’une véritable opération de censure. Les minorités politiques françaises racialisées, qui ne reproduisent pas le seul langage autorisé, celui dont les auteur·e·s de la tribune sont les représentant·e·s, n’ont rien à faire à l’université ou sur le divan.[…] La question que ce texte pose avec force et malgré lui est celle de la légitimité à parler, et des discours recevables. À l’université, espace de construction critique des savoirs, ou sur le divan de l’analyste, lieu de leur déconstruction, qui peut parler, de quoi, et qu’accepte-t-on d’écouter ? Les personnes altérisées, minorisées, objets des discours officiels antiracistes, peuvent-elles également en être les sujets, et désigner elles-mêmes ce qu’elles vivent du racisme ? »